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     éÚÄ: A.Dumas. Les Troi Mousquetaires, T.1. í., ðÒÏÇÒÅÓÓ, 1974
     OCR: ðÒÏÅËÔ "ïÂÝÉÊ ôÅËÓÔ" TextShare.da.ru
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     I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE.
     II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE.
     III. L'AUDIENCE.
     IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS.
     V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL.
     VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME.
     VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES.
     VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR.
     IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE.
     X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE.
     XI. L'INTRIGUE SE NOUE
     XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM.
     XIII. MONSIEUR BONACIEUX.
     XIV. L'HOMME DE MEUNG.
     XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE.
     XVI. OU M.  LE GARDE  DES  SCEAUX SEGUIER  CHERCHA  PLUS D'UNE FOIS  LA
CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS.
     XVII. LE MENAGE BONACIEUX.
     XVIII. L'AMANT ET LE MARI.
     XIX. PLAN DE CAMPAGNE.
     XX. VOYAGE.

     XXI. LA COMTESSE DE WINTER.
     XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON.
     XXIII. LE RENDEZ-VOUS.
     XXIV. LE PAVILLON.

     XXV. PORTHOS.
     XXVI. LA THESE D'ARAMIS.
     XXVII. LA FEMME D ATHOS.
     XXVIII. RETOUR.
     XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT.
     XXX. MILADY.





     Il y a un an  Á peu prÉs,  qu'en faisant Á  la  BibliothÉque royale des
recherches  pour mon histoire de  Louis  XIV, je  tombai par  hasard sur les
MÊmoires de  M.  d'Artagnan , imprimÊs, -- comme la  plus grande  partie des
ouvrages  de  cette  Êpoque, oÝ les  auteurs tenaient  Á dire la vÊritÊ sans
aller faire un  tour plus ou moins long Á la Bastille, --  Á Amsterdam, chez
Pierre Rouge. Le  titre me sÊduisit :  je les  emportai  chez  moi,  avec la
permission de M. le conservateur, bien entendu, je les dÊvorai.
     Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage,
et je  me  contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui  apprÊcient les
tableaux  d'Êpoques. Ils y trouveront des  portraits  crayonnÊs de  main  de
maÏtre ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracÊes
sur des portes de caserne et sur des  murs de cabaret, ils n'y reconnaÏtront
pas  moins,  aussi  ressemblantes que dans l'histoire  de  M.  Anquetil, les
images de Louis XIII, d'Anne  d'Autriche, de Richelieu,  de Mazarin et de la
plupart des courtisans de l'Êpoque.
     Mais, comme  on le  sait,  ce  qui frappe l'esprit capricieux du  poÉte
n'est pas  toujours ce qui impressionne la masse des  lecteurs. Or,  tout en
admirant, comme les autres admireront sans doute, les dÊtails que nous avons
signalÊs, la chose  qui nous prÊoccupa le plus est une chose Á laquelle bien
certainement personne avant nous n'avait fait la moindre attention.
     D'Artagnan  raconte qu'Á  sa  premiÉre  visite  Á  M.  de TrÊville,  le
capitaine des mousquetaires du roi,  il rencontra dans son antichambre trois
jeunes gens servant dans l'illustre corps oÝ il sollicitait l'honneur d'Ëtre
reÚu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.
     Nous l'avouons, ces  trois noms  Êtrangers nous  frappÉrent, et il nous
vint  aussitÆt Á  l'esprit  qu'ils  n'Êtaient  que des  pseudonymes Á l'aide
desquels d'Artagnan avait dÊguisÊ des noms peut-Ëtre illustres, si toutefois
les porteurs de ces noms  d'emprunt ne les avaient  pas choisis eux-mËmes le
jour  oÝ,  par caprice, par mÊcontentement ou  par dÊfaut  de  fortune,  ils
avaient endossÊ la simple casaque de mousquetaire.
     DÉs  lors nous n'eÙmes plus de repos que nous n'eussions retrouvÊ, dans
les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires
qui avaient fort ÊveillÊ notre curiositÊ.
     Le  seul catalogue des livres  que  nous lÙmes pour  arriver  Á  ce but
remplirait  un  feuilleton  tout  entier,   ce  qui  serait  peut-Ëtre  fort
instructif,  mais Á  coups  sÙr peu  amusant  pour  nos  lecteurs. Nous nous
contenterons  donc  de  leur  dire  qu'au  moment   oÝ,  dÊcouragÊ  de  tant
d'investigations  infructueuses,  nous  allions abandonner  notre recherche,
nous trouv×mes enfin, guidÊ par les conseils de notre illustre et savant ami
Paulin Paris, un manuscrit in-folio, cotÊ le  no 4772 ou 4773,  nous ne nous
le rappelons plus bien, ayant pour titre :
     "  MÊmoires de M.  le comte  de  La FÉre,  concernant quelques-uns  des
ÊvÊnements qui se passÉrent en France vers la fin du rÉgne du roi Louis XIII
et le commencement du rÉgne du roi Louis XIV. "
     On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit,
notre dernier espoir,  nous trouv×mes Á la  vingtiÉme page le nom d'Athos, Á
la  vingt  septiÉme  le nom de  Porthos, et  Á la  trente et  uniÉme  le nom
d'Aramis.
     La  dÊcouverte d'un manuscrit complÉtement inconnu,  dans une Êpoque oÝ
la science  historique est  poussÊe Á un si haut degrÊ, nous  parut  presque
miraculeuse. Aussi nous h×t×mes-nous de solliciter la permission de le faite
imprimer, dans le but de nous prÊsenter un jour avec le bagage  des autres Á
l'AcadÊmie  des  inscriptions et belles-lettres, si nous  n'arrivions, chose
fort probable, Á entrÊe Á l'AcadÊmie  franÚaise  avec  notre  propre bagage.
Cette permission, nous  devons le dire, nous fut gracieusement accordÊe ; ce
que nous consignons ici  pour donner un dÊmenti public  aux malveillants qui
prÊtendent que nous vivons sous un gouvernement assez mÊdiocrement disposÊ Á
l'endroit des gens de lettres.
     Or, c'est la premiÉre partie de ce prÊcieux manuscrit que  nous offrons
aujourd'hui  Á nos lecteurs,  en  lui restituant le titre  qui lui convient,
prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette premiÉre partie
obtient le succÉs qu'elle mÊrite, de publier incessamment la seconde.
     En  attendant, comme la  parrain  est un second pÉre, nous invitons  le
lecteur Á s'en prendre Á nous, et non au comte de La FÉre, de son plaisir ou
de son ennui.
     Cela posÊ, passons Á notre histoire.







     Le premier lundi du  mois d'avril 1625,  le  bourg de  Meung, oÝ naquit
l'auteur  du  Roman  de la Rose ,  semblait  Ëtre dans  une rÊvolution aussi
entiÉre que  si les huguenots  en fussent venus  faire une seconde Rochelle.
Plusieurs bourgeois, voyant  s'enfuir les femmes  du  cÆtÊ de la Grande-Rue,
entendant les enfants crier  sur le seuil des portes, se h×taient d'endosser
la  cuirasse  et,  appuyant  leur  contenance quelque  peu  incertaine  d'un
mousquet  ou  d'une pertuisane, se  dirigeaient  vers  l'hÆtellerie du Franc
Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en  minute,
un groupe compact, bruyant et plein de curiositÊ.
     En  ce  temps-lÁ les  paniques Êtaient  frÊquentes,  et peu de jours se
passaient sans qu'une ville ou  l'autre enregistr×t sur ses archives quelque
ÊvÊnement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ;
il y avait le roi qui faisait la guerre  au cardinal ; il y avait l'Espagnol
qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres  sourdes ou publiques,
secrÉtes ou  patentes, il  y avait  encore  les voleurs, les  mendiants, les
huguenots,  les loups  et  les  laquais, qui faisaient  la guerre Á  tout le
monde. Les bourgeois  s'armaient  toujours  contre les voleurs,  contre  les
loups, contre les laquais, -- souvent contre les seigneurs et les huguenots,
--  quelquefois  contre  le roi,  --  mais  jamais  contre  le  cardinal  et
l'Espagnol. Il rÊsulta donc de  cette habitude prise, que, ce susdit premier
lundi du mois d'avril 1625, les bourgeois, entendant du bruit,  et ne voyant
ni  le guidon  jaune  et  rouge,  ni  la livrÊe  du  duc  de  Richelieu,  se
prÊcipitÉrent du cÆtÊ de l'hÆtel du Franc Meunier .
     ArrivÊ lÁ, chacun put voir et reconnaÏtre la cause de cette rumeur.
     Un jeune homme...  -- traÚons son portrait d'un seul  trait de plume  :
figurez-vous don Quichotte Á dix-huit  ans,  don Quichotte  dÊcorcelÊ,  sans
haubert et sans cuissards, don Quichotte revËtu d'un pourpoint de laine dont
la  couleur  bleue  s'Êtait  transformÊe  en  une  nuance  insaisissable  de
lie-de-vin et d'azur cÊleste. Visage  long et  brun ; la pommette des  joues
saillante,  signe d'astuce ; les muscles maxillaires  ÊnormÊment dÊveloppÊs,
indice infaillible auquel on reconnaÏt le Gascon, mËme sans  bÊret, et notre
jeune  homme portait un bÊret ornÊ d'une espÉce de plume, l'oeil  ouvert  et
intelligent ; le  nez crochu, mais finement  dessinÊ  ; trop  grand  pour un
adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu exercÊ eÙt pris
pour un  fils de fermier  en voyage, sans  sa longue ÊpÊe  qui,  pendue Á un
baudrier de peau, battait  les mollets de son propriÊtaire quand il Êtait  Á
pied, et le poil hÊrissÊ de sa monture quand il Êtait Á cheval.
     Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture Êtait mËme si
remarquable, qu'elle fut remarquÊe : c'Êtait un bidet du BÊarn, ×gÊ de douze
ou quatorze  ans, jaune de robe,  sans crins Á la queue, mais  non pas  sans
javarts  aux jambes, et  qui,  tout en marchant la tËte  plus  bas  que  les
genoux, ce qui  rendait inutile  l'application  de  la  martingale,  faisait
encore  Êgalement ses huit lieues  par jour. Malheureusement les qualitÊs de
ce cheval  Êtaient  si  bien  cachÊes  sous son  poil  Êtrange et son allure
incongrue, que  dans  un temps  oÝ tout le  monde se connaissait en chevaux,
l'apparition du susdit bidet Á Meung, oÝ il Êtait entrÊ  il y avait un quart
d'heure  Á  peu prÉs par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont
la dÊfaveur rejaillit jusqu'Á son cavalier.
     Et cette sensation avait ÊtÊ d'autant plus pÊnible  au jeune d'Artagnan
(ainsi  s'appelait le don Quichotte de cette  autre Rossinante), qu'il ne se
cachait pas le cÆtÊ ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu'il fÙt, une
pareille  monture ; aussi avait-il fort soupirÊ en acceptant le don que  lui
en  avait  fait M.  d'Artagnan pÉre.  Il n'ignorait pas qu'une pareille bËte
valait au moins vingt livres  ; il est vrai  que les paroles dont le prÊsent
avait ÊtÊ accompagnÊ n'avaient pas de prix.
     " Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce  pur  patois  de
BÊarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir Á se dÊfaire --, mon fils, ce
cheval  est nÊ dans la maison de votre pÉre, il y  a tantÆt treize ans, et y
est restÊ depuis ce  temps-lÁ,  ce  qui  doit  vous porter Á l'aimer. Ne  le
vendez   jamais,  laissez-le  mourir  tranquillement  et  honorablement   de
vieillesse, et  si  vous  faites campagne  avec lui,  mÊnagez-le comme  vous
mÊnageriez un vieux serviteur. A la cour, continua  M.  d'Artagnan  pÉre, si
toutefois  vous  avez l'honneur d'y aller,  honneur  auquel, du reste, votre
vieille  noblesse vous donne des  droits,  soutenez dignement  votre nom  de
gentilhomme, qui a ÊtÊ portÊ dignement par  vos ancËtres depuis plus de cinq
cents ans. Pour vous et pour les  vÆtres  -- par  les  vÆtres, j'entends vos
parents et vos amis -- ,  ne supportez jamais rien que de M. le cardinal  et
du roi.  C'est  par  son  courage, entendez-vous bien, par son courage seul,
qu'un gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde
laisse peut-Ëtre Êchapper l'app×t  que,  pendant cette seconde justement, la
fortune lui tendait. Vous Ëtes jeune, vous devez Ëtre brave par deux raisons
: la premiÉre, c'est que  vous  Ëtes Gascon,  et la  seconde, c'est que vous
Ëtes mon fils. Ne craignez pas  les occasions  et cherchez les aventures. Je
vous ai fait apprendre  Á  manier  l'ÊpÊe ;  vous avez un  jarret de fer, un
poignet d'acier ; battez-vous Á tout propos  ; battez-vous d'autant plus que
les duels sont dÊfendus, et que, par consÊquent, il y a deux fois du courage
Á se battre. Je n'ai, mon fils, Á vous donner que quinze Êcus, mon cheval et
les  conseils que vous venez  d'entendre. Votre mÉre y  ajoutera  la recette
d'un certain  baume  qu'elle  tient d'une  bohÊmienne,  et  qui a une  vertu
miraculeuse pour  guÊrir toute blessure  qui  n'atteint pas le coeur. Faites
votre  profit du tout, et vivez heureusement et longtemps.  -- Je  n'ai plus
qu'un mot Á  ajouter, et  c'est un exemple que  je vous  propose, non pas le
mien, car je n'ai, moi, jamais paru Á la  cour  et n'ai fait que les guerres
de religion en volontaire ; je veux parler de M.  de TrÊville, qui Êtait mon
voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer tout enfant avec  notre roi
Louis  treiziÉme, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux dÊgÊnÊraient en
bataille,  et dans ces batailles le  roi n'Êtait pas toujours le  plus fort.
Les coups qu'il en reÚut lui donnÉrent beaucoup d'estime et d'amitiÊ pour M.
de TrÊville. Plus tard, M. de  TrÊville se battit contre  d'autres  dans son
premier voyage Á  Paris, cinq  fois ;  depuis la mort du feu roi  jusqu'Á la
majoritÊ  du jeune  sans compter les guerres  et les siÉges, sept fois ;  et
depuis cette  majoritÊ jusqu'aujourd'hui, cent  fois  peut-Ëtre ! --  Aussi,
malgrÊ les Êdits, les  ordonnances  et  les  arrËts,  le voilÁ capitaine des
mousquetaires, c'est-Á- dire chef d'une lÊgion de CÊsar, dont le roi fait un
trÉs grand  cas, et que  M. le cardinal  redoute, lui  qui  ne  redoute  pas
grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de TrÊville gagne dix mille Êcus
par  an ;  c'est donc un fort grand seigneur. -- Il a commencÊ  comme  vous,
allez le voir avec cette lettre, et rÊglez-vous sur lui, afin de faire comme
lui. "
     Sur quoi,  M.  d'Artagnan  pÉre  ceignit Á  son  fils  sa propre  ÊpÊe,
l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bÊnÊdiction.
     En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa  mÉre qui
l'attendait  avec  la fameuse recette dont les  conseils que nous  venons de
rapporter devaient nÊcessiter un assez frÊquent emploi. Les adieux furent de
ce cÆtÊ plus longs et plus  tendres qu'ils ne  l'avaient ÊtÊ de l'autre, non
pas que M. d'Artagnan n'aim×t son fils, qui Êtait sa seule progÊniture, mais
M. d'Artagnan Êtait un homme,  et il eÙt regardÊ comme indigne d'un homme de
se laisser aller Á son Êmotion, tandis que Mme d'Artagnan Êtait femme et, de
plus, Êtait mÉre. -- Elle pleura abondamment, et,  disons-le Á la louange de
M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tent×t pour rester ferme comme le
devait Ëtre  un futur mousquetaire,  la nature l'emporta, et il versa  force
larmes, dont il parvint Á grand-peine Á cacher la moitiÊ.
     Le mËme jour le  jeune homme  se mit en route, muni des  trois prÊsents
paternels et qui se composaient,  comme nous l'avons dit, de quinze Êcus, du
cheval  et de la  lettre pour M. de TrÊville ; comme on  le pense  bien, les
conseils avaient ÊtÊ donnÊs par-dessus le marchÊ.
     Avec  un  pareil vade-mecum,  d'Artagnan se trouva, au moral  comme  au
physique, une copie  exacte du hÊros de Cervantes,  auquel nous  l'avons  si
heureusement comparÊ lorsque  nos  devoirs  d'historien  nous  ont fait  une
nÊcessitÊ de tracer  son portrait. Don Quichotte prenait les  moulins Á vent
pour  des  gÊants  et  les moutons  pour des armÊes, d'Artagnan prit  chaque
sourire  pour  une  insulte  et chaque regard pour  une provocation.  Il  en
rÊsulta qu'il  eut toujours le poing fermÊ depuis  Tarbes jusqu'Á Meung,  et
que  l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son  ÊpÊe dix fois par
jour  ; toutefois le  poing  ne descendit sur aucune m×choire,  et l'ÊpÊe ne
sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet
jaune n'ÊpanouÏt bien des  sourires  sur  les  visages des  passants ; mais,
comme  au-dessus  du  bidet  sonnait  une  ÊpÊe  de  taille  respectable  et
qu'au-dessus de  cette  ÊpÊe  brillait  un oeil plutÆt  fÊroce que fier, les
passants  rÊprimaient leur  hilaritÊ, ou, si l'hilaritÊ  l'emportait sur  la
prudence,  ils t×chaient  au moins de ne  rire que d'un seul cÆtÊ, comme les
masques antiques.  D'Artagnan  demeura donc  majestueux et  intact  dans  sa
susceptibilitÊ jusqu'Á cette malheureuse ville de Meung.
     Mais lÁ, comme il descendait de cheval Á la porte du Franc Meunier sans
que personne, hÆte, garÚon  ou palefrenier,  fÙt  venu prendre  l'Êtrier  au
montoir, d'Artagnan avisa Á une  fenËtre entrouverte  du rez- de-chaussÊe un
gentilhomme de belle  taille et de haute mine, quoique au visage  lÊgÉrement
renfrognÊ, lequel causait  avec  deux personnes  qui paraissaient  l'Êcouter
avec dÊfÊrence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, Ëtre
l'objet de  la conversation  et Êcouta.  Cette  fois,  d'Artagnan ne s'Êtait
trompÊ qu'Á moitiÊ : ce n'Êtait pas de lui qu'il Êtait question, mais de son
cheval.  Le  gentilhomme  paraissait  ÊnumÊrer  Á  ses auditeurs toutes  ses
qualitÊs, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient  avoir
une  grande dÊfÊrence  pour  le narrateur,  ils Êclataient de  rire  Á  tout
moment. Or,  comme un demi-sourire suffisait pour Êveiller l'irascibilitÊ du
jeune  homme, on  comprend  quel  effet produisit sur lui tant  de  bruyante
hilaritÊ.
     Cependant d'Artagnan voulut  d'abord se rendre compte de la physionomie
de  l'impertinent  qui  se moquait de  lui.  Il  fixa son  regard  fier  sur
l'Êtranger et reconnut un homme  de quarante Á  quarante-cinq ans, aux  yeux
noirs et perÚants, au teint p×le, au nez  fortement accentuÊ, Á la moustache
noire  et  parfaitement taillÊe  ; il  Êtait  vËtu d'un  pourpoint  et  d'un
haut-de-chausses  violet avec des aiguillettes  de mËme couleur, sans  aucun
ornement  que les  crevÊs habituels  par  lesquels passait  la  chemise.  Ce
haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissÊs comme
des  habits de voyage  longtemps renfermÊs dans un  portemanteau. D'Artagnan
fit  toutes  ces  remarques  avec  la  rapiditÊ  de  l'observateur  le  plus
minutieux, et sans doute par un sentiment  instinctif qui lui disait que cet
inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie Á venir.
     Or,  comme au moment oÝ d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme
au  pourpoint  violet, le gentilhomme faisait  Á l'endroit du bidet bÊarnais
une de ses plus savantes et de ses  plus profondes dÊmonstrations,  ses deux
auditeurs  ÊclatÉrent de rire, et  lui-mËme laissa  visiblement, contre  son
habitude, errer, si l'on peut parler  ainsi, un p×le sourire sur son visage.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan Êtait rÊellement insultÊ.
Aussi,  plein de cette conviction, enfonÚa-t-il son bÊret sur ses  yeux, et,
t×chant  de  copier  quelques-uns des  airs  de cour qu'il avait surpris  en
Gascogne chez des seigneurs en voyage, il s'avanÚa, une main sur la garde de
son ÊpÊe et  l'autre  appuyÊe  sur la hanche. Malheureusement,  au  fur et Á
mesure  qu'il avanÚait, la  colÉre l'aveuglant de  plus en plus, au  lieu du
discours digne  et hautain qu'il avait prÊparÊ pour formuler sa provocation,
il ne trouva  plus au bout de sa langue qu'une personnalitÊ  grossiÉre qu'il
accompagna d'un geste furieux.
     " Eh ! Monsieur, s'Êcria-t-il, Monsieur,  qui vous  cachez  derriÉre ce
volet  ! oui, vous, dites-moi  donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons
ensemble. "
     Le gentilhomme ramena lentement  les yeux  de la monture  au  cavalier,
comme s'il lui eÙt fallu un certain temps pour comprendre que c'Êtait  Á lui
que s'adressaient de  si Êtranges  reproches ; puis, lorsqu'il  ne put  plus
conserver aucun doute, ses sourcils se froncÉrent  lÊgÉrement, et aprÉs  une
assez  longue  pause,  avec un  accent d'ironie et d'insolence impossible  Á
dÊcrire, il rÊpondit Á d'Artagnan :
     " Je ne vous parle pas, Monsieur.
     -- Mais  je  vous parle, moi !  " s'Êcria le jeune homme exaspÊrÊ de ce
mÊlange d'insolence et de bonnes maniÉres, de convenances et de dÊdains.
     L'inconnu le regarda encore un instant  avec son lÊger sourire,  et, se
retirant de la  fenËtre, sortit lentement de  l'hÆtellerie pour venir Á deux
pas  de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et
sa physionomie railleuse  avaient  redoublÊ l'hilaritÊ de ceux avec lesquels
il causait et qui, eux, Êtaient restÊs Á la fenËtre.
     D'Artagnan,  le  voyant  arriver,  tira  son  ÊpÊe d'un  pied  hors  du
fourreau.
     " Ce cheval  est dÊcidÊment ou  plutÆt a  ÊtÊ dans sa  jeunesse  bouton
d'or,   reprit   l'inconnu  continuant  les   investigations  commencÊes  et
s'adressant  Á  ses  auditeurs  de  la  fenËtre,  sans  paraÏtre  aucunement
remarquer l'exaspÊration de d'Artagnan,  qui cependant  se  redressait entre
lui et eux. C'est une couleur fort connue en botanique, mais jusqu'Á prÊsent
fort rare chez les chevaux.
     -- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maÏtre ! s'Êcria l'Êmule
de TrÊville, furieux.
     -- Je ne ris pas  souvent, Monsieur, reprit  l'inconnu, ainsi que  vous
pouvez le voir  vous-mËme Á l'air de mon visage ; mais  je tiens cependant Á
conserver le privilÉge de rire quand il me plaÏt.
     -- Et moi, s'Êcria  d'Artagnan, je ne veux pas qu'on  rie  quand  il me
dÊplaÏt !
     -- En vÊritÊ, Monsieur  ? continua l'inconnu plus calme  que jamais, eh
bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur ses talons, il s'apprËta Á
rentrer  dans l'hÆtellerie par la  grande porte, sous laquelle d'Artagnan en
arrivant avait remarquÊ un cheval tout sellÊ.
     Mais  d'Artagnan n'Êtait pas  de  caractÉre Á l×cher ainsi un homme qui
avait eu l'insolence de  se moquer de lui.  Il tira son ÊpÊe entiÉrement  du
fourreau et se mit Á sa poursuite en criant :
     " Tournez,  tournez donc,  Monsieur  le railleur, que je ne vous frappe
point par-derriÉre.
     --  Me frapper, moi  !  dit  l'autre en  pivotant  sur ses talons et en
regardant  le jeune  homme avec autant  d'Êtonnement que de  mÊpris. Allons,
allons donc, mon cher, vous Ëtes fou ! "
     Puis, Á demi-voix, et comme s'il se fÙt parlÊ Á lui-mËme :
     " C'est f×cheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa MajestÊ,  qui
cherche des braves de tous cÆtÊs pour recruter ses mousquetaires ! "
     Il achevait Á peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux coup  de
pointe,  que, s'il  n'eÙt fait vivement un bond en arriÉre, il  est probable
qu'il eÙt plaisantÊ pour la derniÉre  fois. L'inconnu vit alors que la chose
passait la  raillerie,  tira  son  ÊpÊe, salua  son  adversaire  et  se  mit
gravement en garde.  Mais au mËme moment ses deux  auditeurs, accompagnÊs de
l'hÆte, tombÉrent sur d'Artagnan Á  grands  coups de b×tons, de pelles et de
pincettes.  Cela fit une diversion si rapide et si complÉte Á l'attaque, que
l'adversaire de d'Artagnan, pendant  que celui- ci se  retournait pour faire
face Á cette grËle de coups, rengainait avec la mËme prÊcision, et, d'acteur
qu'il avait  manquÊ d'Ëtre, redevenait  spectateur  du combat, rÆle dont  il
s'acquitta avec son impassibilitÊ ordinaire, tout en marmottant nÊanmoins :
     " La peste  soit des Gascons  !  Remettez-le sur  son cheval orange, et
qu'il s'en aille !
     --  Pas avant  de t'avoir  tuÊ,  l×che !  "  criait d'Artagnan tout  en
faisant  face du mieux  qu'il pouvait et  sans reculer d'un pas Á  ses trois
ennemis, qui le moulaient de coups.
     " Encore une gasconnade, murmura  le gentilhomme. Sur mon  honneur, ces
Gascons  sont  incorrigibles  ! Continuez donc la  danse,  puisqu'il le veut
absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. "
     Mais l'inconnu ne  savait  pas encore Á quel  genre  d'entËtÊ  il avait
affaire  ; d'Artagnan n'Êtait pas  homme Á  jamais demander merci. Le combat
continua donc  quelques secondes encore ; enfin  d'Artagnan,  ÊpuisÊ, laissa
Êchapper son ÊpÊe qu'un coup de b×ton brisa en deux morceaux. Un autre coup,
qui  lui entama le front, le renversa presque en mËme temps tout sanglant et
presque Êvanoui.
     C'est Á ce moment  que  de tous  cÆtÊs  on  accourut sur le lieu de  la
scÉne.  L'hÆte, craignant du scandale, emporta,  avec l'aide de ses garÚons,
le blessÊ dans la cuisine oÝ quelques soins lui furent accordÊs.
     Quant au gentilhomme,  il Êtait revenu prendre sa place Á la fenËtre et
regardait avec  une certaine impatience  toute cette foule, qui  semblait en
demeurant lÁ lui causer une vive contrariÊtÊ.
     " Eh bien, comment va cet enragÊ ? reprit-il en  se retournant au bruit
de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant Á l'hÆte qui venait s'informer de
sa santÊ.
     -- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hÆte.
     -- Oui, parfaitement saine et  sauve, mon cher  hÆtelier,  et c'est moi
qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme.
     -- Il va mieux, dit l'hÆte : il s'est Êvanoui tout Á fait.
     -- Vraiment ? fit le gentilhomme.
     -- Mais avant de s'Êvanouir il a rassemblÊ  toutes ses forces pour vous
appeler et vous dÊfier en vous appelant.
     -- Mais c'est donc le diable  en personne que ce  gaillard-lÁ ! s'Êcria
l'inconnu.
     --  Oh ! non, Votre  Excellence, ce n'est pas le diable, reprit  l'hÆte
avec  une  grimace de  mÊpris, car  pendant  son Êvanouissement nous l'avons
fouillÊ, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze
Êcus,  ce qui ne l'a pas  empËchÊ de dire en s'Êvanouissant que  si pareille
chose Êtait  arrivÊe Á Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis
qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard.
     --  Alors,  dit  froidement  l'inconnu, c'est  quelque prince  du  sang
dÊguisÊ.
     -- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hÆte, afin que vous vous
teniez sur vos gardes.
     -- Et il n'a nommÊ personne dans sa colÉre ?
     -- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : "  Nous verrons ce
que M. de TrÊville pensera de cette insulte faite Á son protÊgÊ. "
     --  M. de TrÊville ? dit l'inconnu en  devenant attentif  ; il frappait
sur sa poche en prononÚant  le nom de M.  de TrÊville  ?... Voyons, mon cher
hÆte, pendant que votre jeune homme Êtait Êvanoui, vous n'avez pas ÊtÊ, j'en
suis bien sÙr, sans regarder aussi cette poche-lÁ. Qu'y avait-il ?
     -- Une lettre adressÊe Á M. de TrÊville, capitaine des mousquetaires.
     -- En vÊritÊ !
     -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. "
     L'hÆte,  qui n'Êtait pas douÊ d'une  grande  perspicacitÊ,  ne remarqua
point  l'expression  que  ses  paroles  avaient  donnÊe Á la physionomie  de
l'inconnu.  Celui-ci quitta  le  rebord de  la croisÊe sur  lequel  il Êtait
toujours  restÊ appuyÊ  du  bout du  coude, et  fronÚa le  sourcil en  homme
inquiet.
     " Diable ! murmura-t-il entre ses dents, TrÊville m'aurait-il envoyÊ ce
Gascon ?  il est bien  jeune !  Mais un coup d'ÊpÊe est un coup d'ÊpÊe, quel
que soit l'×ge de celui qui le donne, et l'on se dÊfie moins d'un enfant que
de  tout autre ; il suffit parfois d'un faible  obstacle pour  contrarier un
grand dessein. "
     Et l'inconnu tomba dans une rÊflexion qui dura quelques minutes.
     " Voyons, l'hÆte, dit-il, est-ce que vous ne me dÊbarrasserez pas de ce
frÊnÊtique ? En conscience, je ne puis  le  tuer, et cependant,  ajouta-t-il
avec une expression froidement menaÚante, cependant il me gËne. OÝ est-il ?
     -- Dans la chambre de ma femme, oÝ on le panse, au premier Êtage.
     --  Ses hardes et  son  sac  sont  avec  lui ? il  n'a pas  quittÊ  son
pourpoint ?
     -- Tout cela, au contraire, est en bas  dans la cuisine. Mais puisqu'il
vous gËne, ce jeune fou...
     --  Sans  doute.  Il  cause dans votre  hÆtellerie  un scandale  auquel
d'honnËtes gens ne sauraient rÊsister. Montez  chez vous,  faites mon compte
et avertissez mon laquais.
     -- Quoi ! Monsieur nous quitte dÊjÁ ?
     --  Vous le savez bien, puisque je  vous avais donnÊ l'ordre  de seller
mon cheval. Ne m'a-t-on point obÊi ?
     -- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous
la grande porte, tout appareillÊ pour partir.
     -- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. "
     " Ouais ! se dit l'hÆte, aurait-il peur du petit garÚon ? "
     Mais un  coup d'oeil impÊratif de l'inconnu vint  l'arrËter  court.  Il
salua humblement et sortit.
     "  Il  ne  faut  pas  que Milady soit  aperÚue de  ce  drÆle,  continua
l'Êtranger  : elle  ne  doit  pas tarder Á passer ;  dÊjÁ mËme elle  est  en
retard. DÊcidÊment,  mieux vaut  que  je  monte  Á  cheval  et  que  j'aille
au-devant  d'elle...  Si seulement je pouvais  savoir  ce que contient cette
lettre adressÊe Á TrÊville ! "
     Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
     Pendant  ce temps, l'hÆte, qui ne doutait pas que ce ne fÙt la prÊsence
du jeune garÚon qui chass×t l'inconnu de son hÆtellerie, Êtait  remontÊ chez
sa femme et avait trouvÊ d'Artagnan maÏtre enfin de ses esprits. Alors, tout
en  lui faisant comprendre  que la police pourrait bien lui faire un mauvais
parti  pour avoir ÊtÊ chercher querelle Á un grand seigneur -- car, Á l'avis
de  l'hÆte, l'inconnu  ne  pouvait  Ëtre  qu'un  grand seigneur  --,  il  le
dÊtermina, malgrÊ  sa  faiblesse,  Á  se  lever et Á  continuer  son chemin.
D'Artagnan, Á moitiÊ abasourdi, sans pourpoint et la tËte  tout  emmaillotÊe
de linges, se leva donc et, poussÊ par l'hÆte, commenÚa de descendre ; mais,
en  arrivant  Á  la  cuisine,  la  premiÉre  chose  qu'il  aperÚut  fut  son
provocateur qui  causait tranquillement  au marchepied  d'un  lourd carrosse
attelÊ de deux gros chevaux normands.
     Son interlocutrice, dont la tËte apparaissait encadrÊe par la portiÉre,
Êtait une femme de vingt  Á vingt-deux ans. Nous  avons dÊjÁ dit avec quelle
rapiditÊ  d'investigation d'Artagnan  embrassait toute une  physionomie ; il
vit donc du premier coup d'oeil que la femme Êtait  jeune et belle. Or cette
beautÊ le frappa d'autant plus qu'elle Êtait parfaitement ÊtrangÉre aux pays
mÊridionaux  que  jusque-lÁ d'Artagnan avait habitÊs.  C'Êtait une  p×le  et
blonde personne,  aux longs cheveux  bouclÊs  tombant sur ses  Êpaules,  aux
grands yeux  bleus languissants,  aux lÉvres rosÊes et aux  mains d'alb×tre.
Elle causait trÉs vivement avec l'inconnu.
     " Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame.
     --  De  retourner  Á l'instant  mËme en Angleterre, et  de  la prÊvenir
directement si le duc quittait Londres.
     -- Et quant Á mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse.
     -- Elles  sont renfermÊes dans cette  boÏte, que vous n'ouvrirez que de
l'autre cÆtÊ de la Manche.
     -- TrÉs bien ; et vous, que faites-vous ?
     -- Moi, je retourne Á Paris.
     -- Sans ch×tier cet insolent petit garÚon ? " demanda la dame.
     L'inconnu allait rÊpondre :  mais, au  moment  oÝ il ouvrait la bouche,
d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'ÊlanÚa sur le seuil de la porte.
     " C'est cet insolent petit garÚon  qui ch×tie les autres, s'Êcria-t-il,
et j'espÉre bien que cette fois-ci celui qu'il doit ch×tier ne lui Êchappera
pas comme la premiÉre.
     -- Ne lui Êchappera pas ? reprit l'inconnu en fronÚant le sourcil.
     -- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je prÊsume.
     -- Songez, s'Êcria Milady en voyant le gentilhomme porter la main Á son
ÊpÊe, songez que le moindre retard peut tout perdre.
     --  Vous avez raison,  s'Êcria le  gentilhomme  ;  partez donc de votre
cÆtÊ, moi, je pars du mien. "
     Et, saluant  la dame  d'un signe  de tËte, il s'ÊlanÚa  sur son cheval,
tandis que le  cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les
deux interlocuteurs partirent donc  au galop, s'Êloignant chacun par un cÆtÊ
opposÊ de la rue.
     "  Eh ! votre  dÊpense  " , vocifÊra l'hÆte, dont l'affection pour  son
voyageur se changeait en un profond dÊdain en voyant qu'il s'Êloignait  sans
solder ses comptes.
     "  Paie,  maroufle  " , s'Êcria  le voyageur  toujours  galopant  Á son
laquais, lequel jeta aux pieds de l'hÆte deux ou trois piÉces d'argent et se
mit Á galoper aprÉs son maÏtre.
     " Ah ! l×che, ah ! misÊrable, ah ! faux gentilhomme ! " cria d'Artagnan
s'ÊlanÚant Á son tour aprÉs le laquais.
     Mais  le blessÊ Êtait trop  faible  encore pour supporter  une pareille
secousse. A  peine eut-il fait  dix  pas,  que ses oreilles tintÉrent, qu'un
Êblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba
au milieu de la rue, en criant encore :
     " L×che ! l×che ! l×che !
     -- Il  est en effet bien  l×che  " , murmura l'hÆte  en s'approchant de
d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre
garÚon, comme le hÊron de la fable avec son limaÚon du soir.
     " Oui, bien l×che, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle !
     -- Qui, elle ? demanda l'hÆte.
     -- Milady " , balbutia d'Artagnan.
     Et il s'Êvanouit une seconde fois.
     " C'est Êgal,  dit l'hÆte, j'en perds deux,  mais il me reste celui-lÁ,
que je  suis sÙr de conserver au moins  quelques jours. C'est  toujours onze
Êcus de gagnÊs. "
     On sait que  onze Êcus faisaient  juste  la  somme qui restait  dans la
bourse de d'Artagnan.
     L'hÆte avait  comptÊ sur onze jours de maladie Á un Êcu par jour ; mais
il avait comptÊ sans son  voyageur. Le lendemain, dÉs cinq  heures du matin,
d'Artagnan se leva, descendit lui-mËme Á la cuisine, demanda, outre quelques
autres ingrÊdients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'Á nous, du vin, de
l'huile, du romarin,  et,  la  recette de sa  mÉre Á la main, se composa  un
baume  dont il oignit ses  nombreuses blessures,  renouvelant ses compresses
lui-mËme  et ne  voulant admettre  l'adjonction d'aucun  mÊdecin. Gr×ce sans
doute  Á l'efficacitÊ  du  baume  de  BohËme,  et  peut-Ëtre  aussi gr×ce  Á
l'absence de  tout docteur, d'Artagnan se  trouva sur pied dÉs le soir mËme,
et Á peu prÉs guÊri le lendemain.
     Mais,  au moment  de payer ce romarin, cette huile  et  ce  vin,  seule
dÊpense  du maÏtre qui avait gardÊ une diÉte absolue, tandis qu'au contraire
le cheval jaune, au dire de l'hÆtelier du moins, avait mangÊ trois fois plus
qu'on n'eÙt raisonnablement  pu  le  supposer pour sa  taille, d'Artagnan ne
trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours r×pÊ ainsi que les onze
Êcus qu'elle  contenait ; mais quant Á la lettre adressÊe Á  M. de TrÊville,
elle avait disparu.
     Le  jeune homme  commenÚa par chercher  cette lettre  avec  une  grande
patience, tournant  et retournant vingt  fois  ses poches  et ses  goussets,
fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais
lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre Êtait introuvable, il entra
dans un  troisiÉme accÉs de  rage,  qui faillit lui occasionner une nouvelle
consommation de vin  et d'huile  aromatisÊs  :  car,  en voyant cette  jeune
mauvaise tËte s'Êchauffer et menacer de tout casser  dans l'Êtablissement si
l'on  ne retrouvait pas sa lettre, l'hÆte s'Êtait dÊjÁ saisi  d'un Êpieu, sa
femme d'un manche Á balai, et ses garÚons des mËmes b×tons qui avaient servi
la surveille.
     "  Ma lettre de  recommandation  ! s'Êcria  d'Artagnan,  ma  lettre  de
recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! "
     Malheureusement une  circonstance  s'opposait Á ce  que  le jeune homme
accomplÏt sa menace : c'est que, comme nous l'avons dit, son ÊpÊe avait ÊtÊ,
dans sa premiÉre lutte, brisÊe en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement
oubliÊ.  Il en rÊsulta que, lorsque d'Artagnan  voulut en effet dÊgainer, il
se trouva  purement et  simplement armÊ  d'un tronÚon  d'ÊpÊe de huit ou dix
pouces Á peu prÉs, que l'hÆte avait soigneusement renfoncÊ dans le fourreau.
Quant au  reste de la lame, le chef l'avait adroitement  dÊtournÊ  pour s'en
faire une lardoire.
     Cependant cette dÊception n'eÙt probablement  pas arrËtÊ notre fougueux
jeune homme, si l'hÆte n'avait rÊflÊchi que la rÊclamation que lui adressait
son voyageur Êtait parfaitement juste.
     " Mais, au fait, dit-il en abaissant son Êpieu, oÝ est cette lettre ?
     --  Oui, oÝ est cette lettre ?  cria d'Artagnan.  D'abord,  je vous  en
prÊviens, cette  lettre  est  pour  M. de TrÊville, et  il faut  qu'elle  se
retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il  saura bien la faire retrouver,
lui ! "
     Cette menace acheva d'intimider l'hÆte. AprÉs le roi et M. le cardinal,
M. de TrÊville Êtait l'homme  dont  le  nom peut-Ëtre Êtait le  plus souvent
rÊpÊtÊ par les militaires et mËme par les bourgeois. Il y avait bien le pÉre
Joseph, c'est  vrai ; mais son nom Á  lui n'Êtait  jamais prononcÊ  que tout
bas, tant  Êtait  grande la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme  on
appelait le familier du cardinal.
     Aussi, jetant son Êpieu loin de lui, et ordonnant Á sa femme d'en faire
autant de  son manche  Á balai  et Á ses valets de leurs b×tons, il donna le
premier l'exemple en se mettant lui-mËme Á la recherche de la lettre perdue.
     "  Est-ce  que  cette  lettre  renfermait quelque  chose de prÊcieux  ?
demanda l'hÆte au bout d'un instant d'investigations inutiles.
     -- Sandis ! je le crois bien ! s'Êcria le Gascon qui comptait sur cette
lettre pour faire son chemin Á la cour ; elle contenait ma fortune.
     -- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hÆte inquiet.
     --  Des bons sur la trÊsorerie particuliÉre de Sa  MajestÊ " , rÊpondit
d'Artagnan,  qui,  comptant  entrer  au  service   du  roi  gr×ce  Á   cette
recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette rÊponse  quelque peu
hasardÊe.
     " Diable ! fit l'hÆte tout Á fait dÊsespÊrÊ.
     --  Mais il  n'importe, continua d'Artagnan avec  l'aplomb national, il
n'importe,  et l'argent n'est rien  : --  cette lettre  Êtait  tout. J'eusse
mieux aimÊ perdre mille pistoles que de la perdre. "
     Il ne risquait  pas  davantage Á  dire vingt mille,  mais une  certaine
pudeur juvÊnile le retint.
     Un  trait  de lumiÉre frappa  tout  Á coup l'esprit de l'hÆte,  qui  se
donnait au diable en ne trouvant rien.
     " Cette lettre n'est point perdue, s'Êcria-t-il.
     -- Ah ! fit d'Artagnan.
     -- Non ; elle vous a ÊtÊ prise.
     -- Prise ! et par qui ?
     -- Par le gentilhomme  d'hier.  Il est descendu Á la  cuisine, oÝ Êtait
votre pourpoint.  Il y  est restÊ seul.  Je gagerais que c'est  lui  qui l'a
volÊe.
     -- Vous  croyez  ? " rÊpondit d'Artagnan  peu convaincu ; car il savait
mieux  que personne l'importance  toute  personnelle de cette lettre, et n'y
voyait rien  qui pÙt tenter la cupiditÊ.  Le  fait est qu'aucun des  valets,
aucun des voyageurs prÊsents n'eÙt rien gagnÊ Á possÊder ce papier.
     "  Vous  dites  donc,  reprit  d'Artagnan,  que   vous  soupÚonnez  cet
impertinent gentilhomme.
     -- Je  vous dis que j'en suis  sÙr, continua l'hÆte ; lorsque je lui ai
annoncÊ que Votre Seigneurie Êtait le protÊgÊ de M. de TrÊville, et que vous
aviez mËme une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet,
m'a demandÊ  oÝ Êtait  cette  lettre,  et est  descendu  immÊdiatement Á  la
cuisine oÝ il savait qu'Êtait votre pourpoint.
     -- Alors c'est mon voleur, rÊpondit d'Artagnan ; je m'en plaindrai Á M.
de  TrÊville,  et  M. de  TrÊville s'en  plaindra au  roi. "  Puis  il  tira
majestueusement deux Êcus de sa poche, les donna Á l'hÆte, qui l'accompagna,
le chapeau Á la main, jusqu'Á la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le
conduisit sans autre incident  jusqu'Á  la porte  Saint- Antoine Á Paris, oÝ
son propriÊtaire le vendit trois Êcus, ce qui Êtait  fort bien payÊ, attendu
que d'Artagnan  l'avait fort  surmenÊ  pendant la derniÉre Êtape.  Aussi  le
maquignon  auquel d'Artagnan  le cÊda  moyennant les neuf livres susdites ne
cacha-t-il  point  au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante
qu'Á cause de l'originalitÊ de sa couleur.
     D'Artagnan entra donc dans Paris Á  pied, portant son petit paquet sous
son bras,  et marcha tant  qu'il  trouv×t Á  louer une chambre qui convÏnt Á
l'exiguÐtÊ de ses ressources. Cette chambre fut une espÉce de mansarde, sise
rue des Fossoyeurs, prÉs du Luxembourg.
     AussitÆt  le denier Á Dieu  donnÊ,  d'Artagnan prit  possession  de son
logement,  passa le reste  de  la journÊe Á coudre  Á son pourpoint et Á ses
chausses  des  passementeries que  sa  mÉre avait  dÊtachÊes  d'un pourpoint
presque neuf de M. d'Artagnan pÉre, et qu'elle lui avait donnÊes en cachette
;  puis il alla quai  de la Ferraille, faire remettre une lame Á son ÊpÊe  ;
puis  il  revint  au  Louvre  s'informer,   au  premier  mousquetaire  qu'il
rencontra, de la situation de l'hÆtel de M.  de TrÊville, lequel Êtait situÊ
rue du  Vieux-Colombier, c'est-Á-dire  justement  dans  le voisinage  de  la
chambre arrËtÊe  par  d'Artagnan :  circonstance qui lui  parut d'un heureux
augure pour le succÉs de son voyage.
     AprÉs quoi,  content de la faÚon dont il s'Êtait  conduit Á Meung, sans
remords  dans le passÊ, confiant dans le prÊsent et  plein  d'espÊrance dans
l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil du brave.
     Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'Á neuf heures du
matin,  heure Á  laquelle il se leva pour se rendre chez  ce  fameux  M.  de
TrÊville,  le   troisiÉme  personnage  du   royaume   d'aprÉs   l'estimation
paternelle.







     M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa  famille en Gascogne,  ou
M. de TrÊville,  comme il avait fini  par s'appeler lui-mËme Á Paris,  avait
rÊellement commencÊ comme  d'Artagnan, c'est-Á-dire  sans  un  sou vaillant,
mais avec ce  fonds d'audace, d'esprit et d'entendement qui fait que le plus
pauvre  gentill×tre  gascon  reÚoit  souvent   plus  en  ses  espÊrances  de
l'hÊritage paternel que le  plus riche  gentilhomme pÊrigourdin ou berrichon
ne reÚoit en rÊalitÊ.  Sa bravoure  insolente,  son  bonheur  plus  insolent
encore dans un temps oÝ les coups pleuvaient comme grËle, l'avaient hissÊ au
sommet  de cette Êchelle difficile qu'on appelle la faveur de cour, et  dont
il avait escaladÊ quatre Á quatre les Êchelons.
     Il  Êtait l'ami du  roi,  lequel honorait fort,  comme chacun sait,  la
mÊmoire  de son pÉre  Henri  IV.  Le  pÉre  de  M.  de TrÊville  l'avait  si
fidÉlement  servi  dans  ses guerres contre  la  Ligue, qu'Á dÊfaut d'argent
comptant  --  chose  qui  toute  la vie  manqua  au  BÊarnais,  lequel  paya
constamment  ses  dettes  avec  la seule  chose  qu'il  n'eÙt  jamais besoin
d'emprunter,  c'est-Á-dire  avec  de  l'esprit  --,  qu'Á   dÊfaut  d'argent
comptant, disons-nous, il l'avait  autorisÊ, aprÉs  la reddition de Paris, Á
prendre  pour armes  un lion  d'or passant  sur gueules avec  cette devise :
Fidelis et fortis  . C'Êtait beaucoup pour l'honneur, mais  c'Êtait mÊdiocre
pour le  bien-Ëtre. Aussi, quand l'illustre compagnon du grand Henri mourut,
il  laissa  pour seul hÊritage  Á Monsieur son  fils son  ÊpÊe et sa devise.
Gr×ce  Á ce  double  don et au  nom  sans  tache  qui l'accompagnait,  M. de
TrÊville fut admis dans la maison  du jeune prince, oÝ  il servit si bien de
son ÊpÊe et fut si fidÉle Á sa devise, que Louis XIII, une des bonnes  lames
du royaume, avait l'habitude de dire que, s'il  avait un  ami qui se battÏt,
il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d'abord, et TrÊville
aprÉs, et peut-Ëtre mËme avant lui.
     Aussi  Louis  XIII   avait-il   un  attachement   rÊel  pour  TrÊville,
attachement royal, attachement ÊgoÐste, c'est vrai,  mais qui n'en Êtait pas
moins  un  attachement. C'est que,  dans  ces temps malheureux, on cherchait
fort Á  s'entourer d'hommes de la  trempe  de TrÊville.  Beaucoup  pouvaient
prendre  pour  devise l'ÊpithÉte de  fort , qui faisait la seconde partie de
son exergue ;  mais peu  de gentilshommes  pouvaient rÊclamer  l'ÊpithÉte de
fidÉle , qui  en formait la  premiÉre. TrÊville Êtait  un de ces derniers  ;
c'Êtait  une de ces rares organisations, Á  l'intelligence obÊissante  comme
celle du dogue, Á  la valeur aveugle, Á l'oeil rapide, Á la  main prompte, Á
qui l'oeil n'avait  ÊtÊ donnÊ que pour voir si  le  roi  Êtait mÊcontent  de
quelqu'un, et la main que pour frapper ce dÊplaisant quelqu'un, un Besme, un
Maurevers,  un Poltrot de  MÊrÊ, un  Vitry.  Enfin,  Á TrÊville,  il n'avait
manquÊ  jusque-lÁ que l'occasion ; mais il la guettait, et il se  promettait
bien  de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait Á la  portÊe
de sa main.  Aussi  Louis  XIII  fit-il de  TrÊville  le  capitaine  de  ses
mousquetaires, lesquels  Êtaient Á  Louis XIII, pour le dÊvouement ou plutÆt
pour  le fanatisme,  ce que ses ordinaires Êtaient Á Henri  III et ce que sa
garde Êcossaise Êtait Á Louis XI.
     De son cÆtÊ, et sous ce rapport,  le cardinal n'Êtait pas en reste avec
le roi. Quand  il avait vu la  formidable Êlite dont Louis XIII s'entourait,
ce second ou plutÆt ce premier roi de France avait  voulu, lui aussi,  avoir
sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens, et
l'on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes
les provinces de  France et mËme dans  tous les  Etats Êtrangers, les hommes
cÊlÉbres  pour les  grands  coups d'ÊpÊe.  Aussi  Richelieu et Louis XIII se
disputaient  souvent, en faisant leur partie d'Êchecs, le soir, au sujet  du
mÊrite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens,
et tout en se prononÚant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils
les excitaient tout  bas  Á en  venir aux mains, et concevaient un vÊritable
chagrin  ou une joie immodÊrÊe de  la dÊfaite ou  de la victoire des  leurs.
Ainsi,  du  moins,  le  disent  les  MÊmoires   d'un  homme  qui   fut  dans
quelques-unes de ces dÊfaites et dans beaucoup de ces victoires.
     TrÊville avait pris le  cÆtÊ faible  de son  maÏtre,  et c'est  Á cette
adresse qu'il  devait la longue et constante  faveur d'un  roi qui  n'a  pas
laissÊ  la rÊputation d'avoir  ÊtÊ trÉs  fidÉle  Á ses amitiÊs.  Il  faisait
parader ses mousquetaires devant  le cardinal Armand Duplessis avec  un  air
narquois qui  hÊrissait  de  colÉre  la  moustache  grise  de Son  Eminence.
TrÊville  entendait admirablement bien  la guerre de cette Êpoque, oÝ, quand
on  ne vivait  pas  aux dÊpens de  l'ennemi,  on  vivait aux  dÊpens de  ses
compatriotes  :  ses  soldats  formaient  une lÊgion de  diables  Á  quatre,
indisciplinÊe pour tout autre que pour lui.
     DÊbraillÊs, avinÊs, ÊcorchÊs, les  mousquetaires du roi, ou plutÆt ceux
de M. de TrÊville, s'Êpandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans
les  jeux publics, criant  fort et  retroussant  leurs  moustaches,  faisant
sonner leurs ÊpÊes, heurtant avec voluptÊ les gardes de M. le cardinal quand
ils   les  rencontraient  ;  puis  dÊgainant  en  pleine  rue,  avec   mille
plaisanteries ;  tuÊs  quelquefois, mais  sÙrs  en ce cas d'Ëtre pleurÊs  et
vengÊs ;  tuant souvent,  et  sÙrs alors  de ne pas  moisir en prison, M. de
TrÊville Êtant lÁ pour les rÊclamer. Aussi M. de TrÊville Êtait-il louÊ  sur
tous les  tons, chantÊ sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient,
et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils  Êtaient, tremblaient devant lui
comme des Êcoliers devant leur maÏtre, obÊissant au  moindre mot, et prËts Á
se faire tuer pour laver le moindre reproche.
     M. de TrÊville avait usÊ de ce levier puissant, pour le  roi d'abord et
les amis du  roi, --  puis pour lui-mËme  et  pour ses  amis. Au reste, dans
aucun  des MÊmoires de ce temps, qui a  laissÊ tant de mÊmoires, on ne  voit
que ce digne  gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ,  mËme par  ses ennemis -- et il en
avait autant  parmi les gens de plume que chez les  gens d'ÊpÊe  -- ,  nulle
part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme  ait ÊtÊ accusÊ de se
faire payer la coopÊration de ses sÊides. Avec un rare gÊnie d'intrigue, qui
le rendait l'Êgal des  plus forts intrigants,  il Êtait restÊ honnËte homme.
Bien plus, en  dÊpit  des grandes estocades  qui dÊhanchent et des exercices
pÊnibles qui  fatiguent,  il Êtait devenu  un des  plus galants coureurs  de
ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiquÊs diseurs de phÊbus
de son Êpoque ;  on  parlait des bonnes fortunes de TrÊville  comme on avait
parlÊ vingt ans  auparavant de  celles  de Bassompierre -- et ce n'Êtait pas
peu dire. Le capitaine  des mousquetaires Êtait donc admirÊ, craint et aimÊ,
ce qui constitue l'apogÊe des fortunes humaines.
     Louis XIV absorba tous  les  petits  astres de  sa cour  dans son vaste
rayonnement ; mais  son pÉre, soleil  pluribus impar  , laissa  sa splendeur
personnelle Á chacun  de ses favoris, sa valeur individuelle Á chacun de ses
courtisans. Outre le lever du roi et celui du  cardinal, on comptait alors Á
Paris plus de deux cents petits  levers, un peu  recherchÊs. Parmi les  deux
cents petits levers, celui de TrÊville Êtait un des plus courus.
     La  cour  de son hÆtel, situÊ rue du Vieux-Colombier, ressemblait  Á un
camp, et  cela dÉs six  heures du  matin en ÊtÊ et dÉs huit heures en hiver.
Cinquante  Á  soixante  mousquetaires,   qui  semblaient  s'y  relayer  pour
prÊsenter un nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armÊs  en
guerre  et  prËts  Á  tout.  Le  long  d'un  de  ses  grands  escaliers  sur
l'emplacement  desquels notre civilisation b×tirait une maison tout entiÉre,
montaient et descendaient les  solliciteurs de Paris qui couraient aprÉs une
faveur  quelconque,  les gentilshommes de province avides d'Ëtre enrÆlÊs, et
les  laquais chamarrÊs de  toutes couleurs,  qui venaient  apporter Á M.  de
TrÊville les messages de  leurs maÏtres. Dans l'antichambre, sur  de longues
banquettes circulaires, reposaient  les Êlus, c'est-Á-dire ceux qui  Êtaient
convoquÊs. Un  bourdonnement durait lÁ depuis le matin jusqu'au soir, tandis
que  M. de TrÊville, dans son  cabinet contigu Á cette antichambre, recevait
les visites, Êcoutait  les plaintes, donnait ses ordres  et, comme  le roi Á
son  balcon du Louvre, n'avait qu'Á  se mettre  Á sa fenËtre  pour passer la
revue des hommes et des armes.
     Le jour oÝ d'Artagnan se prÊsenta, l'assemblÊe Êtait imposante, surtout
pour  un provincial arrivant de  sa province : il est vrai que ce provincial
Êtait Gascon, et que  surtout Á cette Êpoque les  compatriotes de d'Artagnan
avaient la rÊputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet,
une fois qu'on avait  franchi  la porte massive,  chevillÊe de longs clous Á
tËte quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'ÊpÊe qui se
croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant  et jouant entre eux.
Pour se frayer un passage au milieu de  toutes ces  vagues tourbillonnantes,
il eÙt fallu Ëtre officier, grand seigneur ou jolie femme.
     Ce fut donc au milieu de cette cohue et  de ce dÊsordre que notre jeune
homme  s'avanÚa, le  coeur palpitant,  rangeant sa longue rapiÉre le long de
ses jambes maigres,  et tenant  une  main au rebord de  son feutre  avec  ce
demi-sourire  du provincial  embarrassÊ qui  veut  faire  bonne  contenance.
Avait-il  dÊpassÊ  un  groupe,  alors  il respirait plus librement, mais  il
comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et pour la premiÉre fois de
sa  vie,  d'Artagnan, qui jusqu'Á ce  jour avait une  assez bonne opinion de
lui-mËme, se trouva ridicule.
     ArrivÊ Á l'escalier, ce fut pis encore : il y  avait  sur les premiÉres
marches  quatre  mousquetaires qui se divertissaient  Á l'exercice  suivant,
tandis que  dix ou douze de leurs  camarades attendaient sur  le palier  que
leur tour vÏnt de prendre place Á la partie.
     Un d'eux, placÊ sur le degrÊ supÊrieur, l'ÊpÊe nue Á la main, empËchait
ou du moins s'efforÚait d'empËcher les trois autres de monter.
     Ces  trois autres s'escrimaient contre  lui de leurs ÊpÊes fort agiles.
D'Artagnan prit  d'abord ces fers  pour des fleurets d'escrime, il  les crut
boutonnÊs :  mais il reconnut  bientÆt Á  certaines  Êgratignures que chaque
arme, au contraire, Êtait affilÊe et aiguisÊe Á souhait, et Á chacune de ces
Êgratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient
comme des fous.
     Celui  qui occupait le degrÊ en ce moment  tenait merveilleusement  ses
adversaires  en respect.  On  faisait  cercle  autour d'eux :  la  condition
portait qu'Á chaque coup le touchÊ quitterait la partie, en perdant son tour
d'audience  au profit  du toucheur.  En cinq minutes trois furent effleurÊs,
l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre Á l'oreille, par le dÊfenseur du
degrÊ, qui lui-mËme  ne  fut pas  atteint : adresse qui lui valut, selon les
conventions arrËtÊes, trois tours de faveur.
     Si  difficile non  pas qu'il fÙt, mais qu'il voulÙt Ëtre  Á Êtonner, ce
passe-  temps Êtonna  notre jeune voyageur  ; il avait  vu dans sa province,
cette terre oÝ s'Êchauffent cependant si promptement les tËtes, un peu  plus
de prÊliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut
la plus forte de  toutes  celles  qu'il  avait ouÐes  jusqu'alors,  mËme  en
Gascogne. Il se crut transportÊ dans ce fameux pays des  gÊants  oÝ Gulliver
alla  depuis et eut  si  grand-peur ; et cependant il n'Êtait pas  au bout :
restaient le palier et l'antichambre.
     Sur  le palier on ne  se battait plus, on  racontait  des  histoires de
femmes,  et dans  l'antichambre  des  histoires  de  cour.  Sur  le  palier,
d'Artagnan rougit  ;  dans  l'antichambre,  il  frissonna.  Son  imagination
ÊveillÊe et vagabonde,  qui en  Gascogne  le rendait  redoutable  aux jeunes
femmes de chambre et mËme quelquefois aux  jeunes maÏtresses, n'avait jamais
rËvÊ,  mËme  dans  ces  moments  de  dÊlire,  la  moitiÊ  de ces  merveilles
amoureuses  et le quart de ces prouesses  galantes, rehaussÊes des  noms les
plus  connus  et des dÊtails les  moins voilÊs. Mais si son amour  pour  les
bonnes  moeurs fut choquÊ sur le palier, son respect  pour  le  cardinal fut
scandalisÊ  dans  l'antichambre.  LÁ,  Á son  grand  Êtonnement,  d'Artagnan
entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l'Europe, et
la vie privÊe du  cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient
ÊtÊ punis  d'avoir tentÊ d'approfondir  :  ce  grand  homme,  rÊvÊrÊ par  M.
d'Artagnan  pÉre, servait de risÊe aux mousquetaires de M.  de TrÊville, qui
raillaient ses  jambes cagneuses et son dos voÙtÊ ;  quelques-uns chantaient
des noÌls sur Mme  d'Aiguillon,  sa maÏtresse, et Mme de Combalet, sa niÉce,
tandis que les autres liaient des parties contre les pages et  les gardes du
cardinal-duc,  toutes choses qui paraissaient  Á  d'Artagnan de monstrueuses
impossibilitÊs.
     Cependant,  quand  le nom du  roi  intervenait  parfois  tout Á coup  Á
l'improviste au milieu de  tous ces quolibets cardinalesques,  une espÉce de
b×illon  calfeutrait  pour  un  moment  toutes  ces bouches  moqueuses ;  on
regardait  avec  hÊsitation  autour  de  soi,  et   l'on  semblait  craindre
l'indiscrÊtion de la cloison du cabinet de M. de TrÊville ; mais bientÆt une
allusion  ramenait la conversation  sur  Son Eminence,  et alors  les Êclats
reprenaient de plus belle,  et la lumiÉre n'Êtait mÊnagÊe sur  aucune de ses
actions.
     " Certes, voilÁ  des  gens qui vont Ëtre embastillÊs et  pendus,  pensa
d'Artagnan avec terreur, et moi sans  aucun doute avec eux, car du moment oÝ
je les ai ÊcoutÊs  et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait
Monsieur mon pÉre, qui m'a si  fort  recommandÊ le respect du cardinal, s'il
me savait dans la sociÊtÊ de pareils paÐens ? "
     Aussi, comme  on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait  se
livrer Á la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, Êcoutant
de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre,
et malgrÊ  sa confiance  dans les recommandations paternelles, il se sentait
portÊ par ses goÙts et entraÏnÊ par ses instincts Á louer plutÆt qu'Á bl×mer
les choses inouÐes qui se passaient lÁ.
     Cependant, comme il Êtait absolument Êtranger Á la foule des courtisans
de M. de TrÊville, et que c'Êtait la premiÉre  fois qu'on l'apercevait en ce
lieu, on vint lui demander ce qu'il dÊsirait. A cette demande, d'Artagnan se
nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de
chambre qui Êtait venu lui faire cette question de demander pour lui Á M. de
TrÊville  un  moment  d'audience,  demande  que  celui-ci  promit  d'un  ton
protecteur de transmettre en temps et lieu.
     D'Artagnan, un peu revenu  de sa surprise premiÉre, eut donc  le loisir
d'Êtudier un peu les costumes et les physionomies.
     Au  centre du groupe le plus  animÊ  Êtait  un  mousquetaire  de grande
taille, d'une figure hautaine  et  d'une bizarrerie de  costume qui attirait
sur  lui l'attention gÊnÊrale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque
d'uniforme, qui, au  reste, n'Êtait pas  absolument  obligatoire  dans cette
Êpoque  de  libertÊ  moindre  mais   d'indÊpendance  plus  grande,  mais  un
justaucorps bleu de ciel, tant soit  peu fanÊ et r×pÊ, et sur  cet  habit un
baudrier  magnifique, en broderies d'or, et qui reluisait comme les Êcailles
dont  l'eau se couvre  au grand  soleil. Un manteau long de velours cramoisi
tombait  avec gr×ce sur  ses  Êpaules, dÊcouvrant  par-  devant seulement le
splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapiÉre.
     Ce mousquetaire  venait  de descendre  de garde  Á  l'instant mËme,  se
plaignait d'Ëtre  enrhumÊ et toussait de  temps  en temps  avec affectation.
Aussi avait-il  pris le manteau, Á ce qu'il disait autour de  lui, et tandis
qu'il  parlait du haut de sa tËte,  en frisant dÊdaigneusement sa moustache,
on admirait avec enthousiasme le baudrier brodÊ, et d'Artagnan plus que tout
autre.
     " Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une
folie,  je  le  sais bien, mais c'est la  mode.  D'ailleurs,  il  faut  bien
employer Á quelque chose l'argent de sa lÊgitime.
     -- Ah ! Porthos ! s'Êcria un des assistants, n'essaie pas de nous faire
croire que ce baudrier te vient de  la gÊnÊrositÊ paternelle : il t'aura ÊtÊ
donnÊ  par la dame voilÊe avec  laquelle  je t'ai rencontrÊ l'autre dimanche
vers la porte Saint-HonorÊ.
     --  Non,  sur mon  honneur et foi  de gentilhomme,  je l'ai achetÊ moi-
mËme,  et de  mes propres  deniers, rÊpondit celui qu'on venait  de dÊsigner
sous le nom de Porthos.
     -- Oui, comme j'ai achetÊ, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse
neuve, avec ce que ma maÏtresse avait mis dans la vieille.
     -- Vrai,  dit  Porthos,  et  la  preuve  c'est  que  je l'ai payÊ douze
pistoles. "
     L'admiration redoubla, quoique le doute continu×t d'exister.
     "  N'est-ce pas, Aramis  ? "  dit  Porthos  se tournant vers  un  autre
mousquetaire.
     Cet autre mousquetaire  formait un  contraste parfait  avec  celui  qui
l'interrogeait  et qui venait de le dÊsigner sous le nom  d'Aramis : c'Êtait
un jeune homme de vingt-deux Á vingt-trois ans Á peine, Á la figure naÐve et
doucereuse,  Á l'oeil noir et doux et aux joues roses et veloutÊes comme une
pËche en automne ; sa moustache fine dessinait sur  sa lÉvre supÊrieure  une
ligne  d'une  rectitude   parfaite  ;  ses  mains  semblaient  craindre   de
s'abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps
il se pinÚait le bout  des  oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre
et transparent. D'habitude il  parlait peu  et  lentement, saluait beaucoup,
riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du
reste de sa personne, il  semblait prendre le plus  grand  soin. Il rÊpondit
par un signe de tËte affirmatif Á l'interpellation de son ami.
     Cette  affirmation parut avoir fixÊ  tous  les doutes  Á  l'endroit  du
baudrier ; on  continua donc de l'admirer, mais on n'en parla  plus ; et par
un de ces revirements rapides  de la  pensÊe,  la conversation  passa tout Á
coup Á un autre sujet.
     " Que pensez-vous de ce que raconte l'Êcuyer  de Chalais ? " demanda un
autre mousquetaire sans  interpeller directement personne,  mais s'adressant
au contraire Á tout le monde.
     " Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant.
     -- Il raconte  qu'il a trouvÊ Á  Bruxelles  Rochefort, l'×me  damnÊe du
cardinal, dÊguisÊ en  capucin ; ce Rochefort maudit, gr×ce Á ce dÊguisement,
avait jouÊ M. de Laigues comme un niais qu'il est.
     -- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle sÙre ?
     -- Je la tiens d'Aramis, rÊpondit le mousquetaire.
     -- Vraiment ?
     --  Eh !  vous  le savez  bien,  Porthos,  dit Aramis  ;  je  vous l'ai
racontÊe, Á vous-mËme hier, n'en parlons donc plus.
     -- N'en parlons plus, voilÁ votre  opinion Á vous, reprit Porthos. N'en
parlons plus !  peste ! comme vous concluez vite. Comment ! le cardinal fait
espionner un  gentilhomme, fait voler sa  correspondance par un traÏtre,  un
brigand, un pendard ;  fait, avec l'aide  de  cet  espion et gr×ce  Á  cette
correspondance, couper le  cou Á Chalais,  sous  le stupide prÊtexte qu'il a
voulu tuer le  roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne  ne savait un
mot de cette Ênigme, vous nous l'apprenez hier,  Á la grande satisfaction de
tous, et quand nous  sommes encore tout Êbahis de cette nouvelle, vous venez
nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus !
     -- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le dÊsirez, reprit Aramis avec
patience.
     --  Ce  Rochefort, s'Êcria  Porthos,  si  j'Êtais  l'Êcuyer  du  pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.
     -- Et vous,  vous passeriez un triste quart d'heure avec  le duc Rouge,
reprit Aramis.
     -- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! rÊpondit Porthos en
battant  des mains  et  en  approuvant de  la  tËte. Le "  duc  Rouge  " est
charmant.  Je  rÊpandrai le  mot, mon  cher,  soyez  tranquille.  A-t-il  de
l'esprit,  cet Aramis  ! Quel malheur que  vous  n'ayez  pas pu suivre votre
vocation, mon cher ! quel dÊlicieux abbÊ vous eussiez fait !
     -- Oh ! ce n'est qu'un retard momentanÊ, reprit Aramis ; un jour, je le
serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'Êtudier la thÊologie pour
cela.
     -- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tÆt ou tard.
     -- TÆt, dit Aramis.
     -- Il  n'attend  qu'une  chose pour le  dÊcider  tout  Á  fait  et pour
reprendre  sa  soutane,  qui est  pendue  derriÉre  son uniforme,  reprit un
mousquetaire.
     -- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.
     -- Il attend que  la  reine ait  donnÊ  un hÊritier  Á  la couronne  de
France.
     -- Ne plaisantons pas lÁ-dessus, Messieurs, dit Porthos ; gr×ce Á Dieu,
la reine est encore d'×ge Á le donner.
     --  On dit  que M. de Buckingham est en  France,  reprit Aramis avec un
rire  narquois qui donnait  Á  cette phrase, si  simple  en  apparence,  une
signification passablement scandaleuse.
     --  Aramis, mon  ami,  pour cette  fois  vous  avez  tort,  interrompit
Porthos, et votre manie d'esprit vous entraÏne toujours au-delÁ des bornes ;
si M. de TrÊville vous entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi.
     --  Allez-vous me faire la leÚon, Porthos ? s'Êcria Aramis, dans l'oeil
doux duquel on vit passer comme un Êclair.
     --  Mon cher,  soyez mousquetaire ou abbÊ. Soyez l'un  ou l'autre, mais
pas  l'un et l'autre,  reprit  Porthos.  Tenez, Athos vous  l'a  dit  encore
l'autre jour : vous  mangez Á tous les r×teliers.  Ah ! ne nous f×chons pas,
je vous  prie, ce serait inutile,  vous savez bien ce qui est  convenu entre
vous, Athos et moi.  Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites  la
cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et
vous  passez pour Ëtre fort en avant dans les bonnes gr×ces de la dame. Oh !
mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur,  on ne vous demande  pas votre secret,
on  connaÏt votre  discrÊtion. Mais puisque vous  possÊdez cette vertu,  que
diable ! Faites-en usage Á l'endroit  de Sa MajestÊ. S'occupe qui voudra, et
comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sacrÊe, et si l'on
en parle, que ce soit en bien.
     -- Porthos,  vous Ëtes prÊtentieux comme Narcisse, je vous en prÊviens,
rÊpondit Aramis ; vous savez que je hais  la morale, exceptÊ quand elle  est
faite par Athos.  Quant  Á vous,  mon cher, vous  avez  un  trop  magnifique
baudrier  pour Ëtre bien fort lÁ-dessus. Je serai abbÊ s'il me convient ; en
attendant,  je suis mousquetaire :  en cette qualitÊ,  je dis  ce  qu'il  me
plaÏt, et en ce moment il me plaÏt de vous dire que vous m'impatientez.
     -- Aramis !
     -- Porthos !
     -- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'Êcria-t-on autour d'eux.
     --  M. de  TrÊville attend M. d'Artagnan " , interrompit  le laquais en
ouvrant la porte du cabinet.
     A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se
tut, et au milieu du silence gÊnÊral  le jeune Gascon traversa l'antichambre
dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires,
se fÊlicitant de tout son coeur d'Êchapper aussi Á point Á la fin  de  cette
bizarre querelle.







     M. de TrÊville Êtait pour le moment de fort mÊchante humeur ; nÊanmoins
il salua poliment  le jeune homme, qui s'inclina jusqu'Á terre, et il sourit
en  recevant son compliment, dont l'accent bÊarnais lui rappela Á la fois sa
jeunesse et son  pays, double souvenir  qui fait sourire l'homme Á  tous les
×ges. Mais, se  rapprochant presque aussitÆt de  l'antichambre  et faisant Á
d'Artagnan  un signe de la main,  comme pour lui demander la permission d'en
finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela  trois fois, en
grossissant la voix Á chaque fois, de  sorte  qu'il parcourut tous les  tons
intervallaires entre l'accent impÊratif et l'accent irritÊ :
     " Athos ! Porthos ! Aramis ! "
     Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons dÊjÁ fait connaissance,
et qui rÊpondaient aux deux derniers de  ces trois noms, quittÉrent aussitÆt
les groupes dont ils faisaient  partie et s'avancÉrent vers le cabinet, dont
la porte se referma derriÉre eux dÉs qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur
contenance,  bien  qu'elle  ne  fÙt  pas  tout  Á  fait  tranquille,  excita
cependant,  par  son  laisser-aller  Á  la  fois  plein  de  dignitÊ  et  de
soumission,  l'admiration de  d'Artagnan,  qui  voyait dans ces  hommes  des
demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armÊ de tous ses foudres.
     Quand les deux mousquetaires furent entrÊs, quand la porte fut refermÊe
derriÉre eux, quand le murmure bourdonnant  de l'antichambre, auquel l'appel
qui  venait d'Ëtre  fait  avait  sans doute  donnÊ  un nouvel  aliment,  eut
recommencÊ  ; quand enfin  M. de TrÊville eut trois ou quatre fois  arpentÊ,
silencieux et le sourcil froncÊ, toute la longueur de  son  cabinet, passant
chaque  fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme Á la parade, il
s'arrËta tout Á coup en face d'eux, et les couvrant des pieds Á la tËte d'un
regard irritÊ :
     " Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'Êcria-t-il, et cela pas plus tard
qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ?
     -- Non, rÊpondirent aprÉs  un instant de silence les deux mousquetaires
; non, Monsieur, nous l'ignorons.
     -- Mais j'espÉre que vous nous ferez l'honneur de nous le  dire, ajouta
Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse rÊvÊrence.
     -- Il  m'a dit  qu'il recruterait dÊsormais ses mousquetaires parmi les
gardes de M. le cardinal !
     --  Parmi  les gardes  de  M. le cardinal ! et pourquoi cela  ? demanda
vivement Porthos.
     --  Parce  qu'il  voyait  bien  que  sa piquette  avait  besoin  d'Ëtre
ragaillardie par un mÊlange de bon vin. "
     Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne
savait oÝ il en Êtait et eÙt voulu Ëtre Á cent pieds sous terre.
     "  Oui,  oui,  continua M. de TrÊville en s'animant, oui, et Sa MajestÊ
avait  raison, car, sur mon  honneur, il est vrai que les mousquetaires font
triste figure Á la cour. M. le cardinal  racontait  hier au jeu du roi, avec
un  air  de  condolÊance  qui  me  dÊplut  fort,  qu'avant-hier  ces  damnÊs
mousquetaires,  ces  diables Á quatre --  il appuyait  sur  ces mots avec un
accent  ironique  qui me  dÊplut  encore  davantage  --,  ces  pourfendeurs,
ajoutait-il en me regardant de  son oeil de  chat-tigre,  s'Êtaient attardÊs
rue FÊrou, dans un  cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il
allait  me rire  au nez  --  avait ÊtÊ forcÊe  d'arrËter les  perturbateurs.
Morbleu !  vous devez en savoir quelque chose  ! ArrËter des mousquetaires !
Vous  en Êtiez, vous autres, ne vous en dÊfendez pas, on vous a reconnus, et
le cardinal vous a nommÊs. VoilÁ bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est
moi   qui   choisis  mes  hommes.  Voyons,  vous,  Aramis,  pourquoi  diable
m'avez-vous  demandÊ  la casaque  quand  vous alliez Ëtre  si  bien sous  la
soutane ?  Voyons, vous, Porthos,  n'avez-vous  un si beau baudrier d'or que
pour  y suspendre une  ÊpÊe de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos.  OÝ
est-il ?
     -- Monsieur, rÊpondit tristement Aramis, il est malade, fort malade.
     -- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?
     -- On  craint  que ce  ne soit de la petite vÊrole, Monsieur,  rÊpondit
Porthos voulant mËler Á son tour un  mot Á la conversation, et ce qui serait
f×cheux en ce que trÉs certainement cela g×terait son visage.
     -- De la petite vÊrole ! VoilÁ encore  une glorieuse histoire que  vous
me contez  lÁ, Porthos !... Malade de la petite  vÊrole,  Á son ×ge ?... Non
pas  !... mais blessÊ sans doute, tuÊ peut-Ëtre... Ah ! si je le savais !...
Sangdieu !  Messieurs les mousquetaires,  je  n'entends  pas  que l'on hante
ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne  de querelle  dans la rue et  qu'on
joue de l'ÊpÊe dans les carrefours. Je  ne veux pas enfin qu'on prËte Á rire
aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits,
qui ne se mettent jamais dans le cas d'Ëtre arrËtÊs, et qui d'ailleurs ne se
laisseraient pas  arrËter  eux  !... j'en suis sÙr... Ils  aimeraient  mieux
mourir sur la place que de faire  un pas en  arriÉre... Se sauver,  dÊtaler,
fuir, c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! "
     Porthos  et  Aramis  frÊmissaient  de  rage.  Ils  auraient  volontiers
ÊtranglÊ M. de TrÊville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que
c'Êtait le grand amour qu'il leur  portait qui le faisait leur parler ainsi.
Ils frappaient le tapis du pied,  se  mordaient les lÉvres jusqu'au  sang et
serraient  de toute leur force  la garde  de leur  ÊpÊe. Au-dehors on  avait
entendu appeler, comme nous l'avons dit,  Athos, Porthos et Aramis, et  l'on
avait  devinÊ, Á  l'accent  de  la  voix  de  M.  de  TrÊville, qu'il  Êtait
parfaitement en colÉre. Dix tËtes curieuses Êtaient appuyÊes Á la tapisserie
et p×lissaient de fureur, car leurs oreilles collÊes Á la porte ne perdaient
pas une syllabe de ce qui  se disait, tandis que leurs bouches rÊpÊtaient au
fur et Á mesure les paroles  insultantes du capitaine  Á toute la population
de l'antichambre. En un instant depuis la porte  du cabinet jusqu'Á la porte
de la rue, tout l'hÆtel fut en Êbullition.
     " Ah ! les mousquetaires du roi se font arrËter par les gardes de M. le
cardinal "  ,  continua M. de TrÊville aussi  furieux Á  l'intÊrieur que ses
soldats,  mais saccadant  ses  paroles et les plongeant une Á une pour ainsi
dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. "
Ah ! six gardes de Son Eminence arrËtent six mousquetaires de  Sa MajestÊ  !
Morbleu ! j'ai pris  mon  parti. Je vais de ce pas  au Louvre ;  je donne ma
dÊmission  de  capitaine  des   mousquetaires  du  roi  pour  demander   une
lieutenance dans les  gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me
fais abbÊ. "
     A ces paroles, le murmure de l'extÊrieur devint une explosion : partout
on n'entendait  que jurons et blasphÉmes. Les morbleu !  les  sangdieu ! les
morts de tous les diables ! se  croisaient dans l'air.  D'Artagnan cherchait
une  tapisserie  derriÉre  laquelle  se  cacher,  et se  sentait  une  envie
dÊmesurÊe de se fourrer sous la table.
     " Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de  lui,  la vÊritÊ  est que
nous Êtions  six  contre six, mais nous avons  ÊtÊ pris en traÏtre, et avant
que nous eussions eu le temps de tirer nos ÊpÊes, deux  d'entre nous Êtaient
tombÊs morts, et Athos,  blessÊ  griÉvement, ne valait guÉre mieux. Car vous
le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayÊ  de  se relever  deux
fois, et il est retombÊ deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus,
non !  l'on nous a  entraÏnÊs de force. En chemin,  nous nous sommes sauvÊs.
Quant Á Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissÊ bien tranquillement sur
le champ de  bataille, ne pensant pas qu'il  valÙt la peine  d'Ëtre emportÊ.
VoilÁ l'histoire.  Que  diable, capitaine  !  on  ne gagne  pas  toutes  les
batailles. Le grand PompÊe  a perdu celle  de Pharsale, et  le  roi FranÚois
Ier,  qui, Á ce  que  j'ai entendu dire, en  valait  bien  un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.
     -- Et j'ai l'honneur de vous assurer  que j'en ai tuÊ un avec sa propre
ÊpÊe, dit Aramis, car  la mienne s'est brisÊe Á la premiÉre parade... TuÊ ou
poignardÊ, Monsieur, comme il vous sera agrÊable.
     --  Je  ne savais  pas cela, reprit  M.  de TrÊville  d'un ton  un  peu
radouci. M. le cardinal avait exagÊrÊ, Á ce que je vois.
     -- Mais de gr×ce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son  capitaine
s'apaiser,  osait hasarder  une priÉre,  de  gr×ce, Monsieur,  ne  dites pas
qu'Athos lui-mËme  est blessÊ : il serait au dÊsespoir  que cela parvint aux
oreilles du roi, et  comme la blessure est des plus graves, attendu qu'aprÉs
avoir  traversÊ  l'Êpaule  elle  pÊnÉtre  dans  la  poitrine,  il  serait  Á
craindre... "
     Au mËme instant  la portiÉre se  souleva, et une tËte  noble et  belle,
mais affreusement p×le, parut sous la frange.
     " Athos ! s'ÊcriÉrent les deux mousquetaires.
     -- Athos ! rÊpÊta M. de TrÊville lui-mËme.
     -- Vous m'avez mandÊ, Monsieur, dit Athos Á  M. de TrÊville  d'une voix
affaiblie  mais parfaitement calme,  vous m'avez demandÊ, Á ce que m'ont dit
nos camarades, et je m'empresse de me rendre Á vos ordres ; voilÁ, Monsieur,
que me voulez-vous ? "
     Et Á ces mots  le mousquetaire, en tenue irrÊprochable, sanglÊ comme de
coutume, entra d'un pas  ferme dans le cabinet. M. de TrÊville, Êmu jusqu'au
fond du coeur de cette preuve de courage, se prÊcipita vers lui.
     " J'Êtais en train de dire Á ces Messieurs, ajouta-t-il, que je dÊfends
Á mes  mousquetaires d'exposer leurs  jours sans  nÊcessitÊ, car  les braves
gens  sont bien  chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les
plus braves gens de la terre. Votre main, Athos. "
     Et  sans attendre que le  nouveau venu  rÊpondÏt  de lui-mËme  Á  cette
preuve  d'affection, M. de  TrÊville  saisissait sa  main  droite  et la lui
serrait de toutes ses forces,  sans s'apercevoir qu'Athos, quel que  fÙt son
empire sur lui-mËme, laissait Êchapper un  mouvement de douleur et p×lissait
encore, ce que l'on aurait pu croire impossible.
     La porte Êtait restÊe entrouverte, tant l'arrivÊe d'Athos, dont, malgrÊ
le  secret  gardÊ,  la blessure  Êtait  connue  de tous,  avait  produit  de
sensation.  Un  brouhaha  de satisfaction accueillit les  derniers  mots  du
capitaine et deux ou trois tËtes, entraÏnÊes  par l'enthousiasme, apparurent
par  les ouvertures  de la  tapisserie. Sans doute, M.  de  TrÊville  allait
rÊprimer par  de  vives  paroles cette infraction  aux lois de  l'Êtiquette,
lorsqu'il sentit tout Á coup la  main d'Athos se crisper dans la  sienne, et
qu'en portant les yeux sur lui il s'aperÚut qu'il allait s'Êvanouir. Au mËme
instant, Athos, qui avait rassemblÊ toutes ses forces  pour lutter contre la
douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fÙt mort.
     "  Un chirurgien  !  cria M.  de TrÊville.  Le  mien, celui du  roi, le
meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va trÊpasser. "
     Aux cris de M. de TrÊville, tout le monde se prÊcipita dans son cabinet
sans  qu'il  songe×t Á en  fermer  la porte Á  personne, chacun s'empressant
autour du blessÊ. Mais tout cet empressement eÙt ÊtÊ inutile, si le  docteur
demandÊ ne se fÙt trouvÊ dans l'hÆtel mËme  ; il fendit la foule, s'approcha
d'Athos toujours  Êvanoui, et,  comme tout ce bruit et tout ce mouvement  le
gËnait fort, il demanda comme premiÉre chose et comme la plus urgente que le
mousquetaire  fÙt emportÊ dans une chambre  voisine. AussitÆt M. de TrÊville
ouvrit  une porte et montra le chemin Á Porthos et Á Aramis, qui emportÉrent
leur camarade dans leurs bras. DerriÉre ce groupe marchait le chirurgien, et
derriÉre le chirurgien, la porte se referma.
     Alors le cabinet de M. de TrÊville, ce  lieu ordinairement si respectÊ,
devint momentanÊment une  succursale  de  l'antichambre. Chacun  discourait,
pÊrorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes Á
tous les diables.
     Un instant aprÉs, Porthos et Aramis rentrÉrent ; le chirurgien et M. de
TrÊville seuls Êtaient restÊs prÉs du blessÊ.
     Enfin M.  de  TrÊville  rentra  Á  son  tour.  Le  blessÊ  avait repris
connaissance ;  le chirurgien dÊclarait que  l'Êtat du  mousquetaire n'avait
rien  qui  pÙt inquiÊter  ses  amis,  sa  faiblesse ayant  ÊtÊ  purement  et
simplement occasionnÊe par la perte de son sang.
     Puis  M. de TrÊville  fit  un signe  de la main, et chacun  se  retira,
exceptÊ  d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait  audience et qui, avec
sa tÊnacitÊ de Gascon, Êtait demeurÊ Á la mËme place.
     Lorsque  tout le monde fut sorti et que la  porte fut  refermÊe,  M. de
TrÊville se retourna et se trouva seul avec  le jeune homme. L'ÊvÊnement qui
venait d'arriver lui avait quelque  peu fait perdre le fil de  ses idÊes. Il
s'informa de ce que  lui voulait l'obstinÊ solliciteur. D'Artagnan  alors se
nomma,  et M. de TrÊville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du
prÊsent et du passÊ, se trouva au courant de sa situation.
     " Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote,  mais je
vous avais parfaitement oubliÊ.  Que voulez-vous ! un  capitaine  n'est rien
qu'un pÉre de famille chargÊ d'une plus grande responsabilitÊ qu'un  pÉre de
famille ordinaire. Les soldats  sont de grands enfants ; mais comme je tiens
Á  ce  que les  ordres  du roi, et surtout  ceux de M.  le  cardinal, soient
exÊcutÊs... "
     D'Artagnan ne put dissimuler  un sourire. A ce sourire, M.  de TrÊville
jugea qu'il n'avait point affaire Á un sot, et venant droit au fait, tout en
changeant de conversation :
     " J'ai  beaucoup aimÊ Monsieur votre  pÉre,  dit-il.  Que puis-je faire
pour son fils ? h×tez-vous, mon temps n'est pas Á moi.
     -- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me
proposais de vous demander, en souvenir de cette amitiÊ dont vous n'avez pas
perdu mÊmoire, une casaque de mousquetaire ; mais, aprÉs tout ce que je vois
depuis deux  heures, je comprends  qu'une telle faveur serait  Ênorme, et je
tremble de ne point la mÊriter.
     -- C'est une faveur  en effet,  jeune homme, rÊpondit M.  de TrÊville ;
mais elle peut ne pas Ëtre si fort au-dessus de vous que vous  le croyez  ou
que  vous avez  l'air de  le croire. Toutefois  une dÊcision de Sa MajestÊ a
prÊvu  ce  cas,  et je vous  annonce avec regret  qu'on ne  reÚoit  personne
mousquetaire avant l'Êpreuve prÊalable de quelques  campagnes,  de certaines
actions  d'Êclat,  ou d'un service de deux ans  dans quelque autre  rÊgiment
moins favorisÊ que le nÆtre. "
     D'Artagnan s'inclina  sans rien  rÊpondre.  Il se sentait  encore  plus
avide d'endosser  l'uniforme de  mousquetaire depuis  qu'il  y  avait  de si
grandes difficultÊs Á l'obtenir.
     "  Mais,  continua TrÊville en fixant sur son compatriote un  regard si
perÚant  qu'on eÙt dit qu'il  voulait lire jusqu'au fond de son coeur, mais,
en faveur de votre pÉre, mon ancien  compagnon, comme je  vous l'ai  dit, je
veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de BÊarn ne sont
ordinairement pas riches, et je doute  que les  choses aient fort  changÊ de
face depuis mon dÊpart de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop,
pour vivre, de l'argent que vous avez apportÊ avec vous. "
     D'Artagnan  se  redressa  d'un  air  fier  qui  voulait  dire qu'il  ne
demandait l'aumÆne Á personne.
     "  C'est bien,  jeune homme, c'est  bien, continua TrÊville, je connais
ces airs-lÁ, je suis venu Á  Paris avec quatre Êcus dans ma poche, et  je me
serais  battu  avec  quiconque m'aurait  dit  que  je  n'Êtais pas  en  Êtat
d'acheter le Louvre. "
     D'Artagnan  se redressa  de  plus  en  plus ; gr×ce  Á la vente  de son
cheval,  il  commenÚait  sa  carriÉre  avec quatre  Êcus de plus que  M.  de
TrÊville n'avait commencÊ la sienne.
     "  Vous devez  donc, disais-je,  avoir besoin de conserver ce  que vous
avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez  avoir besoin aussi de
vous perfectionner  dans  les exercices qui conviennent  Á  un  gentilhomme.
J'Êcrirai dÉs  aujourd'hui une  lettre au directeur de l'AcadÊmie royale, et
dÉs demain il vous recevra sans rÊtribution  aucune.  Ne  refusez  pas cette
petite  douceur. Nos  gentilshommes  les  mieux  nÊs et  les plus riches  la
sollicitent quelquefois, sans pouvoir  l'obtenir. Vous  apprendrez le manÉge
du cheval,  l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et
de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire oÝ vous en Ëtes et si
je puis faire quelque chose pour vous. "
     D'Artagnan,  tout  Êtranger  qu'il  fÙt  encore  aux  faÚons  de  cour,
s'aperÚut de la froideur de cet accueil.
     "  HÊlas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation
que mon pÉre m'avait remise pour vous me fait dÊfaut aujourd'hui !
     -- En effet,  rÊpondit  M.  de  TrÊville,  je  m'Êtonne  que vous  ayez
entrepris  un  aussi  long  voyage  sans  ce  viatique  obligÊ, notre  seule
ressource Á nous autres BÊarnais.
     -- Je  l'avais,  Monsieur,  et,  Dieu  merci,  en  bonne forme, s'Êcria
d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement dÊrobÊ. "
     Et il raconta toute la scÉne de Meung, dÊpeignit le gentilhomme inconnu
dans  ses  moindres  dÊtails, le  tout  avec  une  chaleur,  une vÊritÊ  qui
charmÉrent M. de TrÊville.
     "  VoilÁ qui est Êtrange, dit ce dernier  en mÊditant ; vous aviez donc
parlÊ de moi tout haut ?
     -- Oui, Monsieur,  sans  doute  j'avais commis cette  imprudence  ; que
voulez-vous, un  nom comme  le vÆtre devait me servir de bouclier en route :
jugez si je me suis mis souvent Á couvert ! "
     La  flatterie  Êtait  fort  de mise  alors,  et M.  de  TrÊville aimait
l'encens comme  un roi ou comme un cardinal. Il  ne  put donc  s'empËcher de
sourire avec une visible  satisfaction, mais ce sourire s'effaÚa bientÆt, et
revenant de lui-mËme Á l'aventure de Meung :
     " Dites-moi, continua-t-il, ce  gentilhomme  n'avait-il pas  une lÊgÉre
cicatrice Á la tempe ?
     -- Oui, comme le ferait l'Êraflure d'une balle.
     -- N'Êtait-ce pas un homme de belle mine ?
     -- Oui.
     -- De haute taille ?
     -- Oui.
     -- P×le de teint et brun de poil ?
     --  Oui,  oui, c'est  cela. Comment  se  fait-il,  Monsieur,  que  vous
connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai,
je vous le jure, fÙt-ce en enfer...
     -- Il attendait une femme ? continua TrÊville.
     --  Il est du moins parti aprÉs avoir causÊ un instant avec celle qu'il
attendait.
     -- Vous ne savez pas quel Êtait le sujet de leur conversation ?
     -- Il lui remettait une boÏte, lui disait que cette boÏte contenait ses
instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'Á Londres.
     -- Cette femme Êtait Anglaise ?
     -- Il l'appelait Milady.
     -- C'est lui ! murmura TrÊville, c'est  lui  ! je le croyais  encore  Á
Bruxelles !
     -- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'Êcria d'Artagnan,
indiquez-moi qui il est  et d'oÝ il est, puis je vous  tiens quitte de tout,
mËme de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant
toute chose je veux me venger.
     --  Gardez-vous-en bien, jeune homme,  s'Êcria TrÊville  ; si  vous  le
voyez venir, au contraire, d'un cÆtÊ de la  rue, passez de l'autre ! Ne vous
heurtez pas Á un pareil rocher : il vous briserait comme un verre.
     -- Cela n'empËche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve...
     -- En attendant,  reprit  TrÊville, ne  le  cherchez  pas, si  j'ai  un
conseil Á vous donner. "
     Tout Á coup TrÊville s'arrËta, frappÊ d'un  soupÚon subit. Cette grande
haine  que manifestait si hautement le  jeune voyageur pour  cet homme, qui,
chose assez peu vraisemblable, lui avait dÊrobÊ la lettre de son pÉre, cette
haine ne  cachait-elle pas quelque perfidie ?  ce jeune homme n'Êtait-il pas
envoyÊ  par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque  piÉge ?
ce prÊtendu  d'Artagnan  n'Êtait-il  pas  un  Êmissaire  du  cardinal  qu'on
cherchait Á introduire dans sa maison, et qu'on avait placÊ prÉs de lui pour
surprendre sa  confiance et  pour le  perdre plus tard,  comme  cela s'Êtait
mille fois  pratiquÊ  ?  Il regarda  d'Artagnan plus fixement  encore  cette
seconde fois que  la  premiÉre. Il fut mÊdiocrement rassurÊ par l'aspect  de
cette physionomie pÊtillante d'esprit astucieux et d'humilitÊ affectÊe.
     " Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'Ëtre aussi
bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, Êprouvons-le. "
     " Mon ami, lui dit-il  lentement, je  veux, comme au fils de mon ancien
ami, car je tiens pour  vraie  l'histoire de cette  lettre  perdue, je veux,
dis-  je, pour rÊparer la froideur que vous  avez d'abord remarquÊe dans mon
accueil,  vous  dÊcouvrir  les  secrets  de notre  politique. Le  roi et  le
cardinal sont les meilleurs amis ; leurs  apparents dÊmËlÊs ne sont que pour
tromper les sots. Je ne prÊtends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un
brave garÚon, fait  pour avancer, soit la dupe  de toutes ces  feintises  et
donne comme un niais  dans le panneau, Á la suite de  tant d'autres  qui s'y
sont  perdus.  Songez  bien   que  je  suis  dÊvouÊ  Á   ces   deux  maÏtres
tout-puissants, et que jamais mes dÊmarches sÊrieuses n'auront  d'autre  but
que le  service du  roi et celui  de M. le  cardinal, un des  plus illustres
gÊnies  que  la  France  ait  produits. Maintenant, jeune homme, rÊglez-vous
lÁ-dessus, et  si vous avez,  soit  de  famille,  soit  par relations,  soit
d'instinct  mËme, quelqu'une de  ces inimitiÊs contre le cardinal telles que
nous  les  voyons  Êclater  chez  les  gentilshommes,  dites-moi  adieu,  et
quittons-nous. Je  vous  aiderai  en  mille  circonstances, mais  sans  vous
attacher  Á ma personne. J'espÉre  que  ma franchise, en tout cas, vous fera
mon ami ; car vous Ëtes  jusqu'Á prÊsent  le seul  jeune homme Á  qui  j'aie
parlÊ comme je le fais. "
     TrÊville se disait Á part lui :
     " Si le  cardinal  m'a dÊpËchÊ  ce jeune  renard, il  n'aura certes pas
manquÊ, lui qui sait Á quel point je  l'exÉcre, de dire Á son  espion que le
meilleur moyen  de me faire la cour  est de me dire pis que  pendre de lui ;
aussi, malgrÊ  mes protestations, le rusÊ  compÉre va-t-il  me rÊpondre bien
certainement qu'il a l'Eminence en horreur. "
     Il  en fut  tout autrement  que  s'y  attendait TrÊville  ;  d'Artagnan
rÊpondit avec la plus grande simplicitÊ :
     " Monsieur, j'arrive Á Paris avec des intentions toutes semblables. Mon
pÉre m'a recommandÊ de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et  de
vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. "
     D'Artagnan ajoutait M.  de TrÊville aux deux autres, comme on peut s'en
apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien g×ter.
     "  J'ai  donc  la  plus  grande  vÊnÊration   pour   M.   le  cardinal,
continua-t-il,  et le plus  profond respect pour ses actes. Tant mieux  pour
moi, Monsieur, si vous  me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car
alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goÙt ; mais si
vous avez  eu quelque dÊfiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me
perds  en disant  la vÊritÊ ;  mais, tant pis, vous ne laisserez  pas que de
m'estimer, et c'est Á quoi je tiens plus qu'Á toute chose au monde. "
     M. de TrÊville fut surpris au  dernier point. Tant de pÊnÊtration, tant
de  franchise  enfin,  lui  causait  de l'admiration,  mais  ne  levait  pas
entiÉrement  ses doutes :  plus ce  jeune homme  Êtait supÊrieur aux  autres
jeunes  gens, plus il Êtait Á redouter s'il  se trompait. NÊanmoins il serra
la main Á d'Artagnan, et lui dit :
     " Vous Ëtes un honnËte garÚon, mais dans ce moment je ne puis faire que
ce  que  je vous  ai offert  tout Á l'heure.  Mon  hÆtel vous sera  toujours
ouvert.  Plus  tard, pouvant me demander  Á  toute  heure et par  consÊquent
saisir  toutes  les occasions,  vous obtiendrez  probablement  ce  que  vous
dÊsirez obtenir.
     --  C'est-Á-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je
m'en  sois rendu digne.  Eh  bien, soyez  tranquille,  ajouta-t-il  avec  la
familiaritÊ du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. "
     Et il salua pour se retirer, comme si dÊsormais le reste le regardait.
     " Mais  attendez donc, dit M.  de TrÊville  en  l'arrËtant,  je vous ai
promis une lettre pour le directeur  de l'AcadÊmie. Etes-vous trop fier pour
l'accepter, mon jeune gentilhomme ?
     -- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous  rÊponds qu'il n'en sera pas
de  celle-ci comme  de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera,  je
vous  le  jure,  Á  son  adresse,  et malheur Á  celui  qui  tenterait de me
l'enlever ! "
     M.  de TrÊville  sourit Á cette  fanfaronnade,  et,  laissant son jeune
compatriote dans l'embrasure de  la fenËtre oÝ  ils se trouvaient  et oÝ ils
avaient causÊ ensemble, il  alla s'asseoir Á une table et se mit Á Êcrire la
lettre  de  recommandation  promise.  Pendant  ce  temps,  d'Artagnan, : qui
n'avait rien  de  mieux  Á  faire, se  mit Á battre  une  marche contre  les
carreaux, regardant les mousquetaires  qui  s'en allaient les  uns aprÉs les
autres,  et les suivant  du regard  jusqu'Á  ce qu'ils  eussent  disparu  au
tournant de la rue.
     M. de TrÊville, aprÉs avoir Êcrit la lettre,  la cacheta et, se levant,
s'approcha du  jeune  homme  pour  la  lui donner  ; mais  au moment mËme oÝ
d'Artagnan Êtendait la main pour la recevoir, M. de TrÊville fut bien ÊtonnÊ
de voir son protÊgÊ faire un soubresaut, rougir de colÉre et  s'Êlancer hors
du cabinet en criant :
     " Ah ! sangdieu ! il ne m'Êchappera pas, cette fois.
     -- Et qui cela ? demanda M. de TrÊville.
     -- Lui, mon voleur ! rÊpondit d'Artagnan. Ah ! traÏtre ! "
     Et il disparut.
     " Diable de fou ! murmura M. de  TrÊville. A moins toutefois, ajouta-t-
il,  que ce ne  soit une maniÉre adroite de s'esquiver, en  voyant  qu'il  a
manquÊ son coup. "







     D'Artagnan,  furieux,  avait traversÊ  l'antichambre en  trois bonds et
s'ÊlanÚait sur l'escalier, dont  il comptait  descendre les degrÊs  quatre Á
quatre, lorsque, emportÊ par sa course, il alla donner tËte baissÊe dans  un
mousquetaire qui sortait de chez M. de TrÊville par une porte de dÊgagement,
et, le heurtant du front Á l'Êpaule,  lui  fit  pousser un cri  ou plutÆt un
hurlement.
     "  Excusez-moi,  dit  d'Artagnan,  essayant  de  reprendre  sa  course,
excusez-moi, mais je suis pressÊ. "
     A  peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le
saisit par son Êcharpe et l'arrËta.
     " Vous Ëtes pressÊ ! s'Êcria  le mousquetaire,  p×le comme un linceul ;
sous ce  prÊtexte,  vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " ,  et vous
croyez  que  cela  suffit ? Pas tout Á fait, mon  jeune homme.  Croyez-vous,
parce que vous avez entendu M. de  TrÊville nous parler un peu cavaliÉrement
aujourd'hui,  que   l'on   peut  nous  traiter   comme   il  nous  parle   ?
DÊtrompez-vous, compagnon, vous n'Ëtes pas M. de TrÊville, vous.
     -- Ma foi, rÊpliqua  d'Artagnan, qui reconnut Athos,  lequel, aprÉs  le
pansement opÊrÊ par  le docteur,  regagnait son appartement, ma foi,  je  ne
l'ai pas fait  exprÉs, j'ai dit  : " Excusez-moi. "  Il  me semble  donc que
c'est assez. Je  vous rÊpÉte cependant, et  cette fois c'est trop peut-Ëtre,
parole  d'honneur ! je  suis  pressÊ, trÉs pressÊ.  L×chez-moi donc, je vous
prie, et laissez-moi aller oÝ j'ai affaire.
     -- Monsieur, dit Athos en le l×chant, vous n'Ëtes pas poli. On voit que
vous venez de loin. "
     D'Artagnan  avait  dÊjÁ enjambÊ  trois  ou  quatre degrÊs,  mais  Á  la
remarque d'Athos il s'arrËta court.
     " Morbleu,  Monsieur ! dit-il, de  si loin que je vienne, ce n'est  pas
vous qui me donnerez une leÚon de belles maniÉres, je vous prÊviens.
     -- Peut-Ëtre, dit Athos.
     -- Ah ! si  je n'Êtais pas si  pressÊ, s'Êcria d'Artagnan, et si  je ne
courais pas aprÉs quelqu'un...
     --  Monsieur  l'homme  pressÊ,  vous  me trouverez  sans  courir,  moi,
entendez-vous ?
     -- Et oÝ cela, s'il vous plaÏt ?
     -- PrÉs des Carmes-Deschaux.
     -- A quelle heure ?
     -- Vers midi.
     -- Vers midi, c'est bien, j'y serai.
     --  T×chez de  ne pas me faire attendre,  car Á midi  un quart  je vous
prÊviens que c'est moi  qui courrai aprÉs vous et vous couperai les oreilles
Á la course.
     -- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera Á midi moins dix minutes. "
     Et  il  se  mit  Á courir  comme  si  le  diable l'emportait,  espÊrant
retrouver  encore son  inconnu,  que son pas tranquille  ne devait pas avoir
conduit bien loin.
     Mais, Á la porte de la  rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes.
Entre les deux causeurs,  il y  avait juste l'espace  d'un homme. D'Artagnan
crut que cet espace lui suffirait, et  il  s'ÊlanÚa  pour passer  comme  une
flÉche  entre eux deux. Mais d'Artagnan avait comptÊ sans le  vent. Comme il
allait passer, le vent s'engouffra  dans  le long  manteau  de  Porthos,  et
d'Artagnan vint donner droit dans  le manteau. Sans doute, Porthos avait des
raisons de ne pas abandonner cette  partie essentielle de son vËtement, car,
au lieu de  laisser aller le pan qu'il  tenait, il tira  Á lui, de sorte que
d'Artagnan  s'enroula  dans   le  velours  par  un  mouvement   de  rotation
qu'explique la rÊsistance de l'obstinÊ Porthos.
     D'Artagnan,  entendant jurer le mousquetaire, voulut  sortir de dessous
le manteau qui l'aveuglait, et chercha  son chemin dans le pli. Il redoutait
surtout  d'avoir portÊ  atteinte  Á la fraÏcheur du magnifique  baudrier que
nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez
collÊ  entre les deux Êpaules de  Porthos, c'est- Á-dire  prÊcisÊment sur le
baudrier.
     HÊlas ! comme  la plupart  des choses de ce monde qui  n'ont pour elles
que l'apparence,  le baudrier  Êtait  d'or  par-devant et  de  simple buffle
par-derriÉre. Porthos,  en vrai  glorieux qu'il  Êtait, ne  pouvant avoir un
baudrier d'or  tout entier, en avait au moins la moitiÊ : on comprenait  dÉs
lors la nÊcessitÊ du rhume et l'urgence du manteau.
     " Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se dÊbarrasser
de  d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous Ëtes donc enragÊ de vous
jeter comme cela sur les gens !
     -- Excusez-moi,  dit d'Artagnan reparaissant sous  l'Êpaule  du  gÊant,
mais je suis trÉs pressÊ, je cours aprÉs quelqu'un, et...
     --  Est-ce que vous oubliez  vos  yeux  quand vous courez, par hasard ?
demanda Porthos.
     -- Non, rÊpondit  d'Artagnan piquÊ,  non,  et gr×ce Á  mes yeux je vois
mËme ce que ne voient pas les autres. "
     Porthos comprit ou ne  comprit  pas,  toujours est-il que,  se laissant
aller Á sa colÉre :
     "  Monsieur, dit-il, vous vous ferez Êtriller, je vous en  prÊviens, si
vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
     -- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur.
     --  C'est celui qui convient Á un homme habituÊ  Á regarder en face ses
ennemis.
     -- Ah ! pardieu  ! je  sais  bien que vous ne  tournez  pas le dos  aux
vÆtres, vous. "
     Et  le jeune homme, enchantÊ de  son espiÉglerie, s'Êloigna  en riant Á
gorge dÊployÊe.
     Porthos Êcuma de  rage  et  fit  un mouvement  pour se  prÊcipiter  sur
d'Artagnan.
     "  Plus  tard,  plus tard, lui cria  celui-ci, quand vous  n'aurez plus
votre manteau.
     -- A une heure donc, derriÉre le Luxembourg.
     --  TrÉs bien, Á une heure " , rÊpondit d'Artagnan en tournant  l'angle
de la rue.
     Mais ni  dans  la  rue qu'il venait de parcourir,  ni dans celle  qu'il
embrassait  maintenant du  regard,  il ne vit personne. Si  doucement qu'eÙt
marchÊ l'inconnu, il avait gagnÊ  du chemin ; peut-Ëtre aussi Êtait-il entrÊ
dans  quelque  maison.  D'Artagnan  s'informa  de  lui  Á  tous  ceux  qu'il
rencontra,  descendit  jusqu'au  bac,  remonta  par la  rue  de Seine  et la
Croix-Rouge  ; mais rien, absolument rien.  Cependant cette  course  lui fut
profitable en ce sens qu'Á mesure que la sueur inondait son front, son coeur
se refroidissait.
     Il  se mit  alors Á  rÊflÊchir sur  les ÊvÊnements qui venaient  de  se
passer ; ils Êtaient nombreux et nÊfastes : il  Êtait onze heures du matin Á
peine, et dÊjÁ  la matinÊe lui avait apportÊ la disgr×ce  de M. de TrÊville,
qui ne  pouvait manquer de trouver un peu cavaliÉre la faÚon dont d'Artagnan
l'avait quittÊ.
     En outre, il avait ramassÊ deux bons duels avec deux hommes capables de
tuer chacun trois  d'Artagnan, avec  deux  mousquetaires enfin, c'est-Á-dire
avec deux  de  ces  Ëtres qu'il estimait  si fort qu'il les mettait, dans sa
pensÊe et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes.
     La conjecture Êtait triste. SÙr d'Ëtre tuÊ par  Athos, on comprend  que
le jeune  homme ne  s'inquiÊtait pas  beaucoup de Porthos.  Pourtant,  comme
l'espÊrance est  la derniÉre chose qui s'Êteint dans le coeur de l'homme, il
en arriva Á espÊrer  qu'il pourrait survivre, avec  des blessures terribles,
bien entendu,  Á  ces deux  duels, et, en cas de survivance,  il se fit pour
l'avenir les rÊprimandes suivantes :
     " Quel ÊcervelÊ je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux
Athos  Êtait  blessÊ  juste Á l'Êpaule contre  laquelle  je m'en vais,  moi,
donner de la tËte comme un bÊlier.  La seule chose qui m'Êtonne, c'est qu'il
ne m'ait pas tuÊ roide ; il  en avait le droit, et la douleur que je lui  ai
causÊe  a dÙ Ëtre atroce. Quant  Á  Porthos ! Oh ! quant  Á Porthos, ma foi,
c'est plus drÆle. "
     Et malgrÊ lui le jeune homme se mit Á rire, tout en regardant nÊanmoins
si  ce  rire isolÊ, et sans cause  aux  yeux de ceux  qui  le voyaient rire,
n'allait pas blesser quelque passant.
     " Quant Á  Porthos, c'est plus drÆle ;  mais je n'en  suis pas moins un
misÊrable Êtourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare !  non  !
et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il
m'eÙt pardonnÊ  bien certainement ; il m'eÙt pardonnÊ si je  n'eusse pas ÊtÊ
lui parler  de  ce  maudit  baudrier, Á  mots couverts,  c'est vrai  ;  oui,
couverts  joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je  ferais de  l'esprit
dans la poËle Á frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant
Á lui-mËme avec toute l'amÊnitÊ qu'il croyait se devoir, si tu en rÊchappes,
ce  qui  n'est  pas probable,  il s'agit d'Ëtre Á  l'avenir d'une  politesse
parfaite. DÊsormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modÉle. Etre
prÊvenant et poli, ce n'est pas Ëtre l×che. Regardez plutÆt Aramis : Aramis,
c'est la  douceur, c'est  la gr×ce  en  personne. Eh bien, personne s'est-il
jamais avisÊ de dire qu'Aramis Êtait un l×che ? Non, bien  certainement,  et
dÊsormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.
"
     D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, Êtait arrivÊ Á quelques
pas  de l'hÆtel  d'Aiguillon, et devant  cet  hÆtel il  avait  aperÚu Aramis
causant  gaiement  avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son  cÆtÊ,
Aramis aperÚut  d'Artagnan ;  mais  comme  il  n'oubliait point que  c'Êtait
devant ce jeune homme que M. de  TrÊville s'Êtait si fort emportÊ le  matin,
et  qu'un tÊmoin  des reproches que  les mousquetaires avaient reÚus ne  lui
Êtait  d'aucune  faÚon  agrÊable,  il  fit  semblant  de  ne  pas  le  voir.
D'Artagnan,  tout  entier au  contraire  Á ses plans  de conciliation  et de
courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut
accompagnÊ du plus gracieux sourire. Aramis inclina lÊgÉrement la tËte, mais
ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent Á l'instant mËme leur
conversation.
     D'Artagnan n'Êtait pas  assez  niais pour  ne point  s'apercevoir qu'il
Êtait  de  trop ; mais  il n'Êtait pas encore assez rompu aux faÚons du beau
monde  pour  se  tirer  galamment  d'une  situation fausse  comme l'est,  en
gÊnÊral, celle d'un homme qui est venu  se mËler Á des gens qu'il connaÏt  Á
peine et Á une conversation qui  ne le regarde  pas.  Il cherchait  donc  en
lui-mËme  un  moyen  de  faire sa  retraite  le  moins  gauchement possible,
lorsqu'il  remarqua qu'Aramis  avait  laissÊ  tomber son  mouchoir  et,  par
mÊgarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivÊ de
rÊparer son inconvenance : il se baissa, et  de l'air le plus gracieux qu'il
pÙt  trouver,  il  tira  le  mouchoir  de  dessous le  pied du mousquetaire,
quelques  efforts que celui-ci  fÏt pour le retenir, et lui dit  en  le  lui
remettant :
     " Je  crois, Monsieur,  que voici un mouchoir que vous seriez f×chÊ  de
perdre. "
     Le mouchoir Êtait en effet richement  brodÊ et  portait une couronne et
des armes Á l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutÆt
qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.
     " Ah ! Ah ! s'Êcria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que
tu es  mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance
de te prËter ses mouchoirs ? "
     Aramis lanÚa Á d'Artagnan un  de  ces regards qui font comprendre  Á un
homme qu'il  vient de s'acquÊrir un  ennemi mortel ; puis, reprenant son air
doucereux :
     " Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas Á moi, et
je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutÆt qu'Á
l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma
poche. "
     A  ces mots, il tira son propre mouchoir,  mouchoir fort ÊlÊgant aussi,
et  de fine  batiste,  quoique  la batiste  fÙt  chÉre Á  cette Êpoque, mais
mouchoir  sans broderie, sans armes et ornÊ d'un seul chiffre,  celui de son
propriÊtaire.
     Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il  avait reconnu sa bÊvue ;
mais les amis d'Aramis ne se laissÉrent pas convaincre par ses  dÊnÊgations,
et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sÊrieux affectÊ :
     " Si cela Êtait, dit-il, ainsi que tu le prÊtends, je serais forcÊ, mon
cher Aramis, de  te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de
mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophÊe des effets de sa femme.
     -- Tu demandes  cela  mal, rÊpondit Aramis, et tout en reconnaissant la
justesse de ta rÊclamation quant au fond, je refuserais Á cause de la forme.
     --  Le fait est,  hasarda  timidement d'Artagnan,  que je  n'ai  pas vu
sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied  dessus, voilÁ
tout, et j'ai pensÊ que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir Êtait Á
lui.
     -- Et vous vous Ëtes trompÊ, mon  cher Monsieur " , rÊpondit froidement
Aramis, peu sensible Á la rÊparation.
     Puis,  se retournant vers celui des gardes qui s'Êtait dÊclarÊ l'ami de
Bois-Tracy :
     "  D'ailleurs,  continua-t-il,  je  rÊflÊchis,   mon  cher  intime   de
Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'Ëtre toi-mËme
; de  sorte qu'Á la  rigueur  ce mouchoir peut aussi bien  Ëtre sorti de  ta
poche que de la mienne.
     -- Non, sur mon honneur ! s'Êcria le garde de Sa MajestÊ.
     --  Tu vas jurer sur ton honneur  et moi sur ma  parole, et  alors il y
aura Êvidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran,
prenons-en chacun la moitiÊ.
     -- Du mouchoir ?
     -- Oui.
     -- Parfaitement, s'ÊcriÉrent les deux autres gardes, le jugement du roi
Salomon. DÊcidÊment, Aramis, tu es plein de sagesse. "
     Les  jeunes  gens  ÊclatÉrent  de rire,  et  comme  on  le  pense bien,
l'affaire n'eut pas  d'autre suite.  Au bout  d'un instant, la  conversation
cessa,  et les trois gardes et  le mousquetaire,  aprÉs  s'Ëtre cordialement
serrÊ la main, tirÉrent, les trois gardes de leur cÆtÊ et Aramis du sien.
     " VoilÁ le moment de  faire ma paix avec ce galant homme  " , se dit  Á
part lui d'Artagnan,  qui  s'Êtait  tenu un peu  Á l'Êcart pendant toute  la
derniÉre  partie  de cette  conversation.  Et,  sur  ce  bon  sentiment,  se
rapprochant d'Aramis, qui s'Êloignait sans faire autrement attention Á lui :
     " Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espÉre.
     -- Ah  !  Monsieur,  interrompit  Aramis,  permettez-moi de vous  faire
observer que  vous n'avez  point agi en cette  circonstance  comme un galant
homme le devait faire.
     -- Quoi, Monsieur ! s'Êcria d'Artagnan, vous supposez...
     -- Je suppose, Monsieur, que  vous n'Ëtes pas un sot, et que vous savez
bien, quoique arrivant de Gascogne,  qu'on ne marche pas sans cause sur  les
mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavÊ en batiste.
     -- Monsieur, vous avez tort de chercher  Á m'humilier,  dit d'Artagnan,
chez  qui le  naturel  querelleur commenÚait  Á  parler  plus  haut  que les
rÊsolutions pacifiques. Je suis  de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le
savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants
; de sorte  que, lorsqu'ils se sont excusÊs une fois, fÙt-ce d'une  sottise,
ils  sont  convaincus  qu'ils ont dÊjÁ fait moitiÊ plus qu'ils  ne  devaient
faire.
     -- Monsieur, ce  que je vous en dis, rÊpondit  Aramis, n'est point pour
vous  chercher une querelle. Dieu  merci !  je ne suis pas un  spadassin, et
n'Êtant mousquetaire  que par intÊrim, je ne  me  bats que lorsque j'y  suis
forcÊ,  et toujours  avec une grande rÊpugnance ; mais cette  fois l'affaire
est grave, car voici une dame compromise par vous.
     -- Par nous, c'est-Á-dire, s'Êcria d'Artagnan.
     -- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ?
     -- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ?
     -- J'ai dit et je rÊpÉte, Monsieur,  que ce mouchoir  n'est point sorti
de ma poche.
     -- Eh bien, vous  en avez menti  deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu
sortir, moi !
     --  Ah ! vous le prenez sur  ce ton, Monsieur le Gascon !  eh bien,  je
vous apprendrai Á vivre.
     -- Et moi je vous  renverrai Á votre messe, Monsieur l'abbÊ ! DÊgainez,
s'il vous plaÏt, et Á l'instant mËme.
     -- Non pas, s'il vous  plaÏt, mon bel  ami ; non, pas ici, du moins. Ne
voyez-vous pas  que nous sommes en face de l'hÆtel  d'Aiguillon,  lequel est
plein de crÊatures du  cardinal ? Qui me dit que ce n'est  pas  Son Eminence
qui vous a chargÊ de lui procurer ma  tËte ? Or j'y tiens ridiculement, Á ma
tËte, attendu  qu'elle me semble aller assez  correctement Á mes Êpaules. Je
veux donc vous  tuer, soyez tranquille,  mais vous tuer tout doucement, dans
un endroit clos et couvert, lÁ oÝ vous ne puissiez vous vanter de votre mort
Á personne.
     --  Je le veux bien,  mais  ne  vous  y  fiez  pas, et  emportez  votre
mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-Ëtre aurez-vous l'occasion de
vous en servir.
     -- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
     -- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ?
     --  La   prudence,  Monsieur,   est  une   vertu   assez  inutile   aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je
ne suis mousquetaire  que provisoirement, je tiens  Á rester prudent. A deux
heures,  j'aurai  l'honneur de vous attendre Á l'hÆtel de M. de TrÊville. LÁ
je vous indiquerai les bons endroits. "
     Les deux jeunes gens  se  saluÉrent, puis Aramis s'Êloigna en remontant
la  rue qui remontait  au Luxembourg,  tandis  que  d'Artagnan,  voyant  que
l'heure s'avanÚait, prenait le  chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant Á
part soi :
     " DÊcidÊment, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tuÊ,
je serai tuÊ par un mousquetaire. "







     D'Artagnan ne  connaissait personne  Á Paris. Il  alla  donc au rendez-
vous d'Athos sans amener de second, rÊsolu de se contenter de ceux qu'aurait
choisis son adversaire. D'ailleurs son  intention Êtait formelle de faire au
brave  mousquetaire toutes les  excuses  convenables,  mais  sans faiblesse,
craignant qu'il ne rÊsult×t de  ce duel ce qui rÊsulte  toujours de f×cheux,
dans une  affaire  de ce  genre, quand un  homme  jeune et vigoureux se  bat
contre un adversaire blessÊ  et affaibli : vaincu, il double le triomphe  de
son  antagoniste  ;  vainqueur,  il est  accusÊ  de  forfaiture et de facile
audace.
     Au reste, ou  nous  avons mal  exposÊ  le caractÉre de  notre chercheur
d'aventures,  ou notre  lecteur a dÊjÁ  dÙ remarquer  que d'Artagnan n'Êtait
point un homme ordinaire. Aussi, tout en se rÊpÊtant Á lui- mËme que sa mort
Êtait inÊvitable, il ne se rÊsigna point Á mourir  tout doucettement,  comme
un autre moins courageux et moins modÊrÊ que  lui eÙt  fait  Á  sa place. Il
rÊflÊchit  aux diffÊrents  caractÉres  de ceux  avec  lesquels  il allait se
battre, et commenÚa Á  voir plus clair dans sa situation. Il espÊrait, gr×ce
aux excuses loyales qu'il lui rÊservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air
grand  seigneur  et la mine austÉre lui agrÊaient fort.  Il se  flattait  de
faire  peur  Á  Porthos  avec  l'aventure du baudrier,  qu'il  pouvait, s'il
n'Êtait  pas  tuÊ sur le coup, raconter Á tout le  monde, rÊcit  qui, poussÊ
adroitement Á l'effet, devait  couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au
sournois  Aramis, il n'en avait pas trÉs grand-peur,  et en supposant  qu'il
arriv×t jusqu'Á lui,  il se chargeait de l'expÊdier bel et bien, ou du moins
en le frappant au visage, comme CÊsar avait recommandÊ  de faire aux soldats
de PompÊe, d'endommager Á tout jamais cette beautÊ dont il Êtait si fier.
     Ensuite il y  avait chez d'Artagnan ce fonds inÊbranlable de rÊsolution
qu'avaient dÊposÊ dans  son coeur les conseils de son pÉre, conseils dont la
substance Êtait : " Ne  rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et
de M. de TrÊville. " Il vola donc plutÆt qu'il ne marcha vers le couvent des
Carmes DÊchaussÊs, ou plutÆt Deschaux, comme on disait Á cette Êpoque, sorte
de   b×timent  sans   fenËtres,   bordÊ   de  prÊs  arides,   succursale  du
PrÊ-aux-Clercs,  et  qui  servait  d'ordinaire aux rencontres  des  gens qui
n'avaient pas de temps Á perdre.
     Lorsque d'Artagnan arriva  en vue du petit terrain vague qui s'Êtendait
au pied  de ce monastÉre,  Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et
midi  sonnait.  Il  Êtait  donc  ponctuel  comme la Samaritaine,  et le plus
rigoureux casuiste Á l'Êgard des duels n'avait rien Á dire.
     Athos, qui souffrait  toujours cruellement de sa  blessure, quoiqu'elle
eÙt ÊtÊ pansÊe Á neuf par le chirurgien de M. de TrÊville, s'Êtait assis sur
une borne  et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet
air digne  qui ne l'abandonnaient  jamais.  A  l'aspect de d'Artagnan, il se
leva et fit poliment  quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de  son cÆtÊ,
n'aborda  son adversaire  que  le chapeau Á la  main  et sa  plume  traÏnant
jusqu'Á terre.
     "  Monsieur,  dit Athos, j'ai  fait prÊvenir  deux de  mes amis  qui me
serviront  de seconds, mais ces deux amis ne sont  point  encore arrivÊs. Je
m'Êtonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude.
     -- Je n'ai  pas de seconds,  moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car  arrivÊ
d'hier seulement Á Paris, je n'y connais encore personne que M. de TrÊville,
auquel  j'ai ÊtÊ recommandÊ par  mon pÉre qui a l'honneur d'Ëtre quelque peu
de ses amis. "
     Athos rÊflÊchit un instant.
     " Vous ne connaissez que M. de TrÊville ? demanda-t-il.
     -- Oui, Monsieur, je ne connais que lui.
     -- Ah ÚÁ, mais... , continua Athos parlant  moitiÊ Á lui-mËme, moitiÊ Á
d'Artagnan, ah... ÚÁ,  mais si  je  vous  tue,  j'aurai  l'air d'un  mangeur
d'enfants, moi !
     --  Pas  trop,  Monsieur,  rÊpondit d'Artagnan  avec  un  salut qui  ne
manquait pas  de dignitÊ ;  pas  trop, puisque vous  me faites  l'honneur de
tirer  l'ÊpÊe  contre  moi  avec  une  blessure  dont  vous devez  Ëtre fort
incommodÊ.
     -- TrÉs incommodÊ, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable,
je dois  le dire  ; mais je prendrai  la main  gauche, c'est mon habitude en
pareille circonstance. Ne croyez  donc pas  que je vous fasse une  gr×ce, je
tire proprement des deux mains ; et il  y aura mËme  dÊsavantage pour vous :
un  gaucher  est  trÉs gËnant pour les gens  qui  ne  sont  pas prÊvenus. Je
regrette de ne pas vous avoir fait part plus tÆt de cette circonstance.
     -- Vous  Ëtes vraiment,  Monsieur,  dit  d'Artagnan  en s'inclinant  de
nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.
     -- Vous me rendez confus, rÊpondit Athos avec  son air de gentilhomme ;
causons  donc  d'autre chose, je  vous prie, Á moins que  cela ne  vous soit
dÊsagrÊable. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'Êpaule me brÙle.
     -- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timiditÊ.
     -- Quoi, Monsieur ?
     -- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui  me  vient
de ma mÉre, et dont j'ai fait l'Êpreuve sur moi-mËme.
     -- Eh bien ?
     --  Eh  bien,  je  suis  sÙr qu'en moins de  trois jours ce  baume vous
guÊrirait,  et  au bout de trois jours,  quand vous  seriez guÊri : eh bien,
Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'Ëtre votre homme. "
     D'Artagnan dit ces  mots  avec une simplicitÊ qui faisait  honneur Á sa
courtoisie, sans porter aucunement atteinte Á son courage.
     " Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaÏt, non
pas que je l'accepte,  mais  elle sent  son  gentilhomme d'une lieue.  C'est
ainsi que  parlaient  et faisaient  ces preux du temps  de Charlemagne,  sur
lesquels tout cavalier doit chercher Á se modeler. Malheureusement, nous  ne
sommes  plus au  temps  du grand  empereur. Nous sommes  au  temps de  M. le
cardinal,  et  d'ici Á  trois jours on saurait,  si bien gardÊ que  soit  le
secret,  on  saurait,  dis-je,  que  nous   devons  nous  battre,  et   l'on
s'opposerait Á notre  combat. Ah  ÚÁ, mais ! ces  fl×neurs ne viendront donc
pas ?
     -- Si vous Ëtes pressÊ, Monsieur, dit  d'Artagnan  Á Athos avec la mËme
simplicitÊ qu'un instant auparavant il lui avait proposÊ de remettre le duel
Á trois jours,  si vous Ëtes pressÊ et qu'il vous plaise  de m'expÊdier tout
de suite, ne vous gËnez pas, je vous en prie.
     --  VoilÁ  encore un mot qui me plaÏt, dit Athos en faisant un gracieux
signe  de tËte Á d'Artagnan, il n'est point d'un  homme sans cervelle, et il
est  Á  coup  sÙr  d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre
trempe, et je vois que si  nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus
tard  un vrai  plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs,  je
vous prie,  j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un,
je crois. "
     En  effet, au bout de la  rue  de Vaugirard commenÚait Á  apparaÏtre le
gigantesque Porthos.
     " Quoi ! s'Êcria d'Artagnan, votre premier tÊmoin est M. Porthos ?
     -- Oui, cela vous contrarie-t-il ?
     -- Non, aucunement.
     -- Et voici le second. "
     D'Artagnan se retourna du cÆtÊ indiquÊ par Athos, et reconnut Aramis.
     "  Quoi !  s'Êcria-t-il  d'un accent plus ÊtonnÊ que la premiÉre  fois,
votre second tÊmoin est M. Aramis ?
     -- Sans doute,  ne savez-vous  pas qu'on ne  nous voit jamais l'un sans
l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, Á
la cour et Á  la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois insÊparables ?
AprÉs cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau...
     -- De Tarbes, dit d'Artagnan.
     -- Il vous est permis d'ignorer ce dÊtail, dit Athos.
     -- Ma foi, dit  d'Artagnan,  vous Ëtes  bien  nommÊs, Messieurs, et mon
aventure,  si  elle fait quelque bruit, prouvera  du  moins que  votre union
n'est point fondÊe sur les contrastes. "
     Pendant  ce  temps, Porthos s'Êtait rapprochÊ, avait  saluÊ de  la main
Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il Êtait restÊ tout ÊtonnÊ.
     Disons,  en  passant,  qu'il  avait changÊ  de  baudrier et  quittÊ son
manteau.
     " Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ?
     -- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main
d'Artagnan, et en le saluant du mËme geste.
     -- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
     -- Mais Á une heure seulement, rÊpondit d'Artagnan.
     -- Et moi  aussi,  c'est avec Monsieur  que je me bats,  dit Aramis  en
arrivant Á son tour sur le terrain.
     -- Mais Á deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mËme calme.
     -- Mais Á propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.
     --  Ma foi, je ne sais  pas trop, il m'a fait mal Á l'Êpaule ;  et toi,
Porthos ?
     -- Ma foi, je  me  bats parce que  je me bats  " , rÊpondit Porthos  en
rougissant.
     Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lÉvres du
Gascon.
     " Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
     -- Et toi, Aramis ? demanda Athos.
     -- Moi, je me bats pour cause  de thÊologie " , rÊpondit Aramis tout en
faisant signe Á d'Artagnan qu'il le  priait de tenir secrÉte la cause de son
duel.
     Athos vit passer un second sourire sur les lÉvres de d'Artagnan.
     " Vraiment, dit Athos.
     --  Oui,  un point  de saint  Augustin sur lequel  nous  ne sommes  pas
d'accord, dit le Gascon.
     -- DÊcidÊment c'est un homme d'esprit, murmura Athos.
     -- Et maintenant  que vous Ëtes rassemblÊs,  Messieurs, dit d'Artagnan,
permettez-moi de vous faire mes excuses. "
     A  ce  mot d'excuses , un nuage passa sur  le front d'Athos, un sourire
hautain glissa sur les lÉvres de Porthos, et un signe nÊgatif fut la rÊponse
d'Aramis.
     " Vous ne me  comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan  en relevant  sa
tËte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil  qui en dorait les
lignes  fines et hardies : je  vous demande  excuse  dans  le  cas  oÝ je ne
pourrais vous  payer ma dette Á tous trois,  car  M. Athos a  le droit de me
tuer le premier, ce  qui Æte beaucoup de sa valeur Á votre crÊance, Monsieur
Porthos, et  ce  qui  rend la  vÆtre Á peu prÉs nulle,  Monsieur Aramis.  Et
maintenant,  Messieurs,  je  vous  le  rÊpÉte,  excusez-moi,  mais  de  cela
seulement, et en garde ! "
     A ces  mots, du geste  le plus cavalier qui se  puisse voir, d'Artagnan
tira son ÊpÊe.
     Le sang Êtait montÊ Á la tËte  de d'Artagnan, et dans ce moment  il eÙt
tirÊ  son ÊpÊe contre tous  les mousquetaires du royaume, comme il venait de
faire contre Athos, Porthos et Aramis.
     Il  Êtait  midi  et  un  quart.  Le  soleil  Êtait  Á  son  zÊnith,  et
l'emplacement choisi pour Ëtre le thÊ×tre du duel se trouvait exposÊ Á toute
son ardeur.
     " Il fait  trÉs  chaud, dit  Athos en tirant son ÊpÊe  Á son  tour,  et
cependant je ne  saurais Æter mon  pourpoint  ; car, tout  Á l'heure encore,
j'ai senti que ma blessure saignait, et  je craindrais de gËner Monsieur  en
lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tirÊ lui-mËme.
     -- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et  tirÊ  par un autre ou  par
moi, je  vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un
aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous.
     -- Voyons,  voyons, dit Porthos,  assez de  compliments comme cela,  et
songez que nous attendons notre tour.
     -- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez Á dire de pareilles
incongruitÊs, interrompit Aramis. Quant Á moi, je  trouve les choses que ces
Messieurs  se  disent  fort  bien  dites  et tout  Á  fait  dignes  de  deux
gentilshommes.
     -- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde.
     -- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer.
     Mais les  deux rapiÉres avaient Á peine rÊsonnÊ en se touchant,  qu'une
escouade des gardes de Son Eminence, commandÊe par M. de Jussac, se montra Á
l'angle du couvent.
     " Les gardes  du cardinal !  s'ÊcriÉrent Á la fois Porthos  et  Aramis.
L'ÊpÊe au fourreau, Messieurs ! l'ÊpÊe au fourreau ! "
     Mais il  Êtait trop tard. Les deux combattants avaient ÊtÊ vus dans une
pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.
     "  HolÁ ! cria Jussac en s'avanÚant vers eux et  en faisant signe Á ses
hommes d'en faire  autant, holÁ ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les
Êdits, qu'en faisons-nous ?
     --  Vous Ëtes bien gÊnÊreux, Messieurs les  gardes, dit  Athos plein de
rancune,  car Jussac Êtait l'un  des agresseurs de  l'avant-veille.  Si nous
vous voyions  battre, je vous rÊponds, moi, que nous nous garderions bien de
vous en empËcher.  Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir  du  plaisir
sans prendre aucune peine.
     --  Messieurs,  dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous dÊclare
que la chose est impossible. Notre devoir avant tout.  Rengainez  donc, s'il
vous plaÏt, et nous suivez.
     --  Monsieur, dit  Aramis  parodiant  Jussac, ce  serait  avec un grand
plaisir que  nous  obÊirions Á votre gracieuse invitation, si cela dÊpendait
de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de TrÊville nous
l'a dÊfendu. Passez  donc votre  chemin,  c'est ce  que vous avez de mieux Á
faire. "
     Cette raillerie exaspÊra Jussac.
     " Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous dÊsobÊissez.
     -- Ils sont cinq,  dit Athos Á demi-voix, et nous ne sommes que trois ;
nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je  le dÊclare,
je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. "
     Alors  Porthos  et  Aramis  se  rapprochÉrent Á l'instant  les uns  des
autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.
     Ce seul moment suffit Á d'Artagnan pour prendre son parti : c'Êtait  lÁ
un de ces ÊvÊnements  qui dÊcident de la vie d'un homme, c'Êtait un  choix Á
faire  entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persÊvÊrer.
Se battre, c'est-Á-dire dÊsobÊir Á la  loi, c'est-Á-dire  risquer  sa  tËte,
c'est-Á-dire se faire d'un seul  coup  l'ennemi d'un ministre plus  puissant
que  le roi lui-mËme : voilÁ  ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le Á
sa louange, il  n'hÊsita  point une seconde. Se tournant donc vers  Athos et
ses amis :
     "  Messieurs, dit-il,  je reprendrai,  s'il vous plaÏt, quelque chose Á
vos paroles. Vous  avez dit que vous n'Êtiez que trois, mais il me semble, Á
moi, que nous sommes quatre.
     -- Mais vous n'Ëtes pas des nÆtres, dit Porthos.
     -- C'est  vrai,  rÊpondit d'Artagnan ;  je  n'ai pas l'habit, mais j'ai
l'×me.  Mon  coeur  est mousquetaire,  je le sens  bien, Monsieur,  et  cela
m'entraÏne.
     -- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui  sans doute Á ses gestes
et Á l'expression de son visage avait devinÊ le dessein de d'Artagnan.  Vous
pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. "
     D'Artagnan ne bougea point.
     " DÊcidÊment vous Ëtes un joli garÚon, dit Athos en serrant la  main du
jeune homme.
     -- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.
     -- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.
     -- Monsieur est plein de gÊnÊrositÊ " , dit Athos.
     Mais  tous  trois pensaient Á la jeunesse de d'Artagnan  et redoutaient
son inexpÊrience.
     " Nous ne serons  que trois,  dont  un  blessÊ,  plus un enfant, reprit
Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous Êtions quatre hommes.
     -- Oui, mais reculer ! dit Porthos.
     -- C'est difficile " , reprit Athos.
     D'Artagnan comprit leur irrÊsolution.
     "  Messieurs,  essayez-moi  toujours,  dit-il,  et  je  vous  jure  sur
l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes vaincus.
     -- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.
     -- D'Artagnan, Monsieur.
     -- Eh  bien,  Athos, Porthos, Aramis  et d'Artagnan, en  avant  !  cria
Athos.
     -- Eh bien, voyons, Messieurs, vous dÊcidez-vous  Á vous dÊcider ? cria
pour la troisiÉme fois Jussac.
     -- C'est fait, Messieurs, dit Athos.
     -- Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.
     -- Nous  allons  avoir l'honneur  de  vous charger,  rÊpondit Aramis en
levant son chapeau d'une main et tirant son ÊpÊe de l'autre.
     -- Ah ! vous rÊsistez ! s'Êcria Jussac.
     -- Sangdieu ! cela vous Êtonne ? "
     Et  les neuf combattants  se prÊcipitÉrent les  uns sur les autres avec
une furie qui n'excluait pas une certaine mÊthode.
     Athos  prit  un  certain  Cahusac,  favori  du  cardinal  ; Porthos eut
Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.
     Quant Á d'Artagnan, il se trouva lancÊ contre Jussac lui-mËme.
     Le  coeur du jeune Gascon battait Á lui briser  la poitrine, non pas de
peur, Dieu  merci !  il  n'en avait pas l'ombre,  mais  d'Êmulation  ; il se
battait  comme  un  tigre  en  fureur,  tournant  dix  fois  autour  de  son
adversaire, changeant vingt fois  ses gardes et  son  terrain. Jussac Êtait,
comme on  le  disait alors, friand  de  la lame,  et avait  fort  pratiquÊ ;
cependant  il avait toutes  les  peines du  monde Á  se  dÊfendre contre  un
adversaire  qui,  agile et  bondissant, s'Êcartait Á tout moment  des rÉgles
reÚues, attaquant de tous cÆtÊs Á la fois, et  tout cela  en parant en homme
qui a le plus grand respect pour son Êpiderme.
     Enfin cette lutte  finit  par faire perdre  patience  Á Jussac. Furieux
d'Ëtre  tenu  en  Êchec par celui qu'il  avait regardÊ comme  un  enfant, il
s'Êchauffa et commenÚa Á faire  des fautes. D'Artagnan, qui, Á dÊfaut de  la
pratique, avait une profonde thÊorie, redoubla d'agilitÊ. Jussac, voulant en
finir, porta un coup terrible Á son adversaire  en  se fendant Á fond ; mais
celui-ci para  prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un
serpent  sous son  fer,  il lui passa  son ÊpÊe au travers  du corps. Jussac
tomba comme une masse.
     D'Artagnan  jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le champ de
bataille.
     Aramis avait dÊjÁ tuÊ un de ses adversaires ;  mais l'autre le pressait
vivement. Cependant Aramis Êtait  en bonne situation et  pouvait  encore  se
dÊfendre.
     Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourrÊ : Porthos  avait reÚu
un coup d'ÊpÊe au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais
comme ni  l'une ni l'autre des deux  blessures n'Êtait  grave,  ils  ne s'en
escrimaient qu'avec plus d'acharnement.
     Athos, blessÊ de nouveau par Cahusac, p×lissait Á  vue d'oeil,  mais il
ne reculait pas d'une semelle : il  avait seulement changÊ son ÊpÊe de main,
et se battait de la main gauche.
     D'Artagnan,  selon  les lois du duel de  cette Êpoque, pouvait secourir
quelqu'un  ; pendant qu'il  cherchait du regard  celui de ses compagnons qui
avait besoin de son aide, il surprit  un coup d'oeil d'Athos. Ce coup d'oeil
Êtait d'une  Êloquence sublime. Athos serait mort  plutÆt que  d'appeler  au
secours  ;  mais il  pouvait  regarder,  et  du  regard  demander un  appui.
D'Artagnan le devina, fit un bond  terrible et tomba sur le flanc de Cahusac
en criant :
     " A moi, Monsieur le garde, je vous tue ! "
     Cahusac  se retourna  ; il Êtait temps. Athos, que son  extrËme courage
soutenait seul, tomba sur un genou.
     "  Sangdieu ! criait-il  Á  d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je
vous en prie ; j'ai une vieille affaire Á terminer avec lui, quand je  serai
guÊri  et  bien portant. DÊsarmez-le seulement, liez-lui l'ÊpÊe. C'est cela.
Bien ! trÉs bien ! "
     Cette exclamation  Êtait  arrachÊe Á Athos  par l'ÊpÊe  de  Cahusac qui
sautait Á vingt  pas de lui. D'Artagnan  et Cahusac  s'ÊlancÉrent  ensemble,
l'un pour la ressaisir,  l'autre pour  s'en emparer ; mais  d'Artagnan, plus
leste, arriva le premier et mit le pied dessus.
     Cahusac courut Á  celui  des gardes qu'avait tuÊ Aramis, s'empara de sa
rapiÉre,  et voulut  revenir Á d'Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra
Athos, qui,  pendant  cette  pause  d'un  instant  que  lui  avait  procurÊe
d'Artagnan, avait  repris haleine,  et qui, de crainte que d'Artagnan ne lui
tu×t son ennemi, voulait recommencer le combat.
     D'Artagnan comprit  que  ce serait  dÊsobliger Athos que  de  ne pas le
laisser  faire. En effet, quelques  secondes aprÉs, Cahusac  tomba  la gorge
traversÊe d'un coup d'ÊpÊe.
     Au  mËme instant,  Aramis appuyait son ÊpÊe  contre la poitrine de  son
adversaire renversÊ, et le forÚait Á demander merci.
     Restaient  Porthos et  Biscarat. Porthos  faisait  mille fanfaronnades,
demandant  Á Biscarat  quelle heure il pouvait bien Ëtre, et lui faisait ses
compliments sur la compagnie que venait d'obtenir son frÉre dans le rÊgiment
de Navarre  ; mais, tout  en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat Êtait un
de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.
     Cependant il  fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous
les combattants,  blessÊs ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis
et d'Artagnan  entourÉrent Biscarat et  le sommÉrent  de  se rendre. Quoique
seul  contre  tous, et avec un  coup d'ÊpÊe qui  lui traversait  la  cuisse,
Biscarat voulait tenir ;  mais Jussac, qui s'Êtait relevÊ sur son coude, lui
cria de  se rendre. Biscarat Êtait un  Gascon comme d'Artagnan  ;  il fit la
sourde oreille  et se contenta de  rire, et entre deux parades,  trouvant le
temps de dÊsigner, du bout de son ÊpÊe, une place Á terre :
     " Ici, dit-il,  parodiant un verset de la  Bible, ici mourra  Biscarat,
seul de ceux qui sont avec lui.
     -- Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l'ordonne.
     -- Ah !  si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu es
mon brigadier, je dois obÊir. "
     Et, faisant un bond en arriÉre, il cassa son ÊpÊe sur son genou pour ne
pas  la rendre,  en  jeta les morceaux  par-dessus  le mur du couvent  et se
croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.
     La   bravoure  est  toujours  respectÊe,  mËme  dans  un   ennemi.  Les
mousquetaires saluÉrent Biscarat de leurs ÊpÊes et les remirent au fourreau.
D'Artagnan  en fit  autant, puis, aidÊ de  Biscarat,  le  seul qui fÙt restÊ
debout, il  porta sous le porche  du  couvent  Jussac,  Cahusac et celui des
adversaires  d'Aramis  qui  n'Êtait que blessÊ.  Le  quatriÉme,  comme  nous
l'avons  dit, Êtait mort. Puis ils sonnÉrent la cloche, et, emportant quatre
ÊpÊes  sur  cinq,  ils  s'acheminÉrent  ivres de joie vers l'hÆtel  de M. de
TrÊville.  On les voyait entrelacÊs,  tenant toute la largeur de  la rue, et
accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient,  si bien qu'Á la fin  ce
fut une marche triomphale. Le coeur de d'Artagnan nageait dans l'ivresse, il
marchait entre Athos et Porthos en les Êtreignant tendrement.
     "  Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il Á ses nouveaux amis en
franchissant la porte de l'hÆtel de M.  de TrÊville, au moins  me voilÁ reÚu
apprenti, n'est-ce pas ? "







     L'affaire  fit  grand  bruit.  M. de TrÊville gronda beaucoup tout haut
contre ses mousquetaires, et les fÊlicita tout bas ; mais comme il n'y avait
pas de temps Á  perdre pour prÊvenir le roi, M. de TrÊville s'empressa de se
rendre  au Louvre. Il Êtait dÊjÁ trop  tard, le  roi Êtait  enfermÊ avec  le
cardinal, et l'on dit Á M. de TrÊville que le roi travaillait et ne  pouvait
recevoir en ce moment. Le  soir, M. de TrÊville  vint au jeu du roi.  Le roi
gagnait, et  comme  Sa MajestÊ  Êtait fort avare,  elle  Êtait  d'excellente
humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperÚut TrÊville :
     " Venez ici, Monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde  ;
savez-vous  que  Son  Eminence  est  venue me  faire  des  plaintes  sur vos
mousquetaires, et  cela avec une telle Êmotion, que ce  soir Son Eminence en
est malade  ? Ah ÚÁ,  mais ce  sont des diables Á quatre, des gens Á pendre,
que vos mousquetaires !
     -- Non, Sire, rÊpondit TrÊville, qui vit du premier coup d'oeil comment
la  chose  allait  tourner  ; non,  tout au  contraire,  ce sont  de  bonnes
crÊatures,  douces  comme des agneaux,  et qui n'ont  qu'un  dÊsir,  je m'en
ferais garant : c'est que leur ÊpÊe ne sorte du fourreau que pour le service
de Votre  MajestÊ. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal  sont
sans cesse Á leur chercher querelle, et,  pour l'honneur mËme  du corps, les
pauvres jeunes gens sont obligÊs de se dÊfendre.
     -- Ecoutez M. de TrÊville ! dit le roi,  Êcoutez-le !  ne dirait-on pas
qu'il  parle  d'une  communautÊ religieuse !  En vÊritÊ, mon cher capitaine,
j'ai envie de vous Æter votre brevet et de le donner Á Mlle de Chemerault, Á
laquelle  j'ai  promis une  abbaye.  Mais ne pensez pas que je vous  croirai
ainsi sur parole. On m'appelle Louis le Juste, Monsieur de TrÊville, et tout
Á l'heure, tout Á l'heure nous verrons.
     -- Ah  !  c'est  parce  que  je  me fie  Á  cette  justice,  Sire,  que
j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre MajestÊ.
     -- Attendez donc, Monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai
pas longtemps attendre. "
     En  effet, la  chance tournait, et  comme le roi commenÚait Á perdre ce
qu'il avait gagnÊ, il n'Êtait pas f×chÊ de trouver un prÊtexte pour faire --
qu'on nous passe cette expression de joueur, dont,  nous l'avouons, nous  ne
connaissons pas l'origine --, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au
bout d'un instant, et mettant dans sa poche l'argent qui Êtait devant lui et
dont la majeure partie venait de son gain :
     " La Vieuville, dit-il, prenez ma  place, il faut que  je parle Á M. de
TrÊville  pour affaire  d'importance.  Ah  !... j'avais quatre-vingts  louis
devant moi ; mettez la mËme somme, afin que ceux qui ont perdu n'aient point
Á se plaindre. La justice avant tout. "
     Puis,  se retournant vers M. de  TrÊville  et  marchant  avec  lui vers
l'embrasure d'une fenËtre :
     " Eh bien, Monsieur, continua-t-il, vous  dites que ce sont  les gardes
de l'Eminentissime qui ont ÊtÊ chercher querelle Á vos mousquetaires ?
     -- Oui, Sire, comme toujours.
     -- Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon
cher capitaine, il faut qu'un juge Êcoute les deux parties.
     --  Ah ! mon Dieu ! de la faÚon la  plus  simple et  la plus naturelle.
Trois de mes meilleurs  soldats,  que Votre  MajestÊ connaÏt de nom  et dont
elle  a  plus  d'une  fois  apprÊciÊ le  dÊvouement, et  qui  ont,  je  puis
l'affirmer au  roi,  son service fort Á coeur ; --  trois de  mes  meilleurs
soldats, dis-je, MM.  Athos,  Porthos et Aramis,  avaient fait une partie de
plaisir  avec un  jeune cadet de Gascogne  que je  leur avais recommandÊ  le
matin mËme. La partie allait avoir lieu  Á Saint- Germain, je crois,  et ils
s'Êtaient donnÊ rendez-vous aux  Carmes-  Deschaux, lorsqu'elle fut troublÊe
par M. de Jussac  et MM. Cahusac,  Biscarat, et deux  autres gardes  qui  ne
venaient certes  pas  lÁ en si  nombreuse  compagnie sans mauvaise intention
contre les Êdits.
     --  Ah  ! ah ! vous  m'y  faites penser, dit  le roi : sans doute,  ils
venaient pour se battre eux-mËmes.
     -- Je ne les accuse pas, Sire,  mais je laisse Votre MajestÊ  apprÊcier
ce que peuvent aller faire cinq  hommes armÊs dans un lieu aussi  dÊsert que
le sont les environs du couvent des Carmes.
     -- Oui, vous avez raison, TrÊville, vous avez raison.
     -- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont  changÊ d'idÊe et
ils ont  oubliÊ leur haine particuliÉre pour la haine  de  corps ; car Votre
MajestÊ n'ignore pas que les mousquetaires,  qui  sont  au roi et rien qu'au
roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont Á M. le cardinal.
     --  Oui,  TrÊville,  oui,  dit  le roi mÊlancoliquement, et  c'est bien
triste,  croyez-moi, de voir ainsi  deux partis en France,  deux tËtes  Á la
royautÊ ; mais tout cela finira, TrÊville, tout cela finira. Vous dites donc
que les gardes ont cherchÊ querelle aux mousquetaires ?
     -- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passÊes ainsi, mais
je  n'en jure pas,  Sire.  Vous  savez combien  la  vÊritÊ est  difficile  Á
connaÏtre, et  Á moins  d'Ëtre douÊ de cet  instinct admirable  qui  a  fait
nommer Louis XIII le Juste...
     -- Et  vous avez  raison, TrÊville ; mais ils n'Êtaient  pas seuls, vos
mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ?
     -- Oui, Sire,  et un homme blessÊ, de  sorte que trois mousquetaires du
roi, dont  un blessÊ, et  un  enfant, non seulement ont tenu tËte Á cinq des
plus terribles gardes de M. le cardinal,  mais encore en ont portÊ quatre  Á
terre.
     -- Mais c'est une victoire, cela ! s'Êcria le roi tout rayonnant  ; une
victoire complÉte !
     -- Oui, Sire, aussi complÉte que celle du pont de CÊ.
     -- Quatre hommes, dont un blessÊ, et un enfant, dites-vous ?
     -- Un jeune  homme Á peine  ; lequel s'est mËme si parfaitement conduit
en  cette occasion,  que je prendrai la libertÊ de le  recommander  Á  Votre
MajestÊ.
     -- Comment s'appelle-t-il ?
     -- D'Artagnan,  Sire.  C'est le fils d'un de mes plus anciens amis ; le
fils d'un homme qui a fait avec le roi  votre pÉre, de glorieuse mÊmoire, la
guerre de partisan.
     --  Et vous dites qu'il s'est  bien conduit, ce jeune homme ? Racontez-
moi cela, TrÊville  ;  vous  savez  que  j'aime  les rÊcits de guerre  et de
combat. "
     Et le roi Louis XIII releva fiÉrement sa moustache en  se posant sur la
hanche.
     " Sire,  reprit  TrÊville, comme je vous l'ai  dit,  M. d'Artagnan  est
presque un  enfant, et comme il  n'a pas  l'honneur d'Ëtre  mousquetaire, il
Êtait en  habit bourgeois ; les gardes de  M. le  cardinal, reconnaissant sa
grande jeunesse  et, de  plus, qu'il Êtait Êtranger au  corps,  l'invitÉrent
donc Á se retirer avant qu'ils attaquassent.
     -- Alors, vous  voyez bien,  TrÊville, interrompit  le roi, que ce sont
eux qui ont attaquÊ.
     -- C'est juste, Sire :  ainsi, plus de doute ; ils le sommÉrent donc de
se retirer ; mais il rÊpondit qu'il Êtait mousquetaire de coeur et tout Á Sa
MajestÊ, qu'ainsi donc il resterait avec Messieurs les mousquetaires.
     -- Brave jeune homme ! murmura le roi.
     --  En effet, il demeura avec eux ; et Votre MajestÊ  a lÁ un  si ferme
champion, que ce fut lui qui donna Á  Jussac ce terrible coup d'ÊpÊe qui met
si fort en colÉre M. le cardinal.
     --  C'est lui qui a blessÊ  Jussac ? s'Êcria le roi  ; lui, un enfant !
Ceci, TrÊville, c'est impossible.
     -- C'est comme j'ai l'honneur de le dire Á Votre MajestÊ.
     -- Jussac, une des premiÉres lames du royaume !
     -- Eh bien, Sire ! il a trouvÊ son maÏtre.
     -- Je veux voir ce jeune homme, TrÊville, je veux  le  voir, et si l'on
peut faire quelque chose, Eh bien, nous nous en occuperons.
     -- Quand Votre MajestÊ daignera-t-elle le recevoir ?
     -- Demain Á midi, TrÊville.
     -- L'amÉnerai-je seul ?
     -- Non, amenez-les-moi tous  les quatre ensemble. Je veux les remercier
tous  Á  la  fois ; les hommes  dÊvouÊs sont rares,  TrÊville,  et  il  faut
rÊcompenser le dÊvouement.
     -- A midi, Sire, nous serons au Louvre.
     -- Ah ! par le petit escalier, TrÊville, par le petit  escalier. Il est
inutile que le cardinal sache...
     -- Oui, Sire.
     --  Vous comprenez, TrÊville,  un  Êdit est toujours  un Êdit  ; il est
dÊfendu de se battre, au bout du compte.
     --  Mais  cette  rencontre,  Sire,  sort  tout  Á  fait des  conditions
ordinaires  d'un duel : c'est  une rixe, et la  preuve, c'est qu'ils Êtaient
cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M. d'Artagnan.
     -- C'est juste,  dit le roi ; mais n'importe, TrÊville, venez  toujours
par le petit escalier. "
     TrÊville sourit. Mais  comme  c'Êtait dÊjÁ  beaucoup  pour lui  d'avoir
obtenu  de  cet  enfant  qu'il  se  rÊvolt×t  contre  son  maÏtre,  il salua
respectueusement le roi, et avec son agrÊment prit congÊ de lui.
     DÉs le soir mËme,  les trois mousquetaires furent prÊvenus de l'honneur
qui leur Êtait accordÊ. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils
n'en  furent  pas  trop ÊchauffÊs  :  mais  d'Artagnan, avec son imagination
gasconne, y vit sa fortune Á venir, et passa la nuit Á faire des rËves d'or.
Aussi, dÉs huit heures du matin, Êtait-il chez Athos.
     D'Artagnan trouva le mousquetaire  tout habillÊ et prËt Á sortir. Comme
on n'avait rendez-vous chez le roi qu'Á midi, il avait formÊ le projet, avec
Porthos  et Aramis, d'aller  faire une partie de  paume dans un tripot situÊ
tout  prÉs des Êcuries du Luxembourg. Athos invita d'Artagnan Á  les suivre,
et malgrÊ son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait  jamais  jouÊ, celui-ci
accepta,  ne  sachant  que faire  de son  temps, depuis neuf heures du matin
qu'il Êtait Á peine jusqu'Á midi.
     Les deux  mousquetaires  Êtaient  dÊjÁ  arrivÊs et pelotaient ensemble.
Athos,  qui  Êtait  trÉs  fort  Á tous les  exercices  du corps,  passa avec
d'Artagnan du cÆtÊ opposÊ, et leur fit dÊfi. Mais au premier mouvement qu'il
essaya, quoiqu'il jou×t de la main gauche,  il comprit que sa blessure Êtait
encore  trop rÊcente pour lui permettre un pareil exercice. D'Artagnan resta
donc seul, et  comme il dÊclara qu'il Êtait trop maladroit pour soutenir une
partie en rÉgle, on continua  seulement Á s'envoyer des  balles sans compter
le jeu. Mais une de ces balles, lancÊe par le  poignet herculÊen de Porthos,
passa si prÉs du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu de passer
Á  cÆtÊ,  elle eÙt donnÊ  dedans,  son  audience Êtait  probablement perdue,
attendu  qu'il  lui eÙt ÊtÊ de  toute impossibilitÊ  de se prÊsenter chez le
roi. Or, comme  de cette audience, dans son  imagination gasconne, dÊpendait
tout son avenir, il salua  poliment Porthos et  Aramis, dÊclarant  qu'il  ne
reprendrait la partie que lorsqu'il serait en Êtat de leur tenir tËte, et il
s'en revint prendre place prÉs de la corde et dans la galerie.
     Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs  se trouvait  un
garde de  Son  Eminence, lequel, tout  ÊchauffÊ encore  de la dÊfaite de ses
compagnons,  arrivÊe  la veille  seulement,  s'Êtait  promis  de  saisir  la
premiÉre occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion Êtait venue,
et s'adressant Á son voisin :
     " Il  n'est pas  Êtonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur d'une
balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire. "
     D'Artagnan  se retourna  comme si un  serpent  l'eÙt mordu, et  regarda
fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.
     "  Pardieu !  reprit  celui-ci  en frisant insolemment,  sa  moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit Monsieur, j'ai dit ce que j'ai
dit.
     -- Et comme ce que vous  avez  dit est trop  clair pour que vos paroles
aient besoin d'explication,  rÊpondit  d'Artagnan  Á  voix  basse,  je  vous
prierai de me suivre.
     -- Et quand cela ? demanda le garde avec le mËme air railleur.
     -- Tout de suite, s'il vous plaÏt.
     -- Et vous savez qui je suis, sans doute ?
     -- Moi, je l'ignore complÉtement, et je ne m'en inquiÉte guÉre.
     --  Et  vous  avez  tort,  car,  si  vous  saviez  mon  nom,  peut-Ëtre
seriez-vous moins pressÊ.
     -- Comment vous appelez-vous ?
     -- Bernajoux, pour vous servir.
     -- Eh bien,  Monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je vais
vous attendre sur la porte.
     -- Allez, Monsieur, je vous suis.
     -- Ne vous  pressez pas  trop, Monsieur, qu'on ne s'aperÚoive  pas  que
nous  sortons ensemble ; vous  comprenez  que pour ce que nous allons faire,
trop de monde nous gËnerait.
     --  C'est  bien "  , rÊpondit le  garde, ÊtonnÊ que  son nom  n'eÙt pas
produit plus d'effet sur le jeune homme.
     En effet,  le  nom  de  Bernajoux  Êtait  connu  de tout  le  monde, de
d'Artagnan seul exceptÊ, peut-Ëtre ;  car c'Êtait un  de ceux qui figuraient
le plus souvent  dans les rixes journaliÉres que tous les Êdits du roi et du
cardinal n'avaient pu rÊprimer.
     Porthos  et Aramis  Êtaient  si occupÊs  de leur partie,  et Athos  les
regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas mËme sortir leur jeune
compagnon,  lequel,  ainsi qu'il  l'avait dit  au  garde  de  Son  Eminence,
s'arrËta  sur la porte ; un  instant aprÉs,  celui-ci descendit Á  son tour.
Comme d'Artagnan  n'avait  pas de temps  Á perdre, vu l'audience du  roi qui
Êtait fixÊe Á  midi, il  jeta les yeux autour  de lui, et voyant que  la rue
Êtait dÊserte :
     "  Ma foi, dit-il  Á son adversaire,  il est  bien  heureux  pour vous,
quoique vous  vous  appeliez Bernajoux, de n'avoir  affaire qu'Á un apprenti
mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon  mieux. En garde
!
     -- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le
lieu  est assez mal choisi,  et que nous  serions mieux derriÉre l'abbaye de
Saint-Germain ou dans le PrÊ-aux-Clercs.
     --  Ce  que  vous  dites  est  plein  de sens,  rÊpondit  d'Artagnan  ;
malheureusement j'ai peu de temps Á moi, ayant un rendez-vous Á  midi juste.
En garde donc, Monsieur, en garde ! "
     Bernajoux  n'Êtait pas  homme Á  se  faire rÊpÊter  deux fois un pareil
compliment. Au mËme instant son ÊpÊe brilla Á sa main,  et il fondit sur son
adversaire que, gr×ce Á sa grande jeunesse, il espÊrait intimider.
     Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et  tout  frais
Êmoulu de sa victoire, tout gonflÊ de sa future faveur, il Êtait rÊsolu Á ne
pas reculer d'un pas : aussi les deux fers se trouvÉrent-ils engagÊs jusqu'Á
la garde, et comme d'Artagnan tenait ferme Á sa place, ce fut son adversaire
qui fit un pas  de retraite.  Mais d'Artagnan saisit le  moment  oÝ, dans ce
mouvement, le fer de Bernajoux dÊviait de la ligne, il dÊgagea, se fendit et
toucha son  adversaire Á l'Êpaule. AussitÆt d'Artagnan,  Á son tour,  fit un
pas  de retraite et releva son ÊpÊe ; mais Bernajoux lui cria que ce n'Êtait
rien,  et  se  fendant  aveuglÊment  sur  lui,  il  s'enferra  de  lui-mËme.
Cependant, comme il  ne  tombait  pas, comme il ne se dÊclarait  pas vaincu,
mais que seulement  il rompait du cÆtÊ de l'hÆtel de  M. de La TrÊmouille au
service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-mËme la  gravitÊ
de  la derniÉre  blessure  que  son  adversaire  avait  reÚue,  le  pressait
vivement, et sans  doute  allait l'achever d'un  troisiÉme coup, lorsque  la
rumeur qui  s'Êlevait  de la rue s'Êtant Êtendue jusqu'au jeu de paume, deux
des amis du  garde,  qui l'avaient entendu  Êchanger  quelques  paroles avec
d'Artagnan et  qui  l'avaient  vu  sortir  Á la suite  de  ces  paroles,  se
prÊcipitÉrent l'ÊpÊe Á la main hors du tripot et tombÉrent sur le vainqueur.
Mais aussitÆt Athos, Porthos et Aramis parurent Á leur tour, et au moment oÝ
les  deux  gardes  attaquaient  leur  jeune  camarade, les  forcÉrent  Á  se
retourner. En  ce  moment, Bernajoux tomba ; et  comme  les  gardes  Êtaient
seulement deux  contre quatre, ils se mirent Á crier : " A  nous, l'hÆtel de
La TrÊmouille !  "  A ces cris, tout ce qui  Êtait  dans  l'hÆtel sortit, se
ruant sur les quatre compagnons,  qui de leur cÆtÊ  se mirent Á crier  : " A
nous, mousquetaires ! "
     Ce cri Êtait ordinairement entendu  ;  car on savait les  mousquetaires
ennemis de Son Eminence, et on les aimait  pour la haine qu'ils portaient au
cardinal. Aussi  les gardes des autres compagnies  que celles appartenant au
duc Rouge, comme l'avait  appelÊ Aramis, prenaient-ils en gÊnÊral parti dans
ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la
compagnie  de M. des Essarts qui passaient,  deux vinrent  donc  en aide aux
quatre compagnons, tandis que l'autre  courait Á  l'hÆtel de M. de TrÊville,
criant : " A nous, mousquetaires, Á nous ! " Comme d'habitude, l'hÆtel de M.
de TrÊville Êtait plein de soldats de cette arme, qui accoururent au secours
de  leurs camarades ;  la  mËlÊe devint  gÊnÊrale, mais  la force Êtait  aux
mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La TrÊmouille se
retirÉrent dans  l'hÆtel, dont ils fermÉrent  les  portes assez Á temps pour
empËcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en mËme temps qu'eux. Quant
au blessÊ,  il  y  avait ÊtÊ tout d'abord transportÊ  et, comme nous l'avons
dit, en fort mauvais Êtat.
     L'agitation Êtait Á son comble parmi les mousquetaires et leurs alliÊs,
et  l'on  dÊlibÊrait  dÊjÁ  si,  pour punir  l'insolence  qu'avaient eue les
domestiques de M. de La TrÊmouille de faire une sortie sur les mousquetaires
du roi, on ne mettrait pas le feu Á  son hÆtel. La proposition  en avait ÊtÊ
faite et  accueillie  avec  enthousiasme, lorsque heureusement  onze  heures
sonnÉrent ; d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience,  et
comme ils eussent  regrettÊ que  l'on  fÏt  un  si beau coup sans  eux,  ils
parvinrent  Á calmer les tËtes. On  se contenta donc de jeter quelques pavÊs
dans  les  portes,  mais  les  portes  rÊsistÉrent  : alors  on se  lassa  ;
d'ailleurs ceux qui devaient Ëtre regardÊs comme les chefs  de  l'entreprise
avaient depuis un instant quittÊ le groupe et s'acheminaient vers l'hÆtel de
M. de TrÊville, qui les attendait, dÊjÁ au courant de cette algarade.
     " Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et t×chons
de  voir  le  roi  avant  qu'il  soit prÊvenu  par  le cardinal  ;  nous lui
raconterons  la  chose comme  une  suite de  l'affaire  d'hier, et les  deux
passeront ensemble. "
     M. de TrÊville, accompagnÊ des quatre jeunes gens, s'achemina donc vers
le Louvre ; mais, au grand Êtonnement du capitaine des mousquetaires, on lui
annonÚa que le roi Êtait allÊ courre le cerf dans la forËt de Saint-Germain.
M. de TrÊville se fit rÊpÊter deux fois cette nouvelle, et Á chaque fois ses
compagnons virent son visage se rembrunir.
     " Est-ce  que Sa  MajestÊ, demanda-t-il, avait  dÉs  hier le  projet de
faire cette chasse ?
     -- Non, Votre Excellence, rÊpondit le valet de  chambre, c'est le grand
veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait dÊtournÊ cette nuit un
cerf Á son  intention.  Il a d'abord rÊpondu qu'il  n'irait pas, puis il n'a
pas  su rÊsister  au  plaisir que lui promettait cette chasse,  et  aprÉs le
dÏner il est parti.
     -- Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de TrÊville.
     -- Selon  toute probabilitÊ, rÊpondit le valet  de chambre, car j'ai vu
ce matin  les  chevaux  au carrosse  de Son Eminence, j'ai  demandÊ oÝ  elle
allait, et l'on m'a rÊpondu : " A Saint-Germain. "
     -- Nous sommes prÊvenus, dit M.  de TrÊville, Messieurs, je  verrai  le
roi  ce  soir  ;  mais  quant Á vous,  je  ne vous conseille  pas de  vous y
hasarder. "
     L'avis  Êtait  trop  raisonnable  et  surtout  venait  d'un  homme  qui
connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens essayassent de
le combattre. M. de TrÊville les invita donc Á rentrer  chacun chez eux et Á
attendre de ses nouvelles.
     En  entrant  Á  son  hÆtel, M. de TrÊville songea qu'il fallait prendre
date en portant  plainte le premier. Il envoya un de ses domestiques chez M.
de La TrÊmouille avec une lettre  dans laquelle il le  priait de mettre hors
de chez lui  le  garde  de M.  le  cardinal,  et  de rÊprimander ses gens de
l'audace  qu'ils  avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires.
Mais  M.  de La TrÊmouille, dÊjÁ prÊvenu par son  Êcuyer dont, comme  on  le
sait, Bernajoux Êtait le parent, lui fit rÊpondre que ce  n'Êtait ni Á M. de
TrÊville,  ni Á  ses mousquetaires  de se plaindre, mais bien au contraire Á
lui dont les  mousquetaires avaient chargÊ les gens et voulu brÙler l'hÆtel.
Or, comme le  dÊbat entre ces deux seigneurs eÙt pu  durer longtemps, chacun
devant naturellement s'entËter  dans  son opinion, M.  de TrÊville  avisa un
expÊdient qui avait  pour but  de  tout terminer : c'Êtait  d'aller  trouver
lui-mËme M. de La TrÊmouille.
     Il se rendit donc aussitÆt Á son hÆtel et se fit annoncer.
     Les  deux  seigneurs  se  saluÉrent  poliment,  car, s'il n'y avait pas
amitiÊ entre eux,  il y  avait  du moins estime. Tous  deux  Êtaient gens de
coeur et d'honneur ; et comme  M. de  La  TrÊmouille,  protestant, et voyant
rarement le roi, n'Êtait d'aucun parti, il n'apportait en  gÊnÊral dans  ses
relations  sociales aucune  prÊvention.  Cette fois,  nÊanmoins, son accueil
quoique poli fut plus froid que d'habitude.
     " Monsieur,  dit M. de  TrÊville, nous croyons  avoir  Á nous  plaindre
chacun l'un  de l'autre, et  je suis venu moi-mËme pour que nous tirions  de
compagnie cette affaire au clair.
     -- Volontiers, rÊpondit M. de La TrÊmouille ; mais je vous prÊviens que
je suis bien renseignÊ, et tout le tort est Á vos mousquetaires.
     -- Vous Ëtes  un homme trop juste et trop raisonnable, Monsieur, dit M.
de TrÊville, pour ne pas accepter la proposition que je vais faire.
     -- Faites, Monsieur, j'Êcoute.
     -- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre Êcuyer ?
     -- Mais, Monsieur, fort mal. Outre le coup d'ÊpÊe  qu'il a reÚu dans le
bras, et qui n'est pas autrement dangereux, il en a encore  ramassÊ un autre
qui  lui  a traversÊ le poumon, de  sorte  que le mÊdecin  en dit de pauvres
choses.
     -- Mais le blessÊ a-t-il conservÊ sa connaissance ?
     -- Parfaitement.
     -- Parle-t-il ?
     -- Avec difficultÊ, mais il parle.
     --  Eh bien, Monsieur ! rendons-nous prÉs de lui ; adjurons-le, au  nom
du Dieu devant lequel il va Ëtre appelÊ peut-Ëtre,  de dire la vÊritÊ. Je le
prends pour juge  dans sa propre cause,  Monsieur, et  ce  qu'il dira  je le
croirai. "
     M.  de  La  TrÊmouille  rÊflÊchit un  instant,  puis,  comme  il  Êtait
difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.
     Tous deux descendirent dans la chambre oÝ Êtait le blessÊ. Celui-ci, en
voyant  entrer  ces deux nobles  seigneurs  qui  venaient lui  faire visite,
essaya de se relever  sur son lit, mais il Êtait trop faible, et, ÊpuisÊ par
l'effort qu'il avait fait, il retomba presque sans connaissance.
     M. de La TrÊmouille s'approcha de lui  et lui fit respirer des sels qui
le rappelÉrent  Á  la vie. Alors  M.  de TrÊville,  ne voulant pas qu'on pÙt
l'accuser  d'avoir  influencÊ  le  malade, invita  M.  de  La  TrÊmouille  Á
l'interroger lui-mËme.
     Ce qu'avait prÊvu M. de TrÊville  arriva. PlacÊ entre la vie et la mort
comme  l'Êtait Bernajoux, il  n'eut pas  mËme l'idÊe de taire  un instant la
vÊritÊ,  et  il raconta  aux deux seigneurs les  choses  exactement,  telles
qu'elles s'Êtaient passÊes.
     C'Êtait  tout ce que  voulait M. de TrÊville  ; il souhaita Á Bernajoux
une prompte convalescence, prit congÊ de M. de La TrÊmouille, rentra  Á  son
hÆtel et fit aussitÆt prÊvenir les quatre amis qu'il les attendait Á dÏner.
     M.  de TrÊville recevait fort  bonne compagnie,  toute anticardinaliste
d'ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dÏner
sur les deux Êchecs que venaient d'Êprouver les  gardes de Son Eminence. Or,
comme d'Artagnan avait ÊtÊ le hÊros de ces deux journÊes, ce fut sur lui que
tombÉrent  toutes  les   fÊlicitations,  qu'Athos,  Porthos  et  Aramis  lui
abandonnÉrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu
assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le sien.
     Vers  six  heures, M. de TrÊville  annonÚa qu'il  Êtait tenu d'aller au
Louvre ; mais  comme  l'heure de l'audience  accordÊe  par Sa  MajestÊ Êtait
passÊe, au lieu de rÊclamer l'entrÊe par le petit escalier, il se plaÚa avec
les quatre jeunes gens dans l'antichambre. Le roi  n'Êtait pas encore revenu
de  la chasse.  Nos jeunes  gens attendaient depuis une demi-heure Á  peine,
mËlÊs Á  la foule des courtisans, lorsque toutes  les  portes s'ouvrirent et
qu'on annonÚa Sa MajestÊ.
     A cette annonce, d'Artagnan se sentit frÊmir jusqu'Á  la moelle des os.
L'instant  qui  allait suivre devait, selon  toute  probabilitÊ,  dÊcider du
reste de sa vie. Aussi ses yeux  se  fixÉrent-ils avec angoisse sur la porte
par laquelle devait entrer le roi.
     Louis XIII parut, marchant  le premier ; il Êtait en costume de chasse,
encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet Á  la main.
Au  premier  coup d'oeil,  d'Artagnan  jugea  que  l'esprit du  roi  Êtait Á
l'orage.
     Cette  disposition,  toute  visible  qu'elle  Êtait  chez  Sa  MajestÊ,
n'empËcha  pas les  courtisans  de  se ranger  sur  son  passage : dans  les
antichambres  royales,  mieux vaut  encore  Ëtre vu  d'un oeil irritÊ que de
n'Ëtre  pas  vu  du tout. Les trois mousquetaires n'hÊsitÉrent donc  pas, et
firent un  pas en  avant,  tandis que d'Artagnan au contraire  restait cachÊ
derriÉre eux ;  mais quoique le roi connÙt personnellement Athos, Porthos et
Aramis,  il passa devant eux sans les regarder, sans  leur  parler  et comme
s'il ne les avait jamais vus. Quant Á M.  de TrÊville, lorsque  les  yeux du
roi  s'arrËtÉrent un  instant  sur lui,  il  soutint ce regard  avec tant de
fermetÊ,  que ce fut  le roi qui dÊtourna  la  vue ;  aprÉs  quoi,  tout  en
grommelant, Sa MajestÊ rentra dans son appartement.
     " Les affaires  vont mal,  dit Athos en souriant, et nous ne serons pas
encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci.
     -- Attendez ici dix minutes,  dit M. de TrÊville ; et si au bout de dix
minutes vous ne me voyez pas  sortir, retournez  Á  mon hÆtel : car  il sera
inutile que vous m'attendiez plus longtemps. "
     Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure, vingt
minutes ; et voyant que M. de TrÊville ne  reparaissait point, ils sortirent
fort inquiets de ce qui allait arriver.
     M.  de TrÊville Êtait entrÊ hardiment dans le  cabinet du roi, et avait
trouvÊ Sa MajestÊ de trÉs mÊchante humeur, assise sur un fauteuil et battant
ses  bottes du manche de son  fouet, ce qui ne l'avait  pas  empËchÊ de  lui
demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santÊ.
     " Mauvaise, Monsieur, mauvaise, rÊpondit le roi, je m'ennuie. "
     C'Êtait en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait  un
de ses  courtisans, l'attirait Á  une  fenËtre et lui disait : " Monsieur un
tel, ennuyons-nous ensemble. "
     " Comment  ! Votre MajestÊ s'ennuie ! dit  M.  de  TrÊville. N'a-t-elle
donc pas pris aujourd'hui le plaisir de la chasse ?
     -- Beau plaisir, Monsieur ! Tout  dÊgÊnÉre, sur mon ×me, et je  ne sais
si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui n'ont plus de nez.
Nous lanÚons un cerf  dix cors, nous le courons six heures,  et quand il est
prËt  Á tenir, quand  Saint-Simon met dÊjÁ le  cor Á  sa  bouche pour sonner
l'hallali, crac ! toute la meute prend le change et s'emporte sur un daguet.
Vous verrez que je serai obligÊ de  renoncer Á la chasse Á courre comme j'ai
renoncÊ Á la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, Monsieur de
TrÊville ! je n'avais plus qu'un gerfaut, et il est mort avant-hier.
     -- En  effet, Sire,  je  comprends  votre dÊsespoir, et le  malheur est
grand  ; mais  il vous  reste  encore,  ce me semble, bon nombre de faucons,
d'Êperviers et de tiercelets.
     -- Et  pas  un homme pour  les instruire, les fauconniers s'en vont, il
n'y a  plus que moi  qui connaisse l'art de la vÊnerie. AprÉs moi tout  sera
dit, et  l'on chassera  avec  des traquenards, des  piÉges, des  trappes. Si
j'avais le temps encore de former des ÊlÉves  ! mais oui, M. le cardinal est
lÁ qui ne me laisse pas un instant de repos, qui  me parle de l'Espagne, qui
me  parle de l'Autriche, qui me parle de l'Angleterre ! Ah !  Á propos de M.
le cardinal, Monsieur de TrÊville, je suis mÊcontent de vous. "
     M. de TrÊville attendait le roi Á cette chute. Il connaissait le roi de
longue main ;  il  avait  compris que  toutes ses plaintes  n'Êtaient qu'une
prÊface, une espÉce d'excitation pour s'encourager lui-mËme, et  que c'Êtait
oÝ il Êtait arrivÊ enfin qu'il en voulait venir.
     " Et en quoi ai-je ÊtÊ assez malheureux pour dÊplaire Á Votre MajestÊ ?
demanda M. de TrÊville en feignant le plus profond Êtonnement.
     --  Est-ce  ainsi que vous faites votre charge,  Monsieur ? continua le
roi sans rÊpondre directement Á la question de M. de TrÊville ; est-ce  pour
cela  que  je vous ai nommÊ capitaine  de mes mousquetaires,  que  ceux-  ci
assassinent un homme, Êmeuvent tout un quartier et veulent brÙler Paris sans
que vous en disiez  un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que
je me h×te de vous accuser,  sans doute que les perturbateurs sont en prison
et que vous venez m'annoncer que justice est faite.
     --  Sire, rÊpondit  tranquillement M.  de TrÊville,  je  viens vous  la
demander au contraire.
     -- Et contre qui ? s'Êcria le roi.
     -- Contre les calomniateurs, dit M. de TrÊville.
     -- Ah ! voilÁ qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous pas dire que
vos trois mousquetaires  damnÊs, Athos,  Porthos et Aramis et votre cadet de
BÊarn, ne se sont pas jetÊs comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne
l'ont pas maltraitÊ de  telle faÚon qu'il est probable qu'il est en train de
trÊpasser Á cette  heure  ! N'allez-vous pas  dire  qu'ensuite ils n'ont pas
fait  le siÉge  de l'hÆtel du  duc de La TrÊmouille,  et qu'ils  n'ont point
voulu le brÙler ! ce qui n'aurait peut-Ëtre pas ÊtÊ un trÉs grand malheur en
temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots,  mais ce qui, en temps de
paix, est un f×cheux exemple. Dites, n'allez-vous pas nier tout cela ?
     -- Et  qui vous a fait ce beau rÊcit, Sire  ? demanda tranquillement M.
de TrÊville.
     -- Qui m'a  fait ce  beau rÊcit, Monsieur  !  et qui voulez-vous que ce
soit, si  ce n'est  celui qui veille  quand je dors,  qui travaille quand je
m'amuse, qui mÉne tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en
Europe ?
     --  Sa MajestÊ veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de TrÊville, car
je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa MajestÊ.
     --  Non  Monsieur, je  veux  parler du soutien de  l'Etat, de mon  seul
serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.
     -- Son Eminence n'est pas Sa SaintetÊ, Sire.
     -- Qu'entendez-vous par lÁ, Monsieur ?
     --  Qu'il  n'y  a  que  le  pape  qui  soit infaillible, et  que  cette
infaillibilitÊ ne s'Êtend pas aux cardinaux.
     -- Vous voulez dire qu'il me trompe,  vous voulez dire qu'il me trahit.
Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l'accusez.
     -- Non, Sire ; mais  je dis qu'il se trompe  lui-mËme ; je dis  qu'il a
ÊtÊ mal renseignÊ ; je dis qu'il  a  eu  h×te d'accuser les mousquetaires de
Votre MajestÊ, pour lesquels il est injuste, et qu'il n'a pas ÊtÊ puiser ses
renseignements aux bonnes sources.
     --  L'accusation vient de  M. de  La  TrÊmouille,  du duc lui-mËme. Que
rÊpondrez-vous Á cela ?
     --  Je  pourrais rÊpondre,  Sire,  qu'il est  trop  intÊressÊ  dans  la
question  pour  Ëtre  un  tÊmoin bien impartial ; mais loin  de lÁ, Sire, je
connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en rapporterai Á lui, mais
Á une condition, Sire.
     -- Laquelle ?
     --  C'est  que  Votre  MajestÊ  le   fera  venir,  l'interrogera,  mais
elle-mËme, en tËte Á  tËte,  sans  tÊmoins, et que je reverrai Votre MajestÊ
aussitÆt qu'elle aura reÚu le duc.
     -- Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez Á ce que dira M. de
La TrÊmouille ?
     -- Oui, Sire.
     -- Vous accepterez son jugement ?
     -- Sans doute.
     -- Et vous vous soumettrez aux rÊparations qu'il exigera ?
     -- Parfaitement.
     -- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! "
     Le  valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours
Á la porte, entra.
     " La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille Á l'instant mËme me quÊrir M. de
La TrÊmouille ; je veux lui parler ce soir.
     --  Votre MajestÊ me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M.
de La TrÊmouille et moi ?
     -- Personne, foi de gentilhomme.
     -- A demain, Sire, alors.
     -- A demain, Monsieur.
     -- A quelle heure, s'il plaÏt Á Votre MajestÊ ?
     -- A l'heure que vous voudrez.
     -- Mais,  en venant  par  trop  matin,  je crains  de  rÊveiller  Votre
MajestÊ.
     -- Me rÊveiller ? Est-ce que je dors ?  Je ne dors plus,  Monsieur ; je
rËve quelquefois, voilÁ tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez,
Á sept heures ; mais gare Á vous, si vos mousquetaires sont coupables !
     -- Si  mes  mousquetaires  sont coupables, Sire,  les coupables  seront
remis aux mains de Votre MajestÊ, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir.
Votre  MajestÊ exige-t-elle quelque chose de plus  ?  qu'elle parle, je suis
prËt Á lui obÊir.
     -- Non, Monsieur, non, et  ce  n'est pas  sans raison qu'on  m'a appelÊ
Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, Á demain.
     -- Dieu garde jusque-lÁ Votre MajestÊ ! "
     Si  peu que dormit le roi, M. de TrÊville dormit plus mal  encore  ; il
avait  fait  prÊvenir dÉs  le  soir  mËme  ses trois  mousquetaires et  leur
compagnon  de se trouver chez  lui  Á six heures  et  demie du matin. Il les
emmena avec lui sans  rien  leur  affirmer, sans leur rien promettre,  et ne
leur  cachant pas que leur  faveur et mËme la sienne tenaient  Á un  coup de
dÊs.
     ArrivÊ  au  bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi Êtait
toujours irritÊ  contre eux,  ils s'Êloigneraient sans Ëtre vus ;  si le roi
consentait Á les recevoir, on n'aurait qu'Á les faire appeler.
     En arrivant dans  l'antichambre particuliÉre  du  roi,  M.  de TrÊville
trouva La Chesnaye, qui  lui apprit qu'on n'avait pas rencontrÊ le duc de La
TrÊmouille la  veille au soir Á son hÆtel, qu'il Êtait rentrÊ trop tard pour
se prÊsenter  au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il Êtait  Á
cette heure chez le roi.
     Cette circonstance plut beaucoup Á M. de TrÊville, qui, de cette faÚon,
fut  certain  qu'aucune  suggestion  ÊtrangÉre  ne  se  glisserait  entre la
dÊposition de M. de La TrÊmouille et lui.
     En  effet, dix minutes  s'Êtaient  Á  peine ÊcoulÊes, que la  porte  du
cabinet  s'ouvrit  et  que  M.  de  TrÊville  en  vit  sortir le duc  de  La
TrÊmouille, lequel vint Á lui et lui dit :
     "  Monsieur  de  TrÊville, Sa MajestÊ  vient de  m'envoyer quÊrir  pour
savoir  comment les choses s'Êtaient passÊes hier matin Á  mon hÆtel. Je lui
ai dit la vÊritÊ, c'est-Á-dire que la faute Êtait Á mes gens, et que j'Êtais
prËt Á  vous en faire mes  excuses.  Puisque je vous rencontre, veuillez les
recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis.
     -- Monsieur le duc, dit M. de TrÊville, j'Êtais  si plein  de confiance
dans  votre  loyautÊ, que je n'avais pas voulu  prÉs de  Sa MajestÊ  d'autre
dÊfenseur que  vous-mËme.  Je vois que je  ne m'Êtais pas  abusÊ, et je vous
remercie de ce  qu'il y  a encore en France un homme de qui on  puisse  dire
sans se tromper ce que j'ai dit de vous.
     --  C'est  bien,  c'est  bien ! dit  le roi  qui avait ÊcoutÊ tous  ces
compliments  entre  les  deux  portes  ;   seulement,  dites-lui,  TrÊville,
puisqu'il  se  prÊtend un  de vos  amis, que moi aussi je  voudrais Ëtre des
siens, mais qu'il me nÊglige ; qu'il y a tantÆt trois ans que je ne l'ai vu,
et que je ne le vois que quand  je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de
ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-mËme.
     --  Merci, Sire, merci,  dit le duc ; mais que Votre MajestÊ croie bien
que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de TrÊville, que ce ne
sont point  ceux  qu'elle  voit Á toute heure du  jour qui  lui sont le plus
dÊvouÊs.
     --  Ah ! vous avez entendu ce  que  j'ai  dit  ; tant mieux, duc,  tant
mieux, dit le  roi  en  s'avanÚant  jusque sur  la  porte. Ah  ! c'est vous,
TrÊville ! oÝ sont vos mousquetaires  ? Je vous  avais dit avant-hier de  me
les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
     -- Ils sont en bas, Sire, et avec votre  congÊ La Chesnaye va leur dire
de monter.
     -- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va Ëtre huit heures, et
Á  neuf heures  j'attends  une  visite. Allez, Monsieur le  duc, et  revenez
surtout. Entrez, TrÊville. "
     Le duc salua  et sortit. Au moment oÝ  il  ouvrait la porte,  les trois
mousquetaires  et  d'Artagnan, conduits  par La  Chesnaye, apparaissaient au
haut de l'escalier.
     " Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai Á vous gronder. "
     Les  mousquetaires  s'approchÉrent  en  s'inclinant  ;  d'Artagnan  les
suivait par-derriÉre.
     " Comment diable ! continua le roi  ; Á vous quatre, sept gardes de Son
Eminence  mis hors de  combat en  deux jours !  C'est trop, Messieurs, c'est
trop. A ce compte-lÁ, Son Eminence serait forcÊe de renouveler  sa compagnie
dans  trois semaines, et moi de faire  appliquer les  Êdits dans  toute leur
rigueur. Un par hasard,  je ne  dis  pas  ; mais sept en deux  jours,  je le
rÊpÉte, c'est trop, c'est beaucoup trop.
     -- Aussi, Sire,  Votre MajestÊ voit  qu'ils  viennent  tout contrits et
tout repentants lui faire leurs excuses.
     -- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le  roi, je  ne me  fie
point Á leurs faces hypocrites ; il y a surtout lÁ-bas une figure de Gascon.
Venez ici, Monsieur. "
     D'Artagnan,  qui  comprit   que  c'Êtait  Á  lui   que  le   compliment
s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus dÊsespÊrÊ.
     " Eh bien, que  me disiez-vous donc que c'Êtait un jeune  homme ? c'est
un enfant, Monsieur de TrÊville, un vÊritable enfant ! Et c'est celui-lÁ qui
a donnÊ ce rude coup d'ÊpÊe Á Jussac ?
     -- Et ces deux beaux coups d'ÊpÊe Á Bernajoux.
     -- VÊritablement !
     -- Sans compter, dit Athos, que s'il ne  m'avait pas tirÊ des  mains de
Biscarat,  je  n'aurais  trÉs  certainement pas  l'honneur  de  faire  en ce
moment-ci ma trÉs humble rÊvÊrence Á Votre MajestÊ.
     -- Mais c'est donc  un vÊritable  dÊmon que ce BÊarnais,  ventre-saint-
gris ! Monsieur de  TrÊville, comme eÙt dit le roi mon pÉre. A ce mÊtier-lÁ,
on  doit trouer force  pourpoints et briser force ÊpÊes. Or les Gascons sont
toujours pauvres, n'est-ce pas ?
     -- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvÊ  des mines d'or  dans
leurs montagnes, quoique  le Seigneur leur dÙt bien ce miracle en rÊcompense
de la maniÉre dont ils ont soutenu les prÊtentions du roi votre pÉre.
     -- Ce qui veut  dire que ce sont les Gascons  qui  m'ont fait  roi moi-
mËme, n'est-ce pas, TrÊville, puisque je suis le fils de mon pÉre ? Eh bien,
Á  la bonne  heure, je  ne  dis  pas non. La Chesnaye,  allez  voir  si,  en
fouillant  dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles  ; et si
vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons,  jeune homme,  la
main sur la conscience, comment cela s'est-il passÊ ? "
     D'Artagnan raconta  l'aventure de  la veille  dans tous ses  dÊtails  :
comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il Êprouvait Á voir Sa MajestÊ,
il Êtait  arrivÊ  chez ses amis  trois heures avant  l'heure de l'audience ;
comment  ils Êtaient  allÊs ensemble au tripot, et  comment,  sur la crainte
qu'il avait  manifestÊe de recevoir une balle au visage, il avait ÊtÊ raillÊ
par Bernajoux, lequel avait failli payer  cette  raillerie de la perte de la
vie, et M. de La  TrÊmouille, qui  n'y Êtait pour rien, de la  perte  de son
hÆtel.
     " C'est bien cela, murmurait le roi  ;  oui, c'est ainsi que le duc m'a
racontÊ  la  chose.  Pauvre cardinal ! sept hommes en deux  jours, et de ses
plus  chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs,  entendez-vous ! c'est
assez : vous  avez pris  votre revanche de la rue FÊrou,  et au-delÁ  ; vous
devez Ëtre satisfaits.
     -- Si Votre MajestÊ l'est, dit TrÊville, nous le sommes.
     --  Oui, je  le suis, ajouta le roi en prenant une poignÊe  d'or  de la
main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici,  dit-il,
une preuve de ma satisfaction. "
     A  cette Êpoque, les  idÊes de fiertÊ  qui  sont de  mise  de nos jours
n'Êtaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main Á la main
de l'argent du roi, et n'en Êtait pas le moins du monde humiliÊ.  D'Artagnan
mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans  faire aucune faÚon, et en
remerciant tout au contraire grandement Sa MajestÊ.
     " LÁ, dit le roi en regardant sa  pendule, lÁ, et maintenant qu'il  est
huit heures  et  demie, retirez-vous  ;  car, je  vous  l'ai dit,  j'attends
quelqu'un  Á neuf heures. Merci  de  votre dÊvouement,  Messieurs.  J'y puis
compter, n'est-ce pas ?
     --  Oh ! Sire, s'ÊcriÉrent d'une mËme  voix les quatre compagnons, nous
nous ferions couper en morceaux pour Votre MajestÊ.
     -- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez
plus  utiles. TrÊville,  ajouta le roi Á demi-voix pendant que les autres se
retiraient,  comme vous n'avez pas de  place dans  les mousquetaires  et que
d'ailleurs pour  entrer dans ce corps nous avons dÊcidÊ qu'il fallait  faire
un noviciat, placez ce jeune homme dans la  compagnie des gardes  de  M. des
Essarts, votre  beau-frÉre. Ah  ! pardieu  ! TrÊville,  je me rÊjouis  de la
grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais  cela m'est  Êgal ;
je suis dans mon droit. "
     Et le roi salua de  la main TrÊville, qui sortit et s'en vint rejoindre
ses mousquetaires,  qu'il  trouva  partageant  avec d'Artagnan  les quarante
pistoles.
     Et  le  cardinal,  comme  l'avait  dit  Sa MajestÊ,  fut  effectivement
furieux, si furieux  que pendant huit jours il abandonna  le  jeu du roi, ce
qui n'empËchait pas le roi de lui faire la plus charmante  mine du monde, et
toutes les  fois  qu'il le rencontrait  de lui demander de  sa voix  la plus
caressante :
     " Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce
pauvre Jussac, qui sont Á vous ? "







     Lorsque d'Artagnan fut hors  du Louvre, et qu'il  consulta ses amis sur
l'emploi qu'il  devait faire de  sa  part  des quarante  pistoles, Athos lui
conseilla  de commander un bon repas Á la Pomme de Pin ,  Porthos de prendre
un laquais, et Aramis de se faire une maÏtresse convenable.
     Le repas fut exÊcutÊ  le jour mËme, et le laquais y servit  Á table. Le
repas avait  ÊtÊ  commandÊ par  Athos,  et  le  laquais fourni  par Porthos.
C'Êtait  un Picard que  le glorieux mousquetaire avait embauchÊ le jour mËme
et Á  cette occasion  sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des
ronds en crachant dans l'eau.
     Porthos  avait  prÊtendu que  cette  occupation  Êtait la  preuve d'une
organisation  rÊflÊchie et contemplative,  et il  l'avait emmenÊ  sans autre
recommandation. La grande mine de ce gentilhomme,  pour le compte duquel  il
se  crut engagÊ, avait sÊduit Planchet -- c'Êtait le nom du Picard -- ; il y
eut chez lui  un lÊger dÊsappointement lorsqu'il vit que la place Êtait dÊjÁ
prise par  un confrÉre nommÊ Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifiÊ
que son Êtat de maison, quoi que grand, ne comportait pas  deux domestiques,
et  qu'il lui fallait  entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il
assista  au dÏner  que  donnait  son maÏtre  et qu'il vit  celui-ci tirer en
payant une poignÊe d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le
Ciel d'Ëtre tombÊ  en  la possession d'un pareil CrÊsus ;  il persÊvÊra dans
cette opinion jusqu'aprÉs le festin, des reliefs duquel il rÊpara de longues
abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maÏtre, les chimÉres de
Planchet  s'Êvanouirent.  Le  lit  Êtait le seul  de  l'appartement,  qui se
composait d'une antichambre et d'une chambre Á coucher. Planchet coucha dans
l'antichambre  sur  une  couverture  tirÊe  du lit  de  d'Artagnan,  et dont
d'Artagnan se passa depuis.
     Athos, de son cÆtÊ, avait  un valet qu'il  avait dressÊ  Á  son service
d'une faÚon toute particuliÉre,  et que l'on appelait Grimaud. Il Êtait fort
silencieux, ce  digne  seigneur. Nous  parlons d'Athos, bien entendu. Depuis
cinq  ou six  ans qu'il  vivait  dans  la  plus  profonde intimitÊ  avec ses
compagnons  Porthos  et  Aramis,  ceux-ci  se rappelaient l'avoir vu sourire
souvent, mais  jamais ils  ne  l'avaient  entendu  rire. Ses paroles Êtaient
brÉves et  expressives, disant  toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de
plus  :  pas  d'enjolivements,  pas  de  broderies,   pas  d'arabesques.  Sa
conversation Êtait un fait sans aucun Êpisode.
     Quoique  Athos eÙt Á  peine trente ans  et  fÙt d'une grande  beautÊ de
corps  et d'esprit, personne ne lui connaissait de  maÏtresse. Jamais  il ne
parlait de femmes. Seulement il  n'empËchait pas qu'on en parl×t devant lui,
quoiqu'il  fÙt facile de voir que ce genre de conversation, auquel  il ne se
mËlait  que  par  des mots amers et  des  aperÚus misanthropiques, lui Êtait
parfaitement  dÊsagrÊable.  Sa  rÊserve, sa  sauvagerie  et son  mutisme  en
faisaient presque un vieillard ; il avait donc,  pour ne point dÊroger Á ses
habitudes, habituÊ Grimaud Á  lui obÊir sur un simple geste ou sur un simple
mouvement des lÉvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprËmes.
     Quelquefois Grimaud, qui craignait son maÏtre  comme  le  feu, tout  en
ayant  pour  sa personne un grand attachement  et pour son gÊnie une  grande
vÊnÊration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il dÊsirait, s'ÊlanÚait
pour exÊcuter l'ordre reÚu, et faisait prÊcisÊment le contraire. Alors Athos
haussait  les  Êpaules et, sans se mettre en  colÉre,  rossait Grimaud.  Ces
jours-lÁ, il parlait un peu.
     Porthos, comme on a pu le  voir, avait un caractÉre tout opposÊ Á celui
d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut  ; peu lui
importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'Êcout×t ou non
; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il
parlait  de toutes  choses exceptÊ de sciences, excipant Á cet endroit de la
haine invÊtÊrÊe  que depuis  son enfance il portait, disait-il, aux savants.
Il  avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son infÊrioritÊ Á  ce
sujet l'avait,  dans le commencement de leur liaison,  rendu souvent injuste
pour  ce  gentilhomme,  qu'il  s'Êtait  alors  efforcÊ de dÊpasser  par  ses
splendides toilettes.  Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire  et rien
que par la faÚon dont il rejetait la tËte  en arriÉre et avanÚait  le  pied,
Athos prenait  Á l'instant mËme la place qui lui  Êtait due et relÊguait  le
fastueux  Porthos au  second  rang. Porthos  s'en  consolait en  remplissant
l'antichambre de M. de TrÊville  et les corps de garde du Louvre du bruit de
ses bonnes  fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, aprÉs
avoir passÊ de la noblesse de robe Á la noblesse  d'ÊpÊe, de la  robine Á la
baronne,  il  n'Êtait question  de rien  de  moins  pour  Porthos  que d'une
princesse ÊtrangÉre qui lui voulait un bien Ênorme.
     Un vieux  proverbe dit  : " Tel  maÏtre, tel valet. " Passons  donc  du
valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud Á Mousqueton.
     Mousqueton  Êtait un  Normand  dont  son  maÏtre  avait  changÊ  le nom
pacifique  de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de
Mousqueton. Il Êtait entrÊ au service de Porthos Á la condition qu'il serait
habillÊ et logÊ seulement, mais d'une faÚon magnifique ; il ne rÊclamait que
deux heures par jour pour les consacrer Á une industrie qui devait suffire Á
pourvoir Á ses autres  besoins.  Porthos avait acceptÊ le marchÊ  ; la chose
lui allait Á merveille. Il faisait  tailler Á Mousqueton des pourpoints dans
ses vieux  habits et dans ses manteaux de rechange, et, gr×ce Á  un tailleur
fort intelligent qui lui remettait ses hardes Á neuf en  les retournant,  et
dont la femme  Êtait soupÚonnÊe  de vouloir  faire  descendre Porthos de ses
habitudes  aristocratiques, Mousqueton faisait Á la suite de son maÏtre fort
bonne figure.
     Quant  Á  Aramis,  dont  nous  croyons  avoir  suffisamment  exposÊ  le
caractÉre,  caractÉre  du reste que,  comme  celui de ses  compagnons,  nous
pourrons suivre dans son  dÊveloppement, son laquais s'appelait Bazin. Gr×ce
Á l'espÊrance qu'avait son maÏtre d'entrer un jour dans les ordres, il Êtait
toujours vËtu de noir, comme  doit l'Ëtre  le serviteur d'un homme d'Eglise.
C'Êtait  un  Berrichon  de  trente-cinq  Á  quarante  ans,  doux,  paisible,
grassouillet, occupant Á lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait
son maÏtre, faisant  Á la rigueur  pour deux un dÏner de peu  de plats, mais
excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidÊlitÊ Á toute Êpreuve.
     Maintenant  que  nous  connaissons,  superficiellement  du  moins,  les
maÏtres et les valets, passons aux demeures occupÊes par chacun d'eux.
     Athos habitait rue FÊrou, Á deux pas du Luxembourg ; son appartement se
composait  de  deux  petites  chambres,  fort  proprement meublÊes, dans une
maison garnie dont l'hÆtesse encore jeune  et vÊritablement encore belle lui
faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une grande splendeur
passÊe Êclataient ÚÁ et lÁ aux murailles  de  ce modeste logement  : c'Êtait
une ÊpÊe, par exemple, richement damasquinÊe, qui  remontait pour la faÚon Á
l'Êpoque de  FranÚois Ier, et dont  la  poignÊe seule,  incrustÊe de pierres
prÊcieuses, pouvait valoir deux  cents pistoles,  et que cependant, dans ses
moments  de plus grande dÊtresse, Athos n'avait jamais consenti Á engager ni
Á  vendre.  Cette  ÊpÊe avait longtemps fait l'ambition de Porthos.  Porthos
aurait donnÊ dix annÊes de sa vie pour possÊder cette ÊpÊe.
     Un jour qu'il avait rendez-vous avec  une  duchesse, il  essaya mËme de
l'emprunter Á Athos. Athos, sans rien dire,  vida  ses  poches, ramassa tous
ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaÏnes d'or, il offrit tout Á Porthos
;  mais quant  Á l'ÊpÊe, lui  dit-il, elle Êtait scellÊe Á  sa  place et  ne
devait  la quitter que lorsque  son maÏtre quitterait lui-mËme son logement.
Outre son  ÊpÊe,  il  y avait encore un portrait reprÊsentant un seigneur du
temps  de  Henri III, vËtu avec  la plus grande  ÊlÊgance,  et  qui  portait
l'ordre  du  Saint-Esprit,  et  ce  portrait  avait  avec   Athos  certaines
ressemblances de lignes,  certaines similitudes de famille,  qui indiquaient
que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, Êtait son ancËtre.
     Enfin, un coffre  de magnifique orfÉvrerie,  aux mËmes armes que l'ÊpÊe
et le portrait, faisait un milieu de cheminÊe qui jurait effroyablement avec
le reste  de la garniture. Athos portait toujours la clef de  ce  coffre sur
lui. Mais un  jour  il  l'avait ouvert  devant  Porthos, et Porthos avait pu
s'assurer que ce coffre  ne contenait que  des lettres et des  papiers : des
lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute.
     Porthos habitait  un  appartement trÉs  vaste et d'une trÉs  somptueuse
apparence,  rue du Vieux-Colombier. Chaque fois  qu'il passait  avec quelque
ami devant ses fenËtres, Á l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en
grande livrÊe,  Porthos levait  la tËte et la  main,  et  disait :  VoilÁ ma
demeure ! Mais  jamais  on ne le  trouvait  chez  lui, jamais il  n'invitait
personne Á  y  monter, et nul ne  pouvait se faire  une idÊe de ce que cette
somptueuse apparence renfermait de richesses rÊelles.
     Quant Á  Aramis,  il habitait un  petit logement composÊ d'un  boudoir,
d'une  salle Á manger et d'une  chambre  Á coucher, laquelle chambre, situÊe
comme  le reste de l'appartement au  rez-de-chaussÊe, donnait  sur  un petit
jardin frais, vert, ombreux et impÊnÊtrable aux yeux du voisinage.
     Quant  Á d'Artagnan, nous savons  comment il Êtait logÊ, et  nous avons
dÊjÁ fait connaissance avec son laquais, maÏtre Planchet.
     D'Artagnan, qui Êtait fort curieux  de sa nature, comme sont les  gens,
du reste, qui  ont le  gÊnie de l'intrigue, fit tous ses efforts pour savoir
ce  qu'Êtaient  au juste  Athos, Porthos et Aramis ; car, sous  ces  noms de
guerre,  chacun  des  jeunes  gens  cachait  son nom  de gentilhomme,  Athos
surtout, qui sentait son grand seigneur d'une  lieue.  Il s'adressa  donc  Á
Porthos pour avoir des renseignements sur Athos  et Aramis, et Á Aramis pour
connaÏtre Porthos.
     Malheureusement, Porthos lui-mËme ne savait de la vie de son silencieux
camarade que ce qui en  avait transpirÊ. On disait qu'il avait  eu de grands
malheurs  dans  ses  affaires amoureuses, et  qu'une affreuse trahison avait
empoisonnÊ Á jamais la vie de ce galant homme. Quelle Êtait cette trahison ?
Tout le monde l'ignorait.
     Quant Á Porthos, exceptÊ son vÊritable nom,  que M. de  TrÊville savait
seul,  ainsi  que  celui  de  ses  deux camarades, sa  vie  Êtait  facile  Á
connaÏtre. Vaniteux et indiscret, on voyait Á travers lui comme Á travers un
cristal. La seule chose qui eÙt pu Êgarer l'investigateur  eÙt ÊtÊ  que l'on
eÙt cru tout le bien qu'il disait de lui.
     Quant Á Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret, c'Êtait un
garÚon  tout  confit  de mystÉres,  rÊpondant peu  aux questions  qu'on  lui
faisait sur les autres, et Êludant celles que l'on  faisait sur lui-mËme. Un
jour, d'Artagnan, aprÉs l'avoir longtemps interrogÊ sur Porthos et en  avoir
appris ce bruit  qui  courait de la bonne  fortune  du mousquetaire avec une
princesse,  voulut  savoir  aussi  Á  quoi  s'en  tenir  sur  les  aventures
amoureuses de son interlocuteur.
     "  Et  vous,  mon  cher  compagnon, lui  dit-il,  vous  qui  parlez des
baronnes, des comtesses et des princesses des autres ?
     -- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlÊ  parce  que  Porthos en parle
lui- mËme, parce  qu'il a  criÊ  toutes  ces belles choses  devant moi. Mais
croyez bien, mon cher Monsieur d'Artagnan, que si je les tenais  d'une autre
source ou qu'il me les eÙt confiÊes, il n'y aurait pas eu de confesseur plus
discret que moi.
     --  Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que
vous-mËme  vous Ëtes assez  familier  avec  les  armoiries,  tÊmoin  certain
mouchoir brodÊ auquel je dois l'honneur de votre connaissance. "
     Aramis,  cette fois, ne se f×cha  point,  mais  il prit son air le plus
modeste et rÊpondit affectueusement :
     "  Mon  cher, n'oubliez pas que je veux Ëtre  d'Eglise,  et que je fuis
toutes  les occasions  mondaines. Ce mouchoir que  vous avez  vu ne  m'avait
point ÊtÊ confiÊ, mais il avait ÊtÊ oubliÊ chez moi par un de mes amis. J'ai
dÙ le  recueillir  pour ne pas les compromettre, lui et la dame  qu'il aime.
Quant Á moi, je  n'ai point et ne  veux point avoir de maÏtresse, suivant en
cela l'exemple trÉs judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi.
     --  Mais,  que  diable  ! vous  n'Ëtes  pas  abbÊ,  puisque  vous  Ëtes
mousquetaire.
     --  Mousquetaire   par  intÊrim,  mon  cher,  comme  dit  le  cardinal,
mousquetaire contre mon grÊ, mais homme  d'Eglise dans le coeur, croyez-moi.
Athos et Porthos m'ont fourrÊ lÁ-dedans pour  m'occuper : j'ai eu, au moment
d'Ëtre ordonnÊ, une  petite  difficultÊ avec... Mais  cela ne vous intÊresse
guÉre, et je vous prends un temps prÊcieux.
     -- Point du tout, cela m'intÊresse fort, s'Êcria d'Artagnan, et je n'ai
pour le moment absolument rien Á faire.
     --  Oui, mais  moi  j'ai  mon brÊviaire  Á  dire, rÊpondit Aramis, puis
quelques  vers Á composer que m'a demandÊs Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois
passer rue Saint-HonorÊ, afin d'acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous
voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis trÉs pressÊ, moi. "
     Et Aramis tendit affectueusement la main Á son compagnon, et prit congÊ
de lui.
     D'Artagnan  ne put, quelque  peine qu'il se donn×t, en savoir davantage
sur ses  trois  nouveaux  amis. Il  prit  donc son parti de  croire dans  le
prÊsent  tout  ce qu'on disait de leur passÊ, espÊrant des rÊvÊlations  plus
sÙres  et plus Êtendues de l'avenir. En attendant, il considÊra Athos  comme
un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.
     Au reste, la vie des quatre  jeunes gens Êtait joyeuse : Athos  jouait,
et toujours malheureusement. Cependant  il n'empruntait jamais un sou  Á ses
amis, quoique sa  bourse fÙt sans  cesse Á leur service, et  lorsqu'il avait
jouÊ sur parole, il faisait toujours rÊveiller son crÊancier Á six heures du
matin pour lui payer sa dette de la veille.
     Porthos  avait des fougues : ces jours-lÁ, s'il  gagnait, on le  voyait
insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait complÉtement  pendant
quelques jours, aprÉs lesquels il  reparaissait le visage  blËme  et la mine
allongÊe, mais avec de l'argent dans ses poches.
     Quant  Á  Aramis, il  ne  jouait jamais. C'Êtait  bien  le plus mauvais
mousquetaire et le plus mÊchant convive qui se pÙt voir... Il avait toujours
besoin  de travailler. Quelquefois, au milieu d'un dÏner, quand chacun, dans
l'entraÏnement du vin et  dans  la chaleur de  la conversation,  croyait que
l'on en avait encore pour  deux ou trois  heures  Á rester  Á table,  Aramis
regardait sa montre,  se levait avec un gracieux sourire et prenait congÊ de
la  sociÊtÊ, pour  aller, disait-il,  consulter un casuiste avec  lequel  il
avait  rendez-vous. D'autres fois, il retournait Á son logis pour Êcrire une
thÉse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
     Cependant Athos souriait  de ce charmant sourire mÊlancolique,  si bien
sÊant Á sa  noble  figure,  et Porthos buvait en  jurant qu'Aramis ne serait
jamais qu'un curÊ de village.
     Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ;
il recevait  trente sous par jour, et pendant un mois  il revenait  au logis
gai comme pinson et affable envers son  maÏtre. Quand le vent de l'adversitÊ
commenÚa Á souffler  sur  le  mÊnage  de la rue des Fossoyeurs, c'est-Á-dire
quand les quarante pistoles du roi Louis XIII  furent mangÊes ou Á peu prÉs,
il commenÚa  des plaintes qu'Athos  trouva nausÊabondes, Porthos indÊcentes,
et Aramis  ridicules. Athos  conseilla donc Á  d'Artagnan  de  congÊdier  le
drÆle,  Porthos voulait qu'on le  b×tonn×t auparavant,  et  Aramis prÊtendit
qu'un maÏtre ne devait entendre que les compliments qu'on fait de lui.
     " Cela  vous est  bien aisÊ Á  dire, reprit d'Artagnan : Á vous, Athos,
qui  vivez  muet  avec Grimaud, qui  lui  dÊfendez  de parler, et  qui,  par
consÊquent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; Á  vous,  Porthos,
qui  menez  un  train  magnifique  et  qui Ëtes  un  dieu  pour votre  valet
Mousqueton ; Á vous  enfin, Aramis,  qui, toujours  distrait par vos  Êtudes
thÊologiques, inspirez  un  profond  respect Á  votre serviteur Bazin, homme
doux et religieux ; mais moi  qui suis sans consistance  et sans ressources,
moi  qui  ne suis  pas  mousquetaire ni mËme garde,  moi, que  ferai-je pour
inspirer de l'affection, de la terreur ou du respect Á Planchet ?
     -- La  chose  est grave, rÊpondirent les trois  amis, c'est une affaire
d'intÊrieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout
de suite sur le pied oÝ l'on dÊsire qu'ils restent. RÊflÊchissez donc. "
     D'Artagnan rÊflÊchit  et se rÊsolut Á  rouer Planchet par provision, ce
qui fut exÊcutÊ avec la conscience que d'Artagnan mettait en toutes choses ;
puis, aprÉs l'avoir bien rossÊ, il lui dÊfendit de  quitter son service sans
sa permission.  "  Car,  ajouta-t-il,  l'avenir  ne  peut  me faire faute  ;
j'attends  inÊvitablement des temps meilleurs. Ta fortune  est donc faite si
tu restes prÉs de moi, et je  suis  trop bon maÏtre pour te faire manquer ta
fortune en t'accordant le congÊ que tu me demandes. "
     Cette maniÉre d'agir donna beaucoup  de respect aux mousquetaires  pour
la politique de d'Artagnan. Planchet fut Êgalement saisi d'admiration et  ne
parla plus de s'en aller.
     La vie des quatre jeunes gens Êtait  devenue commune ; d'Artagnan,  qui
n'avait  aucune  habitude,  puisqu'il arrivait de  sa province et tombait au
milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussitÆt les habitudes  de ses
amis.
     On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en ÊtÊ, et l'on
allait prendre le mot d'ordre et  l'air des  affaires chez  M.  de TrÊville.
D'Artagnan, bien qu'il ne fÙt pas mousquetaire,  en faisait le service  avec
une ponctualitÊ touchante : il Êtait toujours de  garde,  parce qu'il tenait
toujours  compagnie Á celui de ses trois amis qui montait la  sienne. On  le
connaissait Á  l'hÆtel des mousquetaires, et chacun  le  tenait pour  un bon
camarade ; M. de TrÊville, qui l'avait apprÊciÊ  du premier coup d'oeil,  et
qui lui  portait une  vÊritable affection, ne  cessait de  le recommander au
roi.
     De  leur  cÆtÊ,  les  trois  mousquetaires  aimaient  fort  leur  jeune
camarade. L'amitiÊ  qui unissait  ces quatre hommes, et le besoin de se voir
trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour
plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un aprÉs l'autre comme des ombres
; et l'on rencontrait toujours les insÊparables se cherchant du Luxembourg Á
la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.
     En attendant, les promesses  de M. de TrÊville allaient  leur train. Un
beau  jour,  le  roi  commanda  Á  M.  le chevalier  des Essarts de  prendre
d'Artagnan  comme cadet  dans sa compagnie des gardes. D'Artagnan endossa en
soupirant  cet  habit,  qu'il  eÙt  voulu,  au  prix de  dix annÊes  de  son
existence, troquer  contre la casaque  de mousquetaire.  Mais M. de TrÊville
promit cette faveur aprÉs un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait Ëtre
abrÊgÊ  au reste,  si  l'occasion se  prÊsentait pour d'Artagnan  de  rendre
quelque  service  au roi ou de faire quelque action d'Êclat.  D'Artagnan  se
retira sur cette promesse et, dÉs le lendemain, commenÚa son service.
     Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde
avec d'Artagnan quand il Êtait de garde. La compagnie de M. le chevalier des
Essarts  prit  ainsi  quatre hommes au  lieu  d'un,  le  jour  oÝ  elle prit
d'Artagnan.







     Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les
choses de  ce monde, aprÉs  avoir eu un commencement avaient eu une fin,  et
depuis cette  fin nos quatre compagnons Êtaient tombÊs dans la gËne. D'abord
Athos  avait soutenu pendant  quelque  temps l'association  de  ses  propres
deniers. Porthos  lui avait succÊdÊ,  et, gr×ce Á  une  de  ces disparitions
auxquelles on  Êtait habituÊ, il avait pendant  prÉs de quinze jours  encore
subvenu aux besoins de  tout le monde ; enfin Êtait arrivÊ le tour d'Aramis,
qui s'Êtait  exÊcutÊ de  bonne gr×ce,  et qui  Êtait  parvenu, disait-il, en
vendant ses livres de thÊologie, Á se procurer quelques pistoles.
     On eut  alors,  comme d'habitude, recours  Á M. de  TrÊville,  qui  fit
quelques avances sur la solde ; mais ces  avances ne pouvaient conduire bien
loin  trois mousquetaires qui  avaient  dÊjÁ  force comptes  arriÊrÊs, et un
garde qui n'en avait pas encore.
     Enfin, quand on  vit qu'on allait manquer tout Á fait, on rassembla par
un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il
Êtait dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur
parole.
     Alors  la  gËne devint de  la  dÊtresse ; on vit les affamÊs  suivis de
leurs  laquais courir les quais  et les corps de garde, ramassant chez leurs
amis du  dehors tous les dÏners qu'ils  purent trouver ; car, suivant l'avis
d'Aramis, on devait dans la prospÊritÊ semer des repas Á droite  et Á gauche
pour en rÊcolter quelques-uns dans la disgr×ce.
     Athos fut invitÊ quatre fois et mena chaque fois  ses  amis avec  leurs
laquais. Porthos eut six occasions et en fit Êgalement jouir ses camarades ;
Aramis en eut  huit. C'Êtait  un homme, comme on a dÊjÁ pu  s'en apercevoir,
qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.
     Quant  Á  d'Artagnan,  qui  ne  connaissait  encore  personne  dans  la
capitale, il  ne  trouva qu'un  dÊjeuner  de chocolat chez un prËtre de  son
pays, et  un dÏner  chez un cornette  des gardes. Il mena  son armÊe chez le
prËtre, auquel on dÊvora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui
fit des  merveilles ; mais, comme le  disait Planchet, on ne  mange toujours
qu'une fois, mËme quand on mange beaucoup.
     D'Artagnan se  trouva donc assez  humiliÊ  de n'avoir eu qu'un repas et
demi, car  le  dÊjeuner  chez  le  prËtre  ne pouvait  compter  que  pour un
demi-repas, Á offrir  Á ses compagnons en  Êchange des festins que s'Êtaient
procurÊs  Athos, Porthos  et Aramis. Il se croyait Á  charge  Á  la sociÊtÊ,
oubliant  dans sa bonne foi toute juvÊnile qu'il avait nourri cette  sociÊtÊ
pendant un mois, et son  esprit prÊoccupÊ se mit Á travailler activement. Il
rÊflÊchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants
et  actifs devait  avoir un  autre  but  que des  promenades dÊhanchÊes, des
leÚons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels.
     En effet, quatre  hommes comme eux, quatre hommes dÊvouÊs  les  uns aux
autres depuis la bourse jusqu'Á la vie, quatre hommes se soutenant toujours,
ne reculant  jamais,  exÊcutant isolÊment ou ensemble les rÊsolutions prises
en commun ; quatre bras menaÚant les quatre points cardinaux ou se  tournant
vers un  seul point,  devaient inÊvitablement, soit souterrainement, soit au
jour, soit par la mine, soit par la tranchÊe,  soit par la ruse, soit par la
force, s'ouvrir un  chemin vers le  but qu'ils voulaient  atteindre, si bien
dÊfendu  ou si ÊloignÊ qu'il  fÙt. La  seule chose  qui  Êtonn×t d'Artagnan,
c'est que ses compagnons n'eussent point songÊ Á cela.
     Il y songeait, lui,  et sÊrieusement mËme, se creusant la cervelle pour
trouver une  direction Á  cette force  unique  quatre fois  multipliÊe  avec
laquelle  il  ne  doutait pas  que,  comme  avec  le  levier  que  cherchait
ArchimÉde,  on  ne  parvÏnt  Á soulever  le monde, --  lorsque  l'on  frappa
doucement Á la porte. D'Artagnan rÊveilla  Planchet et  lui  ordonna d'aller
ouvrir.
     Que  de cette phrase : d'Artagnan rÊveilla Planchet, le lecteur n'aille
pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'Êtait point encore venu. Non
! quatre heures venaient de sonner. Planchet,  deux heures auparavant, Êtait
venu demander Á dÏner Á son maÏtre, lequel lui avait rÊpondu par le proverbe
: " Qui dort dÏne. " Et Planchet dÏnait en dormant.
     Un homme fut introduit,  de  mine  assez simple et qui avait l'air d'un
bourgeois.
     Planchet, pour son dessert,  eÙt bien voulu entendre la conversation  ;
mais le  bourgeois dÊclara Á d'Artagnan que ce qu'il avait  Á lui dire Êtant
important et confidentiel, il dÊsirait demeurer en tËte Á tËte avec lui.
     D'Artagnan congÊdia Planchet et fit asseoir son visiteur.
     Il  y  eut un moment  de  silence  pendant lequel  les deux  hommes  se
regardÉrent  comme  pour  faire  une  connaissance  prÊalable,  aprÉs   quoi
d'Artagnan s'inclina en signe qu'il Êcoutait.
     "  J'ai  entendu  parler de  M. d'Artagnan comme d'un jeune homme  fort
brave, dit le bourgeois, et cette rÊputation dont il jouit Á juste titre m'a
dÊcidÊ Á lui confier un secret.
     -- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan,  qui d'instinct  flaira
quelque chose d'avantageux.
     Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua :
     " J'ai ma  femme  qui est lingÉre chez  la  reine, Monsieur, et qui  ne
manque ni de  sagesse, ni  de beautÊ. On me  l'a fait Êpouser  voilÁ bientÆt
trois ans, quoiqu'elle n'eÙt qu'un petit avoir, parce que M. de La Porte, le
portemanteau de la reine, est son parrain et la protÉge...
     -- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan.
     --  Eh  bien, reprit le bourgeois,  Eh bien, Monsieur, ma  femme  a ÊtÊ
enlevÊe hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail.
     -- Et par qui votre femme a-t-elle ÊtÊ enlevÊe ?
     -- Je n'en sais rien sÙrement, Monsieur, mais je soupÚonne quelqu'un.
     -- Et quelle est cette personne que vous soupÚonnez ?
     -- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.
     -- Diable !
     -- Mais voulez-vous  que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois,
je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que  de politique  dans tout
cela.
     --  Moins d'amour  que de politique, reprit  d'Artagnan  d'un air  fort
rÊflÊchi, et que soupÚonnez-vous ?
     -- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupÚonne...
     -- Monsieur, je  vous ferai observer  que je ne vous demande absolument
rien, moi.  C'est vous qui Ëtes venu.  C'est  vous qui m'avez  dit que  vous
aviez un secret Á me confier. Faites donc Á votre guise, il est encore temps
de vous retirer.
     -- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnËte jeune homme,  et
j'aurai confiance en  vous. Je crois donc que ce  n'est pas Á  cause  de ses
amours que ma femme a ÊtÊ arrËtÊe,  mais Á cause de celles d'une plus grande
dame qu'elle.
     --  Ah !  ah ! serait-ce Á cause des amours de Mme de Bois-Tracy  ? fit
d'Artagnan,  qui voulut avoir l'air, vis-Á-vis  de son bourgeois, d'Ëtre  au
courant des affaires de la cour.
     -- Plus haut, Monsieur, plus haut.
     -- De Mme d'Aiguillon ?
     -- Plus haut encore.
     -- De Mme de Chevreuse ?
     -- Plus haut, beaucoup plus haut !
     -- De la... d'Artagnan s'arrËta.
     -- Oui, Monsieur,  rÊpondit si bas, qu'Á peine si on put l'entendre, le
bourgeois ÊpouvantÊ.
     -- Et avec qui ?
     -- Avec qui cela peut-il Ëtre, si ce n'est avec le duc de...
     -- Le duc de...
     --  Oui,  Monsieur ! rÊpondit le  bourgeois, en donnant Á  sa  voix une
intonation plus sourde encore.
     -- Mais comment savez-vous tout cela, vous ?
     -- Ah ! comment je le sais ?
     -- Oui, comment le savez-vous  ?  Pas  de  demi-confidence, ou...  vous
comprenez.
     -- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-mËme.
     -- Qui le sait, elle, par qui ?
     -- Par M.  de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle Êtait la filleule
de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine  ?  Eh  bien,  M.  de La
Porte l'avait mise  prÉs de Sa MajestÊ pour que notre pauvre reine au  moins
eÙt quelqu'un  Á  qui se fier, abandonnÊe  comme  elle  l'est  par  le  roi,
espionnÊe comme elle l'est  par le  cardinal,  trahie comme  elle l'est  par
tous.
     -- Ah ! ah ! voilÁ qui se dessine, dit d'Artagnan.
     -- Or ma femme est venue il y  a quatre jours,  Monsieur  ; une  de ses
conditions Êtait qu'elle devait  me venir  voir deux fois la semaine  ; car,
ainsi  que j'ai eu  l'honneur de vous le dire, ma femme m'aime beaucoup ; ma
femme est donc venue, et m'a confiÊ que la reine, en ce moment- ci, avait de
grandes craintes.
     -- Vraiment ?
     -- Oui, M. le cardinal, Á ce qu'il paraÏt,  la poursuit et la persÊcute
plus que  jamais. Il ne  peut  pas lui pardonner l'histoire de la sarabande.
Vous savez l'histoire de la sarabande ?
     -- Pardieu, si je la sais !  rÊpondit d'Artagnan, qui ne savait rien du
tout, mais qui voulait avoir l'air d'Ëtre au courant.
     --  De sorte  que, maintenant, ce n'est plus de la  haine, c'est  de la
vengeance.
     -- Vraiment ?
     -- Et la reine croit...
     -- Eh bien, que croit la reine ?
     -- Elle croit qu'on a Êcrit Á M. le duc de Buckingham en son nom.
     -- Au nom de la reine ?
     -- Oui,  pour  le faire venir Á  Paris, et une fois venu  Á Paris, pour
l'attirer dans quelque piÉge.
     --  Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur,  qu'a-t-elle Á  faire
dans tout cela ?
     -- On connaÏt son dÊvouement pour la  reine, et l'on veut ou l'Êloigner
de sa maÏtresse, ou l'intimider pour avoir les secrets de  Sa MajestÊ, ou la
sÊduire pour se servir d'elle comme d'un espion.
     --  C'est probable, dit d'Artagnan  ; mais  l'homme qui l'a enlevÊe, le
connaissez-vous ?
     -- Je vous ai dit que je croyais le connaÏtre.
     -- Son nom ?
     -- Je ne le sais pas ; ce  que je  sais seulement, c'est  que c'est une
crÊature du cardinal, son ×me damnÊe.
     -- Mais vous l'avez vu ?
     -- Oui, ma femme me l'a montrÊ un jour.
     -- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaÏtre ?
     -- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint
basanÊ, oeil perÚant, dents blanches et une cicatrice Á la tempe.
     -- Une cicatrice Á la tempe !  s'Êcria  d'Artagnan, et  avec cela dents
blanches, oeil perÚant, teint  basanÊ, poil noir, et haute mine ;  c'est mon
homme de Meung !
     -- C'est votre homme, dites-vous ?
     -- Oui, oui  ; mais cela  ne fait rien  Á la chose. Non,  je me trompe,
cela  la  simplifie beaucoup, au contraire  : si votre homme est le mien, je
ferai d'un coup deux vengeances, voilÁ tout ; mais oÝ rejoindre cet homme ?
     -- Je n'en sais rien.
     -- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure ?
     --  Aucun ; un jour  que  je  reconduisais ma  femme au Louvre,  il  en
sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir.
     -- Diable ! diable ! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague ; par
qui avez-vous su l'enlÉvement de votre femme ?
     -- Par M. de La Porte.
     -- Vous a-t-il donnÊ quelque dÊtail ?
     -- Il n'en avait aucun.
     -- Et vous n'avez rien appris d'un autre cÆtÊ ?
     -- Si fait, j'ai reÚu...
     -- Quoi ?
     -- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ?
     --  Vous revenez  encore  lÁ-dessus ; cependant je vous ferai  observer
que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.
     -- Aussi  je  ne recule pas, mordieu ! s'Êcria  le bourgeois  en jurant
pour se monter la tËte. D'ailleurs, foi de Bonacieux...
     -- Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d'Artagnan.
     -- Oui, c'est mon nom.
     --  Vous  disiez  donc  : foi de  Bonacieux !  pardon  si  je  vous  ai
interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m'Êtait pas inconnu.
     -- C'est possible, Monsieur. Je suis votre propriÊtaire.
     -- Ah ! ah ! fit d'Artagnan en  se soulevant Á demi et en saluant, vous
Ëtes mon propriÊtaire ?
     -- Oui, Monsieur,  oui. Et comme depuis trois mois que  vous Ëtes  chez
moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oubliÊ
de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je ne  vous ai pas tourmentÊ un  seul
instant, j'ai pensÊ que vous auriez Êgard Á ma dÊlicatesse.
     -- Comment donc !  mon  cher  Monsieur  Bonacieux,  reprit  d'Artagnan,
croyez  que je suis plein de reconnaissance pour un  pareil procÊdÊ, et que,
comme je vous l'ai dit, si je puis vous Ëtre bon Á quelque chose...
     --  Je vous crois,  Monsieur, je vous crois, et comme j'allais  vous le
dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous .
     -- Achevez donc ce que vous avez commencÊ Á me dire. "
     Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le prÊsenta Á d'Artagnan.
     " Une lettre ! fit le jeune homme.
     -- Que j'ai reÚue ce matin. "
     D'Artagnan  l'ouvrit,  et  comme  le  jour  commenÚait  Á  baisser,  il
s'approcha de la fenËtre. Le bourgeois le suivit.
     " Ne cherchez  pas votre femme, lut d'Artagnan,  elle vous sera  rendue
quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous  faites une  seule dÊmarche pour
la retrouver, vous Ëtes perdu. "
     " VoilÁ  qui  est positif,  continua d'Artagnan  ; mais aprÉs  tout, ce
n'est qu'une menace.
     --  Oui, mais cette  menace m'Êpouvante ; moi, Monsieur, je ne suis pas
homme d'ÊpÊe du tout, et j'ai peur de la Bastille.
     -- Hum ! fit d'Artagnan ; mais c'est que je ne me soucie pas plus de la
Bastille que  vous, moi.  S'il  ne s'agissait  que  d'un coup d'ÊpÊe,  passe
encore.
     --  Cependant,  Monsieur,  j'avais  bien comptÊ  sur  vous  dans  cette
occasion.
     -- Oui ?
     --  Vous voyant  sans  cesse  entourÊ  de  mousquetaires Á  l'air  fort
superbe,  et  reconnaissant  que ces  mousquetaires  Êtaient  ceux  de M. de
TrÊville, et par  consÊquent des ennemis du cardinal, j'avais pensÊ que vous
et vos amis, tout en rendant justice Á  notre pauvre reine, seriez enchantÊs
de jouer un mauvais tour Á Son Eminence.
     -- Sans doute.

     -- Et puis j'avais pensÊ que, me devant trois mois de loyer  dont je ne
vous ai jamais parlÊ...
     -- Oui,  oui,  vous m'avez  dÊjÁ  donnÊ cette raison, et  je la  trouve
excellente.
     -- Comptant  de  plus,  tant que vous me ferez l'honneur de rester chez
moi, ne jamais vous parler de votre loyer Á venir...
     -- TrÉs bien.
     --  Et  ajoutez  Á  cela,  si  besoin  est,  comptant  vous  offrir une
cinquantaine de pistoles  si,  contre toute probabilitÊ, vous  vous trouviez
gËnÊ en ce moment.
     -- A merveille ; mais vous Ëtes donc riche, mon cher Monsieur Bonacieux
?
     --  Je suis Á mon  aise, Monsieur, c'est  le  mot ; j'ai amassÊ quelque
chose  comme  deux  ou  trois mille  Êcus de  rente  dans le  commerce de la
mercerie,  et  surtout en  plaÚant quelques fonds sur  le  dernier voyage du
cÊlÉbre navigateur Jean  Mocquet ; de sorte que, vous comprenez, Monsieur...
Ah ! mais... s'Êcria le bourgeois.
     -- Quoi ? demanda d'Artagnan.
     -- Que vois-je lÁ ?
     -- OÝ ?
     --  Dans la rue,  en face de vos  fenËtres,  dans l'embrasure  de cette
porte : un homme enveloppÊ dans un manteau.
     -- C'est lui ! s'ÊcriÉrent Á la fois d'Artagnan et le bourgeois, chacun
d'eux en mËme temps ayant reconnu son homme.
     -- Ah  ! cette  fois-ci,  s'Êcria  d'Artagnan en  sautant sur son ÊpÊe,
cette fois-ci, il ne m'Êchappera pas. "
     Et tirant son ÊpÊe du fourreau, il se prÊcipita hors de l'appartement.
     Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils
s'ÊcartÉrent, d'Artagnan passa entre eux comme un trait.
     "  Ah  ÚÁ,  oÝ  cours-tu  ainsi  ?  lui  criÉrent  Á la fois  les  deux
mousquetaires.
     -- L'homme de Meung ! " rÊpondit d'Artagnan, et il disparut.
     D'Artagnan avait plus  d'une fois racontÊ Á ses amis  son aventure avec
l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse Á laquelle cet homme
avait paru confier une si importante missive.
     L'avis d'Athos avait ÊtÊ  que d'Artagnan avait perdu sa lettre  dans la
bagarre. Un gentilhomme,  selon lui  -- et, au portrait que d'Artagnan avait
fait de l'inconnu, ce ne pouvait  Ëtre qu'un gentilhomme --,  un gentilhomme
devait Ëtre incapable de cette bassesse, de voler une lettre.
     Porthos n'avait vu  dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux donnÊ par
une  dame Á  un  cavalier ou  par un cavalier Á une  dame, et qu'Êtait venue
troubler la prÊsence de d'Artagnan et de son cheval jaune.
     Aramis  avait dit que ces  sortes de choses  Êtant  mystÊrieuses, mieux
valait ne les point approfondir.
     Ils comprirent donc,  sur les quelques mots  ÊchappÊs  Á d'Artagnan, de
quelle affaire  il  Êtait question,  et comme ils  pensÉrent  qu'aprÉs avoir
rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue, d'Artagnan finirait  toujours par
remonter chez lui, ils continuÉrent leur chemin.
     Lorsqu'ils entrÉrent dans  la chambre de d'Artagnan, la  chambre  Êtait
vide : le propriÊtaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans
doute  avoir lieu entre le  jeune  homme et l'inconnu, avait,  par  suite de
l'exposition qu'il avait  faite  lui-mËme de son caractÉre, jugÊ qu'il Êtait
prudent de dÊcamper.







     Comme  l'avaient  prÊvu  Athos  et Porthos,  au bout  d'une  demi-heure
d'Artagnan rentra. Cette  fois encore il avait manquÊ son  homme, qui  avait
disparu comme par  enchantement. D'Artagnan  avait couru, l'ÊpÊe Á  la main,
toutes les rues environnantes, mais il n'avait rien trouvÊ  qui ressembl×t Á
celui qu'il cherchait, puis enfin il en Êtait revenu Á la chose par laquelle
il aurait dÙ commencer peut-Ëtre, et  qui Êtait de frapper Á la porte contre
laquelle l'inconnu Êtait appuyÊ ; mais  c'Êtait  inutilement qu'il avait dix
ou douze fois de suite fait rÊsonner le marteau, personne  n'avait  rÊpondu,
et des voisins qui, attirÊs par le bruit,  Êtaient accourus sur le  seuil de
leur  porte ou  avaient mis  le nez Á leurs fenËtres, lui avaient assurÊ que
cette  maison,  dont  au  reste toutes les ouvertures  Êtaient closes, Êtait
depuis six mois complÉtement inhabitÊe.
     Pendant que d'Artagnan courait les  rues et frappait aux portes, Aramis
avait  rejoint  ses  deux compagnons,  de  sorte  qu'en  revenant chez  lui,
d'Artagnan trouva la rÊunion au grand complet.
     "  Eh bien  ? dirent ensemble  les trois mousquetaires en voyant entrer
d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversÊe par la colÉre.
     -- Eh bien, s'Êcria celui-ci en jetant son ÊpÊe sur le lit, il faut que
cet homme  soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantÆme, comme
une ombre, comme un spectre.
     -- Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos Á Porthos.
     --  Moi,  je ne  crois que ce que j'ai  vu, et comme  je n'ai jamais vu
d'apparitions, je n'y crois pas.
     -- La Bible, dit Aramis, nous fait une  loi  d'y croire  :  l'ombre  de
Samuel apparut Á SaØl,  et c'est un  article  de foi que  je serais f×chÊ de
voir mettre en doute, Porthos.
     --  Dans  tous les cas,  homme ou diable, corps ou  ombre, illusion  ou
rÊalitÊ, cet homme est nÊ pour ma damnation, car sa  fuite nous fait manquer
une affaire superbe, Messieurs, une affaire dans  laquelle il  y avait  cent
pistoles et peut-Ëtre plus Á gagner.
     -- Comment cela ? " dirent Á la fois Porthos et Aramis.
     Quant  Á  Athos,  fidÉle  Á  son systÉme  de  mutisme,  il  se contenta
d'interroger d'Artagnan du regard.
     " Planchet, dit d'Artagnan Á son domestique, qui passait en  ce  moment
la tËte par la porte entreb×illÊe pour t×cher de  surprendre quelques bribes
de  la  conversation,  descendez chez  mon  propriÊtaire,  M.  Bonacieux, et
dites-lui  de  nous  envoyer  une  demi-douzaine  de  bouteilles  de  vin de
Beaugency : c'est celui que je prÊfÉre.
     -- Ah ÚÁ, mais  vous  avez donc crÊdit ouvert chez votre propriÊtaire ?
demanda Porthos.
     --  Oui,  rÊpondit  d'Artagnan,   Á  compter  d'aujourd'hui,  et  soyez
tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quÊrir d'autre.
     -- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.
     -- J'ai toujours dit que d'Artagnan Êtait la forte tËte de nous quatre,
fit  Athos,  qui, aprÉs  avoir  Êmis cette  opinion  Á  laquelle  d'Artagnan
rÊpondit par un salut, retomba aussitÆt dans son silence accoutumÊ.
     -- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il ? demanda Porthos.
     -- Oui, dit  Aramis,  confiez-nous cela,  mon  cher  ami,  Á moins  que
l'honneur de  quelque dame ne se trouve intÊressÊ  Á cette confidence,  Á ce
quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous.
     -- Soyez tranquilles, rÊpondit d'Artagnan, l'honneur de personne n'aura
Á se plaindre de ce que j'ai Á vous dire. "
     Et alors  il raconta  mot Á mot Á ses amis ce qui venait  de se  passer
entre lui et son hÆte, et comment l'homme qui avait enlevÊ la femme du digne
propriÊtaire  Êtait  le mËme avec  lequel  il avait  eu  maille  Á partir  Á
l'hÆtellerie du Franc Meunier .
     " Votre affaire n'est pas mauvaise,  dit Athos aprÉs avoir goÙtÊ le vin
en connaisseur  et indiquÊ d'un signe de tËte qu'il le trouvait bon, et l'on
pourra tirer de  ce brave  homme cinquante Á soixante  pistoles. Maintenant,
reste  Á savoir si cinquante Á  soixante pistoles valent la peine de risquer
quatre tËtes.
     -- Mais faites  attention, s'Êcria d'Artagnan, qu'il y a une femme dans
cette affaire, une femme enlevÊe,  une femme qu'on menace sans  doute, qu'on
torture peut-Ëtre, et tout cela parce qu'elle est fidÉle Á sa maÏtresse !
     --  Prenez  garde,  d'Artagnan,  prenez  garde,  dit Aramis, vous  vous
Êchauffez un peu trop, Á mon avis,  sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a
ÊtÊ  crÊÊe pour  notre perte, et c'est d'elle que nous  viennent toutes  nos
misÉres. "
     Athos,  Á cette sentence d'Aramis, fronÚa le  sourcil  et se mordit les
lÉvres.
     "  Ce  n'est  point  de  Mme   Bonacieux  que  je  m'inquiÉte,  s'Êcria
d'Artagnan,  mais  de la  reine,  que le  roi  abandonne,  que  le  cardinal
persÊcute, et qui  voit tomber, les unes aprÉs les autres, les tËtes de tous
ses amis.
     -- Pourquoi aime-t-elle  ce que  nous dÊtestons le plus au  monde,  les
Espagnols et les Anglais ?
     -- L'Espagne  est sa patrie, rÊpondit d'Artagnan, et il est tout simple
qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la mËme terre qu'elle. Quant
au second reproche que vous lui faites, j'ai entendu dire qu'elle aimait non
pas les Anglais, mais un Anglais.
     -- Eh  ! ma foi, dit Athos, il faut avouer  que cet  Anglais Êtait bien
digne d'Ëtre aimÊ. Je n'ai jamais vu un plus grand air que le sien.
     -- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos. J'Êtais au
Louvre le  jour oÝ il a  semÊ ses perles, et pardieu !  j'en ai ramassÊ deux
que j'ai bien vendues dix pistoles piÉce. Et toi, Aramis, le connais-tu ?
     -- Aussi bien que vous, Messieurs, car j'Êtais de ceux qui l'ont arrËtÊ
dans le jardin d'Amiens, oÝ m'avait  introduit M. de Putange, l'Êcuyer de la
reine. J'Êtais au  sÊminaire Á cette Êpoque, et l'aventure me  parut cruelle
pour le roi.
     -- Ce qui ne m'empËcherait pas, dit d'Artagnan, si je  savais oÝ est le
duc de  Buckingham, de le prendre par la main et de le  conduire  prÉs de la
reine,  ne fÙt-ce que  pour  faire  enrager  M.  le  cardinal  ;  car  notre
vÊritable, notre seul,  notre  Êternel ennemi, Messieurs, c'est le cardinal,
et  si  nous pouvions trouver  moyen de  lui  jouer quelque tour bien cruel,
j'avoue que j'y engagerais volontiers ma tËte.
     -- Et, reprit  Athos, le mercier  vous a  dit, d'Artagnan, que la reine
pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ?
     -- Elle en a peur.
     -- Attendez donc, dit Aramis.
     -- Quoi ? demanda Porthos.
     -- Allez toujours, je cherche Á me rappeler des circonstances.
     -- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que l'enlÉvement de
cette femme de la reine se rattache  aux  ÊvÊnements dont  nous  parlons, et
peut-Ëtre Á la prÊsence de M. de Buckingham Á Paris.
     -- Le Gascon est plein d'idÊes, dit Porthos avec admiration.
     -- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois m'amuse.
     -- Messieurs, reprit Aramis, Êcoutez ceci.
     -- Ecoutons Aramis, dirent les trois amis.
     -- Hier je me trouvais chez  un  savant docteur  en  thÊologie  que  je
consulte quelquefois pour mes Êtudes... "
     Athos sourit.
     "  Il habite un  quartier  dÊsert, continua  Aramis  :  ses  goÙts,  sa
profession l'exigent. Or, au moment oÝ je sortais de chez lui... "
     Ici Aramis s'arrËta.
     "  Eh  bien ? demandÉrent ses auditeurs, au  moment oÝ vous sortiez  de
chez lui ? "
     Aramis parut faire un effort sur lui-mËme, comme un homme qui, en plein
courant de mensonge, se voit arrËter par quelque obstacle imprÊvu ; mais les
yeux  de  ses  trois  compagnons  Êtaient  fixÊs  sur  lui,  leurs  oreilles
attendaient bÊantes, il n'y avait pas moyen de reculer.
     " Ce docteur a une niÉce, continua Aramis.
     -- Ah ! il a une niÉce ! interrompit Porthos.
     -- Dame fort respectable " , dit Aramis.
     Les trois amis se mirent Á rire.
     " Ah ! si vous riez ou  si vous doutez,  reprit Aramis, vous ne  saurez
rien.
     -- Nous sommes  croyants  comme  des  mahomÊtistes et  muets comme  des
catafalques, dit Athos.
     -- Je  continue donc, reprit Aramis. Cette niÉce vient quelquefois voir
son oncle ; or elle s'y trouvait hier en mËme temps  que moi, par hasard, et
je dus m'offrir pour la conduire Á son carrosse.
     -- Ah ! elle a un carrosse, la niÉce du docteur ? interrompit  Porthos,
dont  un  des  dÊfauts Êtait  une  grande  incontinence  de  langue ;  belle
connaissance, mon ami.
     --  Porthos, reprit  Aramis,  je vous ai dÊjÁ fait  observer plus d'une
fois que vous Ëtes fort indiscret, et que cela vous nuit prÉs des femmes.
     -- Messieurs, Messieurs, s'Êcria d'Artagnan, qui entrevoyait le fond de
l'aventure, la chose  est sÊrieuse ; t×chons  donc de  ne  pas plaisanter si
nous pouvons. Allez, Aramis, allez.
     -- Tout Á coup, un homme  grand, brun, aux maniÉres de gentilhomme... ,
tenez, dans le genre du vÆtre, d'Artagnan.
     -- Le mËme peut-Ëtre, dit celui-ci.
     -- C'est  possible,  continua Aramis, ... s'approcha de moi, accompagnÊ
de cinq ou six  hommes  qui le suivaient Á dix pas en arriÉre, et du ton  le
plus poli :
     "  Monsieur le  duc,  me dit-il,  et vous, Madame " , continua-t-il  en
s'adressant Á la dame que j'avais sous le bras...
     -- A la niÉce du docteur ?
     -- Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous Ëtes insupportable.
     -- "  Veuillez  monter  dans  ce carrosse, et  cela  sans " essayer  la
moindre rÊsistance, sans faire le moindre bruit. "
     -- Il vous avait pris pour Buckingham ! s'Êcria d'Artagnan.
     -- Je le crois, rÊpondit Aramis.
     -- Mais cette dame ? demanda Porthos.
     -- Il l'avait prise pour la reine ! dit d'Artagnan.
     -- Justement, rÊpondit Aramis.
     -- Le Gascon est le diable ! s'Êcria Athos, rien ne lui Êchappe.
     -- Le  fait est,  dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et  a quelque
chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que  l'habit
de mousquetaire...
     -- J'avais un manteau Ênorme, dit Aramis.
     -- Au mois  de juillet, diable  ! fit Porthos,  est-ce  que le  docteur
craint que tu ne sois reconnu ?
     -- Je  comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit laissÊ prendre
par la tournure ; mais le visage...
     -- J'avais un grand chapeau, dit Aramis.
     -- Oh ! mon Dieu,  s'Êcria Porthos,  que de prÊcautions pour Êtudier la
thÊologie !
     --  Messieurs, Messieurs,  dit d'Artagnan, ne perdons pas notre temps Á
badiner ;  Êparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c'est  la clef
de l'intrigue.
     -- Une femme de condition si infÊrieure ! vous croyez, d'Artagnan ? fit
Porthos en allongeant les lÉvres avec mÊpris.
     -- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne
vous l'ai-je pas dit,  Messieurs  ? Et d'ailleurs, c'est peut-Ëtre un calcul
de  Sa MajestÊ  d'avoir ÊtÊ,  cette fois,  chercher  ses appuis si  bas. Les
hautes tËtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue.
     -- Eh bien, dit Porthos, faites  d'abord  prix  avec le mercier, et bon
prix.
     --  C'est inutile,  dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne  nous paie
pas, nous serons assez payÊs d'un autre cÆtÊ. "
     En ce  moment, un bruit prÊcipitÊ de pas  retentit dans l'escalier,  la
porte  s'ouvrit avec  fracas, et  le  malheureux  mercier s'ÊlanÚa  dans  la
chambre oÝ se tenait le conseil.
     " Ah ! Messieurs, s'Êcria-t-il, sauvez-moi, au  nom du Ciel, sauvez-moi
! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrËter ; sauvez-moi,  sauvez-moi
! "
     Porthos et Aramis se levÉrent.
     " Un moment, s'Êcria d'Artagnan en  leur faisant  signe de repousser au
fourreau leurs  ÊpÊes Á demi  tirÊes ; un moment,  ce  n'est pas du  courage
qu'il faut ici, c'est de la prudence.
     -- Cependant, s'Êcria Porthos, nous ne laisserons pas...
     --  Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le rÊpÉte, la
forte tËte de  nous tous, et moi, pour mon compte,  je dÊclare  que  je  lui
obÊis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan. "
     En ce moment, les quatre gardes apparurent Á la porte de l'antichambre,
et voyant quatre mousquetaires debout et l'ÊpÊe au  cÆtÊ, hÊsitÉrent Á aller
plus loin.
     " Entrez, Messieurs, entrez, cria d'Artagnan ;  vous Ëtes ici chez moi,
et nous sommes tous de fidÉles serviteurs du roi et de M. le cardinal.
     --  Alors,  Messieurs, vous  ne  vous  opposerez  pas  Á  ce  que  nous
exÊcutions les ordres que nous avons reÚus ? demanda celui qui paraissait le
chef de l'escouade.
     --  Au  contraire,  Messieurs,  et nous vous  prËterions main-forte, si
besoin Êtait.
     -- Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.
     -- Tu es un niais, dit Athos, silence !
     -- Mais vous m'avez promis... , dit tout bas le pauvre mercier.
     --   Nous  ne  pouvons  vous  sauver  qu'en  restant  libres,  rÊpondit
rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous faisons mine de vous dÊfendre,
on nous arrËte avec vous.
     -- Il me semble, cependant...
     --  Venez,  Messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan ; je n'ai  aucun
motif de dÊfendre Monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la premiÉre fois, et
encore Á quelle occasion, il  vous le dira lui-mËme, pour me venir  rÊclamer
le prix de mon loyer. Est-ce vrai, Monsieur Bonacieux ? RÊpondez !
     --  C'est la vÊritÊ pure, s'Êcria le mercier, mais Monsieur ne vous dit
pas...
     -- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout,
ou vous perdriez  tout le monde sans  vous sauver. Allez, allez,  Messieurs,
emmenez cet homme ! "
     Et d'Artagnan poussa le  mercier tout Êtourdi aux  mains des gardes, en
lui disant :
     " Vous Ëtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l'argent, Á
moi ! Á  un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le
en prison,  et  gardez-le  sous clef  le  plus longtemps  possible,  cela me
donnera du temps pour payer. "
     Les sbires se confondirent en remerciements et emmenÉrent leur proie.
     Au moment oÝ ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'Êpaule du chef :
     "  Ne  boirai-je pas Á votre santÊ  et vous Á  la  mienne ? dit-il,  en
remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la libÊralitÊ de
M. Bonacieux.
     -- Ce  sera bien  de  l'honneur pour moi,  dit  le chef  des sbires, et
j'accepte avec reconnaissance.
     -- Donc, Á la vÆtre, Monsieur... comment vous nommez-vous ?
     -- Boisrenard.
     -- Monsieur Boisrenard !
     --  A  la vÆtre,  mon gentilhomme  : comment  vous nommez-vous, Á votre
tour, s'il vous plaÏt ?
     -- D'Artagnan.
     -- A la vÆtre, Monsieur d'Artagnan !
     -- Et par-dessus toutes celles-lÁ, s'Êcria d'Artagnan comme emportÊ par
son enthousiasme, Á celle du roi et du cardinal. "
     Le chef des sbires eÙt peut-Ëtre doutÊ de la  sincÊritÊ de  d'Artagnan,
si le vin eÙt ÊtÊ mauvais ; mais le vin Êtait bon, il fut convaincu.
     "  Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc  faite lÁ ? dit Porthos
lorsque  l'alguazil  en chef  eut  rejoint ses compagnons, et que les quatre
amis se retrouvÉrent seuls. Fi donc ! quatre  mousquetaires  laisser arrËter
au milieu  d'eux  un malheureux  qui crie Á l'aide ! Un gentilhomme trinquer
avec un recors !
     -- Porthos, dit Aramis, Athos t'a dÊjÁ  prÊvenu  que tu Êtais un niais,
et je  me range de son  avis. D'Artagnan,  tu es un grand homme, et quand tu
seras  Á  la place de  M. de TrÊville, je te  demande ta  protection pour me
faire avoir une abbaye.
     -- Ah ÚÁ, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce  que  d'Artagnan
vient de faire ?
     -- Je le  crois parbleu bien, dit  Athos ;  non seulement j'approuve ce
qu'il vient de faire, mais encore je l'en fÊlicite.
     --  Et maintenant, Messieurs,  dit  d'Artagnan sans se  donner la peine
d'expliquer sa conduite Á Porthos, tous pour un,  un pour tous, c'est  notre
devise, n'est-ce pas ?
     -- Cependant... dit Porthos.
     -- Etends la main et jure ! " s'ÊcriÉrent Á la fois Athos et Aramis.
     Vaincu par l'exemple,  maugrÊant tout  bas, Porthos Êtendit la main, et
les quatre amis rÊpÊtÉrent d'une seule voix la formule dictÊe par d'Artagnan
:
     " Tous pour un, un pour tous. "
     " C'est bien,  que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan
comme s'il n'avait  fait  autre  chose que  de  commander toute sa  vie,  et
attention,  car Á  partir  de ce  moment,  nous  voilÁ  aux  prises avec  le
cardinal. "







     L'invention de la souriciÉre ne  date  pas de nos jours  ; dÉs  que les
sociÊtÊs, en se formant, eurent inventÊ une police quelconque, cette police,
Á son tour, inventa les souriciÉres.
     Comme  peut-Ëtre nos  lecteurs ne  sont pas  familiarisÊs  encore  avec
l'argot de la rue de JÊrusalem, et que c'est, depuis que nous Êcrivons -- et
il y a quelque quinze ans de cela --, la premiÉre fois que nous employons ce
mot appliquÊ Á cette chose, expliquons-leur ce que c'est qu'une souriciÉre.
     Quand,  dans une maison  quelle  qu'elle soit, on  a arrËtÊ un individu
soupÚonnÊ d'un crime  quelconque, on tient secrÉte l'arrestation ; on  place
quatre ou cinq hommes en embuscade dans la premiÉre piÉce, on ouvre la porte
Á tous ceux qui frappent, on la referme  sur eux et on les arrËte ; de cette
faÚon,  au bout  de  deux ou  trois  jours, on  tient  Á peu  prÉs  tous les
familiers de l'Êtablissement.
     VoilÁ ce que c'est qu'une souriciÉre.
     On fit  donc  une  souriciÉre de l'appartement  de maÏtre Bonacieux, et
quiconque y apparut fut pris et interrogÊ par les gens de M. le cardinal. Il
va sans  dire  que, comme une allÊe particuliÉre conduisait au premier Êtage
qu'habitait d'Artagnan, ceux  qui venaient  chez  lui  Êtaient  exemptÊs  de
toutes visites.
     D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'Êtaient mis
en quËte chacun de son cÆtÊ, et n'avaient rien trouvÊ, rien dÊcouvert. Athos
avait  ÊtÊ mËme jusqu'Á questionner M. de TrÊville, chose qui, vu le mutisme
habituel du digne  mousquetaire, avait fort ÊtonnÊ son capitaine. Mais M. de
TrÊville ne savait rien,  sinon  que, la derniÉre  fois  qu'il  avait vu  le
cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort soucieux,  que le
roi Êtait  inquiet, et  que les yeux rouges de la reine  indiquaient qu'elle
avait veillÊ ou pleurÊ. Mais cette derniÉre circonstance l'avait peu frappÊ,
la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.
     M. de TrÊville recommanda en  tout cas Á Athos  le  service  du roi  et
surtout celui  de la  reine, le priant de faire la mËme recommandation Á ses
camarades.
     Quant Á d'Artagnan, il ne bougeait pas  de chez lui. Il avait  converti
sa chambre en observatoire. Des fenËtres il voyait arriver ceux qui venaient
se faire prendre ; puis, comme il avait ÆtÊ les carreaux  du plancher, qu'il
avait creusÊ  le parquet et qu'un  simple plafond le sÊparait de  la chambre
au-dessous, oÝ se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se
passait entre les inquisiteurs et les accusÊs.
     Les interrogatoires, prÊcÊdÊs d'une perquisition minutieuse  opÊrÊe sur
la personne arrËtÊe, Êtaient presque toujours ainsi conÚus :
     " Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour
quelque autre personne ?
     -- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose  pour sa  femme ou pour
quelque autre personne ?
     -- L'un et l'autre vous ont-ils  fait quelque confidence de vive voix ?
"
     " S'ils savaient quelque chose,  ils ne  questionneraient pas ainsi, se
dit Á lui-mËme d'Artagnan. Maintenant,  que cherchent-ils  Á savoir ?  Si le
duc de Buckingham ne se trouve point Á Paris et s'il  n'a pas eu ou s'il  ne
doit point avoir quelque entrevue avec la reine. "
     D'Artagnan  s'arrËta Á cette  idÊe,  qui, d'aprÉs tout  ce qu'il  avait
entendu, ne manquait pas de probabilitÊ.
     En  attendant,  la souriciÉre Êtait en permanence, et  la  vigilance de
d'Artagnan aussi.
     Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme  Athos
venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de TrÊville, comme  neuf
heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n'avait pas encore fait le
lit,  commenÚait sa besogne, on entendit  frapper Á  la  porte  de  la rue ;
aussitÆt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un venait de se prendre
Á la souriciÉre.
     D'Artagnan s'ÊlanÚa vers l'endroit dÊcarrelÊ, se  coucha ventre Á terre
et Êcouta.
     Des cris retentirent bientÆt,  puis  des gÊmissements qu'on cherchait Á
Êtouffer. D'interrogatoire, il n'en Êtait pas question.
     " Diable !  se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la
fouille, elle rÊsiste, -- on la violente, -- les misÊrables ! "
     Et d'Artagnan, malgrÊ sa prudence,  se  tenait Á quatre  pour ne pas se
mËler Á la scÉne qui se passait au-dessous de lui.
     " Mais je vous dis que  je  suis la maÏtresse de la maison, Messieurs ;
je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que j'appartiens  Á  la
reine ! " s'Êcriait la malheureuse femme.
     "  Mme Bonacieux  ! murmura d'Artagnan  ; serais-je assez  heureux pour
avoir trouvÊ ce que tout le monde cherche ? "
     "  C'est  justement  vous  que   nous  attendions  "  ,  reprirent  les
interrogateurs.
     La voix devint de plus  en plus ÊtouffÊe :  un mouvement tumultueux fit
retentir  les  boiseries.  La victime  rÊsistait  autant  qu'une  femme peut
rÊsister Á quatre hommes.
     "  Pardon,  Messieurs,  par...  "  , murmura  la  voix, qui ne fit plus
entendre que des sons inarticulÊs.
     " Ils la b×illonnent,  ils  vont l'entraÏner,  s'Êcria d'Artagnan en se
redressant comme  par  un ressort. Mon  ÊpÊe ;  bon, elle  est  Á mon  cÆtÊ.
Planchet !
     -- Monsieur ?
     --  Cours  chercher  Athos,  Porthos  et Aramis.  L'un des  trois  sera
sÙrement  chez  lui,  peut-Ëtre  tous les trois  seront-ils rentrÊs.  Qu'ils
prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah  ! je me souviens,
Athos est chez M. de TrÊville.
     -- Mais oÝ allez-vous, Monsieur, oÝ allez-vous ?
     -- Je descends par la fenËtre, s'Êcria d'Artagnan, afin d'Ëtre plus tÆt
arrivÊ  ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et
cours oÝ je te dis.
     -- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'Êcria Planchet.
     -- Tais-toi, imbÊcile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main au
rebord de sa fenËtre, il se laissa tomber du premier Êtage, qui heureusement
n'Êtait pas ÊlevÊ, sans se faire une Êcorchure.
     Puis il alla aussitÆt frapper Á la porte en murmurant :
     " Je vais me faire  prendre Á mon  tour dans la  souriciÉre, et malheur
aux chats qui se frotteront Á pareille souris. "
     A peine le  marteau eut-il rÊsonnÊ sous la main  du jeune homme, que le
tumulte cessa,  que des pas  s'approchÉrent, que  la porte  s'ouvrit, et que
d'Artagnan, l'ÊpÊe  nue,  s'ÊlanÚa  dans l'appartement de  maÏtre Bonacieux,
dont la porte,  sans  doute mue par un  ressort,  se referma d'elle-mËme sur
lui.
     Alors ceux  qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et
les voisins les  plus proches entendirent de grands cris, des trÊpignements,
un cliquetis d'ÊpÊes et un bruit prolongÊ de meubles. Puis, un moment aprÉs,
ceux qui, surpris par ce bruit, s'Êtaient mis aux fenËtres pour en connaÏtre
la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vËtus de noir non
pas en sortir, mais s'envoler  comme des  corbeaux effarouchÊs, laissant par
terre et aux angles des tables des plumes de  leurs ailes,  c'est-Á-dire des
loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux.
     D'Artagnan Êtait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car
un seul des  alguazils Êtait armÊ,  encore se dÊfendit-il  pour la forme. Il
est vrai que les trois autres  avaient essayÊ d'assommer le jeune homme avec
les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois Êgratignures
faites  par la  flamberge  du  Gascon  les avaient  ÊpouvantÊs.  Dix minutes
avaient  suffi Á leur dÊfaite  et d'Artagnan Êtait restÊ  maÏtre du champ de
bataille.
     Les voisins,  qui  avaient  ouvert  leurs fenËtres  avec  le sang-froid
particulier  aux habitants  de Paris dans ces temps  d'Êmeutes  et de  rixes
perpÊtuelles,  les refermÉrent  dÉs  qu'ils  eurent vu  s'enfuir  les quatre
hommes noirs :  leur instinct  leur disait que, pour le  moment, tout  Êtait
fini.
     D'ailleurs  il  se  faisait  tard,  et  alors comme  aujourd'hui  on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
     D'Artagnan, restÊ seul  avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle :  la
pauvre femme Êtait renversÊe sur un fauteuil et  Á demi Êvanouie. D'Artagnan
l'examina d'un coup d'oeil rapide.
     C'Êtait une  charmante femme de  vingt-cinq Á vingt-six ans, brune avec
des yeux bleus, ayant un nez lÊgÉrement retroussÊ,  des dents admirables, un
teint marbrÊ de  rose et d'opale. LÁ cependant s'arrËtaient  les  signes qui
pouvaient  la  faire  confondre  avec  une grande  dame.  Les mains  Êtaient
blanches,  mais sans  finesse  :  les  pieds n'annonÚaient  pas la femme  de
qualitÊ. Heureusement, d'Artagnan  n'en Êtait  pas encore Á se prÊoccuper de
ces dÊtails.
     Tandis que d'Artagnan examinait Mme  Bonacieux,  et en Êtait aux pieds,
comme  nous l'avons dit,  il vit Á terre  un fin  mouchoir de batiste, qu'il
ramassa selon son habitude, et au coin  duquel il reconnut le  mËme  chiffre
qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli  lui faire couper  la gorge avec
Aramis.
     Depuis ce temps,  d'Artagnan  se  mÊfiait  des mouchoirs armoriÊs  ; il
remit donc  sans  rien dire  celui qu'il avait  ramassÊ dans la poche de Mme
Bonacieux.  En  ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les
yeux,  regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement Êtait vide,
et qu'elle Êtait seule  avec  son libÊrateur. Elle  lui tendit  aussitÆt les
mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.
     " Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est  vous qui m'avez sauvÊe ;  permettez-
moi que je vous remercie.
     -- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme eÙt
fait Á ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement.
     -- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espÉre vous prouver que vous n'avez
pas rendu service Á une ingrate. Mais  que me voulaient donc ces hommes, que
j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n'est- il point
ici ?
     --  Madame,  ces  hommes  Êtaient  bien  autrement  dangereux   que  ne
pourraient Ëtre  des voleurs, car ce sont des  agents  de M. le cardinal, et
quant  Á votre mari,  M. Bonacieux, il n'est point ici parce qu'hier  on est
venu le prendre pour le conduire Á la Bastille.
     --  Mon mari  Á  la Bastille ! s'Êcria  Mme Bonacieux, oh ! mon  Dieu !
qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l'innocence mËme ! "
     Et  quelque chose  comme un  sourire perÚait  sur la figure encore tout
effrayÊe de la jeune femme.
     " Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime
est d'avoir Á la fois le bonheur et le malheur d'Ëtre votre mari.
     -- Mais, Monsieur, vous savez donc...
     -- Je sais que vous avez ÊtÊ enlevÊe, Madame.
     -- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.
     -- Par  un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au
teint basanÊ, avec une cicatrice Á la tempe gauche.
     -- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ?
     -- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore.
     -- Et mon mari savait-il que j'avais ÊtÊ enlevÊe ?
     --  Il en  avait  ÊtÊ prÊvenu  par une lettre que  lui avait  Êcrite le
ravisseur lui-mËme.
     -- Et soupÚonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras,  la cause de
cet ÊvÊnement ?
     -- Il l'attribuait, je crois, Á une cause politique.
     --  J'en ai  doutÊ  d'abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi
donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupÚonnÊe un seul instant... ?
     --  Ah  ! loin de lÁ,  Madame, il Êtait  trop fier de votre  sagesse et
surtout de votre amour. "
     Un second sourire presque  imperceptible effleura les lÉvres rosÊes  de
la belle jeune femme.
     " Mais, continua d'Artagnan, comment vous Ëtes-vous enfuie ?
     -- J'ai profitÊ d'un  moment oÝ  l'on  m'a  laissÊe  seule, et comme je
savais depuis ce matin Á quoi m'en tenir sur mon enlÉvement, Á l'aide de mes
draps  je  suis descendue par la fenËtre ; alors,  comme je croyais mon mari
ici, je suis accourue.
     -- Pour vous mettre sous sa protection ?
     -- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il Êtait incapable de
me dÊfendre ; mais comme il pouvait nous servir Á autre chose, je voulais le
prÊvenir.
     -- De quoi ?
     -- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire.
     -- D'ailleurs,  dit d'Artagnan  (pardon, Madame, si,  tout garde que je
suis,  je  vous  rappelle Á  la  prudence), d'ailleurs je crois  que nous ne
sommes pas ici  en lieu opportun pour faire  des confidences. Les hommes que
j'ai mis en fuite  vont revenir avec main-forte ; s'ils nous retrouvent ici,
nous sommes perdus. J'ai bien fait prÊvenir trois de mes amis, mais qui sait
si on les aura trouvÊs chez eux !
     -- Oui, oui, vous avez raison, s'Êcria Mme Bonacieux effrayÊe ; fuyons,
sauvons-nous. "
     A ces mots, elle passa  son bras sous celui de d'Artagnan et l'entraÏna
vivement.
     " Mais oÝ fuir ? dit d'Artagnan, oÝ nous sauver ?
     -- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis aprÉs nous verrons. "
     Et  la  jeune femme  et  le  jeune  homme, sans se  donner la  peine de
refermer   la   porte,  descendirent  rapidement  la  rue  des   Fossoyeurs,
s'engagÉrent dans  la rue des FossÊs-Monsieur-le-Prince  et  ne s'arrËtÉrent
qu'Á la place Saint-Sulpice.
     "  Et  maintenant,  qu'allons-nous  faire,  demanda d'Artagnan,  et  oÝ
voulez-vous que je vous conduise ?
     -- Je suis fort  embarrassÊe de vous rÊpondre, je vous l'avoue, dit Mme
Bonacieux ; mon intention Êtait  de  faire prÊvenir M.  de La Porte  par mon
mari, afin que M. de La Porte pÙt nous dire prÊcisÊment ce qui s'Êtait passÊ
au Louvre  depuis trois jours, et s'il n'y avait pas danger pour moi de  m'y
prÊsenter.
     -- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prÊvenir M. de La Porte.
     -- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur  : c'est qu'on connaÏt
M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait  passer, lui,  tandis qu'on ne
vous connaÏt pas, vous, et que l'on vous fermera la porte.
     -- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien Á quelque guichet du Louvre
un concierge qui vous est dÊvouÊ, et qui gr×ce Á un mot d'ordre... "
     Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
     " Et  si je vous donnais ce mot  d'ordre,  dit-elle,  l'oublieriez-vous
aussitÆt que vous vous en seriez servi ?
     -- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent
Á la vÊritÊ duquel il n'y avait pas Á se tromper.
     --  Tenez, je  vous  crois ;  vous avez  l'air d'un brave  jeune homme,
d'ailleurs votre fortune est peut-Ëtre au bout de votre dÊvouement.
     -- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce  que je pourrai pour
servir le roi et Ëtre agrÊable Á la reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de
moi comme d'un ami.
     -- Mais moi, oÝ me mettrez-vous pendant ce temps-lÁ ?
     --  N'avez-vous pas une personne  chez laquelle  M. de La Porte  puisse
revenir vous prendre ?
     -- Non, je ne veux me fier Á personne.
     -- Attendez, dit d'Artagnan  ;  nous sommes Á  la  porte d'Athos.  Oui,
c'est cela.
     -- Qu'est-ce qu'Athos ?
     -- Un de mes amis.
     -- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ?
     -- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef aprÉs vous avoir fait entrer
dans son appartement.
     -- Mais s'il revient ?
     -- Il ne reviendra pas  ;  d'ailleurs on  lui dirait que j'ai amenÊ une
femme, et que cette femme est chez lui.
     -- Mais cela me compromettra trÉs fort, savez-vous !
     --  Que vous importe ! on ne vous connaÏt pas ; d'ailleurs nous  sommes
dans une situation Á passer par-dessus quelques convenances !
     -- Allons donc chez votre ami. OÝ demeure-t-il ?
     -- Rue FÊrou, Á deux pas d'ici.
     -- Allons. "
     Et  tous  deux  reprirent leur course. Comme l'avait  prÊvu d'Artagnan,
Athos n'Êtait  pas chez lui : il prit la clef, qu'on avait l'habitude de lui
donner comme Á  un  ami  de la maison, monta l'escalier et  introduisit  Mme
Bonacieux   dans  le  petit  appartement  dont   nous  avons  dÊjÁ  fait  la
description.
     " Vous Ëtes  chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en dedans et
n'ouvrez Á personne, Á  moins que vous n'entendiez frapper trois coups ainsi
: tenez ; et il frappa trois fois : deux coups rapprochÊs l'un de l'autre et
assez forts, un coup plus distant et plus lÊger.
     --  C'est bien,  dit Mme  Bonacieux  ; maintenant, Á mon  tour de  vous
donner mes instructions.
     -- J'Êcoute.
     -- PrÊsentez-vous au guichet du Louvre, du cÆtÊ de la rue de l'Echelle,
et demandez Germain.
     -- C'est bien. AprÉs ?
     -- Il  vous demandera ce que  vous voulez, et alors vous lui  rÊpondrez
par ces deux mots : Tours et Bruxelles. AussitÆt il se mettra Á vos ordres.
     -- Et que lui ordonnerai-je ?
     -- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
     -- Et quand il l'aura ÊtÊ chercher et que M. de La Porte sera venu ?
     -- Vous me l'enverrez.
     -- C'est bien, mais oÝ et comment vous reverrai-je ?
     -- Y tenez-vous beaucoup Á me revoir ?
     -- Certainement.
     -- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
     -- Je compte sur votre parole.
     -- Comptez-y. "
     D'Artagnan salua  Mme Bonacieux en lui  lanÚant le  coup d'oeil le plus
amoureux  qu'il  lui  fÙt  possible  de  concentrer  sur sa charmante petite
personne, et  tandis qu'il  descendait l'escalier, il entendit  la porte  se
fermer derriÉre lui Á double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il
entrait  au guichet de  l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les ÊvÊnements
que nous venons de raconter s'Êtaient succÊdÊ en une demi-heure.
     Tout  s'exÊcuta comme  l'avait annoncÊ  Mme  Bonacieux. Au  mot d'ordre
convenu, Germain s'inclina ; dix minutes  aprÉs, La Porte Êtait dans la loge
; en  deux  mots, d'Artagnan le mit  au fait  et  lui  indiqua  oÝ Êtait Mme
Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois  de l'exactitude de l'adresse, et
partit en courant. Cependant, Á peine eut-il fait dix pas, qu'il revint.
     " Jeune homme, dit-il Á d'Artagnan, un conseil.
     -- Lequel ?
     -- Vous pourriez Ëtre inquiÊtÊ pour ce qui vient de se passer.
     -- Vous croyez ?
     -- Oui.
     -- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?
     -- Eh bien ?
     -- Allez le  voir pour qu'il puisse tÊmoigner que vous Êtiez chez lui Á
neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi. "
     D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes Á son cou, il
arriva chez M. de TrÊville ; mais, au lieu de passer au salon avec  tout  le
monde, il demanda Á entrer dans  son cabinet. Comme d'Artagnan Êtait un  des
habituÊs de l'hÆtel, on ne fit aucune difficultÊ d'accÊder Á sa demande ; et
l'on alla prÊvenir  M. de TrÊville que son jeune compatriote, ayant  quelque
chose d'important  Á  lui dire,  sollicitait une audience particuliÉre. Cinq
minutes  aprÉs, M. de TrÊville demandait Á d'Artagnan ce qu'il pouvait faire
pour son service et ce qui lui valait sa visite Á une heure si avancÊe.
     " Pardon, Monsieur  ! dit d'Artagnan, qui avait profitÊ du moment oÝ il
Êtait restÊ  seul pour retarder  l'horloge de trois quarts  d'heure  ;  j'ai
pensÊ que, comme il n'Êtait  que neuf  heures vingt-cinq  minutes, il  Êtait
encore temps de me prÊsenter chez vous.
     -- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'Êcria M. de TrÊville en regardant
sa pendule ; mais c'est impossible !
     -- Voyez plutÆt, Monsieur, dit d'Artagnan, voilÁ qui fait foi.
     -- C'est juste, dit M. de TrÊville, j'aurais cru qu'il Êtait plus tard.
Mais voyons, que me voulez-vous ? "
     Alors d'Artagnan fit Á M. de TrÊville une longue histoire sur la reine.
Il lui exposa les craintes qu'il avait conÚues Á l'Êgard de Sa MajestÊ ;  il
lui raconta ce qu'il avait entendu dire  des projets du cardinal Á l'endroit
de Buckingham, et tout cela avec  une tranquillitÊ  et un aplomb dont M.  de
TrÊville fut d'autant mieux la dupe, que  lui-mËme, comme nous l'avons  dit,
avait  remarquÊ quelque chose de nouveau  entre  le cardinal, le roi  et  la
reine.
     A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de TrÊville, qui le remercia
de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours Á coeur le service du
roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l'escalier,
d'Artagnan se  souvint  qu'il avait  oubliÊ sa canne  :  en consÊquence,  il
remonta prÊcipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour  de doigt remit la
pendule Á son  heure,  pour  qu'on ne pÙt  pas  s'apercevoir, le  lendemain,
qu'elle avait ÊtÊ dÊrangÊe, et sÙr dÊsormais qu'il y  avait  un  tÊmoin pour
prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientÆt dans la rue.







     Sa visite faite Á M. de TrÊville, d'Artagnan prit, tout pensif, le plus
long pour rentrer chez lui.
     A  quoi  pensait  d'Artagnan,  qu'il  s'Êcartait  ainsi  de  sa  route,
regardant les Êtoiles du ciel, et tantÆt soupirant, tantÆt souriant ?
     Il pensait  Á Mme Bonacieux.  Pour un  apprenti mousquetaire,  la jeune
femme Êtait  presque une  idÊalitÊ amoureuse. Jolie, mystÊrieuse,  initiÊe Á
presque tous les secrets de  cour, qui reflÊtaient tant de charmante gravitÊ
sur ses traits gracieux, elle Êtait soupÚonnÊe de n'Ëtre  pas insensible, ce
qui  est  un  attrait  irrÊsistible  pour  les  amants novices  ;  de  plus,
d'Artagnan  l'avait  dÊlivrÊe  des  mains  de  ces  dÊmons qui  voulaient la
fouiller et la maltraiter, et cet important service avait Êtabli  entre elle
et lui un  de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un
plus tendre caractÉre.
     D'Artagnan se  voyait  dÊjÁ, tant les rËves marchent vite sur les ailes
de  l'imagination,  accostÊ  par un messager  de  la  jeune  femme  qui  lui
remettait quelque billet de rendez-vous, une chaÏne d'or ou un diamant. Nous
avons dit que les  jeunes  cavaliers  recevaient sans  honte de  leur  roi ;
ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus de vergogne
Á l'endroit de  leurs maÏtresses,  et que celles-ci  leur laissaient presque
toujours de prÊcieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayÊ de
conquÊrir la fragilitÊ de leurs sentiments par la soliditÊ de leurs dons.
     On faisait alors son chemin  par les femmes, sans en rougir. Celles qui
n'Êtaient que  belles donnaient leur beautÊ,  et  de lÁ vient sans  doute le
proverbe, que la plus belle  fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a.
Celles qui  Êtaient riches donnaient en outre une partie de  leur argent, et
l'on  pourrait citer  bon  nombre  de  hÊros  de cette  galante  Êpoque  qui
n'eussent gagnÊ ni  leurs Êperons d'abord, ni leurs batailles ensuite,  sans
la  bourse plus ou moins garnie  que leur  maÏtresse attachait Á  l'arÚon de
leur selle.
     D'Artagnan  ne  possÊdait  rien ;  l'hÊsitation  du  provincial, vernis
lÊger,  fleur  ÊphÊmÉre, duvet  de  la  pËche, s'Êtait ÊvaporÊe au  vent des
conseils peu orthodoxes  que les  trois mousquetaires donnaient  Á leur ami.
D'Artagnan, suivant l'Êtrange coutume du temps, se  regardait Á  Paris comme
en  campagne, et  cela ni plus ni  moins que dans  les Flandres : l'Espagnol
lÁ-bas,  la   femme  ici.  C'Êtait  partout  un  ennemi   Á  combattre,  des
contributions Á frapper.
     Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan Êtait mÙ d'un sentiment plus
noble et plus dÊsintÊressÊ. Le mercier lui avait dit qu'il Êtait riche ;  le
jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'Êtait M. Bonacieux, ce
devait Ëtre la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n'avait
influÊ  en  rien sur le sentiment produit  par la vue de Mme  Bonacieux,  et
l'intÊrËt Êtait restÊ Á peu prÉs Êtranger Á  ce commencement d'amour qui  en
avait ÊtÊ la suite. Nous disons : Á peu prÉs, car l'idÊe qu'une jeune femme,
belle, gracieuse, spirituelle, est riche  en mËme  temps, n'Æte  rien  Á  ce
commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore.
     Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques
qui vont bien Á la beautÊ. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe
de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban  sur la  tËte,  ne font
point jolie une femme  laide, mais font belle une femme jolie,  sans compter
les mains qui gagnent Á tout  cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont
besoin de rester oisives pour rester belles.
     Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas
cachÊ  l'Êtat de  sa  fortune, d'Artagnan  n'Êtait pas  un millionnaire ; il
espÊrait bien le devenir un  jour, mais le temps  qu'il se  fixait  lui-mËme
pour  cet  heureux  changement  Êtait  assez  ÊloignÊ.  En  attendant,  quel
dÊsespoir que de  voir une femme qu'on aime dÊsirer ces mille riens dont les
femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens !
Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne  l'est pas, ce qu'il ne
peut lui offrir elle se l'offre elle-mËme ; et quoique ce soit ordinairement
avec l'argent du  mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce
soit Á lui qu'en revienne la reconnaissance.
     Puis  d'Artagnan, disposÊ  Á Ëtre  l'amant  le  plus  tendre,  Êtait en
attendant un ami trÉs dÊvouÊ. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme
du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme  Bonacieux Êtait femme
Á  promener dans  la plaine Saint-Denis  ou dans la foire  Saint- Germain en
compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan  serait  fier
de montrer  une  telle conquËte. Puis, quand on a marchÊ longtemps, la  faim
arrive  ; d'Artagnan depuis  quelque temps avait remarquÊ cela. On ferait de
ces petits dÏners charmants oÝ l'on touche d'un cÆtÊ la main d'un ami, et de
l'autre le pied d'une maÏtresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les
positions extrËmes, d'Artagnan serait le sauveur de ses amis.
     Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait  poussÊ dans les mains des sbires
en le  reniant bien haut  et Á qui il avait promis tout  bas  de le sauver ?
Nous devons  avouer Á  nos  lecteurs  que d'Artagnan  n'y songeait en aucune
faÚon, ou que, s'il y songeait, c'Êtait pour se  dire qu'il Êtait bien oÝ il
Êtait, quelque  part  qu'il  fÙt. L'amour est la plus ÊgoÐste de  toutes les
passions.
     Cependant,  que nos  lecteurs se rassurent  : si d'Artagnan  oublie son
hÆte ou fait semblant de l'oublier, sous  prÊtexte  qu'il ne sait pas oÝ  on
l'a conduit, nous ne  l'oublions pas, nous, et nous savons  oÝ  il est. Mais
pour le moment, faisons comme le  Gascon  amoureux. Quant  au digne mercier,
nous reviendrons Á lui plus tard.
     D'Artagnan, tout en rÊflÊchissant Á ses futures amours, tout en parlant
Á la nuit, tout en souriant aux Êtoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou
Chasse-Midi,  ainsi qu'on l'appelait  alors.  Comme il se  trouvait dans  le
quartier d'Aramis, l'idÊe  lui Êtait  venue d'aller  faire une  visite Á son
ami, pour lui donner quelques  explications sur les motifs qui  lui  avaient
fait  envoyer  Planchet  avec  invitation  de se  rendre immÊdiatement Á  la
souriciÉre.  Or, si Aramis  s'Êtait trouvÊ chez lui lorsque Planchet y Êtait
venu,  il avait  sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y  trouvant
personne que ses deux  autres compagnons peut-Ëtre, ils n'avaient dÙ savoir,
ni les uns ni  les autres, ce que cela voulait dire. Ce dÊrangement mÊritait
donc une explication, voilÁ ce que disait tout haut d'Artagnan.
     Puis, tout bas, il  pensait que c'Êtait pour lui une occasion de parler
de  la  jolie  petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, Êtait
dÊjÁ tout  plein.  Ce  n'est  pas Á propos  d'un  premier  amour  qu'il faut
demander de la discrÊtion.  Ce premier amour est accompagnÊ  d'une si grande
joie, qu'il faut que cette joie dÊborde, sans cela elle vous Êtoufferait.
     Paris depuis deux  heures Êtait sombre et commenÚait Á se faire dÊsert.
Onze heures sonnaient Á toutes les  horloges du  faubourg Saint- Germain, il
faisait   un   temps   doux.  D'Artagnan  suivait  une   ruelle  situÊe  sur
l'emplacement oÝ passe aujourd'hui la rue  d'Assas, respirant les Êmanations
embaumÊes qui venaient avec le vent de la rue  de Vaugirard et qu'envoyaient
les jardins rafraÏchis par la rosÊe  du soir et par la  brise de la nuit. Au
loin rÊsonnaient, assourdis  cependant  par de bons volets,  les chants  des
buveurs dans quelques cabarets  perdus dans la plaine. ArrivÊ au bout  de la
ruelle, d'Artagnan tourna Á gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait
situÊe entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
     D'Artagnan venait de dÊpasser la rue Cassette et reconnaissait dÊjÁ  la
porte de  la maison de  son  ami, enfouie sous un massif  de sycomores et de
clÊmatites qui  formaient  un  vaste  bourrelet  au-dessus d'elle  lorsqu'il
aperÚut quelque chose comme une ombre qui sortait de  la rue Servandoni.  Ce
quelque chose Êtait  enveloppÊ  d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que
c'Êtait un homme ; mais, Á la petitesse de la taille, Á  l'incertitude de la
dÊmarche, Á l'embarras du pas, il reconnut bientÆt une femme. De plus, cette
femme, comme si elle n'eÙt pas ÊtÊ bien sÙre de la maison qu'elle cherchait,
levait les yeux pour se reconnaÏtre, s'arrËtait, retournait en arriÉre, puis
revenait encore. D'Artagnan fut intriguÊ.
     " Si  j'allais lui  offrir mes  services ! pensa-t-il. A son allure, on
voit qu'elle est jeune ; peut-Ëtre jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court
les rues  Á cette  heure ne sort guÉre  que pour  aller rejoindre son amant.
Peste ! si j'allais  troubler les rendez-vous, ce  serait une mauvaise porte
pour entrer en relations. "
     Cependant, la jeune femme s'avanÚait  toujours, comptant les maisons et
les  fenËtres. Ce n'Êtait, au  reste, chose ni longue,  ni difficile. Il n'y
avait que  trois hÆtels dans cette partie de la rue, et deux  fenËtres ayant
vue  sur  cette  rue  ; l'une  Êtait celle d'un  pavillon  parallÉle Á celui
qu'occupait Aramis, l'autre Êtait celle d'Aramis lui-mËme.
     " Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la niÉce du thÊologien revenait Á
l'esprit ; pardieu !  il serait drÆle que cette colombe attardÊe cherch×t la
maison de notre ami. Mais, sur mon ×me, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher
Aramis, pour cette fois, j'en veux avoir le coeur net. "
     Et d'Artagnan, se faisant le plus mince  qu'il  put,  s'abrita  dans le
cÆtÊ le plus obscur de la rue, prÉs d'un banc de pierre situÊ au  fond d'une
niche.
     La  jeune  femme continua de  s'avancer, car outre la  lÊgÉretÊ  de son
allure,  qui l'avait trahie,  elle  venait de faire entendre une petite toux
qui dÊnonÚait une voix des plus  fraÏches. D'Artagnan  pensa que  cette toux
Êtait un signal.
     Cependant, soit qu'on  eÙt rÊpondu Á cette toux par un signe Êquivalent
qui avait fixÊ les  irrÊsolutions  de  la nocturne chercheuse, soit que sans
secours Êtranger  elle  eÙt  reconnu  qu'elle Êtait  arrivÊe  au bout  de sa
course, elle  s'approcha rÊsolument  du volet d'Aramis  et  frappa  Á  trois
intervalles Êgaux avec son doigt recourbÊ.
     " C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite
! je vous y prends Á faire de la thÊologie ! "
     Les  trois  coups  Êtaient Á peine frappÊs,  que  la croisÊe intÊrieure
s'ouvrit et qu'une lumiÉre parut Á travers les vitres du volet.
     " Ah ! ah ! fit l'Êcouteur non  pas aux portes, mais aux fenËtres, ah !
la  visite Êtait  attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la  dame entrera
par escalade. TrÉs bien ! "
     Mais, au grand Êtonnement de d'Artagnan, le volet resta fermÊ. De plus,
la  lumiÉre qui avait  flamboyÊ un instant, disparut, et  tout  rentra  dans
l'obscuritÊ.
     D'Artagnan  pensa  que  cela ne  pouvait durer  ainsi,  et  continua de
regarder de tous ses yeux et d'Êcouter de toutes ses oreilles.
     Il  avait raison  : au  bout  de  quelques secondes,  deux  coups  secs
retentirent dans l'intÊrieur.
     La jeune femme  de  la rue rÊpondit  par  un  seul coup,  et  le  volet
s'entrouvrit.
     On juge si d'Artagnan regardait et Êcoutait avec aviditÊ.
     Malheureusement,  la  lumiÉre  avait  ÊtÊ  transportÊe  dans  un  autre
appartement. Mais les yeux du  jeune homme  s'Êtaient  habituÊs  Á la  nuit.
D'ailleurs les  yeux  des Gascons ont,  Á  ce qu'on assure, comme  ceux  des
chats, la propriÊtÊ de voir pendant la nuit.
     D'Artagnan vit donc que la jeune  femme  tirait de sa  poche  un  objet
blanc qu'elle dÊploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir. Cet objet
dÊployÊ, elle en fit remarquer le coin Á son interlocuteur.
     Cela rappela  Á d'Artagnan ce  mouchoir qu'il avait trouvÊ aux pieds de
Mme Bonacieux, lequel lui avait  rappelÊ celui qu'il avait trouvÊ  aux pieds
d'Aramis.
     " Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? "
     PlacÊ  oÝ il Êtait, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis, nous
disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun  doute que ce fÙt
son ami  qui  dialogu×t de  l'intÊrieur  avec la dame de  l'extÊrieur  ;  la
curiositÊ l'emporta donc sur la prudence, et,  profitant de la prÊoccupation
dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que
nous avons mis en scÉne, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'Êclair,
mais Êtouffant le  bruit  de ses  pas, il  alla se coller  Á un  angle de la
muraille, d'oÝ  son oeil  pouvait parfaitement  plonger dans l'intÊrieur  de
l'appartement d'Aramis.
     ArrivÊ lÁ,  d'Artagnan  pensa jeter un cri de surprise : ce n'Êtait pas
Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'Êtait une femme. Seulement,
d'Artagnan y voyait assez  pour reconnaÏtre la forme de ses  vËtements, mais
pas assez pour distinguer ses traits.
     Au mËme  instant, la femme de l'appartement tira un second  mouchoir de
sa  poche,  et l'Êchangea avec  celui qu'on venait  de  lui  montrer.  Puis,
quelques  mots  furent prononcÊs entre  les deux femmes. Enfin  le  volet se
referma ; la femme qui se trouvait Á l'extÊrieur de la  fenËtre se retourna,
et vint passer Á quatre pas de d'Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante
; mais la  prÊcaution  avait  ÊtÊ  prise  trop tard,  d'Artagnan  avait dÊjÁ
reconnu Mme Bonacieux.
     Mme  Bonacieux ! Le  soupÚon que  c'Êtait elle  lui avait dÊjÁ traversÊ
l'esprit quand  elle  avait  tirÊ le  mouchoir de  sa  poche  ;  mais quelle
probabilitÊ que Mme Bonacieux, qui avait envoyÊ chercher M. de La Porte pour
se faire reconduire par lui au Louvre, courÙt les rues de Paris seule Á onze
heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
     Il fallait donc que ce fÙt pour une affaire bien importante ; et quelle
est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ? L'amour.
     Mais Êtait-ce pour son compte ou  pour le compte d'une  autre  personne
qu'elle s'exposait  Á  de semblables hasards  ? VoilÁ ce que se  demandait Á
lui-mËme  le  jeune  homme, que le dÊmon  de la jalousie mordait au coeur ni
plus ni moins qu'un amant en titre.
     Il y avait, au  reste, un moyen bien simple de s'assurer oÝ  allait Mme
Bonacieux  : c'Êtait de la suivre. Ce moyen Êtait si simple, que  d'Artagnan
l'employa tout naturellement et d'instinct.
     Mais, Á la vue du jeune homme qui se dÊtachait de la muraille comme une
statue  de sa  niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derriÉre
elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit.
     D'Artagnan courut aprÉs elle. Ce n'Êtait  pas une  chose difficile pour
lui que de rejoindre une femme embarrassÊe dans son manteau. Il la rejoignit
donc au tiers de la rue  dans  laquelle elle s'Êtait engagÊe. La malheureuse
Êtait ÊpuisÊe, non pas  de fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui
posa la main sur l'Êpaule, elle  tomba  sur  un genou en  criant d'une  voix
ÊtranglÊe :
     " Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. "
     D'Artagnan la releva en lui passant  le bras autour de la taille ; mais
comme il sentait Á son poids qu'elle Êtait  sur le  point de se trouver mal,
il  s'empressa  de  la rassurer  par des protestations  de  dÊvouement.  Ces
protestations  n'Êtaient   rien  pour  Mme  Bonacieux  ;  car  de  pareilles
protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ;
mais  la voix Êtait tout. La jeune femme crut  reconnaÏtre le  son  de cette
voix : elle rouvrit  les yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait
si grand-peur, et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie.
     " Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
     -- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu  a envoyÊ  pour veiller
sur vous.
     -- Etait-ce  dans cette intention que vous me suiviez ? "  demanda avec
un sourire plein  de coquetterie  la jeune femme, dont le  caractÉre un  peu
railleur reprenait  le dessus, et  chez laquelle toute crainte avait disparu
du moment oÝ elle avait reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un
ennemi.
     "  Non, dit  d'Artagnan, non, je l'avoue  ; c'est le hasard qui m'a mis
sur votre route ; j'ai vu une femme frapper Á la fenËtre d'un de mes amis...
     -- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
     -- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
     -- Aramis ! qu'est-ce que cela ?
     -- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
     -- C'est la premiÉre fois que j'entends prononcer ce nom.
     -- C'est donc la premiÉre fois que vous venez Á cette maison ?
     -- Sans doute.
     -- Et vous ne saviez pas qu'elle fÙt habitÊe par un jeune homme ?
     -- Non.
     -- Par un mousquetaire ?
     -- Nullement.
     -- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ?
     -- Pas le moins du  monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne
Á qui j'ai parlÊ est une femme.
     -- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis.
     -- Je n'en sais rien.
     -- Puisqu'elle loge chez lui.
     -- Cela ne me regarde pas.
     -- Mais qui est-elle ?
     -- Oh ! cela n'est point mon secret.
     --  ChÉre  Madame Bonacieux, vous Ëtes charmante  ; mais en  mËme temps
vous Ëtes la femme la plus mystÊrieuse...
     -- Est-ce que je perds Á cela ?
     -- Non ; vous Ëtes, au contraire, adorable.
     -- Alors, donnez-moi le bras.
     -- Bien volontiers. Et maintenant ?
     -- Maintenant, conduisez-moi.
     -- OÝ cela ?
     -- OÝ je vais.
     -- Mais oÝ allez-vous ?
     -- Vous le verrez, puisque vous me laisserez Á la porte.
     -- Faudra-t-il vous attendre ?
     -- Ce sera inutile.
     -- Vous reviendrez donc seule ?
     -- Peut-Ëtre oui, peut-Ëtre non.
     -- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme,
sera-t-elle une femme ?
     -- Je n'en sais rien encore.
     -- Je le saurai bien, moi !
     -- Comment cela ?
     -- Je vous attendrai pour vous voir sortir.
     -- En ce cas, adieu !
     -- Comment cela ?
     -- Je n'ai pas besoin de vous.
     -- Mais vous aviez rÊclamÊ...
     -- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion.
     -- Le mot est un peu dur !
     -- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgrÊ eux ?
     -- Des indiscrets.
     -- Le mot est trop doux.
     --  Allons, Madame,  je  vois  bien qu'il  faut faire tout  ce que vous
voulez.
     -- Pourquoi vous Ëtre privÊ du mÊrite de le faire tout de suite ?
     -- N'y en a-t-il donc aucun Á se repentir ?
     -- Et vous repentez-vous rÊellement ?
     -- Je n'en sais  rien moi-mËme. Mais ce que je sais, c'est que  je vous
promets  de  faire  tout  ce  que  vous  voudrez  si  vous me  laissez  vous
accompagner jusqu'oÝ vous allez.
     -- Et vous me quitterez aprÉs ?
     -- Oui.
     -- Sans m'Êpier Á ma sortie ?
     -- Non.
     -- Parole d'honneur ?
     -- Foi de gentilhomme !
     -- Prenez mon bras et marchons alors. "
     D'Artagnan offrit son  bras Á Mme Bonacieux, qui s'y  suspendit, moitiÊ
rieuse, moitiÊ  tremblante,  et tous  deux gagnÉrent le haut de la rue de La
Harpe. ArrivÊe lÁ, la jeune femme parut hÊsiter, comme elle  avait dÊjÁ fait
dans  la rue de  Vaugirard.  Cependant, Á  de certains signes,  elle  sembla
reconnaÏtre une porte ; et s'approchant de cette porte :
     " Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille
fois merci  de votre honorable compagnie, qui m'a sauvÊe de tous les dangers
auxquels, seule, j'eusse ÊtÊ exposÊe. Mais le moment est venu de tenir votre
parole : je suis arrivÊe Á ma destination.
     -- Et vous n'aurez plus rien Á craindre en revenant ?
     -- Je n'aurai Á craindre que les voleurs.
     -- N'est-ce donc rien ?
     -- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi.
     -- Vous oubliez ce beau mouchoir brodÊ, armoriÊ.
     -- Lequel ?
     --  Celui  que j'ai trouvÊ Á vos pieds  et que  j'ai  remis  dans votre
poche.
     --  Taisez-vous,  taisez-vous, malheureux  !  s'Êcria  la jeune  femme,
voulez-vous me perdre ?
     -- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul
mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous
seriez perdue. Ah  ! tenez, Madame, s'Êcria  d'Artagnan en lui saisissant la
main  et  la couvrant d'un  ardent regard,  tenez !  soyez  plus  gÊnÊreuse,
confiez-vous Á moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux  qu'il  n'y a que
dÊvouement et sympathie dans mon coeur ?
     -- Si fait, rÊpondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et
je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre chose.
     -- C'est bien, dit d'Artagnan, je les dÊcouvrirai ; puisque ces secrets
peuvent avoir  une  influence  sur  votre  vie,  il  faut  que  ces  secrets
deviennent les miens.
     -- Gardez-vous-en bien,  s'Êcria la jeune femme avec un sÊrieux qui fit
frissonner  d'Artagnan malgrÊ lui. Oh  ! ne vous mËlez en rien  de ce qui me
regarde, ne cherchez  point Á m'aider dans  ce que j'accomplis ; et cela, je
vous le  demande au nom  de l'intÊrËt que je vous inspire, au nom du service
que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutÆt Á
ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous,
que ce soit comme si vous ne m'aviez jamais vue.
     --  Aramis  doit-il en  faire autant  que moi,  Madame ? dit d'Artagnan
piquÊ.
     --  VoilÁ  dÊjÁ deux ou  trois  fois que  vous avez  prononcÊ  ce  nom,
Monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
     -- Vous  ne  connaissez  pas  l'homme  au  volet  duquel  vous avez ÊtÊ
frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez par trop crÊdule, aussi !
     --  Avouez que  c'est  pour me faire  parler  que  vous  inventez cette
histoire, et que vous crÊez ce personnage.
     -- Je n'invente rien, Madame, je ne crÊe rien, je dis l'exacte vÊritÊ.
     -- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ?
     -- Je le dis et je le rÊpÉte pour  la  troisiÉme fois, cette maison est
celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis.
     --  Tout  cela  s'Êclaircira  plus  tard,  murmura  la  jeune  femme  :
maintenant, Monsieur, taisez-vous.
     -- Si vous  pouviez voir  mon  coeur  tout Á dÊcouvert, dit d'Artagnan,
vous y liriez  tant de curiositÊ,  que vous  auriez pitiÊ  de moi,  et  tant
d'amour, que vous satisferiez Á l'instant  mËme ma curiositÊ. On n'a rien  Á
craindre de ceux qui vous aiment.
     --  Vous parlez  bien vite d'amour,  Monsieur  ! dit la  jeune femme en
secouant la tËte.
     -- C'est que l'amour m'est venu vite et pour  la premiÉre fois,  et que
je n'ai pas vingt ans. "
     La jeune femme le regarda Á la dÊrobÊe.
     " Ecoutez,  je  suis dÊjÁ sur  la trace, dit d'Artagnan.  Il y a  trois
mois, j'ai manquÊ avoir un duel avec  Aramis pour un mouchoir pareil Á celui
que vous avez  montrÊ Á cette femme  qui Êtait  chez  lui, pour  un mouchoir
marquÊ de la mËme maniÉre, j'en suis sÙr.
     -- Monsieur,  dit  la  jeune femme, vous me fatiguez fort,  je vous  le
jure, avec ces questions.
     -- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous Êtiez arrËtÊe avec
ce mouchoir, et que ce mouchoir fÙt saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
     -- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. ,
Constance Bonacieux ?
     -- Ou Camille de Bois-Tracy.
     --  Silence,  Monsieur,  encore  une  fois  silence ! Ah !  puisque les
dangers que je cours pour moi-mËme  ne vous arrËtent pas, songez  Á ceux que
vous pouvez courir, vous !
     -- Moi ?
     --  Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie Á me
connaÏtre.
     -- Alors, je ne vous quitte plus.
     --  Monsieur,  dit  la jeune femme  suppliant  et  joignant les  mains,
Monsieur, au nom du Ciel, au nom  de l'honneur d'un  militaire, au nom de la
courtoisie d'un gentilhomme, Êloignez-vous  ; tenez, voilÁ minuit qui sonne,
c'est l'heure oÝ l'on m'attend.
     -- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser Á
qui me demande ainsi ; soyez contente, je m'Êloigne.
     -- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'Êpierez pas ?
     -- Je rentre chez moi Á l'instant.
     --  Ah  ! je le savais bien, que vous  Êtiez un brave  jeune homme  ! "
s'Êcria  Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre  sur  le
marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille.
     -- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment.
     "  Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais  vue, s'Êcria  d'Artagnan
avec cette brutalitÊ naÐve que  les femmes prÊfÉrent  souvent aux affÊteries
de la  politesse, parce  qu'elle  dÊcouvre  le  fond de la pensÊe et qu'elle
prouve que le sentiment l'emporte sur la raison.
     --  Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante,  et en
serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonnÊ la sienne ; Eh bien,
je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd'hui  n'est
pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je serai dÊliÊe un jour, je ne
satisferai pas votre curiositÊ ?
     -- Et faites-vous la mËme promesse Á mon  amour ? s'Êcria d'Artagnan au
comble de la joie.
     --  Oh ! de ce cÆtÊ,  je ne  veux  point  m'engager,  cela dÊpendra des
sentiments que vous saurez m'inspirer.
     -- Ainsi, aujourd'hui, Madame...
     -- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'Á la reconnaissance.
     -- Ah ! vous Ëtes trop charmante,  dit  d'Artagnan  avec  tristesse, et
vous abusez de mon amour.
     -- Non, j'use de votre  gÊnÊrositÊ,  voilÁ tout. Mais, croyez-le  bien,
avec certaines gens tout se retrouve.
     -- Oh ! vous  me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette
soirÊe, n'oubliez pas cette promesse.
     -- Soyez  tranquille,  en  temps et lieu je  me souviendrai de tout. Eh
bien, partez donc, partez, au nom du  Ciel ! On m'attendait  Á minuit juste,
et je suis en retard.
     -- De cinq minutes.
     --  Oui  ; mais  dans  certaines circonstances, cinq  minutes sont cinq
siÉcles.
     -- Quand on aime.
     -- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire Á un amoureux ?
     -- C'est un homme qui vous attend ? s'Êcria d'Artagnan, un homme !
     --  Allons, voilÁ la discussion qui  va recommencer, fit Mme  Bonacieux
avec   un  demi-sourire  qui   n'Êtait  pas  exempt  d'une  certaine  teinte
d'impatience.
     --  Non, non, je m'en  vais, je pars ; je crois  en vous, je veux avoir
tout le mÊrite de mon  dÊvouement, ce dÊvouement  dÙt-il Ëtre une stupiditÊ.
Adieu, Madame, adieu ! "
     Et comme s'il ne se fÙt senti la force de se  dÊtacher de la main qu'il
tenait  que  par une  secousse, il  s'Êloigna  tout  courant, tandis que Mme
Bonacieux frappait,  comme  au volet, trois coups lents et rÊguliers ; puis,
arrivÊ Á  l'angle de  la rue, il se retourna  : la porte s'Êtait ouverte  et
refermÊe, la jolie merciÉre avait disparu.
     D'Artagnan  continua son chemin,  il avait  donnÊ sa  parole  de ne pas
Êpier Mme Bonacieux,  et sa vie eÙt-elle dÊpendu de l'endroit oÝ elle allait
se rendre,  ou  de la personne  qui  devait l'accompagner, d'Artagnan serait
rentrÊ chez lui,  puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq minutes  aprÉs,
il Êtait dans la rue des Fossoyeurs.
     " Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se
sera endormi en m'attendant, ou il sera retournÊ chez lui, et en rentrant il
aura appris qu'une femme  y Êtait venue.  Une femme chez Athos ! AprÉs tout,
continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez  Aramis. Tout cela est fort
Êtrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
     -- Mal, Monsieur, mal " , rÊpondit une voix que le jeune homme reconnut
pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, Á la maniÉre des
gens  trÉs prÊoccupÊs, il s'Êtait engagÊ dans  l'allÊe  au fond de  laquelle
Êtait l'escalier qui conduisait Á sa chambre.
     " Comment,  mal  ? que  veux-tu dire, imbÊcile  ?  demanda  d'Artagnan,
qu'est-il donc arrivÊ ?
     -- Toutes sortes de malheurs.
     -- Lesquels ?
     -- D'abord M. Athos est arrËtÊ.
     -- ArrËtÊ ! Athos ! arrËtÊ ! pourquoi ?
     -- On l'a trouvÊ chez vous ; on l'a pris pour vous.
     -- Et par qui a-t-il ÊtÊ arrËtÊ ?
     -- Par la garde  qu'ont ÊtÊ chercher les hommes noirs que vous avez mis
en fuite.
     -- Pourquoi  ne s'est-il pas  nommÊ ?  pourquoi  n'a-t-il pas dit qu'il
Êtait Êtranger Á cette affaire ?
     -- Il s'en est bien gardÊ, Monsieur ; il s'est au contraire approchÊ de
moi et m'a dit : " C'est ton maÏtre qui a besoin de sa libertÊ en ce moment,
et non  pas moi, puisqu'il  sait tout et que je ne  sais rien.  On le croira
arrËtÊ, et  cela  lui donnera du  temps  ; dans trois jours  je dirai qui je
suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. "
     -- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien
lÁ ! Et qu'ont fait les sbires ?
     -- Quatre l'ont emmenÊ je ne sais oÝ, Á la Bastille ou au Fort-l'EvËque
; deux sont restÊs avec les hommes noirs, qui ont fouillÊ partout et qui ont
pris tous les papiers.  Enfin les deux  derniers,  pendant cette expÊdition,
montaient  la garde Á la  porte  ; puis,  quand  tout  a  ÊtÊ fini, ils sont
partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
     -- Et Porthos et Aramis ?
     -- Je ne les avais pas trouvÊs, ils ne sont pas venus.
     -- Mais ils peuvent venir  d'un  moment Á l'autre,  car tu leur as fait
dire que je les attendais ?
     -- Oui, Monsieur.
     -- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent, prÊviens-les de ce qui
m'est arrivÊ, qu'ils m'attendent au cabaret  de  la Pomme  de Pin ; ici il y
aurait danger, la maison peut Ëtre espionnÊe. Je  cours chez M.  de TrÊville
pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
     -- C'est bien, Monsieur, dit Planchet.
     -- Mais tu resteras, tu  n'auras  pas peur ! dit d'Artagnan en revenant
sur ses pas pour recommander le courage Á son laquais.
     -- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me  connaissez pas
encore ;  je  suis brave  quand je  m'y  mets,  allez ; c'est le tout de m'y
mettre ; d'ailleurs je suis Picard.
     -- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutÆt  que de
quitter ton poste.
     -- Oui, Monsieur,  et  il n'y  a rien que  je ne fasse  pour  prouver Á
Monsieur que je lui suis attachÊ. "
     "  Bon, dit en lui-mËme  d'Artagnan, il paraÏt que la mÊthode que  j'ai
employÊe Á l'Êgard de ce garÚon est dÊcidÊment la  bonne : j'en userai  dans
l'occasion. "
     Et  de  toute  la  vitesse  de  ses  jambes, dÊjÁ quelque peu fatiguÊes
cependant par les courses de la journÊe, d'Artagnan  se dirigea vers la  rue
du Colombier.
     M. de  TrÊville n'Êtait point Á son hÆtel ; sa compagnie Êtait de garde
au Louvre ; il Êtait au Louvre avec sa compagnie.
     Il  fallait arriver jusqu'Á M. de TrÊville ;  il  Êtait important qu'il
fÙt prÊvenu de ce qui  se passait. D'Artagnan rÊsolut d'essayer  d'entrer au
Louvre. Son costume  de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait
Ëtre un passeport.
     Il descendit  donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour
prendre le Pont-Neuf. Il avait  eu un instant l'idÊe de passer le bac ; mais
en arrivant au bord de  l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans
sa poche et s'Êtait aperÚu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur.
     Comme il arrivait Á la hauteur de la rue GuÊnÊgaud, il vit dÊboucher de
la  rue  Dauphine un  groupe  composÊ de deux  personnes et dont l'allure le
frappa.
     Les deux personnes qui composaient le groupe Êtaient : l'un, un homme ;
l'autre, une femme.
     La femme avait  la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme  ressemblait Á
s'y mÊprendre Á Aramis.
     En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore
se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de
La Harpe.
     De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires.
     Le capuchon  de la femme Êtait rabattu, l'homme tenait son mouchoir sur
son  visage  ;  tous deux,  cette  double prÊcaution l'indiquait, tous  deux
avaient donc intÊrËt Á n'Ëtre point reconnus.
     Ils  prirent  le  pont  :  c'Êtait le  chemin  de  d'Artagnan,  puisque
d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit.
     D'Artagnan  n'avait pas fait  vingt pas, qu'il fut  convaincu que cette
femme, c'Êtait Mme Bonacieux, et que cet homme, c'Êtait Aramis.
     Il sentit  Á  l'instant  mËme  tous  les  soupÚons de  la jalousie  qui
s'agitaient dans son coeur.
     Il Êtait doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait dÊjÁ
comme  une maÏtresse. Mme  Bonacieux lui avait jurÊ ses grands dieux qu'elle
ne connaissait pas Aramis,  et un quart d'heure aprÉs qu'elle lui avait fait
ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis.
     D'Artagnan  ne  rÊflÊchit  pas  seulement qu'il  connaissait  la  jolie
merciÉre depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien qu'un peu
de  reconnaissance  pour  l'avoir  dÊlivrÊe des  hommes noirs  qui voulaient
l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant
outragÊ,  trahi, bafouÊ ; le sang et la  colÉre lui montÉrent  au visage, il
rÊsolut de tout Êclaircir.
     La  jeune  femme  et  le  jeune homme  s'Êtaient aperÚus qu'ils Êtaient
suivis, et  ils  avaient  doublÊ  le  pas. D'Artagnan  prit sa  course,  les
dÊpassa,  puis  revint sur  eux au moment  oÝ  ils se  trouvaient devant  la
Samaritaine,  ÊclairÊe par  un  rÊverbÉre  qui projetait sa  lueur sur toute
cette partie du pont.
     D'Artagnan s'arrËta devant eux, et ils s'arrËtÉrent devant lui.
     " Que voulez-vous,  Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un
pas et  avec  un  accent  Êtranger qui  prouvait  Á d'Artagnan qu'il s'Êtait
trompÊ dans une partie de ses conjectures.
     -- Ce n'est pas Aramis ! s'Êcria-t-il.
     -- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et Á votre exclamation je vois
que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
     -- Vous me pardonnez ! s'Êcria d'Artagnan.
     -- Oui, rÊpondit l'inconnu.  Laissez-moi donc passer,  puisque ce n'est
pas Á moi que vous avez affaire.
     -- Vous avez raison, Monsieur,  dit d'Artagnan, ce n'est pas Á vous que
j'ai affaire, c'est Á Madame.
     -- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'Êtranger.
     -- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais.
     -- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais
votre parole de  militaire  et votre foi de gentilhomme ; j'espÊrais pouvoir
compter dessus.
     -- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassÊ, vous m'aviez promis...
     -- Prenez mon bras, Madame, dit l'Êtranger, et continuons notre chemin.
"
     Cependant  d'Artagnan, Êtourdi,  atterrÊ, anÊanti  par tout ce qui  lui
arrivait, restait debout et les bras  croisÊs devant le mousquetaire et  Mme
Bonacieux.
     Le mousquetaire  fit  deux  pas  en avant et Êcarta d'Artagnan avec  la
main.
     D'Artagnan fit un bond en arriÉre et tira son ÊpÊe.
     En  mËme  temps et avec  la rapiditÊ de  l'Êclair,  l'inconnu  tira  la
sienne.
     " Au nom du Ciel, Milord ! s'Êcria Mme Bonacieux en se jetant entre les
combattants et prenant les ÊpÊes Á pleines mains.
     -- Milord  ! s'Êcria  d'Artagnan illuminÊ d'une idÊe subite,  Milord  !
pardon, Monsieur ; mais est-ce que vous seriez...
     -- Milord  duc  de Buckingham,  dit Mme  Bonacieux  Á  demi-voix  ;  et
maintenant vous pouvez nous perdre tous.
     -- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord,
et  j'Êtais  jaloux  ;  vous  savez  ce  que  c'est  que  d'aimer,  Milord ;
pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Gr×ce.
     --  Vous  Ëtes  un  brave  jeune  homme, dit  Buckingham  en  tendant Á
d'Artagnan une  main que celui-ci serra respectueusement ; vous m'offrez vos
services, je les accepte ; suivez-nous Á vingt pas jusqu'au Louvre  ;  et si
quelqu'un nous Êpie, tuez-le ! "
     D'Artagnan  mit  son  ÊpÊe  nue sous  son bras, laissa  prendre  Á  Mme
Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit,  prËt  Á exÊcuter Á la
lettre les instructions du noble et ÊlÊgant ministre de Charles Ier.
     Mais heureusement le jeune sÊide n'eut aucune occasion de donner au duc
cette preuve  de son  dÊvouement, et la jeune femme et le  beau mousquetaire
rentrÉrent au Louvre par le guichet de l'Echelle sans avoir ÊtÊ inquiÊtÊs.
     Quant Á d'Artagnan, il se rendit aussitÆt au cabaret de la Pomme de Pin
, oÝ il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient.
     Mais, sans  leur donner  d'autre  explication sur  le dÊrangement qu'il
leur  avait  causÊ, il  leur  dit qu'il  avait terminÊ  seul l'affaire  pour
laquelle il  avait  cru  un instant avoir  besoin de leur  intervention.  Et
maintenant,  emportÊs que nous sommes  par  notre  rÊcit, laissons nos trois
amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les dÊtours du Louvre, le duc
de Buckingham et son guide.







     Madame Bonacieux  et le duc entrÉrent  au Louvre sans difficultÊ ;  Mme
Bonacieux  Êtait  connue  pour  appartenir  Á  la  reine  ; le  duc  portait
l'uniforme des mousquetaires de M. de TrÊville, qui, comme nous l'avons dit,
Êtait de garde ce soir-lÁ. D'ailleurs Germain Êtait dans les  intÊrËts de la
reine,  et si  quelque chose arrivait, Mme  Bonacieux serait accusÊe d'avoir
introduit son amant au Louvre, voilÁ tout ; elle prenait sur elle le crime :
sa rÊputation Êtait perdue, il est vrai, mais de quelle valeur Êtait dans le
monde la rÊputation d'une petite merciÉre ?
     Une fois entrÊs dans l'intÊrieur  de la cour, le duc et  la jeune femme
suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ vingt-cinq pas ;
cet  espace  parcouru, Mme Bonacieux  poussa  une  petite  porte de service,
ouverte le jour, mais ordinairement fermÊe la nuit ;  la porte  cÊda ;  tous
deux  entrÉrent  et  se  trouvÉrent  dans  l'obscuritÊ,  mais  Mme Bonacieux
connaissait tous les tours et dÊtours de  cette partie du  Louvre,  destinÊe
aux gens de la suite. Elle referma les portes derriÉre elle, prit le duc par
la main, fit  quelques pas en t×tonnant, saisit une rampe, toucha du pied un
degrÊ, et commenÚa de monter un escalier :  le duc compta deux Êtages. Alors
elle  prit Á  droite,  suivit un  long corridor, redescendit un  Êtage,  fit
quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte
et poussa le  duc  dans un appartement ÊclairÊ seulement  par une  lampe  de
nuit, en disant : "  Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit
par  la mËme  porte,  qu'elle ferma Á la clef, de sorte que le duc se trouva
littÊralement prisonnier.
     Cependant, tout  isolÊ qu'il se trouvait, il faut le  dire,  le duc  de
Buckingham n'Êprouva pas  un instant de crainte ;  un des cÆtÊs saillants de
son caractÉre  Êtait  la  recherche de l'aventure  et l'amour du romanesque.
Brave, hardi, entreprenant, ce  n'Êtait pas  la premiÉre fois qu'il risquait
sa  vie dans  de  pareilles  tentatives  ; il  avait  appris que ce prÊtendu
message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il Êtait venu Á Paris, Êtait un
piÉge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position
qu'on lui avait faite,  dÊclarÊ  Á la  reine  qu'il  ne  partirait  pas sans
l'avoir vue. La reine  avait  positivement refusÊ d'abord,  puis enfin  elle
avait craint que  le  duc, exaspÊrÊ, ne  fÏt  quelque folie. DÊjÁ elle Êtait
dÊcidÊe Á le recevoir et Á le  supplier de partir aussitÆt, lorsque, le soir
mËme de cette dÊcision, Mme Bonacieux, qui Êtait chargÊe d'aller chercher le
duc  et de le  conduire au Louvre, fut enlevÊe. Pendant deux jours on ignora
complÉtement  ce qu'elle Êtait devenue, et tout resta en  suspens.  Mais une
fois libre, une fois remise  en  rapport  avec La Porte, les choses  avaient
repris leur cours, et elle venait  d'accomplir la pÊrilleuse entreprise que,
sans son arrestation, elle eÙt exÊcutÊe trois jours plus tÆt.
     Buckingham,  restÊ  seul,   s'approcha  d'une   glace.  Cet  habit   de
mousquetaire lui allait Á merveille.
     A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait Á juste  titre  pour le
plus  beau  gentilhomme  et  pour  le plus  ÊlÊgant  cavalier  de France  et
d'Angleterre.
     Favori de deux rois, riche  Á millions,  tout-puissant  dans un royaume
qu'il  bouleversait Á  sa  fantaisie  et  calmait  Á  son  caprice,  Georges
Villiers,  duc  de  Buckingham,   avait  entrepris  une  de  ces  existences
fabuleuses qui restent dans le cours des siÉcles comme un Êtonnement pour la
postÊritÊ.
     Aussi, sÙr de lui-mËme, convaincu de sa puissance, certain que les lois
qui rÊgissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au
but  qu'il s'Êtait fixÊ, ce but fÙt-il si ÊlevÊ  et si Êblouissant que c'eÙt
ÊtÊ  folie  pour un  autre que  de l'envisager seulement.  C'est ainsi qu'il
Êtait  arrivÊ  Á s'approcher  plusieurs  fois  de  la  belle  et fiÉre  Anne
d'Autriche et Á s'en faire aimer, Á force d'Êblouissement.
     Georges Villiers  se plaÚa donc devant  une  glace, comme nous  l'avons
dit, rendit Á sa belle chevelure  blonde les ondulations que le poids de son
chapeau lui avait fait perdre,  retroussa  sa moustache,  et le  coeur  tout
gonflÊ  de joie, heureux  et  fier  de toucher  au  moment  qu'il  avait  si
longtemps dÊsirÊ, se sourit Á lui-mËme d'orgueil et d'espoir.
     En ce moment, une porte cachÊe dans la tapisserie s'ouvrit et une femme
apparut. Buckingham  vit  cette apparition dans la glace ;  il jeta un  cri,
c'Êtait la reine !
     Anne d'Autriche avait alors  vingt-six ou  vingt-sept ans, c'est-Á-dire
qu'elle se trouvait dans tout l'Êclat de sa beautÊ.
     Sa  dÊmarche Êtait  celle d'une reine ou d'une dÊesse ;  ses yeux,  qui
jetaient des reflets d'Êmeraude, Êtaient parfaitement beaux,  et  tout Á  la
fois pleins de douceur et de majestÊ.
     Sa bouche Êtait petite  et vermeille,  et quoique  sa lÉvre infÊrieure,
comme  celle  des  princes de  la maison d'Autriche, avanÚ×t  lÊgÉrement sur
l'autre,  elle Êtait  Êminemment  gracieuse  dans  le  sourire,  mais  aussi
profondÊment dÊdaigneuse dans le mÊpris.
     Sa peau Êtait citÊe pour sa douceur et son veloutÊ, sa main et ses bras
Êtaient d'une beautÊ surprenante, et tous les poÉtes du temps les chantaient
comme incomparables.
     Enfin  ses cheveux,  qui,  de blonds  qu'ils Êtaient dans sa  jeunesse,
Êtaient devenus  ch×tains, et  qu'elle  portait  frisÊs  trÉs clair et  avec
beaucoup de poudre, encadraient  admirablement son visage, auquel le censeur
le  plus rigide n'eÙt pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire
le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez.
     Buckingham  resta  un  instant  Êbloui ; jamais Anne d'Autriche ne  lui
Êtait  apparue aussi belle, au milieu des bals, des  fËtes,  des carrousels,
qu'elle lui apparut en ce moment, vËtue  d'une simple robe de satin blanc et
accompagnÊe  de doÓa EstÊfania,  la seule de ses femmes espagnoles qui n'eÙt
pas ÊtÊ chassÊe par la jalousie du roi et par les persÊcutions de Richelieu.
     Anne d'Autriche fit deux pas en avant  ; Buckingham se prÊcipita  Á ses
genoux, et  avant que la reine eÙt pu l'en empËcher, il  baisa le bas  de sa
robe.
     " Duc, vous savez dÊjÁ que ce n'est pas moi qui vous ai fait Êcrire.
     --  Oh ! oui, Madame,  oui, Votre MajestÊ, s'Êcria le duc ; je sais que
j'ai  ÊtÊ  un  fou, un insensÊ de  croire que la  neige s'animerait,  que le
marbre  s'Êchaufferait  ;  mais, que voulez-vous, quand  on  aime,  on croit
facilement Á  l'amour ; d'ailleurs  je n'ai  pas  tout  perdu  Á  ce voyage,
puisque je vous vois.
     -- Oui,  rÊpondit  Anne, mais  vous savez  pourquoi et  comment je vous
vois, Milord. Je  vous vois par  pitiÊ pour  vous-mËme ;  je vous vois parce
qu'insensible Á  toutes mes peines, vous vous Ëtes obstinÊ Á rester dans une
ville oÝ,  en  restant,  vous  courez  risque  de la vie et me faites courir
risque de mon  honneur ; je  vous vois pour  vous dire que tout nous sÊpare,
les  profondeurs  de  la  mer,  l'inimitiÊ  des royaumes,  la  saintetÊ  des
serments. Il est sacrilÉge de lutter contre tant de choses, Milord. Je  vous
vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir.
     -- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre
voix  couvre la  duretÊ de vos paroles. Vous parlez de sacrilÉge  ! mais  le
sacrilÉge est dans la sÊparation des coeurs que Dieu  avait formÊs l'un pour
l'autre.
     -- Milord,  s'Êcria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit
que je vous aimais.
     -- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ;
et vraiment, me  dire de semblables paroles, ce  serait  de la part de Votre
MajestÊ une  trop  grande ingratitude. Car, dites-moi, oÝ trouvez-  vous  un
amour  pareil  au mien,  un  amour que  ni le  temps,  ni l'absence,  ni  le
dÊsespoir  ne peuvent Êteindre ; un amour qui se contente  d'un ruban ÊgarÊ,
d'un regard perdu, d'une parole ÊchappÊe ?
     " Il y a trois ans, Madame,  que je vous ai vue pour la premiÉre  fois,
et depuis trois ans je vous aime ainsi.
     " Voulez-vous que  je vous  dise  comment vous Êtiez vËtue  la premiÉre
fois que je vous vis ?  voulez-vous que je dÊtaille chacun des  ornements de
votre toilette ? Tenez,  je  vous vois encore : vous Êtiez  assise  sur  des
carreaux,  Á  la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des
broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renouÊes sur vos beaux
bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise
fermÊe, un petit bonnet sur  votre tËte, de la couleur de votre robe, et sur
ce bonnet une plume de hÊron.
     " Oh  ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous
Êtiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous Ëtes maintenant,
c'est-Á-dire cent fois plus belle encore !
     -- Quelle folie !  murmura Anne d'Autriche, qui n'avait  pas le courage
d'en  vouloir  au duc d'avoir si bien conservÊ son portrait dans son coeur ;
quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs !
     --  Et  avec  quoi voulez-vous  donc que je vive  ?  je  n'ai  que  des
souvenirs, moi.  C'est mon  bonheur, mon trÊsor, mon espÊrance. Chaque  fois
que je vous vois, c'est un diamant de plus que  je renferme dans l'Êcrin  de
mon  coeur. Celui-ci est le  quatriÉme que  vous laissez tomber  et  que  je
ramasse ;  car  en trois ans,  Madame, je ne vous  ai vue  que quatre fois :
cette premiÉre que je viens de vous dire, la  seconde chez Mme de Chevreuse,
la troisiÉme dans les jardins d'Amiens.
     -- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirÊe.
     -- Oh  ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soirÊe
heureuse  et  rayonnante  de ma  vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il
faisait  ?  Comme l'air Êtait doux et parfumÊ, comme le ciel Êtait  bleu  et
tout ÊmaillÊ d'Êtoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu Ëtre un instant
seul avec vous ; cette fois, vous Êtiez prËte Á tout me dire, l'isolement de
votre vie, les  chagrins  de  votre coeur.  Vous Êtiez  appuyÊe Á  mon bras,
tenez,  Á celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tËte Á votre cÆtÊ, vos beaux
cheveux  effleurer  mon  visage,  et  chaque  fois qu'ils l'effleuraient  je
frissonnais de la tËte aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas
tout ce qu'il y a de fÊlicitÊs du ciel, de joies  du  paradis enfermÊes dans
un moment pareil.  Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me
reste de jours Á vivre, pour un pareil instant  et pour une semblable nuit !
car cette nuit-lÁ, Madame, cette nuit-lÁ vous m'aimiez, je vous le jure.
     -- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme
de  cette  belle soirÊe,  que la  fascination de votre regard, que ces mille
circonstances enfin  qui  se rÊunissent  parfois pour  perdre  une  femme se
soient  groupÊes autour de moi dans cette fatale  soirÊe  ; mais vous l'avez
vu, Milord, la reine est venue  au secours de  la femme qui faiblissait : au
premier mot que vous avez osÊ dire, Á  la premiÉre hardiesse Á laquelle j'ai
eu Á rÊpondre, j'ai appelÊ.
     -- Oh !  oui, oui, cela est vrai, et  un autre amour que le mien aurait
succombÊ Á  cette Êpreuve  ; mais mon amour, Á moi, en est sorti plus ardent
et plus  Êternel. Vous avez cru me fuir  en revenant Á Paris,  vous avez cru
que je n'oserais quitter le trÊsor sur lequel  mon maÏtre m'avait  chargÊ de
veiller. Ah ! que m'importent  Á moi  tous les trÊsors du  monde et tous les
rois de la terre ! Huit jours aprÉs, j'Êtais de retour,  Madame. Cette fois,
vous n'avez rien eu Á me dire  : j'avais risquÊ ma faveur, ma vie, pour vous
voir  une seconde,  je  n'ai  pas  mËme touchÊ  votre main,  et vous  m'avez
pardonnÊ en me voyant si soumis et si repentant.
     --  Oui, mais  la  calomnie s'est  emparÊe  de  toutes ces folies  dans
lesquelles je n'Êtais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le  roi, excitÊ
par M. le cardinal, a fait un Êclat terrible :  Mme de Vernet a ÊtÊ chassÊe,
Putange exilÊ, Mme de Chevreuse est tombÊe en dÊfaveur, et lorsque vous avez
voulu   revenir   comme    ambassadeur   en   France,   le   roi   lui-mËme,
souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-mËme s'y est opposÊ.
     -- Oui, et la France va payer d'une guerre  le refus de son  roi. Je ne
puis plus  vous  voir,  Madame ;  eh  bien,  je veux  chaque jour  que  vous
entendiez parler de moi.
     " Quel but  pensez-vous  qu'aient eu cette  expÊdition  de RÊ et  cette
ligue avec les protestants de La Rochelle  que je  projette ?  Le plaisir de
vous voir !
     " Je n'ai  pas l'espoir de  pÊnÊtrer Á  main armÊe jusqu'Á Paris, je le
sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nÊcessitera
un nÊgociateur,  ce nÊgociateur ce  sera  moi.  On  n'osera  plus me refuser
alors, et je reviendrai Á Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un
instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront payÊ mon bonheur de leur
vie ; mais que m'importera, Á moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est
peut-Ëtre bien fou, peut-Ëtre bien  insensÊ ; mais, dites- moi, quelle femme
a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ?
     -- Milord, Milord, vous invoquez pour votre dÊfense des choses qui vous
accusent encore  ;  Milord,  toutes ces preuves d'amour que  vous voulez  me
donner sont presque des crimes.
     --  Parce  que  vous  ne  m'aimez pas, Madame :  si vous m'aimiez, vous
verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez,
ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont
vous parliez tout Á l'heure, Mme de Chevreuse a ÊtÊ moins cruelle que vous ;
Holland l'a aimÊe, et elle a rÊpondu Á son amour.
     -- Mme de Chevreuse n'Êtait pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue
malgrÊ elle par l'expression d'un amour si profond.
     --  Vous m'aimeriez donc  si vous ne l'Êtiez pas, vous, Madame,  dites,
vous m'aimeriez  donc  ? Je puis donc croire  que c'est la  dignitÊ seule de
votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis  donc croire que si vous
eussiez ÊtÊ Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espÊrer ? Merci
de ces douces paroles, Æ ma belle MajestÊ, cent fois merci.
     --  Ah ! Milord, vous avez mal  entendu, mal  interprÊtÊ ; je  n'ai pas
voulu dire...
     -- Silence  ! Silence !  dit le  duc, si je  suis heureux d'une erreur,
n'ayez  pas la  cruautÊ de me l'enlever. Vous l'avez  dit vous-mËme,  on m'a
attirÊ  dans un piÉge,  j'y  laisserai ma vie  peut-Ëtre, car,  tenez, c'est
Êtrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je  vais mourir. "
Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant Á la fois.
     " Oh  ! mon Dieu !  s'Êcria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui
prouvait quel intÊrËt plus  grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au
duc.
     -- Je ne vous dis  point  cela  pour vous effrayer, Madame, non ; c'est
mËme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me prÊoccupe point  de
pareils rËves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espÊrance, que vous
m'avez presque donnÊe, aura tout payÊ, fÙt-ce mËme ma vie.
     --  Eh bien,  dit  Anne  d'Autriche,  moi  aussi,  duc,  moi,  j'ai des
pressentiments, moi aussi j'ai  des  rËves. J'ai songÊ  que  je  vous voyais
couchÊ sanglant, frappÊ d'une blessure.
     -- Au  cÆtÊ  gauche,  n'est-ce  pas,  avec  un  couteau  ?  interrompit
Buckingham.
     -- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cÆtÊ gauche avec un couteau.
Qui a pu vous dire  que j'avais  fait ce rËve ? Je ne l'ai confiÊ qu'Á Dieu,
et encore dans mes priÉres.
     -- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien.
     -- Je vous aime, moi ?
     -- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les  mËmes rËves qu'Á moi, si vous
ne  m'aimiez pas  ?  Aurions-nous les  mËmes  pressentiments,  si  nos  deux
existences  ne se  touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez,  Æ  reine, et
vous me pleurerez ?
     --  Oh !  mon Dieu ! mon Dieu ! s'Êcria Anne d'Autriche, c'est plus que
je n'en  puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel,  partez, retirez-vous ;
je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais,
c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitiÊ de moi, et partez. Oh
! si vous  Ëtes frappÊ en France, si vous  mourez en  France,  si je pouvais
supposer  que  votre  amour  pour moi fÙt  cause  de  votre  mort,  je ne me
consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous  en
supplie.
     --  Oh  ! que vous Ëtes belle  ainsi  ! Oh  ! que je  vous  aime !  dit
Buckingham.
     -- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez
comme  ambassadeur, revenez  comme ministre, revenez entourÊ  de  gardes qui
vous  dÊfendront, de  serviteurs  qui veilleront  sur vous, et alors  je  ne
craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur Á vous revoir.
     -- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
     -- Oui...
     -- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et
qui me rappelle que je n'ai point fait un rËve ; quelque chose que vous ayez
portÊ et que je puisse porter Á mon tour, une bague, un collier, une chaÏne.
     -- Et partirez-vous, partirez-vous, si je  vous donne ce  que  vous  me
demandez ?
     -- Oui.
     -- A l'instant mËme ?
     -- Oui.
     -- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?
     -- Oui, je vous le jure !
     -- Attendez, alors, attendez. "
     Et Anne  d'Autriche  rentra dans son appartement et  en sortit  presque
aussitÆt, tenant Á la main un petit coffret en bois de rose Á  son  chiffre,
tout incrustÊ d'or.
     " Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mÊmoire de moi. "
     Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois Á genoux.
     " Vous m'avez promis de partir, dit la reine.
     -- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. "
     Anne d'Autriche tendit sa main en fermant  les yeux et en s'appuyant de
l'autre sur EstÊfania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer.
     Buckingham appuya avec passion ses lÉvres sur cette belle main, puis se
relevant :
     " Avant six  mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue,
Madame, dussÊ-je bouleverser le monde pour cela. "
     Et,  fidÉle  Á  la  promesse  qu'il  avait  faite, il s'ÊlanÚa  hors de
l'appartement.
     Dans le corridor, il rencontra  Mme  Bonacieux qui l'attendait, et qui,
avec les  mËmes  prÊcautions  et  le mËme  bonheur, le  reconduisit hors  du
Louvre.







     Il y  avait dans tout cela,  comme on  a pu le remarquer, un personnage
dont, malgrÊ  sa  position prÊcaire,  on  n'avait paru s'inquiÊter  que fort
mÊdiocrement ;  ce personnage Êtait M.  Bonacieux,  respectable  martyr  des
intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevËtraient si bien les unes aux
autres, dans cette Êpoque Á la fois si chevaleresque et si galante.
     Heureusement -- le lecteur se le rappelle  ou ne se le  rappelle pas --
heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
     Les estafiers qui l'avaient arrËtÊ le conduisirent droit Á la Bastille,
oÝ  on  le fit  passer  tout tremblant devant  un  peloton  de  soldats  qui
chargeaient leurs mousquets.
     De lÁ,  introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part
de ceux qui l'avaient amenÊ, l'objet des plus grossiÉres injures et des plus
farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire Á un
gentilhomme, et ils le traitaient en vÊritable croquant.
     Au bout d'une demi-heure Á peu prÉs, un greffier vint  mettre fin Á ses
tortures, mais non pas  Á ses inquiÊtudes, en donnant l'ordre de conduire M.
Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait
les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y  faisait pas tant de
faÚons.
     Deux  gardes s'emparÉrent du mercier, lui firent traverser une cour, le
firent entrer dans  un corridor  oÝ il y avait trois  sentinelles, ouvrirent
une porte et le poussÉrent dans une chambre basse, oÝ il n'y avait pour tous
meubles  qu'une  table, une  chaise et un commissaire. Le  commissaire Êtait
assis sur la chaise et occupÊ Á Êcrire sur la table.
     Les deux  gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur  un
signe du commissaire, s'ÊloignÉrent hors de la portÊe de la voix.
     Le  commissaire,  qui jusque-lÁ  avait tenu  sa  tËte baissÊe  sur  ses
papiers, la releva pour voir Á qui il avait affaire. Ce commissaire Êtait un
homme  Á  la  mine rÊbarbative,  au  nez  pointu, aux  pommettes  jaunes  et
saillantes,  aux yeux petits  mais investigateurs et vifs, Á  la physionomie
tenant Á la  fois  de la fouine et du renard. Sa  tËte, supportÊe par un cou
long et mobile, sortait de sa large  robe  noire  en  se  balanÚant  avec un
mouvement Á peu prÉs pareil  Á celui de la tortue tirant  sa tËte hors de sa
carapace.
     Il  commenÚa par demander Á M. Bonacieux ses nom  et prÊnoms, son  ×ge,
son Êtat et son domicile.
     L'accusÊ  rÊpondit qu'il  s'appelait  Jacques-Michel  Bonacieux,  qu'il
Êtait ×gÊ de  cinquante et un ans, mercier retirÊ et qu'il demeurait rue des
Fossoyeurs, n 11.
     Le  commissaire alors, au lieu de continuer Á l'interroger, lui  fit un
grand discours sur le danger qu'il y a  pour un bourgeois obscur Á se  mËler
des choses publiques.

     Il compliqua  cet exorde d'une exposition  dans laquelle il raconta  la
puissance  et les  actes  de M. le cardinal,  ce ministre  incomparable,  ce
vainqueur des ministres passÊs, cet exemple des ministres Á venir : actes et
puissance que nul ne contrecarrait impunÊment.
     AprÉs  cette  deuxiÉme  partie  de  son  discours,  fixant  son  regard
d'Êpervier sur le pauvre Bonacieux,  il l'invita Á rÊflÊchir Á la gravitÊ de
sa situation.
     Les rÊflexions du mercier Êtaient toutes faites  : il donnait au diable
l'instant oÝ M. de La Porte avait  eu  l'idÊe de le marier avec sa filleule,
et l'instant  surtout oÝ cette filleule avait ÊtÊ reÚue dame  de la lingerie
chez la reine.
     Le fond du caractÉre de maÏtre  Bonacieux Êtait un profond ÊgoÐsme mËlÊ
Á  une  avarice  sordide,  le tout  assaisonnÊ d'une  poltronnerie  extrËme.
L'amour que  lui  avait  inspirÊ sa  jeune  femme, Êtant  un  sentiment tout
secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs  que nous venons
d'ÊnumÊrer.
     Bonacieux rÊflÊchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire.
     " Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement,  croyez bien que je
connais et  que  j'apprÊcie plus que  personne  le mÊrite  de l'incomparable
Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'Ëtre gouvernÊs.
     -- Vraiment  ? demanda le commissaire d'un air de  doute ; mais s'il en
Êtait vÊritablement ainsi, comment seriez-vous Á la Bastille ?
     --  Comment  j'y  suis,  ou  plutÆt  pourquoi  j'y  suis,  rÊpliqua  M.
Bonacieux, voilÁ ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que
je l'ignore moi-mËme ; mais, Á coup sÙr,  ce n'est pas pour avoir dÊsobligÊ,
sciemment du moins, M. le cardinal.
     -- Il faut cependant que  vous ayez commis un crime,  puisque vous Ëtes
ici accusÊ de haute trahison.
     -- De haute trahison ! s'Êcria Bonacieux ÊpouvantÊ, de haute trahison !
et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui dÊteste les huguenots et qui
abhorre  les  Espagnols  soit  accusÊ  de  haute  trahison  ?  RÊflÊchissez,
Monsieur, la chose est matÊriellement impossible.
     --  Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant  l'accusÊ comme
si  ses  petits yeux  avaient la  facultÊ de lire jusqu'au  plus profond des
coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ?
     --  Oui,  Monsieur, rÊpondit  le  mercier  tout tremblant, sentant  que
c'Êtait lÁ oÝ les affaires allaient s'embrouiller ; c'est-Á-dire, j'en avais
une.
     -- Comment  ? vous  en  aviez une ! qu'en  avez-vous  fait,  si vous ne
l'avez plus ?
     -- On me l'a enlevÊe, Monsieur.
     -- On vous l'a enlevÊe ? dit le commissaire. Ah ! "
     Bonacieux sentit Á ce " ah ! "  que l'affaire s'embrouillait de plus en
plus.
     "  On  vous l'a enlevÊe ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est
l'homme qui a commis ce rapt ?
     -- Je crois le connaÏtre.
     -- Quel est-il ?
     --  Songez que je n'affirme  rien, Monsieur le  commissaire, et  que je
soupÚonne seulement.
     -- Qui soupÚonnez-vous ? Voyons, rÊpondez franchement. "
     M. Bonacieux Êtait dans la plus grande perplexitÊ : devait-il tout nier
ou tout dire ? En  niant  tout, on pouvait  croire qu'il en savait trop long
pour avouer  ; en disant tout, il faisait  preuve  de  bonne  volontÊ. Il se
dÊcida donc Á tout dire.
     "  Je soupÚonne,  dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout Á
fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, Á ce qu'il
m'a semblÊ, quand j'attendais  ma femme devant le  guichet du Louvre pour la
ramener chez moi. "
     Le commissaire parut Êprouver quelque inquiÊtude.
     " Et son nom ? dit-il.
     -- Oh ! quant Á son nom,  je n'en  sais rien, mais  si  je le rencontre
jamais,  je le reconnaÏtrai Á l'instant  mËme, je  vous  en rÊponds,  fÙt-il
entre mille personnes. "
     Le front du commissaire se rembrunit.
     " Vous le reconnaÏtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il...
     --  C'est-Á-dire,  reprit Bonacieux, qui  vit qu'il  avait fait  fausse
route, c'est-Á-dire...
     -- Vous avez  rÊpondu que vous le  reconnaÏtriez, dit le  commissaire ;
c'est  bien,  en  voici  assez  pour aujourd'hui ;  il faut, avant que  nous
allions  plus  loin,  que  quelqu'un  soit  prÊvenu  que  vous connaissez le
ravisseur de votre femme.
     -- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'Êcria Bonacieux
au dÊsespoir. Je vous ai dit au contraire...
     -- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
     -- Et oÝ faut-il le conduire ? demanda le greffier.
     -- Dans un cachot.
     -- Dans lequel ?
     -- Oh ! mon  Dieu, dans le premier  venu,  pourvu qu'il ferme bien  " ,
rÊpondit le  commissaire  avec une  indiffÊrence  qui pÊnÊtra  d'horreur  le
pauvre Bonacieux.
     " HÊlas ! hÊlas ! se dit-il, le malheur est sur ma tËte ; ma femme aura
commis  quelque  crime  effroyable  ; on me croit  son complice, et  l'on me
punira avec elle : elle en aura parlÊ, elle aura avouÊ qu'elle m'avait  tout
dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela !
une nuit est bientÆt passÊe ; et demain, Á la roue, Á la potence !  Oh ! mon
Dieu ! mon Dieu ! ayez pitiÊ de moi ! "
     Sans  Êcouter le  moins du monde les lamentations de maÏtre  Bonacieux,
lamentations auxquelles  d'ailleurs  ils  devaient Ëtre  habituÊs, les  deux
gardes  prirent le  prisonnier par  un bras,  et l'emmenÉrent, tandis que le
commissaire Êcrivait en h×te une lettre que son greffier attendait.
     Bonacieux ne  ferma  pas l'oeil, non pas  que  son  cachot fÙt par trop
dÊsagrÊable, mais parce que  ses inquiÊtudes Êtaient trop grandes.  Il resta
toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les
premiers  rayons du jour se  glissÉrent dans  sa chambre, l'aurore lui parut
avoir pris des teintes funÉbres.
     Tout Á coup,  il entendit  tirer les verrous, et il fit  un  soubresaut
terrible.  Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire Á l'Êchafaud
;  aussi,  lorsqu'il  vit  purement  et  simplement  paraÏtre,  au  lieu  de
l'exÊcuteur qu'il attendait, son commissaire  et  son greffier de la veille,
il fut tout prÉs de leur sauter au cou.
     " Votre  affaire s'est fort compliquÊe depuis  hier au soir,  mon brave
homme, lui dit le commissaire, et je  vous conseille de dire toute la vÊritÊ
; car votre repentir peut seul conjurer la colÉre du cardinal.
     -- Mais je suis prËt Á  tout dire, s'Êcria Bonacieux,  du moins tout ce
que je sais. Interrogez, je vous prie.
     -- OÝ est votre femme, d'abord ?
     -- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevÊe.
     -- Oui,  mais depuis hier cinq  heures de  l'aprÉs-midi, gr×ce Á  vous,
elle s'est ÊchappÊe.
     -- Ma femme s'est  ÊchappÊe ! s'Êcria Bonacieux. Oh ! la malheureuse  !
Monsieur, si elle s'est ÊchappÊe, ce n'est pas ma faute, je vous le jure.
     -- Qu'alliez-vous donc  alors faire  chez  M. d'Artagnan, votre voisin,
avec lequel vous avez eu une longue confÊrence dans la journÊe ?
     -- Ah ! oui, Monsieur le  commissaire, oui, cela  est vrai, et  j'avoue
que j'ai eu tort. J'ai ÊtÊ chez M. d'Artagnan.
     -- Quel Êtait le but de cette visite ?
     --  De le prier de m'aider Á retrouver ma femme. Je croyais que j'avais
droit de  la rÊclamer ;  je  me trompais, Á ce qu'il paraÏt,  et  je vous en
demande bien pardon.
     -- Et qu'a rÊpondu M. d'Artagnan ?
     -- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais  je me suis bientÆt  aperÚu
qu'il me trahissait.
     --  Vous en imposez  Á la justice ! M. d'Artagnan  a fait un pacte avec
vous,  et  en vertu de  ce pacte il a mis en fuite les hommes  de police qui
avaient arrËtÊ votre femme, et l'a soustraite Á toutes les recherches.
     -- M. d'Artagnan a enlevÊ ma femme ! Ah ÚÁ, mais que me dites-vous lÁ ?
     -- Heureusement M. d'Artagnan  est entre nos mains,  et vous  allez lui
Ëtre confrontÊ.
     -- Ah ! ma foi, je  ne  demande pas mieux,  s'Êcria Bonacieux  ;  je ne
serais pas f×chÊ de voir une figure de connaissance.
     -- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes.
     Les deux gardes firent entrer Athos.
     "  Monsieur  d'Artagnan,  dit  le commissaire  en s'adressant  Á Athos,
dÊclarez ce qui s'est passÊ entre vous et Monsieur.
     --  Mais ! s'Êcria  Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan  que  vous me
montrez lÁ !
     -- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'Êcria le commissaire.
     -- Pas le moins du monde, rÊpondit Bonacieux.
     -- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire.
     -- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
     -- Comment ! vous ne le connaissez pas ?
     -- Non.
     -- Vous ne l'avez jamais vu ?
     -- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle.
     -- Votre nom ? demanda le commissaire.
     -- Athos, rÊpondit le mousquetaire.
     -- Mais  ce n'est pas un nom  d'homme, Úa, c'est un nom  de montagne  !
s'Êcria le pauvre interrogateur qui commenÚait Á perdre la tËte.
     -- C'est mon nom, dit tranquillement Athos.
     -- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.
     -- Moi ?
     -- Oui, vous.
     -- C'est-Á-dire que c'est Á moi qu'on a dit : " Vous Ëtes M. d'Artagnan
? "  J'ai rÊpondu :  " Vous croyez ? " Mes gardes  se  sont ÊcriÊs qu'ils en
Êtaient sÙrs.  Je n'ai pas  voulu les contrarier.  D'ailleurs je pouvais  me
tromper.
     -- Monsieur, vous insultez Á la majestÊ de la justice.
     -- Aucunement, fit tranquillement Athos.
     -- Vous Ëtes M. d'Artagnan.
     -- Vous voyez bien que vous me le dites encore.
     -- Mais,  s'Êcria Á  son tour  M. Bonacieux, je vous  dis,  Monsieur le
commissaire, qu'il n'y a pas un instant  de doute Á avoir. M. d'Artagnan est
mon hÆte,  et par  consÊquent,  quoiqu'il ne  me  paie pas  mes  loyers,  et
justement mËme Á cause de cela,  je dois  le connaÏtre. M. d'Artagnan est un
jeune  homme  de  dix-neuf Á vingt  ans  Á peine, et Monsieur en a trente au
moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts,  et Monsieur est
dans la compagnie des mousquetaires de M. de TrÊville : regardez l'uniforme,
Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme.
     -- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. "
     En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et  un messager, introduit par
un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.
     " Oh ! la malheureuse ! s'Êcria le commissaire.
     -- Comment ? que dites-vous ? de qui  parlez-vous ? Ce n'est pas de  ma
femme, j'espÉre !
     -- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez.
     -- Ah  ÚÁ !, s'Êcria  le  mercier exaspÊrÊ, faites-moi le plaisir de me
dire,  Monsieur, comment  mon affaire Á moi peut s'empirer de ce que fait ma
femme pendant que je suis en prison !
     -- Parce que ce qu'elle  fait est la suite d'un plan arrËtÊ entre vous,
plan infernal !
     -- Je  vous jure, Monsieur  le commissaire, que vous  Ëtes dans la plus
profonde erreur,  que  je ne sais rien au monde de  ce que  devait  faire ma
femme, que je suis entiÉrement Êtranger Á ce qu'elle a fait, et que, si elle
a fait des sottises, je la renie, je la dÊmens, je la maudis.
     -- Ah ÚÁ ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin  de moi
ici,  renvoyez-moi  quelque part,  il  est  trÉs  ennuyeux,  votre  Monsieur
Bonacieux.
     -- Reconduisez les  prisonniers  dans leurs cachots, dit le commissaire
en dÊsignant  d'un  mËme geste  Athos et Bonacieux,  et qu'ils soient gardÊs
plus sÊvÉrement que jamais.
     --  Cependant,  dit Athos  avec  son  calme  habituel,  si c'est  Á  M.
d'Artagnan  que vous avez affaire, je  ne vois pas trop  en quoi  je puis le
remplacer.
     --  Faites ce que j'ai  dit ! s'Êcria le  commissaire,  et le secret le
plus absolu ! Vous entendez ! "
     Athos  suivit  ses gardes en levant les  Êpaules,  et  M. Bonacieux  en
poussant des lamentations Á fendre le coeur d'un tigre.
     On ramena le  mercier dans le mËme cachot oÝ il avait passÊ la nuit, et
l'on l'y laissa toute la journÊe. Toute la journÊe Bonacieux pleura comme un
vÊritable  mercier, n'Êtant  pas  du  tout homme  d'ÊpÊe, il  nous  l'a  dit
lui-mËme.
     Le soir, vers les  neuf heures, au moment oÝ  il allait se dÊcider Á se
mettre  au  lit,  il  entendit  des  pas  dans  son  corridor.  Ces  pas  se
rapprochÉrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent.
     " Suivez-moi, dit un exempt qui venait Á la suite des gardes.
     -- Vous suivre ! s'Êcria Bonacieux ; vous suivre  Á cette heure-ci ! et
oÝ cela, mon Dieu ?
     -- OÝ nous avons l'ordre de vous conduire.
     -- Mais ce n'est pas une rÊponse, cela.
     -- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire.
     -- Ah ! mon  Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois
je suis perdu ! "
     Et il suivit machinalement  et  sans rÊsistance les gardes qui venaient
le quÊrir.
     Il prit le mËme corridor qu'il avait  dÊjÁ pris,  traversa une premiÉre
cour, puis un second corps de logis ; enfin, Á la porte de la cour d'entrÊe,
il  trouva une voiture entourÊe  de quatre gardes Á cheval. On le fit monter
dans cette voiture, l'exempt se plaÚa prÉs de  lui, on  ferma  la portiÉre Á
clef, et tous deux se trouvÉrent dans une prison roulante.
     La voiture  se mit en mouvement, lente comme un char funÉbre. A travers
la grille cadenassÊe, le prisonnier apercevait les maisons et le pavÊ, voilÁ
tout  ;  mais,  en  vÊritable Parisien qu'il Êtait,  Bonacieux reconnaissait
chaque rue aux bornes, aux enseignes,  aux rÊverbÉres. Au moment d'arriver Á
Saint-Paul, lieu oÝ l'on exÊcutait les condamnÊs de la Bastille, il  faillit
s'Êvanouir et  se signa  deux  fois.  Il  avait  cru que  la  voiture devait
s'arrËter lÁ. La voiture passa cependant.
     Plus  loin, une grande terreur  le  prit encore, ce fut en cÆtoyant  le
cimetiÉre Saint-Jean oÝ on enterrait  les  criminels d'Etat. Une seule chose
le  rassura  un  peu,  c'est  qu'avant  de  les  enterrer  on  leur  coupait
gÊnÊralement  la tËte, et que sa  tËte Á  lui Êtait  encore sur ses Êpaules.
Mais  lorsqu'il vit  que la  voiture  prenait la route  de la  GrÉve,  qu'il
aperÚut  les toits aigus de  l'HÆtel de Ville, que la voiture s'engagea sous
l'arcade,  il  crut  que  tout Êtait fini pour  lui, voulut  se confesser  Á
l'exempt, et, sur son refus, poussa des  cris  si  pitoyables  que  l'exempt
annonÚa  que,  s'il  continuait  Á  l'assourdir ainsi,  il  lui mettrait  un
b×illon.
     Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on  eÙt dÙ l'exÊcuter
en GrÉve, ce n'Êtait  pas la peine de le b×illonner, puisqu'on Êtait presque
arrivÊ au lieu de l'exÊcution. En effet, la voiture traversa la place fatale
sans s'arrËter. Il ne restait plus Á craindre que la Croix-du- Trahoir  : la
voiture en prit justement le chemin.
     Cette fois,  il n'y  avait plus de doute, c'Êtait Á la Croix-du-Trahoir
qu'on  exÊcutait  les criminels  subalternes. Bonacieux s'Êtait flattÊ en se
croyant  digne de Saint-Paul ou de la  place de  GrÉve : c'Êtait Á la Croix-
du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinÊe  ! Il ne pouvait voir
encore cette malheureuse croix,  mais  il la sentait en quelque  sorte venir
au-devant de lui.  Lorsqu'il  n'en fut plus  qu'Á  une  vingtaine de pas, il
entendit une rumeur, et la voiture s'arrËta.  C'Êtait  plus que n'en pouvait
supporter  le pauvre  Bonacieux,  dÊjÁ ÊcrasÊ par  les  Êmotions successives
qu'il  avait  ÊprouvÊes  ; il  poussa un faible  gÊmissement,  qu'on eÙt  pu
prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'Êvanouit.





     Ce rassemblement Êtait produit non point par l'attente d'un homme qu'on
devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu.
     La voiture, arrËtÊe  un  instant, reprit donc  sa marche,  traversa  la
foule,  continua  son chemin, enfila la rue  Saint-HonorÊ, tourna la rue des
Bons-Enfants et s'arrËta devant une porte basse.
     La  porte  s'ouvrit,  deux gardes  reÚurent dans leurs  bras Bonacieux,
soutenu par  l'exempt ; on le poussa dans  une  allÊe, on lui fit  monter un
escalier, et on le dÊposa dans une antichambre.
     Tous ces mouvements s'Êtaient opÊrÊs pour lui d'une faÚon machinale.
     Il avait marchÊ comme on marche en rËve ; il avait entrevu les objets Á
travers  un brouillard  ;  ses  oreilles  avaient perÚu  des  sons  sans les
comprendre  ; on eÙt pu  l'exÊcuter  dans ce moment qu'il n'eÙt pas  fait un
geste pour  entreprendre  sa dÊfense,  qu'il n'eÙt  pas poussÊ un  cri  pour
implorer la pitiÊ.
     Il resta  donc ainsi sur la banquette, le dos appuyÊ au mur et les bras
pendants, Á l'endroit mËme oÝ les gardes l'avaient dÊposÊ.
     Cependant,  comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet
menaÚant,  comme  rien  n'indiquait  qu'il courÙt  un danger rÊel, comme  la
banquette  Êtait   convenablement  rembourrÊe,  comme   la   muraille  Êtait
recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge
flottaient devant la fenËtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu
Á peu que  sa frayeur Êtait exagÊrÊe, et il  commenÚa de  remuer  la tËte  Á
droite et Á gauche et de bas en haut.
     A  ce  mouvement, auquel  personne  ne  s'opposa,  il reprit  un peu de
courage  et se risqua Á ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant
de  ses deux  mains, il  se souleva  sur sa  banquette et se trouva  sur ses
pieds.
     En ce moment, un officier de  bonne  mine ouvrit une portiÉre, continua
d'Êchanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la
piÉce voisine, et se retournant vers le prisonnier :
     " C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.
     -- Oui, Monsieur l'officier,  balbutia le mercier, plus mort  que  vif,
pour vous servir.
     -- Entrez " , dit l'officier.
     Et il  s'effaÚa  pour que  le mercier pÙt passer.  Celui-ci obÊit  sans
rÊplique, et entra dans la chambre oÝ il paraissait Ëtre attendu.
     C'Êtait un grand cabinet,  aux murailles garnies d'armes  offensives et
dÊfensives, clos et  ÊtouffÊ, et dans lequel il y avait dÊjÁ du feu, quoique
l'on fÙt Á peine Á la fin du  mois  de septembre. Une table carrÊe, couverte
de  livres et  de papiers sur  lesquels  Êtait dÊroulÊ un plan immense de la
ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement.
     Debout devant la  cheminÊe Êtait un  homme de moyenne taille, Á la mine
haute et fiÉre, aux yeux perÚants,  au front large,  Á  la  figure  amaigrie
qu'allongeait encore une royale surmontÊe d'une paire de moustaches. Quoique
cet  homme eÙt trente-six  Á trente-sept ans Á peine, cheveux, moustache  et
royale  s'en  allaient grisonnant.  Cet homme,  moins l'ÊpÊe, avait toute la
mine  d'un homme  de  guerre, et  ses  bottes  de  buffle encore  lÊgÉrement
couvertes  de  poussiÉre  indiquaient  qu'il avait montÊ  Á  cheval  dans la
journÊe.
     Cet  homme, c'Êtait Armand-Jean Duplessis, cardinal  de  Richelieu, non
point  tel qu'on  nous  le reprÊsente, cassÊ comme  un  vieillard, souffrant
comme  un martyr,  le corps  brisÊ, la voix Êteinte, enterrÊ dans  un  grand
fauteuil comme dans une tombe anticipÊe, ne vivant plus que par la force  de
son gÊnie, et ne  soutenant plus la lutte avec l'Europe que par  l'Êternelle
application de sa pensÊe ;  mais tel qu'il Êtait rÊellement Á  cette Êpoque,
c'est-Á-dire  adroit et galant cavalier, faible de corps  dÊjÁ, mais soutenu
par  cette puissance morale qui  a  fait  de  lui un  des  hommes  les  plus
extraordinaires qui aient existÊ ; se prÊparant enfin, aprÉs  avoir  soutenu
le duc de Nevers dans son duchÊ de Mantoue, aprÉs avoir pris NÏmes,  Castres
et UzÉs, Á  chasser  les Anglais de l'Ïle de RÊ et  Á faire  le siÉge de  La
Rochelle.
     A  la  premiÉre  vue, rien  ne dÊnotait donc  le cardinal, et  il Êtait
impossible Á ceux-lÁ qui ne connaissaient point son visage de deviner devant
qui ils se trouvaient.
     Le pauvre mercier demeura  debout Á la  porte, tandis que les  yeux  du
personnage que  nous venons  de  dÊcrire se  fixaient sur lui, et semblaient
vouloir pÊnÊtrer jusqu'au fond du passÊ.
     " C'est lÁ ce Bonacieux ? demanda-t-il aprÉs un moment de silence.
     -- Oui, Monseigneur, reprit l'officier.
     -- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. "
     L'officier prit  sur  la table les papiers dÊsignÊs, les remit Á  celui
qui les demandait, s'inclina jusqu'Á terre, et sortit.
     Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille.
De  temps en temps, l'homme de  la  cheminÊe levait les  yeux  de dessus les
Êcritures, et les plongeait comme  deux poignards jusqu'au fond du  coeur du
pauvre mercier.
     Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le cardinal
Êtait fixÊ.
     " Cette tËte-lÁ  n'a jamais conspirÊ,  murmura-t-il ;  mais  n'importe,
voyons toujours.
     -- Vous Ëtes accusÊ de haute trahison, dit lentement le cardinal.
     -- C'est ce  qu'on  m'a dÊjÁ  appris,  Monseigneur, s'Êcria  Bonacieux,
donnant Á son  interrogateur  le titre  qu'il avait  entendu l'officier  lui
donner ; mais je vous jure que je n'en savais rien. "
     Le cardinal rÊprima un sourire.
     " Vous  avez conspirÊ avec votre  femme, avec Mme de Chevreuse  et avec
Milord duc de Buckingham.
     --  En  effet,  Monseigneur, rÊpondit  le  mercier,  je  l'ai  entendue
prononcer tous ces noms-lÁ.
     -- Et Á quelle occasion ?
     --  Elle  disait  que le cardinal de  Richelieu avait attirÊ le duc  de
Buckingham Á Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.
     -- Elle disait cela ? s'Êcria le cardinal avec violence.
     --  Oui, Monseigneur ; mais  moi je lui  ai dit  qu'elle  avait tort de
tenir de pareils propos, et que Son Eminence Êtait incapable...
     -- Taisez-vous, vous Ëtes un imbÊcile, reprit le cardinal.
     -- C'est justement ce que ma femme m'a rÊpondu, Monseigneur.
     -- Savez-vous qui a enlevÊ votre femme ?
     -- Non, Monseigneur.
     -- Vous avez des soupÚons, cependant ?
     --  Oui,  Monseigneur ; mais ces  soupÚons  ont  paru contrarier M.  le
commissaire, et je ne les ai plus.
     -- Votre femme s'est ÊchappÊe, le saviez-vous ?
     -- Non, Monseigneur, je  l'ai appris  depuis que je suis en  prison, et
toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! "
     Le cardinal rÊprima un second sourire.
     " Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?
     -- Absolument, Monseigneur ; mais elle a dÙ rentrer au Louvre.
     -- A une heure du matin elle n'y Êtait pas rentrÊe encore.
     -- Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-elle devenue alors ?
     -- On le saura, soyez tranquille ;  on ne cache rien au cardinal  ;  le
cardinal sait tout.
     --  En ce  cas,  Monseigneur, est-ce que vous  croyez que  le  cardinal
consentira Á me dire ce qu'est devenue ma femme ?
     -- Peut-Ëtre ; mais il faut d'abord que vous  avouiez tout  ce que vous
savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.
     -- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue.
     --  Quand vous  alliez chercher votre  femme au  Louvre,  revenait-elle
directement chez vous ?
     -- Presque jamais : elle avait affaire Á des  marchands de  toile, chez
lesquels je la conduisais.
     -- Et combien y en avait-il de marchands de toile ?
     -- Deux, Monseigneur.
     -- OÝ demeurent-ils ?
     -- Un, rue de Vaugirard ; l'autre, rue de La Harpe.
     -- Entriez-vous chez eux avec elle ?
     -- Jamais, Monseigneur ; je l'attendais Á la porte.
     -- Et quel prÊtexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ?
     --   Elle  ne  m'en  donnait  pas  ;  elle  me  disait  d'attendre,  et
j'attendais.
     -- Vous Ëtes un mari complaisant, mon cher  Monsieur Bonacieux ! "  dit
le cardinal.
     " Il m'appelle son cher Monsieur !  dit en lui-mËme le mercier. Peste !
les affaires vont bien ! "
     " ReconnaÏtriez-vous ces portes ?
     -- Oui.
     -- Savez-vous les numÊros ?
     -- Oui.
     -- Quels sont-ils ?
     -- N 25, dans la rue de Vaugirard ; n 75, dans la rue de La Harpe.
     -- C'est bien " , dit le cardinal.
     A  ces  mots,  il  prit  une  sonnette  d'argent, et sonna ; l'officier
rentra.
     " Allez, dit-il Á demi-voix,  me chercher Rochefort ; et qu'il vienne Á
l'instant mËme, s'il est rentrÊ.
     -- Le  comte est  lÁ,  dit l'officier, il demande instamment Á parler Á
Votre Eminence ! "
     " A  Votre Eminence !  murmura Bonacieux, qui  savait que tel  Êtait le
titre qu'on donnait d'ordinaire Á M. le cardinal, ... Á Votre Eminence ! "
     " Qu'il vienne alors, qu'il vienne ! " dit vivement Richelieu.
     L'officier  s'ÊlanÚa  hors  de l'appartement,  avec cette rapiditÊ  que
mettaient d'ordinaire tous les serviteurs du cardinal Á lui obÊir.
     " A Votre Eminence ! " murmurait Bonacieux en roulant des yeux ÊgarÊs.
     Cinq secondes  ne  s'Êtaient  pas  ÊcoulÊes depuis  la  disparition  de
l'officier, que la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage entra.
     " C'est lui, s'Êcria Bonacieux.
     -- Qui lui ? demanda le cardinal.
     -- Celui qui m'a enlevÊ ma femme. "
     Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut.
     " Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende que
je le rappelle devant moi.
     --  Non, Monseigneur ! non, ce n'est pas lui ! s'Êcria Bonacieux ; non,
je  m'Êtais trompÊ  :  c'est un autre  qui ne lui  ressemble pas  du tout  !
Monsieur est un honnËte homme.
     -- Emmenez cet imbÊcile ! " dit le cardinal.
     L'officier  prit  Bonacieux  sous  le  bras,  et  le  reconduisit  dans
l'antichambre oÝ il trouva ses deux gardes.
     Le nouveau personnage qu'on  venait  d'introduire suivit  des yeux avec
impatience Bonacieux  jusqu'Á ce qu'il fÙt sorti, et dÉs que la porte se fut
refermÊe sur lui :
     " Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal.
     -- Qui ? demanda Son Eminence.
     -- Elle et lui.
     -- La reine et le duc ? s'Êcria Richelieu.
     -- Oui.
     -- Et oÝ cela ?
     -- Au Louvre.
     -- Vous en Ëtes sÙr ?
     -- Parfaitement sÙr.
     -- Qui vous l'a dit ?
     -- Mme de Lannoy, qui est toute Á Votre Eminence, comme vous le savez.
     -- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tÆt ?
     -- Soit  hasard, soit dÊfiance,  la reine a fait coucher Mme  de Fargis
dans sa chambre, et l'a gardÊe toute la journÊe.
     -- C'est bien, nous sommes battus. T×chons de prendre notre revanche.
     -- Je vous y aiderai de toute mon ×me, Monseigneur, soyez tranquille.
     -- Comment cela s'est-il passÊ ?
     -- A minuit et demi, la reine Êtait avec ses femmes...
     -- OÝ cela ?
     -- Dans sa chambre Á coucher...
     -- Bien.
     -- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de
lingerie...
     -- AprÉs ?
     --  AussitÆt  la reine a manifestÊ une grande  Êmotion,  et,  malgrÊ le
rouge dont elle avait le visage couvert, elle a p×li.
     -- AprÉs ! aprÉs !
     -- Cependant,  elle s'est  levÊe, et d'une voix  altÊrÊe :  " Mesdames,
a-t- elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. " Et elle a ouvert
la porte de son alcÆve, puis elle est sortie.
     --  Pourquoi Mme  de  Lannoy  n'est-elle  pas  venue  vous  prÊvenir  Á
l'instant mËme ?
     -- Rien  n'Êtait bien certain encore ; d'ailleurs, la reine avait dit :
" Mesdames, attendez-moi " ; et elle n'osait dÊsobÊir Á la reine.
     -- Et combien de temps la reine est-elle restÊe hors de la chambre ?
     -- Trois quarts d'heure.
     -- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait ?
     -- DoÓa EstÊfania seulement.
     -- Et elle est rentrÊe ensuite ?
     -- Oui,  mais  pour  prendre un  petit coffret de  bois de  rose Á  son
chiffre, et sortir aussitÆt.
     -- Et quand elle est rentrÊe, plus tard, a-t-elle rapportÊ le coffret ?
     -- Non.
     -- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret ?
     -- Oui : les ferrets en diamants que Sa MajestÊ a donnÊs Á la reine.
     -- Et elle est rentrÊe sans ce coffret ?
     -- Oui.
     --  L'opinion  de  Mme de  Lannoy  est  qu'elle  les a  remis  alors  Á
Buckingham ?
     -- Elle en est sÙre.
     -- Comment cela ?
     -- Pendant la journÊe, Mme de Lannoy, en  sa qualitÊ de dame d'atour de
la reine, a cherchÊ  ce  coffret, a paru inquiÉte de ne  pas le trouver et a
fini par en demander des nouvelles Á la reine.
     -- Et alors, la reine... ?
     --  La  reine  est  devenue fort rouge  et a rÊpondu  qu'ayant brisÊ la
veille un de ses ferrets, elle l'avait envoyÊ raccommoder chez son orfÉvre.
     -- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non.
     -- J'y suis passÊ.
     -- Eh bien, l'orfÉvre ?
     -- L'orfÉvre n'a entendu parler de rien.
     -- Bien ! bien  !  Rochefort, tout  n'est pas  perdu,  et  peut-Ëtre...
peut-Ëtre tout est-il pour le mieux !
     -- Le fait est que je ne doute pas que le gÊnie de Votre Eminence...
     -- Ne rÊpare les bËtises de mon agent, n'est-ce pas ?
     --  C'est  justement ce que j'allais dire,  si  Votre Eminence  m'avait
laissÊ achever ma phrase.
     --  Maintenant,  savez-vous oÝ se cachaient la duchesse de Chevreuse et
le duc de Buckingham ?
     --  Non, Monseigneur, mes gens  n'ont pu rien me dire  de  positif  lÁ-
dessus.
     -- Je le sais, moi.
     -- Vous, Monseigneur ?
     -- Oui, ou  du  moins  je m'en doute.  Ils  se  tenaient,  l'un rue  de
Vaugirard, n 25, et l'autre rue de La Harpe, n 75.
     -- Votre Eminence veut-elle que je les fasse arrËter tous deux ?
     -- Il sera trop tard, ils seront partis.
     -- N'importe, on peut s'en assurer.
     -- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.
     -- J'y vais, Monseigneur. "
     Et Rochefort s'ÊlanÚa hors de l'appartement.
     Le cardinal, restÊ seul, rÊflÊchit un instant  et sonna  une  troisiÉme
fois.
     Le mËme officier reparut.
     " Faites entrer le prisonnier " , dit le cardinal.
     MaÏtre  Bonacieux  fut introduit  de  nouveau,  et,  sur  un  signe  du
cardinal, l'officier se retira.
     " Vous m'avez trompÊ, dit sÊvÉrement le cardinal.
     -- Moi, s'Êcria Bonacieux, moi, tromper Votre Eminence !
     -- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n'allait
pas chez des marchands de toile.
     -- Et oÝ allait-elle, juste Dieu ?
     --  Elle allait  chez  la  duchesse  de  Chevreuse  et  chez le  duc de
Buckingham.
     -- Oui, dit  Bonacieux rappelant tous ses souvenirs  ; oui, c'est cela,
Votre  Eminence a  raison. J'ai dit plusieurs  fois Á ma  femme  qu'il Êtait
Êtonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles,
dans des maisons  qui n'avaient pas d'enseignes,  et  chaque fois  ma  femme
s'est  mise Á rire. Ah ! Monseigneur,  continua Bonacieux  en se  jetant aux
pieds de l'Eminence, ah ! que vous Ëtes bien le cardinal, le grand cardinal,
l'homme de gÊnie que tout le monde rÊvÉre. "
     Le cardinal, tout mÊdiocre qu'Êtait  le  triomphe  remportÊ sur un Ëtre
aussi vulgaire que  l'Êtait  Bonacieux, n'en  jouit pas moins  un  instant ;
puis,  presque  aussitÆt, comme si une  nouvelle pensÊe se prÊsentait  Á son
esprit, un sourire plissa ses lÉvres, et tendant la main au mercier :
     " Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous Ëtes un brave homme.
     -- Le cardinal m'a touchÊ la  main ! j'ai touchÊ la main du grand homme
! s'Êcria Bonacieux ; le grand homme m'a appelÊ son ami !
     -- Oui, mon  ami ;  oui  !  dit  le cardinal avec  ce ton paterne qu'il
savait prendre  quelquefois,  mais qui ne trompait que  les gens  qui ne  le
connaissaient pas  ; et comme on vous a soupÚonnÊ injustement, Eh  bien,  il
vous  faut une  indemnitÊ :  tenez  ! prenez ce  sac  de  cent  pistoles, et
pardonnez-moi.
     -- Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hÊsitant Á prendre
le sac, craignant sans doute que ce prÊtendu don ne fÙt qu'une plaisanterie.
Mais vous Êtiez bien  libre  de me faire arrËter, vous Ëtes bien libre de me
faire  torturer, vous  Ëtes  bien libre de  me faire pendre  : vous Ëtes  le
maÏtre,  et je  n'aurais pas eu le  plus  petit mot Á dire. Vous  pardonner,
Monseigneur ! Allons donc, vous n'y pensez pas !
     -- Ah ! mon cher Monsieur Bonacieux ! vous  y mettez  de la gÊnÊrositÊ,
je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous  prenez ce sac, et vous
vous en allez sans Ëtre trop mÊcontent ?
     -- Je m'en vais enchantÊ, Monseigneur.
     --  Adieu  donc,  ou  plutÆt  Á  revoir, car  j'espÉre  que  nous  nous
reverrons.
     --  Tant  que Monseigneur  voudra, et  je suis  bien aux ordres de  Son
Eminence.
     -- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvÊ un charme extrËme
Á votre conversation.
     -- Oh ! Monseigneur !
     -- Au revoir, Monsieur Bonacieux, au revoir. "
     Et le cardinal  lui fit  un signe de la main, auquel Bonacieux rÊpondit
en s'inclinant jusqu'Á terre ; puis il sortit  Á reculons, et quand  il  fut
dans  l'antichambre,  le cardinal l'entendit  qui,  dans  son  enthousiasme,
criait  Á tue-tËte : " Vive Monseigneur  ! vive Son Eminence ! vive le grand
cardinal ! "  Le  cardinal Êcouta en  souriant cette brillante manifestation
des sentiments enthousiastes de maÏtre Bonacieux  ; puis, quand  les cris de
Bonacieux se furent perdus dans l'Êloignement :
     " Bien, dit-il, voici dÊsormais un homme qui se fera tuer pour moi. "
     Et le cardinal se mit Á examiner avec la plus grande attention la carte
de La  Rochelle qui,  ainsi  que  nous l'avons dit,  Êtait Êtendue  sur  son
bureau, traÚant  avec un crayon la ligne oÝ  devait passer  la fameuse digue
qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la citÊ assiÊgÊe.
     Comme il en  Êtait  au plus profond de ses mÊditations stratÊgiques, la
porte se rouvrit, et Rochefort rentra.
     " Eh bien ? dit vivement le  cardinal en se levant avec une promptitude
qui prouvait le degrÊ d'importance qu'il attachait  Á  la commission dont il
avait chargÊ le comte.
     -- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six Á vingt-huit ans
et  un  homme de trente-cinq Á  quarante  ans  ont logÊ effectivement,  l'un
quatre  jours et l'autre cinq, dans les maisons indiquÊes par Votre Eminence
: mais la femme est partie cette nuit, et l'homme ce matin.
     -- C'Êtaient eux ! s'Êcria le cardinal, qui regardait Á la pendule ; et
maintenant, continua-t-il, il est trop tard  pour  faire  courir aprÉs :  la
duchesse est Á  Tours, et le duc  Á Boulogne. C'est Á Londres qu'il faut les
rejoindre.
     -- Quels sont les ordres de Votre Eminence ?
     -- Pas  un mot de  ce  qui s'est passÊ ; que la reine  reste  dans  une
sÊcuritÊ  parfaite ;  qu'elle  ignore  que nous savons son  secret ; qu'elle
croie que nous sommes Á la recherche d'une conspiration quelconque. Envoyez-
moi le garde des sceaux SÊguier.
     -- Et cet homme, qu'en a fait Votre Eminence ?
     -- Quel homme ? demanda le cardinal.
     -- Ce Bonacieux ?
     -- J'en ai  fait tout  ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait l'espion
de sa femme. "
     Le  comte de  Rochefort  s'inclina  en  homme  qui reconnaÏt la  grande
supÊrioritÊ du maÏtre, et se retira.
     RestÊ seul,  le cardinal s'assit de  nouveau, Êcrivit une  lettre qu'il
cacheta  de  son sceau particulier, puis il  sonna. L'officier entra pour la
quatriÉme fois.
     "  Faites-moi  venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprËter pour un
voyage. "
     Un instant aprÉs, l'homme qu'il avait demandÊ Êtait  debout devant lui,
tout bottÊ et tout ÊperonnÊ.
     " Vitray, dit-il, vous allez partir tout  courant pour Londres. Vous ne
vous arrËterez  pas  un instant  en  route. Vous remettrez  cette  lettre  Á
Milady.  Voici  un bon de deux cents pistoles,  passez chez mon trÊsorier et
faites-vous payer. Il y  en a  autant Á toucher si  vous Ëtes  ici de retour
dans six jours et si vous avez bien fait ma commission. "
     Le  messager, sans rÊpondre un seul mot, s'inclina, prit la  lettre, le
bon de deux cents pistoles, et sortit.
     Voici ce que contenait la lettre :
     " Milady,
     Trouvez-vous au  premier bal oÝ  se  trouvera le  duc de Buckingham. Il
aura Á son  pourpoint douze ferrets  de diamants, approchez-vous  de  lui et
coupez-en deux.
     AussitÆt que ces ferrets seront en votre possession, prÊvenez-moi. "







     Le lendemain du jour oÝ  ces ÊvÊnements Êtaient  arrivÊs, Athos n'ayant
point reparu, M. de TrÊville avait ÊtÊ prÊvenu par d'Artagnan et par Porthos
de sa disparition.
     Quant Á Aramis, il avait demandÊ  un congÊ de cinq jours, et il Êtait Á
Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
     M. de  TrÊville  Êtait le pÉre  de ses soldats.  Le  moindre et le plus
inconnu  d'entre eux, dÉs  qu'il  portait l'uniforme  de la compagnie, Êtait
aussi certain  de son aide et  de  son  appui qu'aurait  pu l'Ëtre son frÉre
lui-mËme.
     Il se rendit donc Á l'instant chez le lieutenant criminel. On fit venir
l'officier  qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les renseignements
successifs apprirent qu'Athos Êtait momentanÊment logÊ au Fort-l'EvËque.
     Athos avait passÊ par toutes les  Êpreuves que nous avons vu  Bonacieux
subir.
     Nous avons assistÊ  Á la scÉne de confrontation entre les deux captifs.
Athos, qui n'avait rien dit jusque-lÁ de peur que d'Artagnan, inquiÊtÊ Á son
tour, n'eÙt point le temps qu'il lui fallait,  Athos dÊclara, Á partir de ce
moment, qu'il se nommait Athos et non d'Artagnan.
     Il  ajouta qu'il ne connaissait ni Monsieur, ni Madame Bonacieux, qu'il
n'avait jamais parlÊ ni Á l'un, ni Á l'autre ; qu'il Êtait venu vers les dix
heures du soir pour faire visite Á M.  d'Artagnan, son ami, mais que jusqu'Á
cette heure il Êtait restÊ  chez M. de  TrÊville, oÝ il  avait dÏnÊ ;  vingt
tÊmoins, ajouta-t-il,  pouvaient attester  le  fait,  et il nomma  plusieurs
gentilshommes distinguÊs, entre autres M. le duc de La TrÊmouille.
     Le  second   commissaire  fut  aussi  Êtourdi  que  le  premier  de  la
dÊclaration simple  et ferme de ce mousquetaire,  sur lequel  il aurait bien
voulu prendre la revanche que les gens de  robe aiment tant Á gagner sur les
gens  d'ÊpÊe  ; mais le nom  de M. de TrÊville et celui de  M. le  duc de La
TrÊmouille mÊritaient rÊflexion.
     Athos  fut aussi  envoyÊ au  cardinal, mais malheureusement le cardinal
Êtait au Louvre chez le roi.
     C'Êtait  prÊcisÊment  le moment oÝ M.  de TrÊville, sortant  de chez le
lieutenant criminel et de chez le gouverneur du Fort-l'EvËque, sans avoir pu
trouver Athos, arriva chez Sa MajestÊ.
     Comme capitaine des mousquetaires, M.  de  TrÊville avait Á toute heure
ses entrÊes chez le roi.
     On sait  quelles  Êtaient  les  prÊventions  du  roi  contre  la reine,
prÊventions  habilement   entretenues  par  le   cardinal,  qui,   en   fait
d'intrigues, se  dÊfiait  infiniment plus des femmes que des hommes. Une des
grandes causes surtout de cette prÊvention  Êtait l'amitiÊ d'Anne d'Autriche
pour Mme de  Chevreuse. Ces  deux femmes l'inquiÊtaient plus que les guerres
avec l'Espagne, les dÊmËlÊs avec l'Angleterre et l'embarras des finances.  A
ses yeux et  dans  sa  conviction,  Mme de Chevreuse  servait  la  reine non
seulement dans ses intrigues  politiques,  mais, ce qui  le tourmentait bien
plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
     Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que Mme de Chevreuse,
exilÊe Á Tours  et qu'on croyait dans cette ville, Êtait  venue Á  Paris et,
pendant  cinq jours  qu'elle y Êtait restÊe, avait dÊpistÊ la police, le roi
Êtait entrÊ dans une furieuse colÉre. Capricieux et infidÉle, le roi voulait
Ëtre  Louis  le  Juste  et  Louis  le   Chaste  .  La  postÊritÊ  comprendra
difficilement ce  caractÉre, que l'histoire n'explique que  par des faits et
jamais par des raisonnements.
     Mais lorsque le  cardinal  ajouta  que non  seulement  Mme de Chevreuse
Êtait  venue  Á  Paris, mais encore  que la reine avait  renouÊ avec  elle Á
l'aide  d'une  de  ces  correspondances  mystÊrieuses qu'Á  cette Êpoque  on
nommait une cabale ; lorsqu'il affirma  que lui, le cardinal, allait dÊmËler
les fils les plus obscurs de cette intrigue,  quand, au moment d'arrËter sur
le  fait, en flagrant dÊlit, nanti  de toutes les preuves, l'Êmissaire de la
reine prÉs de l'exilÊe, un mousquetaire avait osÊ interrompre violemment  le
cours de la justice en tombant, l'ÊpÊe Á la main, sur d'honnËtes gens de loi
chargÊs d'examiner avec impartialitÊ toute l'affaire pour la mettre sous les
yeux du roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l'appartement
de la reine avec cette p×le et muette indignation qui, lorsqu'elle Êclatait,
conduisait ce prince jusqu'Á la plus froide cruautÊ.
     Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit un mot
du duc de Buckingham.
     Ce fut  alors que M. de  TrÊville entra, froid, poli et dans une  tenue
irrÊprochable.
     Averti de ce qui venait de se passer par la prÊsence du cardinal et par
l'altÊration de la figure du roi, M. de TrÊville se sentit fort comme Samson
devant les Philistins.
     Louis XIII mettait dÊjÁ la main  sur  le bouton  de la porte ; au bruit
que fit M. de TrÊville en entrant, il se retourna.
     " Vous arrivez bien,  Monsieur,  dit le roi, qui, lorsque ses  passions
Êtaient  montÊes Á  un  certain  point, ne savait  pas  dissimuler,  et j'en
apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires.
     -- Et moi, dit froidement M. de TrÊville, j'en ai de belles Á apprendre
Á Votre MajestÊ sur ses gens de robe.
     -- PlaÏt-il ? dit le roi avec hauteur.
     -- J'ai  l'honneur d'apprendre Á Votre MajestÊ, continua M. de TrÊville
du  mËme ton,  qu'un  parti  de  procureurs, de commissaires  et de gens  de
police, gens fort estimables mais fort acharnÊs, Á ce qu'il  paraÏt,  contre
l'uniforme, s'est permis d'arrËter dans une maison,  d'emmener en pleine rue
et de jeter au Fort-l'EvËque, tout cela sur un ordre que l'on a refusÊ de me
reprÊsenter,  un  de mes  mousquetaires, ou  plutÆt  des vÆtres, Sire, d'une
conduite  irrÊprochable,  d'une rÊputation  presque  illustre, et que  Votre
MajestÊ connaÏt favorablement, M. Athos.
     -- Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais ce nom.
     -- Que Votre MajestÊ se  le rappelle, dit M. de TrÊville ; M. Athos est
ce mousquetaire qui, dans le f×cheux duel que vous savez, a eu le malheur de
blesser  griÉvement  M. de  Cahusac.  --  A  propos,  Monseigneur,  continua
TrÊville en  s'adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout Á fait rÊtabli,
n'est-ce pas ?
     -- Merci ! dit le cardinal en se pinÚant les lÉvres de colÉre.
     -- M. Athos Êtait donc  allÊ  rendre visite  Á l'un  de  ses amis alors
absent, continua M. de TrÊville, Á un jeune BÊarnais, cadet aux gardes de Sa
MajestÊ,  compagnie des Essarts ; mais Á peine venait-il de s'installer chez
son  ami et de prendre un livre en l'attendant, qu'une nuÊe de recors et  de
soldats mËlÊs ensemble vint faire le  siÉge de la maison,  enfonÚa plusieurs
portes... "
     Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : " C'est pour l'affaire
dont je vous ai parlÊ. "
     " Nous savons tout cela, rÊpliqua le roi, car tout cela s'est fait pour
notre service.
     --  Alors, dit  TrÊville, c'est aussi pour le service de Votre  MajestÊ
qu'on a saisi un de mes mousquetaires  innocent, qu'on  l'a placÊ entre deux
gardes comme  un  malfaiteur,  et qu'on a promenÊ au  milieu d'une  populace
insolente ce galant homme, qui a versÊ dix fois  son sang pour le service de
Votre MajestÊ et qui est prËt Á le rÊpandre encore.
     -- Bah ! dit le roi ÊbranlÊ, les choses se sont passÊes ainsi ?
     -- M. de TrÊville ne dit pas, reprit le  cardinal  avec  le  plus grand
flegme, que ce  mousquetaire innocent, que ce galant homme venait, une heure
auparavant, de  frapper  Á coups  d'ÊpÊe  quatre  commissaires  instructeurs
dÊlÊguÊs par moi afin d'instruire une affaire de la plus haute importance.
     -- Je dÊfie Votre Eminence de  le prouver, s'Êcria  M. de TrÊville avec
sa franchise  toute gasconne et sa rudesse  toute  militaire, car, une heure
auparavant, M. Athos, qui, je le confierai Á Votre MajestÊ, est un homme  de
la plus haute qualitÊ,  me faisait l'honneur, aprÉs avoir dÏnÊ chez moi,  de
causer dans le  salon de mon hÆtel avec M. le duc de  La TrÊmouille et M. le
comte de Ch×lus, qui s'y trouvaient. "
     Le roi regarda le cardinal.
     "  Un procÉs-verbal  fait foi, dit le cardinal  rÊpondant  tout haut  Á
l'interrogation muette  de Sa MajestÊ, et les gens maltraitÊs  ont dressÊ le
suivant, que j'ai l'honneur de prÊsenter Á Votre MajestÊ.
     -- ProcÉs-verbal de gens de robe vaut-il  la parole d'honneur, rÊpondit
fiÉrement TrÊville, d'homme d'ÊpÊe ?
     -- Allons, allons, TrÊville, taisez-vous, dit le roi.
     -- Si Son  Eminence a quelque soupÚon contre  un  de mes mousquetaires,
dit TrÊville, la  justice  de  M.  le cardinal  est assez connue pour que je
demande moi-mËme une enquËte.
     -- Dans la maison oÝ cette descente de justice a ÊtÊ faite, continua le
cardinal impassible, loge, je crois, un BÊarnais ami du mousquetaire.
     -- Votre Eminence veut parler de M. d'Artagnan ?
     -- Je  veux parler d'un  jeune  homme  que vous protÊgez,  Monsieur  de
TrÊville.
     -- Oui, Votre Eminence, c'est cela mËme.
     --  Ne  soupÚonnez-vous  pas  ce jeune  homme d'avoir donnÊ de  mauvais
conseils...
     -- A M. Athos, Á un homme qui a le  double de son ×ge ? interrompit  M.
de TrÊville  ; non, Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a passÊ la soirÊe
chez moi.
     -- Ah ÚÁ, dit le  cardinal, tout  le monde a donc passÊ  la soirÊe chez
vous ?
     -- Son Eminence douterait-elle de ma parole ? dit TrÊville, le rouge de
la colÉre au front.
     -- Non, Dieu m'en garde  !  dit le cardinal ; mais, seulement, Á quelle
heure Êtait-il chez vous ?
     -- Oh ! cela je puis le dire  sciemment Á Votre Eminence, car, comme il
entrait, je remarquai qu'il Êtait neuf heures et demie Á la pendule, quoique
j'eusse cru qu'il Êtait plus tard.
     -- Et Á quelle heure est-il sorti de votre hÆtel ?
     -- A dix heures et demie : une heure aprÉs l'ÊvÊnement.
     -- Mais, enfin, rÊpondit le cardinal, qui ne soupÚonnait pas un instant
la loyautÊ de TrÊville, et qui sentait que la victoire  lui Êchappait, mais,
enfin, Athos a ÊtÊ pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs.
     -- Est-il dÊfendu Á  un ami de visiter un ami ? Á un mousquetaire de ma
compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M. des Essarts ?
     -- Oui, quand la maison oÝ il fraternise avec cet ami est suspecte.
     --  C'est  que  cette  maison  est  suspecte,  TrÊville, dit  le  roi ;
peut-Ëtre ne le saviez-vous pas ?
     -- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut  Ëtre suspecte
partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite M. d'Artagnan
;  car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois  ce  qu'il a dit,  il
n'existe  pas un plus  dÊvouÊ serviteur de Sa  MajestÊ,  un admirateur  plus
profond de M. le cardinal.
     -- N'est-ce  pas ce d'Artagnan qui  a blessÊ  un jour Jussac dans cette
malheureuse rencontre qui a eu lieu prÉs du couvent des Carmes- DÊchaussÊs ?
demanda le roi en regardant le cardinal, qui rougit de dÊpit.
     -- Et le  lendemain,  Bernajoux. Oui, Sire, oui,  c'est  bien  cela, et
Votre MajestÊ a bonne mÊmoire.
     -- Allons, que rÊsolvons-nous ? dit le roi.
     --  Cela  regarde  Votre  MajestÊ  plus  que  moi,  dit  le   cardinal.
J'affirmerais la culpabilitÊ.
     -- Et moi je  la nie, dit TrÊville. Mais Sa MajestÊ a des juges, et ses
juges dÊcideront.
     -- C'est cela, dit  le roi, renvoyons la cause devant les juges : c'est
leur affaire de juger, et ils jugeront.
     --  Seulement,  reprit  TrÊville,  il  est  bien triste qu'en ce  temps
malheureux  oÝ  nous  sommes,  la  vie  la  plus  pure,  la  vertu  la  plus
incontestable n'exemptent pas  un homme de  l'infamie et  de la persÊcution.
Aussi l'armÊe sera-t-elle peu contente, je puis en rÊpondre, d'Ëtre en butte
Á des traitements rigoureux Á propos d'affaires de police. "
     Le  mot Êtait imprudent  ; mais  M.  de  TrÊville  l'avait  lancÊ  avec
connaissance  de cause. Il  voulait une explosion, parce  qu'en cela la mine
fait du feu, et que le feu Êclaire.
     "  Affaires de police !  s'Êcria  le roi, relevant les paroles de M. de
TrÊville : affaires de police ! et qu'en savez-vous,  Monsieur ? MËlez- vous
de  vos  mousquetaires,  et ne me  rompez  pas  la  tËte. Il  semble, Á vous
entendre, que, si par malheur on  arrËte un mousquetaire, la  France  est en
danger. Eh  !  que de bruit pour  un mousquetaire !  j'en ferai arrËter dix,
ventrebleu ! cent, mËme  ; toute la compagnie  ! et je ne veux  pas que l'on
souffle mot.
     -- Du moment  oÝ ils sont suspects Á  Votre  MajestÊ, dit TrÊville, les
mousquetaires  sont  coupables ;  aussi,  me  voyez-vous, Sire,  prËt Á vous
rendre mon ÊpÊe  ; car aprÉs  avoir accusÊ mes soldats,  M. le cardinal,  je
n'en doute pas,  finira par m'accuser  moi-mËme ; ainsi mieux vaut que je me
constitue prisonnier  avec M. Athos, qui est arrËtÊ  dÊjÁ, et M. d'Artagnan,
qu'on va arrËter sans doute.
     -- TËte gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.
     --  Sire,  rÊpondit TrÊville  sans  baisser  le  moindrement  la  voix,
ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il soit jugÊ.
     -- On le jugera, dit le cardinal.
     -- Eh bien, tant  mieux ;  car, dans ce cas, je demanderai Á Sa MajestÊ
la permission de plaider pour lui. "
     Le roi craignit un Êclat.
     " Si Son Eminence, dit-il, n'avait pas personnellement des motifs... "
     Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui :
     "  Pardon, dit-il, mais du moment oÝ  Votre MajestÊ voit en moi un juge
prÊvenu, je me retire.
     -- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon pÉre, que M. Athos  Êtait
chez vous pendant l'ÊvÊnement, et qu'il n'y a point pris part ?
     -- Par  votre glorieux pÉre et par vous-mËme, qui Ëtes ce que j'aime et
ce que je vÊnÉre le plus au monde, je le jure !
     -- Veuillez rÊflÊchir, Sire, dit le  cardinal. Si nous  rel×chons ainsi
le prisonnier, on ne pourra plus connaÏtre la vÊritÊ.
     -- M.  Athos  sera toujours lÁ, reprit M. de  TrÊville, prËt Á rÊpondre
quand  il plaira aux gens de  robe  de l'interroger.  Il  ne  dÊsertera pas,
Monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je rÊponds de lui, moi.
     --  Au  fait,  il  ne dÊsertera  pas,  dit  le  roi ; on  le retrouvera
toujours, comme dit  M. de TrÊville. D'ailleurs, ajouta-t-il en baissant  la
voix  et  en regardant d'un air suppliant Son  Eminence,  donnons-leur de la
sÊcuritÊ : cela est politique. "
     Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
     " Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de gr×ce.
     -- Le droit de gr×ce ne s'applique  qu'aux coupables, dit TrÊville, qui
voulait avoir le  dernier  mot,  et mon  mousquetaire est innocent. Ce n'est
donc pas gr×ce que vous allez faire, Sire, c'est justice.
     -- Et il est au Fort-l'EvËque ? dit le roi.
     --  Oui,  Sire, et au secret, dans  un  cachot,  comme  le dernier  des
criminels.
     -- Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ?
     -- Signer l'ordre de  mise en  libertÊ,  et tout  sera  dit,  reprit le
cardinal ; je crois, comme Votre MajestÊ,  que la garantie de M. de TrÊville
est plus que suffisante. "
     TrÊville s'inclina respectueusement avec une  joie qui n'Êtait pas sans
mÊlange de crainte ; il  eÙt prÊfÊrÊ une  rÊsistance opini×tre du cardinal Á
cette soudaine facilitÊ.
     Le  roi  signa  l'ordre  d'Êlargissement,  et  TrÊville l'emporta  sans
retard.
     Au moment oÝ il allait sortir, le cardinal lui  fit  un sourire amical,
et dit au roi :
     "  Une  bonne harmonie rÉgne entre  les chefs et les  soldats, dans vos
mousquetaires,  Sire ;  voilÁ  qui est bien  profitable au service  et  bien
honorable pour tous. "
     " Il  me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait TrÊville ;
on n'a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais h×tons-nous, car  le
roi peut changer d'avis tout  Á l'heure ;  et au bout du compte, il est plus
difficile de  remettre Á la Bastille ou au Fort-l'EvËque un homme qui en est
sorti, que d'y garder un prisonnier qu'on y tient. "
     M. de TrÊville fit triomphalement  son entrÊe  au  Fort-l'EvËque, oÝ il
dÊlivra le mousquetaire, que sa paisible indiffÊrence n'avait pas abandonnÊ.
     Puis, la premiÉre fois qu'il revit d'Artagnan :
     " Vous l'Êchappez  belle, lui dit-il ; voilÁ votre coup d'ÊpÊe Á Jussac
payÊ. Reste  bien  encore celui de Bernajoux,  mais il ne  faudrait pas trop
vous y fier. "
     Au reste, M.  de TrÊville avait raison de se dÊfier du  cardinal et  de
penser que tout n'Êtait pas fini, car Á peine le capitaine des mousquetaires
eut-il fermÊ la porte derriÉre lui, que Son Eminence dit au roi :
     " Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux,  nous allons causer
sÊrieusement, s'il  plaÏt  Á Votre MajestÊ. Sire,  M. de Buckingham Êtait  Á
Paris depuis cinq jours et n'en est parti que ce matin. "







     Il est impossible de se faire une idÊe de l'impression que ces quelques
mots produisirent sur Louis  XIII. Il rougit et p×lit successivement ; et le
cardinal vit tout d'abord qu'il  venait de conquÊrir d'un seul coup tout  le
terrain qu'il avait perdu.
     " M. de Buckingham Á Paris ! s'Êcria-t-il, et qu'y vient-il faire ?
     --  Sans  doute  conspirer  avec  nos  ennemis  les  huguenots  et  les
Espagnols.
     --  Non,  pardieu,  non  !  conspirer contre  mon  honneur avec  Mme de
Chevreuse, Mme de Longueville et les CondÊ !
     -- Oh ! Sire,  quelle  idÊe ! La reine est  trop sage, et surtout  aime
trop Votre MajestÊ.
     -- La femme  est faible, Monsieur le cardinal, dit le roi ; et quant  Á
m'aimer beaucoup, j'ai mon opinion faite sur cet amour.
     --  Je  n'en  maintiens  pas  moins, dit  le  cardinal,  que le  duc de
Buckingham est venu Á Paris pour un projet tout politique.
     --  Et  moi je suis sÙr  qu'il  est venu pour autre chose, Monsieur  le
cardinal ; mais si la reine est coupable, qu'elle tremble !
     -- Au fait, dit le cardinal, quelque rÊpugnance que j'aie Á arrËter mon
esprit sur  une pareille  trahison, Votre MajestÊ  m'y fait penser :  Mme de
Lannoy,  que, d'aprÉs l'ordre de  Votre MajestÊ, j'ai  interrogÊe  plusieurs
fois, m'a dit ce matin que  la nuit avant  celle-ci Sa MajestÊ  avait veillÊ
fort tard, que ce matin elle avait beaucoup pleurÊ  et que  toute la journÊe
elle avait Êcrit.
     -- C'est cela, dit le roi ; Á lui sans doute , Cardinal, il me faut les
papiers de la reine.
     -- Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble  que  ce n'est ni moi,
ni Votre MajestÊ qui pouvons nous charger d'une pareille mission.
     -- Comment s'y est-on pris pour la  marÊchale d'Ancre ?  s'Êcria le roi
au plus haut degrÊ de la colÉre ; on a fouillÊ ses armoires, et enfin on l'a
fouillÊe elle-mËme.
     --  La  marÊchale  d'Ancre  n'Êtait  que   la  marÊchale  d'Ancre,  une
aventuriÉre florentine, Sire, voilÁ tout ; tandis  que l'auguste  Êpouse  de
Votre MajestÊ est  Anne d'Autriche, reine de France,  c'est-Á-dire  une  des
plus grandes princesses du monde.
     -- Elle  n'en  est  que  plus coupable, Monsieur  le duc !  Plus elle a
oubliÊ la haute position oÝ elle  Êtait placÊe, plus elle est bas descendue.
Il y  a longtemps d'ailleurs que je suis dÊcidÊ Á  en finir avec toutes  ces
petites  intrigues de  politique  et  d'amour. Elle a aussi  prÉs d'elle  un
certain La Porte...
     -- Que je  crois la cheville  ouvriÉre de tout cela, je l'avoue, dit le
cardinal.
     -- Vous pensez donc, comme moi, qu'elle me trompe ? dit le roi.
     -- Je crois, et  je  le rÊpÉte Á  Votre MajestÊ, que la  reine conspire
contre la puissance de son roi, mais je n'ai point dit contre son honneur.
     -- Et moi je vous dis contre tous deux ; moi  je vous dis que  la reine
ne m'aime pas ; je vous dis qu'elle  en aime un  autre ; je vous dis qu'elle
aime cet inf×me duc de Buckingham ! Pourquoi ne l'avez-vous pas fait arrËter
pendant qu'il Êtait Á Paris ?
     -- ArrËter le  duc ! arrËter le premier ministre du roi Charles Ier ! Y
pensez-vous, Sire ?  Quel Êclat ! et si alors les soupÚons de Votre MajestÊ,
ce  dont je  continue Á  douter,  avaient quelque  consistance,  quel  Êclat
terrible ! quel scandale dÊsespÊrant !
     --  Mais puisqu'il s'exposait  comme un vagabond et  un larronneur,  il
fallait... "
     Louis XIII s'arrËta lui-mËme,  effrayÊ de ce qu'il allait dire,  tandis
que Richelieu, allongeant le cou, attendait  inutilement la parole qui Êtait
restÊe sur les lÉvres du roi.
     " Il fallait ?
     -- Rien, dit le roi,  rien. Mais, pendant tout le temps qu'il  a  ÊtÊ Á
Paris, vous ne l'avez pas perdu de vue ?
     -- Non, Sire.
     -- OÝ logeait-il ?
     -- Rue de La Harpe, n 75.
     -- OÝ est-ce, cela ?
     -- Du cÆtÊ du Luxembourg.
     -- Et vous Ëtes sÙr que la reine et lui ne se sont pas vus ?
     -- Je crois la reine trop attachÊe Á ses devoirs, Sire.
     -- Mais ils ont correspondu, c'est Á lui que la reine  a Êcrit toute la
journÊe ; Monsieur le duc, il me faut ces lettres !
     -- Sire, cependant...
     -- Monsieur le duc, Á quelque prix que ce soit, je les veux.
     -- Je ferai pourtant observer Á Votre MajestÊ...
     -- Me  trahissez-vous  donc  aussi,  Monsieur  le  cardinal, pour  vous
opposer  toujours  ainsi  Á  mes volontÊs  ?  Etes-vous  aussi d'accord avec
l'Espagnol et avec l'Anglais, avec Mme de Chevreuse et avec la reine ?
     -- Sire, rÊpondit  en soupirant le  cardinal, je  croyais Ëtre Á l'abri
d'un pareil soupÚon.
     -- Monsieur le cardinal, vous m'avez entendu ; je veux ces lettres !
     -- Il n'y aurait qu'un moyen.
     -- Lequel ?
     --  Ce  serait  de charger  de  cette mission  M. le  garde des  sceaux
SÊguier. La chose rentre complÉtement dans les devoirs de sa charge.
     -- Qu'on l'envoie chercher Á l'instant mËme !
     -- Il doit Ëtre chez  moi, Sire ;  je l'avais fait prier de  passer, et
lorsque je suis venu au Louvre, j'ai laissÊ  l'ordre, s'il se prÊsentait, de
le faire attendre.
     -- Qu'on aille le chercher Á l'instant mËme !
     -- Les ordres de Votre MajestÊ seront exÊcutÊs ; mais...
     -- Mais quoi ?
     -- Mais la reine se refusera peut-Ëtre Á obÊir.
     -- A mes ordres ?
     -- Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.
     -- Eh bien, pour qu'elle n'en doute pas, je vais la prÊvenir moi-mËme.
     -- Votre MajestÊ  n'oubliera pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
prÊvenir une rupture.
     -- Oui, duc, je sais que vous Ëtes fort indulgent pour la  reine,  trop
indulgent peut-Ëtre  ;  et nous aurons, je  vous en  prÊviens, Á parler plus
tard de cela.
     -- Quand il plaira Á Votre MajestÊ ; mais je serai  toujours heureux et
fier,  Sire, de me sacrifier Á la bonne harmonie que  je  dÊsire voir rÊgner
entre vous et la reine de France.
     --  Bien,  cardinal,  bien ; mais en  attendant  envoyez chercher M. le
garde des sceaux ; moi, j'entre chez la reine. "
     Et Louis XIII,  ouvrant  la porte de  communication,  s'engagea dans le
corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d'Autriche.
     La  reine Êtait au milieu de ses femmes, Mme de  Guitaut, Mme de SablÊ,
Mme de Montbazon  et Mme de  GuÊmÊnÊe. Dans  un coin Êtait  cette  camÊriste
espagnole  doÓa EstÊfania, qui  l'avait suivie de  Madrid. Mme  de  GuÊmÊnÊe
faisait la  lecture, et tout le monde Êcoutait avec attention la lectrice, Á
l'exception de la reine, qui,  au  contraire,  avait provoquÊ cette  lecture
afin de pouvoir, tout  en feignant d'Êcouter, suivre  le fil de  ses propres
pensÊes.
     Ces  pensÊes,  toutes dorÊes  qu'elles  Êtaient  par  un dernier reflet
d'amour, n'en  Êtaient  pas moins  tristes. Anne  d'Autriche,  privÊe  de la
confiance de son mari, poursuivie par  la haine du cardinal,  qui ne pouvait
lui pardonner d'avoir repoussÊ  un sentiment plus doux,  ayant sous les yeux
l'exemple de la reine mÉre, que cette haine avait tourmentÊe toute sa vie --
quoique Marie  de MÊdicis,  s'il  faut  en croire les mÊmoires du temps, eÙt
commencÊ  par  accorder au  cardinal le  sentiment  qu'Anne d'Autriche finit
toujours par lui refuser --,  Anne d'Autriche avait  vu tomber autour d'elle
ses  serviteurs  les  plus  dÊvouÊs,  ses  confidents les plus  intimes, ses
favoris les  plus  chers. Comme ces  malheureux douÊs d'un don funeste, elle
portait malheur Á tout ce qu'elle touchait,  son amitiÊ Êtait un signe fatal
qui appelait  la  persÊcution. Mme  de Chevreuse  et Mme  de Vernet  Êtaient
exilÊes ;  enfin La Porte ne cachait pas Á sa maÏtresse  qu'il s'attendait Á
Ëtre arrËtÊ d'un instant Á l'autre.
     C'est au moment oÝ elle Êtait plongÊe au plus profond et au plus sombre
de ces rÊflexions, que la porte de la chambre s'ouvrit et que le roi entra.
     La lectrice  se tut Á l'instant mËme,  toutes les dames se levÉrent, et
il se fit un profond silence.
     Quant au roi, il ne  fit aucune dÊmonstration de politesse ; seulement,
s'arrËtant devant la reine :
     "  Madame,  dit-il d'une voix altÊrÊe, vous allez recevoir la visite de
M. le  chancelier,  qui  vous  communiquera certaines affaires dont je  l'ai
chargÊ. "
     La  malheureuse reine, qu'on  menaÚait sans cesse de divorce, d'exil et
de jugement mËme, p×lit sous son rouge et ne put s'empËcher de dire :
     " Mais  pourquoi cette visite, Sire  ? Que me dira M. le chancelier que
Votre MajestÊ ne puisse me dire elle-mËme ? "
     Le roi tourna sur ses talons sans rÊpondre, et  presque au mËme instant
le  capitaine  des  gardes,  M.  de  Guitaut,  annonÚa  la  visite de M.  le
chancelier.
     Lorsque  le chancelier parut,  le roi Êtait  dÊjÁ sorti  par  une autre
porte.
     Le chancelier  entra  demi-souriant,  demi-rougissant.  Comme  nous  le
retrouverons probablement  dans le cours de cette  histoire, il n'y a pas de
mal Á ce que nos lecteurs fassent dÉs Á prÊsent connaissance avec lui.
     Ce  chancelier  Êtait un plaisant  homme. Ce  fut Des Roches  le Masle,
chanoine  Á  Notre-Dame, et  qui avait  ÊtÊ autrefois valet  de  chambre  du
cardinal,  qui  le  proposa Á  Son Eminence comme  un homme tout dÊvouÊ.  Le
cardinal s'y fia et s'en trouva bien.
     On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci :
     AprÉs une jeunesse orageuse, il s'Êtait retirÊ dans  un couvent  pour y
expier au moins pendant quelque temps les folies de l'adolescence.
     Mais, en  entrant  dans ce saint lieu,  le pauvre  pÊnitent  n'avait pu
refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y entrassent avec
lui.  Il  en Êtait obsÊdÊ  sans rel×che,  et le  supÊrieur, auquel  il avait
confiÊ cette  disgr×ce, voulant autant qu'il Êtait en lui l'en garantir, lui
avait recommandÊ  pour conjurer le dÊmon tentateur de recourir Á la corde de
la  cloche et de sonner Á toute  volÊe. Au  bruit  dÊnonciateur,  les moines
seraient  prÊvenus  que  la  tentation  assiÊgeait un  frÉre,  et  toute  la
communautÊ se mettrait en priÉres.
     Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura  l'esprit malin  Á
grand renfort de priÉres faites par les moines ; mais le diable ne se laisse
pas dÊpossÊder facilement d'une place oÝ il a mis  garnison ; Á mesure qu'on
redoublait les exorcismes, il redoublait  les  tentations, de sorte que jour
et  nuit  la  cloche  sonnait Á  toute  volÊe, annonÚant  l'extrËme dÊsir de
mortification qu'Êprouvait le pÊnitent.
     Les  moines  n'avaient  plus  un  instant  de  repos. Le  jour,  ils ne
faisaient  que monter  et  descendre  les  escaliers qui conduisaient  Á  la
chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils Êtaient encore obligÊs de
sauter vingt fois Á bas de  leurs lits et de se prosterner sur le carreau de
leurs cellules.
     On  ignore si ce fut le  diable qui  l×cha prise ou  les  moines qui se
lassÉrent ; mais, au  bout de trois  mois, le pÊnitent reparut dans le monde
avec la rÊputation du plus terrible possÊdÊ qui eÙt jamais existÊ.
     En sortant du couvent, il entra dans la magistrature,  devint prÊsident
Á mortier Á la place  de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne
prouvait pas peu de sagacitÊ ; devint chancelier, servit  Son Eminence  avec
zÉle  dans sa  haine  contre  la  reine mÉre  et sa  vengeance  contre  Anne
d'Autriche ; stimula les  juges dans  l'affaire  de Chalais,  encouragea les
essais  de M. de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi de
toute la confiance du cardinal, confiance qu'il avait  si bien gagnÊe, il en
vint Á recevoir la singuliÉre commission  pour l'exÊcution de laquelle il se
prÊsentait chez la reine.
     La reine Êtait  encore debout quand il  entra, mais Á peine  l'eut-elle
aperÚu, qu'elle  se rassit sur son fauteuil et fit signe Á ses femmes  de se
rasseoir sur  leurs  coussins et  leurs  tabourets, et, d'un ton  de suprËme
hauteur :
     " Que dÊsirez-vous, Monsieur, demanda Anne d'Autriche, et dans quel but
vous prÊsentez-vous ici ?
     -- Pour y faire au nom du roi, Madame, et sauf tout le respect que j'ai
l'honneur  de  devoir Á Votre MajestÊ,  une  perquisition  exacte  dans  vos
papiers.
     -- Comment, Monsieur  ! une  perquisition dans mes  papiers...  A moi !
mais voilÁ une chose indigne !
     -- Veuillez  me le pardonner, Madame, mais, dans cette circonstance, je
ne suis que l'instrument dont le roi se  sert. Sa MajestÊ  ne sort-elle  pas
d'ici,  et ne vous a-t-elle  pas invitÊe elle-mËme Á vous  prÊparer  Á cette
visite ?
     -- Fouillez donc,  Monsieur ; je suis une criminelle, Á ce qu'il paraÏt
: EstÊfania, donnez les clefs de mes tables et de mes secrÊtaires. "
     Le chancelier  fit pour la forme  une visite dans les  meubles, mais il
savait bien  que ce n'Êtait pas  dans un meuble que la reine avait dÙ serrer
la lettre importante qu'elle avait Êcrite dans la journÊe.
     Quand le  chancelier eut rouvert  et refermÊ vingt fois  les tiroirs du
secrÊtaire,  il  fallut bien, quelque  hÊsitation  qu'il Êprouv×t, il fallut
bien, dis-je, en venir Á la conclusion de l'affaire, c'est-Á-dire Á fouiller
la reine  elle-mËme.  Le chancelier s'avanÚa donc vers  Anne d'Autriche,  et
d'un ton trÉs perplexe et d'un air fort embarrassÊ :
     "  Et   maintenant,  dit-il,  il  me  reste  Á  faire  la  perquisition
principale.
     -- Laquelle  ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutÆt qui ne
voulait pas comprendre.
     -- Sa MajestÊ est certaine qu'une lettre a ÊtÊ Êcrite par  vous dans la
journÊe ; elle sait qu'elle  n'a pas encore ÊtÊ envoyÊe Á son adresse. Cette
lettre  ne  se  trouve  ni dans  votre  table, ni  dans votre secrÊtaire, et
cependant cette lettre est quelque part.
     -- Oserez-vous porter la main sur votre reine ?  dit Anne d'Autriche en
se dressant  de  toute sa hauteur et en fixant sur  le chancelier ses  yeux,
dont l'expression Êtait devenue presque menaÚante.
     -- Je suis un fidÉle sujet du  roi, Madame ; et tout ce que  Sa MajestÊ
ordonnera, je le ferai.
     --  Eh bien, c'est  vrai, dit Anne d'Autriche, et  les espions de M. le
cardinal l'ont bien servi.  J'ai Êcrit aujourd'hui  une lettre, cette lettre
n'est point partie. La lettre est lÁ. "
     Et la reine ramena sa belle main Á son corsage.
     " Alors donnez-moi cette lettre, Madame, dit le chancelier.
     -- Je ne la donnerai qu'au roi, Monsieur, dit Anne.
     -- Si le roi eÙt voulu que cette lettre lui fÙt remise, Madame, il vous
l'eÙt  demandÊe lui-mËme. Mais,  je vous le rÊpÉte, c'est moi qu'il a chargÊ
de vous la rÊclamer, et si vous ne la rendiez pas...
     -- Eh bien ?
     -- C'est encore moi qu'il a chargÊ de vous la prendre.
     -- Comment, que voulez-vous dire ?
     -- Que mes ordres vont loin, Madame, et que je suis autorisÊ Á chercher
le papier suspect sur la personne mËme de Votre MajestÊ.
     -- Quelle horreur ! s'Êcria la reine.
     -- Veuillez donc, Madame, agir plus facilement.
     -- Cette conduite est d'une violence inf×me ; savez-vous cela, Monsieur
?
     -- Le roi commande, Madame, excusez-moi.
     -- Je ne  le souffrirai  pas ; non, non,  plutÆt mourir  ! " s'Êcria la
reine,  chez laquelle  se rÊvoltait le sang impÊrieux de  l'Espagnole et  de
l'Autrichienne.
     Le chancelier fit  une profonde rÊvÊrence, puis avec  l'intention  bien
patente  de ne  pas reculer  d'une  semelle  dans  l'accomplissement  de  la
commission dont  il  s'Êtait chargÊ, et  comme eÙt pu  le faire un  valet de
bourreau dans  la chambre de la question,  il s'approcha  d'Anne d'Autriche,
des yeux de laquelle on vit Á l'instant mËme jaillir des pleurs de rage.
     La reine Êtait, comme nous l'avons dit, d'une grande beautÊ.
     La commission  pouvait donc  passer  pour dÊlicate, et  le roi en Êtait
arrivÊ,  Á  force de  jalousie contre  Buckingham, Á n'Ëtre plus  jaloux  de
personne.
     Sans doute le chancelier SÊguier chercha des yeux Á ce moment le cordon
de la  fameuse cloche ; mais, ne  le trouvant pas,  il en prit  son parti et
tendit la main  vers l'endroit oÝ la  reine avait avouÊ  que se  trouvait le
papier.
     Anne  d'Autriche  fit un pas en arriÉre, si p×le qu'on eÙt dit  qu'elle
allait mourir ; et, s'appuyant de la main gauche, pour  ne pas tomber, Á une
table qui se trouvait derriÉre elle, elle tira  de la droite un papier de sa
poitrine et le tendit au garde des sceaux.
     " Tenez, Monsieur,  la voilÁ, cette lettre, s'Êcria la reine d'une voix
entrecoupÊe  et  frÊmissante,  prenez-la, et  me dÊlivrez  de  votre odieuse
prÊsence. "
     Le  chancelier,  qui de  son  cÆtÊ  tremblait  d'une Êmotion  facile  Á
concevoir, prit la lettre, salua jusqu'Á terre et se retira.
     A peine  la porte  se fut-elle refermÊe sur lui,  que la  reine tomba Á
demi Êvanouie dans les bras de ses femmes.
     Le chancelier  alla  porter  la lettre au roi sans en  avoir lu un seul
mot. Le roi la prit d'une main tremblante,  chercha l'adresse, qui manquait,
devint  trÉs p×le, l'ouvrit lentement, puis, voyant  par les  premiers  mots
qu'elle Êtait adressÊe au roi d'Espagne, il lut trÉs rapidement.
     C'Êtait tout un  plan d'attaque contre le  cardinal. La  reine invitait
son frÉre et  l'empereur d'Autriche Á faire semblant, blessÊs qu'ils Êtaient
par  la   politique   de  Richelieu,  dont  l'Êternelle   prÊoccupation  fut
l'abaissement de la maison d'Autriche, de dÊclarer la guerre Á la  France et
d'imposer comme condition de la  paix le renvoi du cardinal :  mais d'amour,
il n'y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre.
     Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal  Êtait encore au  Louvre.
On lui dit que  Son Eminence  attendait,  dans  le  cabinet de travail,  les
ordres de Sa MajestÊ.
     Le roi se rendit aussitÆt prÉs de lui.
     "  Tenez, duc,  lui dit-il,  vous aviez  raison, et c'est moi qui avais
tort ;  toute l'intrigue  est politique, et il  n'Êtait aucunement  question
d'amour dans cette lettre, que voici. En Êchange, il y est fort question  de
vous. "
     Le  cardinal prit la lettre et la  lut avec la  plus grande attention ;
puis, lorsqu'il fut arrivÊ au bout, il la relut une seconde fois.
     " Eh bien, Votre MajestÊ, dit-il, vous voyez  jusqu'oÝ vont mes ennemis
: on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. A votre place,
en vÊritÊ, Sire, je cÊderais  Á de  si puissantes instances, et ce serait de
mon cÆtÊ avec un vÊritable bonheur que je me retirerais des affaires.
     -- Que dites-vous lÁ, duc ?
     --  Je dis, Sire, que ma  santÊ se perd dans ces luttes  excessives  et
dans  ces travaux  Êternels.  Je  dis  que,  selon  toute probabilitÊ, je ne
pourrai pas soutenir les fatigues du siÉge de La Rochelle, et que mieux vaut
que vous nommiez lÁ ou M. de  CondÊ, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque
vaillant homme dont c'est l'Êtat de mener la guerre, et non pas moi qui suis
homme d'Eglise et qu'on dÊtourne sans cesse de ma vocation pour  m'appliquer
Á des choses auxquelles je n'ai  aucune aptitude. Vous en serez plus heureux
Á l'intÊrieur,  Sire, et  je ne  doute pas  que vous n'en soyez plus grand Á
l'Êtranger.
     -- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends,  soyez tranquille ;  tous
ceux qui sont nommÊs dans cette lettre seront  punis comme  ils le mÊritent,
et la reine elle-mËme.
     -- Que  dites-vous lÁ,  Sire ? Dieu me  garde que,  pour moi, la  reine
Êprouve la moindre  contrariÊtÊ  ! elle  m'a  toujours cru son ennemi, Sire,
quoique Votre MajestÊ puisse attester  que j'ai toujours pris chaudement son
parti, mËme contre vous.  Oh  ! si elle trahissait Votre MajestÊ Á l'endroit
de son honneur, ce serait autre  chose, et je serais le  premier Á dire  : "
Pas de gr×ce,  Sire,  pas de gr×ce pour la coupable ! " Heureusement il n'en
est rien, et Votre MajestÊ vient d'en acquÊrir une nouvelle preuve.
     -- C'est vrai, Monsieur le cardinal, dit le  roi, et vous aviez raison,
comme toujours ; mais la reine n'en mÊrite pas moins toute ma colÉre.
     -- C'est vous, Sire,  qui  avez  encouru la sienne  ; et vÊritablement,
quand elle bouderait sÊrieusement Votre MajestÊ, je le comprendrais ;  Votre
MajestÊ l'a traitÊe avec une sÊvÊritÊ !...
     --  C'est ainsi  que je traiterai toujours mes  ennemis et  les vÆtres,
duc, si  haut placÊs qu'ils soient et  quelque  pÊril  que je  coure  Á agir
sÊvÉrement avec eux.
     -- La reine  est mon  ennemie,  mais  n'est pas  la  vÆtre,  Sire ;  au
contraire,  elle est Êpouse dÊvouÊe,  soumise et irrÊprochable ; laissez-moi
donc, Sire, intercÊder pour elle prÉs de Votre MajestÊ.
     -- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne Á moi la premiÉre !
     -- Au contraire, Sire, donnez l'exemple ; vous avez eu le premier tort,
puisque c'est vous qui avez soupÚonnÊ la reine.
     -- Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais !
     -- Sire, je vous en supplie.
     -- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier ?
     -- En faisant une chose que vous sauriez lui Ëtre agrÊable.
     -- Laquelle ?
     -- Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ;  je vous
rÊponds que sa rancune ne tiendra point Á une pareille attention.
     -- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les plaisirs
mondains.
     -- La reine ne vous en sera que  plus reconnaissante, puisqu'elle  sait
votre antipathie pour ce plaisir ; d'ailleurs ce sera une occasion pour elle
de mettre  ces beaux  ferrets  de diamants que vous lui  avez donnÊs l'autre
jour Á sa fËte, et dont elle n'a pas encore eu le temps de se parer.
     --  Nous verrons, Monsieur  le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui,
dans  sa joie  de trouver la reine coupable d'un crime  dont  il se souciait
peu, et  innocente  d'une faute qu'il redoutait fort, Êtait tout  prËt Á  se
raccommoder avec elle ; nous  verrons, mais, sur mon honneur, vous Ëtes trop
indulgent.
     --   Sire,  dit  le  cardinal,   laissez  la  sÊvÊritÊ  aux  ministres,
l'indulgence est la  vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous vous en
trouverez bien. "
     Sur  quoi  le  cardinal,  entendant  la  pendule  sonner  onze  heures,
s'inclina profondÊment,  demandant congÊ  au  roi pour  se  retirer,  et  le
suppliant de se raccommoder avec la reine.
     Anne d'Autriche, qui, Á la suite de la saisie de sa lettre, s'attendait
Á quelque reproche, fut fort ÊtonnÊe de voir  le lendemain le roi faire prÉs
d'elle des tentatives de  rapprochement. Son premier mouvement fut rÊpulsif,
son  orgueil  de femme  et sa  dignitÊ  de  reine  avaient ÊtÊ tous  deux si
cruellement  offensÊs,  qu'elle  ne pouvait revenir ainsi du premier  coup ;
mais, vaincue  par  le  conseil de ses  femmes,  elle  eut  enfin  l'air  de
commencer Á oublier. Le roi profita de ce premier  moment de retour pour lui
dire qu'incessamment il comptait donner une fËte.
     C'Êtait une chose si rare qu'une  fËte pour  la pauvre Anne d'Autriche,
qu'Á cette  annonce,  ainsi que l'avait pensÊ le cardinal, la derniÉre trace
de ses ressentiments disparut sinon dans son coeur, du moins sur son visage.
Elle demanda quel jour cette  fËte devait avoir lieu,  mais  le roi rÊpondit
qu'il fallait qu'il s'entendÏt sur ce point avec le cardinal.
     En effet,  chaque jour  le roi  demandait au  cardinal Á  quelle Êpoque
cette  fËte  aurait lieu,  et  chaque  jour  le  cardinal, sous  un prÊtexte
quelconque, diffÊrait de la fixer.
     Dix jours s'ÊcoulÉrent ainsi.
     Le huitiÉme jour aprÉs  la  scÉne que nous avons  racontÊe, le cardinal
reÚut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques
lignes :
     " Je les ai ; mais je  ne puis  quitter  Londres, attendu que je manque
d'argent ; envoyez-moi cinq  cents pistoles,  et quatre  ou cinq jours aprÉs
les avoir reÚues, je serai Á Paris. "
     Le jour mËme oÝ le cardinal avait reÚu cette lettre, le roi lui adressa
sa question habituelle.
     Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas :
     "  Elle  arrivera, dit-elle,  quatre  ou  cinq  jours aprÉs avoir  reÚu
l'argent  ; il faut quatre ou cinq  jours  Á l'argent  pour aller, quatre ou
cinq jours Á elle pour revenir, cela fait  dix jours ; maintenant faisons la
part des vents contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de  femme, et
mettons cela Á douze jours.
     -- Eh bien, Monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculÊ ?
     --  Oui, Sire : nous sommes aujourd'hui le 20 septembre ; les  Êchevins
de la ville donnent une fËte le 3 octobre. Cela s'arrangera Á merveille, car
vous n'aurez pas l'air de faire un retour vers la reine. "
     Puis le cardinal ajouta :
     " A  propos, Sire, n'oubliez pas de dire Á  Sa  MajestÊ,  la  veille de
cette fËte,  que vous dÊsirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants.
"







     C'Êtait la seconde  fois que le cardinal  revenait  sur  ce  point  des
ferrets  de  diamants  avec le  roi.  Louis XIII fut  donc frappÊ  de  cette
insistance, et pensa que cette recommandation cachait un mystÉre.
     Plus  d'une fois le roi  avait  ÊtÊ  humiliÊ  que le cardinal, dont  la
police, sans avoir atteint encore la perfection  de la police moderne, Êtait
excellente,  fÙt  mieux instruit que lui-mËme de ce qui se passait dans  son
propre  mÊnage. Il espÊra donc, dans  une conversation avec Anne d'Autriche,
tirer quelque  lumiÉre de  cette conversation et revenir ensuite prÉs de Son
Eminence avec quelque secret que le cardinal sÙt ou ne sÙt pas, ce qui, dans
l'un ou l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre.
     Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda avec de
nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne  d'Autriche  baissa la
tËte, laissa s'Êcouler le torrent sans  rÊpondre et espÊrant qu'il  finirait
par s'arrËter ; mais ce n'Êtait pas cela que voulait Louis XIII ; Louis XIII
voulait une discussion de laquelle jaillÏt une lumiÉre quelconque, convaincu
qu'il Êtait que le cardinal avait quelque  arriÉre-  pensÊe et lui machinait
une surprise terrible comme en savait faire Son Eminence. Il arriva Á ce but
par sa persistance Á accuser.
     " Mais, s'Êcria Anne d'Autriche, lassÊe de ces  vagues attaques ; mais,
Sire,  vous  ne me dites pas  tout ce que vous avez dans  le coeur. Qu'ai-je
donc  fait ?  Voyons, quel  crime ai-je donc commis ? Il est impossible  que
Votre MajestÊ fasse tout ce bruit pour une lettre Êcrite Á mon frÉre. "
     Le  roi, attaquÊ  Á son tour  d'une  maniÉre  si directe,  ne  sut  que
rÊpondre  ; il  pensa que c'Êtait  lÁ le moment  de placer la recommandation
qu'il ne devait faire que la veille de la fËte.
     " Madame,  dit-il avec majestÊ, il y aura incessamment bal Á l'hÆtel de
ville  ; j'entends  que, pour faire  honneur Á  nos braves Êchevins,  vous y
paraissiez en habit  de cÊrÊmonie,  et surtout parÊe des ferrets de diamants
que je vous ai donnÊs pour votre fËte. Voici ma rÊponse. "
     La rÊponse Êtait terrible. Anne d'Autriche crut que  Louis XIII  savait
tout, et que le cardinal avait obtenu de  lui  cette longue dissimulation de
sept ou huit jours, qui  Êtait au reste  dans  son  caractÉre.  Elle  devint
excessivement  p×le, appuya sur une console sa main d'une  admirable beautÊ,
et qui semblait alors une main de  cire, et, regardant le  roi avec des yeux
ÊpouvantÊs, elle ne rÊpondit pas une seule syllabe.
     " Vous entendez, Madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans
toute son Êtendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez ?
     -- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine.
     -- Vous paraÏtrez Á ce bal ?
     -- Oui.
     -- Avec vos ferrets ?
     -- Oui. "
     La  p×leur  de la  reine augmenta encore, s'il Êtait possible ;  le roi
s'en aperÚut, et en jouit avec cette froide cruautÊ qui Êtait un des mauvais
cÆtÊs de son caractÉre.
     " Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilÁ tout ce que j'avais Á vous
dire.
     -- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? " demanda Anne d'Autriche.
     Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas  rÊpondre Á cette
question, la reine l'ayant faite d'une voix presque mourante.
     " Mais trÉs incessamment, Madame, dit-il ; mais je ne me  rappelle plus
prÊcisÊment la date du jour, je la demanderai au cardinal.
     -- C'est donc le  cardinal qui vous a annoncÊ  cette fËte ?  s'Êcria la
reine.
     -- Oui, Madame, rÊpondit le roi ÊtonnÊ ; mais pourquoi cela ?
     -- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter Á y paraÏtre avec ces ferrets
?
     -- C'est-Á-dire, Madame...
     -- C'est lui, Sire, c'est lui !
     -- Eh bien  ! qu'importe que ce  soit lui ou moi ? y a-t-il un  crime Á
cette invitation ?
     -- Non, Sire.
     -- Alors vous paraÏtrez ?
     -- Oui, Sire.
     -- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte. "
     La reine  fit une  rÊvÊrence,  moins  par Êtiquette  que  parce que ses
genoux se dÊrobaient sous elle.
     Le roi partit enchantÊ.
     " Je suis perdue, murmura  la reine, perdue, car le cardinal sait tout,
et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura tout
bientÆt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! "
     Elle  s'agenouilla sur un  coussin et pria, la tËte enfoncÊe entre  ses
bras palpitants.
     En effet, la  position  Êtait  terrible.  Buckingham  Êtait  retournÊ Á
Londres, Mme  de  Chevreuse Êtait  Á  Tours. Plus  surveillÊe que jamais, la
reine  sentait sourdement  qu'une de  ses femmes la  trahissait, sans savoir
dire laquelle.  La Porte ne pouvait pas  quitter le Louvre. Elle n'avait pas
une ×me au monde Á qui se fier.
     Aussi, en prÊsence du malheur qui la menaÚait et de l'abandon qui Êtait
le sien, Êclata-t-elle en sanglots.
     " Ne puis-je donc Ëtre bonne Á rien Á Votre MajestÊ ? " dit tout Á coup
une voix pleine de douceur et de pitiÊ.
     La  reine  se retourna vivement, car  il n'y avait  pas Á  se tromper Á
l'expression de cette voix : c'Êtait une amie qui parlait ainsi.
     En  effet, Á l'une  des portes qui donnaient  dans l'appartement de  la
reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle Êtait occupÊe Á ranger les robes
et le linge dans un cabinet, lorsque  le roi Êtait entrÊ ;  elle n'avait pas
pu sortir, et avait tout entendu.
     La  reine  poussa  un  cri perÚant en se voyant surprise, car dans  son
trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui avait ÊtÊ donnÊe
par La Porte.
     " Oh ! ne craignez  rien,  Madame, dit la jeune femme  en  joignant les
mains et en pleurant elle-mËme  des  angoisses de la reine ; je suis Á Votre
MajestÊ corps et ×me, et si loin que je sois  d'elle, si infÊrieure que soit
ma position, je crois que j'ai  trouvÊ  un  moyen de  tirer Votre MajestÊ de
peine.
     -- Vous  ! Æ Ciel ! vous  ! s'Êcria la reine ; mais voyons regardez-moi
en face. Je suis trahie de tous cÆtÊs, puis-je me fier Á vous ?
     -- Oh ! Madame  ! s'Êcria  la jeune femme en tombant Á genoux : sur mon
×me, je suis prËte Á mourir pour Votre MajestÊ ! "
     Ce cri Êtait sorti  du plus profond du  coeur, et, comme le premier, il
n'y avait pas Á se tromper.
     " Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traÏtres ici ; mais, par
le saint nom de la Vierge, je vous jure  que  personne n'est plus dÊvouÊ que
moi Á Votre MajestÊ. Ces ferrets que le roi  redemande, vous les avez donnÊs
au duc  de Buckingham,  n'est-ce pas ? Ces ferrets Êtaient enfermÊs dans une
petite boÏte en bois de rose qu'il tenait sous  son bras ? Est-ce que je  me
trompe ? Est-ce que ce n'est pas cela ?
     --  Oh !  mon  Dieu !  mon  Dieu  !  murmura  la reine dont  les  dents
claquaient d'effroi.
     -- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les ravoir.
     -- Oui, sans doute, il le faut, s'Êcria la reine ; mais comment  faire,
comment y arriver ?
     -- Il faut envoyer quelqu'un au duc.
     -- Mais qui ?... qui ?... A qui me fier ?
     -- Ayez confiance en moi, Madame ; faites-moi cet honneur, ma reine, et
je trouverai le messager, moi !
     -- Mais il faudra Êcrire !
     -- Oh ! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de Votre MajestÊ
et votre cachet particulier.
     -- Mais ces  deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce, l'exil
!
     -- Oui, s'ils tombent entre des mains inf×mes ! Mais je rÊponds que ces
deux mots seront remis Á leur adresse.
     -- Oh ! mon  Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma
rÊputation entre vos mains !
     -- Oui ! oui, Madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi !
     -- Mais comment ? dites-le-moi, au moins.
     -- Mon mari a ÊtÊ remis en libertÊ il y a deux ou trois jours ; je n'ai
pas encore eu le temps de le revoir. C'est un brave et honnËte homme qui n'a
ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur
un ordre  de moi, sans  savoir ce qu'il porte,  et il  remettra la lettre de
Votre  MajestÊ,  sans mËme savoir qu'elle  est de Votre MajestÊ, Á l'adresse
qu'elle indiquera. "
     La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un Êlan  passionnÊ,
la regarda comme pour lire au fond de son coeur, et  ne voyant que sincÊritÊ
dans ses beaux yeux, elle l'embrassa tendrement.
     " Fais cela,  s'Êcria-t-elle, et  tu m'auras  sauvÊ la vie, tu  m'auras
sauvÊ l'honneur !
     -- Oh ! n'exagÊrez pas le service que j'ai le  bonheur de vous rendre ;
je n'ai rien Á sauver Á Votre MajestÊ, qui est seulement victime de perfides
complots.
     -- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison.
     -- Donnez-moi donc cette lettre, Madame, le temps presse. "
     La reine courut Á une petite table  sur laquelle  se trouvaient  encre,
papier et plumes : elle Êcrivit deux lignes, cacheta la lettre de son cachet
et la remit Á Mme Bonacieux.
     " Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose nÊcessaire.
     -- Laquelle ?
     -- L'argent. "
     Mme Bonacieux rougit.
     " Oui,  c'est vrai,  dit-elle, et  j'avouerai  Á Votre MajestÊ que  mon
mari...
     -- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire.
     -- Si  fait, il en  a, mais  il  est fort avare,  c'est lÁ son  dÊfaut.
Cependant, que Votre MajestÊ ne s'inquiÉte pas, nous trouverons moyen...
     -- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les
MÊmoires de Mme de Motteville ne s'Êtonneront pas de cette rÊponse)  ; mais,
attends. "
     Anne d'Autriche courut Á son Êcrin.
     " Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix, Á ce qu'on assure ;
elle  vient de  mon  frÉre le roi  d'Espagne, elle est Á  moi  et  j'en puis
disposer. Prends cette bague et fais-en de l'argent, et que ton mari parte.
     -- Dans une heure, vous serez obÊie.
     -- Tu  vois l'adresse, ajouta la  reine,  parlant  si  bas  qu'Á  peine
pouvait-on  entendre ce  qu'elle  disait :  A  Milord  duc  de Buckingham, Á
Londres.
     -- La lettre sera remise Á lui-mËme.
     -- GÊnÊreuse enfant ! " s'Êcria Anne d'Autriche.
     Mme  Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha  le papier  dans  son
corsage et disparut avec la lÊgÉretÊ d'un oiseau.
     Dix  minutes aprÉs, elle Êtait chez elle ; comme  elle l'avait dit Á la
reine, elle n'avait  pas revu  son  mari  depuis sa mise en  libertÊ ;  elle
ignorait donc le changement qui s'Êtait fait en lui Á l'endroit du cardinal,
changement qu'avaient  opÊrÊ la flatterie  et  l'argent  de Son Eminence  et
qu'avaient corroborÊ, depuis, deux ou  trois visites  du comte de Rochefort,
devenu  le  meilleur ami  de Bonacieux, auquel  il avait  fait  croire  sans
beaucoup  de peine qu'aucun sentiment coupable n'avait amenÊ l'enlÉvement de
sa femme, mais que c'Êtait seulement une prÊcaution politique.
     Elle trouva M.  Bonacieux seul :  le pauvre homme  remettait  Á  grand-
peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvÊ les meubles Á peu prÉs
brisÊs et  les armoires Á peu  prÉs vides, la  justice n'Êtant pas  une  des
trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de
leur passage. Quant Á la servante, elle s'Êtait enfuie lors de l'arrestation
de  son maÏtre. La terreur avait  gagnÊ la  pauvre  fille au  point  qu'elle
n'avait cessÊ de marcher de Paris jusqu'en Bourgogne, son pays natal.
     Le digne mercier avait, aussitÆt sa rentrÊe dans sa maison, fait part Á
sa  femme  de son  heureux retour, et  sa  femme  lui avait  rÊpondu pour le
fÊliciter et pour  lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dÊrober Á
ses devoirs serait consacrÊ tout entier Á lui rendre visite.
     Ce premier moment  s'Êtait fait attendre cinq jours, ce qui, dans toute
autre circonstance, eÙt paru un  peu bien long Á  maÏtre Bonacieux ; mais il
avait, dans la visite qu'il avait faite au cardinal et dans les  visites que
lui faisait  Rochefort, ample  sujet Á rÊflexion, et, comme on sait, rien ne
fait passer le temps comme de rÊflÊchir.
     D'autant plus que les rÊflexions de Bonacieux Êtaient toutes couleur de
rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui
dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le  mercier se voyait
dÊjÁ sur le chemin des honneurs et de la fortune.
     De son cÆtÊ,  Mme Bonacieux avait rÊflÊchi, mais,  il faut  le  dire, Á
tout autre  chose que l'ambition ; malgrÊ elle,  ses pensÊes avaient eu pour
mobile constant ce beau jeune homme  si brave et qui paraissait si amoureux.
MariÊe Á dix-huit ans Á M. Bonacieux, ayant toujours vÊcu au milieu des amis
de son mari, peu susceptibles d'inspirer un sentiment quelconque Á une jeune
femme dont le coeur  Êtait  plus ÊlevÊ que sa position,  Mme Bonacieux Êtait
restÊe insensible aux sÊductions vulgaires ; mais,  Á  cette Êpoque surtout,
le titre  de gentilhomme avait une grande influence sur la  bourgeoisie,  et
d'Artagnan Êtait  gentilhomme ; de plus, il portait l'uniforme  des  gardes,
qui,  aprÉs l'uniforme des mousquetaires, Êtait le plus  apprÊciÊ des dames.
Il Êtait, nous le rÊpÊtons, beau, jeune, aventureux  ; il parlait d'amour en
homme qui aime et qui a soif d'Ëtre  aimÊ ; il y en avait lÁ plus qu'il n'en
fallait pour tourner une tËte de vingt-trois ans,  et Mme Bonacieux en Êtait
arrivÊe juste Á cet ×ge heureux de la vie.
     Les deux Êpoux,  quoiqu'ils ne se  fussent pas vus depuis plus  de huit
jours, et que pendant cette semaine de graves ÊvÊnements eussent passÊ entre
eux,  s'abordÉrent donc  avec une certaine  prÊoccupation  ;  nÊanmoins,  M.
Bonacieux  manifesta une  joie  rÊelle  et  s'avanÚa  vers sa  femme Á  bras
ouverts.
     Mme Bonacieux lui prÊsenta le front.
     " Causons un peu, dit-elle.
     -- Comment ? dit Bonacieux ÊtonnÊ.
     -- Oui, sans doute, j'ai  une chose de la plus haute importance  Á vous
dire.
     -- Au fait, et moi aussi, j'ai  quelques  questions  assez  sÊrieuses Á
vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlÉvement, je vous prie.
     -- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux.
     -- Et de quoi s'agit-il donc ? de ma captivitÊ ?
     -- Je l'ai apprise  le  jour  mËme ; mais  comme  vous n'Êtiez coupable
d'aucun crime, comme  vous n'Êtiez complice d'aucune intrigue, comme vous ne
saviez rien  enfin  qui pÙt vous compromettre, ni vous, ni personne, je n'ai
attachÊ Á cet ÊvÊnement que l'importance qu'il mÊritait.
     -- Vous en parlez bien  Á votre aise, Madame  ! reprit Bonacieux blessÊ
du peu d'intÊrËt  que  lui  tÊmoignait sa  femme ; savez-vous que  j'ai  ÊtÊ
plongÊ un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille ?
     -- Un  jour et  une  nuit sont  bientÆt passÊs  ;  laissons donc  votre
captivitÊ, et revenons Á ce qui m'amÉne prÉs de vous.
     -- Comment ? ce qui vous amÉne prÉs de moi ! N'est-ce donc pas le dÊsir
de revoir un  mari  dont  vous Ëtes sÊparÊe  depuis huit  jours ? demanda le
mercier piquÊ au vif.
     -- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite.
     -- Parlez !
     -- Une chose du plus haut intÊrËt et de laquelle dÊpend notre fortune Á
venir peut-Ëtre.
     --  Notre  fortune a fort  changÊ de face  depuis que  je vous  ai vue,
Madame Bonacieux, et je ne serais pas ÊtonnÊ que d'ici Á quelques mois  elle
ne fÏt envie Á beaucoup de gens.
     -- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous
donner.
     -- A moi ?
     -- Oui, Á vous. Il y a une bonne et sainte action Á faire, Monsieur, et
beaucoup d'argent Á gagner en mËme temps. "
     Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent Á son mari, elle le prenait
par son faible.
     Mais un homme, fÙt-ce un mercier, lorsqu'il a causÊ dix minutes avec le
cardinal de Richelieu, n'est plus le mËme homme.
     " Beaucoup d'argent Á gagner ! dit Bonacieux en allongeant les lÉvres.
     -- Oui, beaucoup.
     -- Combien, Á peu prÉs ?
     -- Mille pistoles peut-Ëtre.
     -- Ce que vous avez Á me demander est donc bien grave ?
     -- Oui.
     -- Que faut-il faire ?
     -- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne
vous dessaisirez sous aucun prÊtexte, et que vous remettrez en main propre.
     -- Et pour oÝ partirai-je ?
     -- Pour Londres.
     -- Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas affaire Á
Londres.
     -- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez.
     -- Quels  sont  ces autres  ? Je vous avertis,  je ne fais plus rien en
aveugle, et je veux  savoir  non seulement  Á quoi je m'expose, mais  encore
pour qui je m'expose.
     -- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend
: la  rÊcompense  dÊpassera  vos dÊsirs,  voilÁ tout  ce  que  je puis  vous
promettre.
     -- Des intrigues encore, toujours des intrigues  ! merci, je m'en dÊfie
maintenant, et M. le cardinal m'a ÊclairÊ lÁ-dessus.
     -- Le cardinal ! s'Êcria Mme Bonacieux, vous avez vu le cardinal ?
     -- Il m'a fait appeler, rÊpondit fiÉrement le mercier.
     -- Et vous vous Ëtes rendu Á son invitation, imprudent que vous Ëtes.
     -- Je dois dire que je n'avais pas le choix  de m'y rendre ou de ne pas
m'y rendre,  car j'Êtais entre deux gardes. Il est vrai encore de  dire que,
comme alors je  ne  connaissais pas Son Eminence, si j'avais pu me dispenser
de cette visite, j'en eusse ÊtÊ fort enchantÊ.
     -- Il vous a donc maltraitÊ ? il vous a donc fait des menaces ?
     -- Il  m'a tendu la main et  m'a appelÊ son ami, -- son ami ! entendez-
vous, Madame ? Je suis l'ami du grand cardinal !
     -- Du grand cardinal !
     -- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, Madame ?
     --  Je  ne  lui  conteste  rien,  mais  je vous dis  que la faveur d'un
ministre est ÊphÊmÉre, et qu'il faut  Ëtre fou pour s'attacher Á un ministre
; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent  pas sur le caprice
d'un homme ou  l'issue d'un ÊvÊnement ;  c'est Á ces pouvoirs qu'il faut  se
rallier.
     -- J'en  suis f×chÊ, Madame, mais je ne connais pas d'autre pouvoir que
celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir.
     -- Vous servez le cardinal ?
     --  Oui, Madame, et comme son  serviteur je ne permettrai  pas que vous
vous livriez Á des complots contre la sÙretÊ de l'Etat, et que vous serviez,
vous,  les intrigues d'une femme qui n'est  pas FranÚaise et qui a le  coeur
espagnol.  Heureusement,  le  grand cardinal est  lÁ,  son  regard  vigilant
surveille et pÊnÉtre jusqu'au fond du coeur. "
     Bonacieux rÊpÊtait mot pour  mot une phrase qu'il avait entendu dire au
comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui  avait comptÊ sur son mari et
qui,  dans  cet espoir, avait  rÊpondu de lui Á la  reine,  n'en  frÊmit pas
moins,  et  du  danger dans  lequel  elle  avait  failli  se  jeter,  et  de
l'impuissance dans laquelle  elle  se  trouvait.  Cependant, connaissant  la
faiblesse et surtout la cupiditÊ  de  son  mari, elle ne  dÊsespÊrait pas de
l'amener Á ses fins.
     " Ah  !  vous  Ëtes cardinaliste, Monsieur, s'Êcria-t-elle ;  ah ! vous
servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et  qui insultent  votre
reine !
     -- Les intÊrËts particuliers ne  sont rien devant les intÊrËts de tous.
Je suis pour ceux qui sauvent l'Etat " , dit avec emphase Bonacieux.
     C'Êtait une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il  avait retenue et
qu'il trouvait l'occasion de placer.
     "  Et  savez-vous ce que  c'est que l'Etat dont vous  parlez ?  dit Mme
Bonacieux en haussant les Êpaules. Contentez-vous  d'Ëtre un  bourgeois sans
finesse aucune, et tournez-vous du cÆtÊ qui vous offre le plus d'avantages.
     --  Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac  Á la panse arrondie
et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de  ceci, Madame la prËcheuse
?
     -- D'oÝ vient cet argent ?
     -- Vous ne devinez pas ?
     -- Du cardinal ?
     -- De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
     -- Le comte de Rochefort ! mais c'est lui qui m'a enlevÊe !
     -- Cela se peut, Madame.
     -- Et vous recevez de l'argent de cet homme ?
     -- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlÉvement Êtait tout politique ?
     --  Oui  ; mais  cet enlÉvement  avait pour but de  me faire  trahir ma
maÏtresse, de m'arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre
l'honneur et peut-Ëtre la vie de mon auguste maÏtresse.
     --  Madame, reprit Bonacieux, votre  auguste maÏtresse  est une perfide
Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.
     --  Monsieur, dit  la  jeune  femme, je  vous savais  l×che,  avare  et
imbÊcile, mais je ne vous savais pas inf×me !
     -- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en  colÉre, et
qui reculait devant le courroux conjugal ; Madame, que dites-vous donc ?
     --  Je dis que vous Ëtes un misÊrable ! continua Mme Bonacieux, qui vit
qu'elle reprenait quelque influence sur  son  mari. Ah !  vous faites  de la
politique, vous ! et de la politique cardinaliste encore  !  Ah ! vous  vous
vendez, corps et ×me, au dÊmon pour de l'argent.
     -- Non, mais au cardinal.
     -- C'est la mËme chose ! s'Êcria la jeune femme. Qui dit Richelieu, dit
Satan.
     -- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre !
     -- Oui,  vous avez raison,  et je serais honteuse  pour  vous de  votre
l×chetÊ.
     -- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons !
     -- Je vous  l'ai dit : que vous partiez Á l'instant mËme, Monsieur, que
vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne  vous charger, et
Á  cette condition  j'oublie tout,  je pardonne, et il y a plus --  elle lui
tendit la main
     -- je vous rends mon amitiÊ. "
     Bonacieux Êtait poltron  et avare ; mais il aimait  sa  femme :  il fut
attendri. Un homme  de cinquante ans ne tient pas longtemps  rancune  Á  une
femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hÊsitait :
     " Allons, Ëtes-vous dÊcidÊ ? dit-elle.
     -- Mais,  ma chÉre amie, rÊflÊchissez donc un peu Á ce  que vous exigez
de moi ;  Londres  est loin de Paris,  fort loin, et peut-Ëtre la commission
dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers.
     -- Qu'importe, si vous les Êvitez !
     --  Tenez,  Madame Bonacieux,  dit  le  mercier, tenez, dÊcidÊment,  je
refuse  :  les intrigues  me font peur. J'ai vu la  Bastille, moi. Brrrrou !
c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule.
On m'a menacÊ de la  torture. Savez-vous ce que c'est que la torture  ?  Des
coins de  bois qu'on  vous enfonce entre  les jambes  jusqu'Á  ce que les os
Êclatent ! Non, dÊcidÊment, je n'irai pas.  Et morbleu ! que n'y allez- vous
vous-mËme ? car, en vÊritÊ, je crois que je me suis  trompÊ sur votre compte
jusqu'Á prÊsent :  je  crois  que vous Ëtes  un homme,  et des plus  enragÊs
encore !
     -- Et vous, vous  Ëtes  une  femme, une  misÊrable  femme,  stupide  et
abrutie. Ah ! vous avez peur !  Eh bien,  si  vous ne partez pas Á l'instant
mËme, je vous fais arrËter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre Á
cette Bastille que vous craignez tant. "
     Bonacieux tomba dans une rÊflexion profonde ; il pesa mÙrement les deux
colÉres dans son cerveau, celle  du cardinal et celle de la reine : celle du
cardinal l'emporta ÊnormÊment.
     "  Faites-moi  arrËter de  la  part  de la reine,  dit-il, et moi je me
rÊclamerai de Son Eminence. "
     Pour le coup,  Mme Bonacieux vit qu'elle avait ÊtÊ  trop loin,  et elle
fut ÊpouvantÊe de  s'Ëtre si fort avancÊe. Elle  contempla un  instant  avec
effroi  cette  figure stupide, d'une rÊsolution invincible, comme celle  des
sots qui ont peur.
     " Eh bien,  soit  ! dit-elle. Peut-Ëtre,  au bout du  compte, avez-vous
raison : un homme en sait  plus  long  que les femmes  en politique, et vous
surtout, Monsieur  Bonacieux, qui avez causÊ avec le cardinal. Et cependant,
il  est bien dur,  ajouta-t-elle, que  mon  mari,  un  homme sur l'affection
duquel  je croyais pouvoir compter, me  traite aussi disgracieusement  et ne
satisfasse point Á ma fantaisie.
     -- C'est que vos  fantaisies peuvent mener trop  loin, reprit Bonacieux
triomphant, et je m'en dÊfie.
     -- J'y renoncerai  donc, dit la jeune  femme en soupirant ; c'est bien,
n'en parlons plus.
     -- Si, au moins, vous me disiez  quelle  chose je vais faire Á Londres,
reprit  Bonacieux,  qui  se  rappelait un peu tard  que Rochefort  lui avait
recommandÊ d'essayer de surprendre les secrets de sa femme.
     --  Il  est  inutile  que vous  le sachiez,  dit la jeune femme, qu'une
dÊfiance instinctive repoussait maintenant en  arriÉre : il s'agissait d'une
bagatelle  comme  en  dÊsirent  les femmes, d'une emplette sur laquelle il y
avait beaucoup Á gagner. "
     Mais  plus  la jeune  femme se  dÊfendait, plus au  contraire Bonacieux
pensa que  le  secret  qu'elle refusait de  lui  confier Êtait important. Il
rÊsolut  donc de  courir Á l'instant  mËme chez le comte de Rochefort, et de
lui dire que la reine cherchait un messager pour l'envoyer Á Londres.
     " Pardon, si je vous quitte, ma  chÉre Madame Bonacieux, dit-il ; mais,
ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris rendez-vous avec  un
de  mes  amis  ; je reviens Á l'instant  mËme,  et si vous voulez m'attendre
seulement une  demi-minute, aussitÆt que j'en aurai  fini avec  cet ami,  je
reviens  vous  prendre,  et, comme  il  commence  Á se faire  tard, je  vous
reconduis au Louvre.
     -- Merci, Monsieur, rÊpondit  Mme Bonacieux :  vous n'Ëtes  point assez
brave pour m'Ëtre d'une utilitÊ quelconque,  et  je m'en retournerai bien au
Louvre toute seule.
     -- Comme  il vous plaira,  Madame Bonacieux,  reprit l'ex-mercier. Vous
reverrai-je bientÆt ?
     -- Sans doute  ;  la  semaine prochaine,  je  l'espÉre, mon  service me
laissera quelque libertÊ, et j'en profiterai pour revenir mettre  de l'ordre
dans nos affaires, qui doivent Ëtre quelque peu dÊrangÊes.
     -- C'est bien ; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas ?
     -- Moi ! pas le moins du monde.
     -- A bientÆt, alors ?
     -- A bientÆt. "
     Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'Êloigna rapidement.
     " Allons,  dit Mme Bonacieux, lorsque son mari  eut refermÊ la porte de
la rue,  et qu'elle se trouva  seule, il ne manquait plus Á cet imbÊcile que
d'Ëtre  cardinaliste ! Et  moi qui  avais rÊpondu Á la  reine, moi qui avais
promis Á ma pauvre maÏtresse... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre
pour  quelqu'une  de ces  misÊrables dont fourmille  le palais,  et  qu'on a
placÊes prÉs  d'elle pour l'espionner ! Ah ! Monsieur Bonacieux ! je ne vous
ai jamais beaucoup  aimÊ ; maintenant,  c'est bien pis : je vous hais !  et,
sur ma parole, vous me le paierez ! "
     Au moment  oÝ  elle disait ces mots,  un coup frappÊ au plafond lui fit
lever  la tËte, et  une voix, qui parvint Á elle Á travers le  plancher, lui
cria :
     " ChÉre Madame  Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l'allÊe, et je
vais descendre prÉs de vous. "







     " Ah ! Madame, dit  d'Artagnan en entrant par la porte que  lui ouvrait
la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez lÁ un triste mari.
     -- Vous  avez  donc entendu  notre conversation  ? demanda vivement Mme
Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiÊtude.
     -- Tout entiÉre.
     -- Mais comment cela ? mon Dieu !
     --  Par un  procÊdÊ  Á  moi connu, et par lequel j'ai entendu  aussi la
conversation plus animÊe que vous avez eue avec les sbires du cardinal.
     -- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions ?
     --  Mille  choses : d'abord,  que  votre mari est un  niais  et un sot,
heureusement ; puis, que vous Êtiez embarrassÊe, ce dont j'ai ÊtÊ fort aise,
et que cela me donne une occasion de me mettre Á votre service, et Dieu sait
si  je suis  prËt  Á me jeter dans le  feu pour vous ;  enfin que la reine a
besoin qu'un homme brave, intelligent et dÊvouÊ  fasse pour elle un voyage Á
Londres. J'ai au moins deux des trois qualitÊs qu'il vous faut, et me voilÁ.
"
     Mme  Bonacieux ne rÊpondit pas, mais son coeur  battait de joie, et une
secrÉte espÊrance brilla Á ses yeux.
     "  Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens Á
vous confier cette mission ?
     -- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-il faire ?
     -- Mon Dieu  ! mon Dieu ! murmura la jeune femme,  dois-je vous confier
un pareil secret, Monsieur ? Vous Ëtes presque un enfant !
     -- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous rÊponde de moi.
     -- J'avoue que cela me rassurerait fort.
     -- Connaissez-vous Athos ?
     -- Non.
     -- Porthos ?
     -- Non.
     -- Aramis ?
     -- Non. Quels sont ces Messieurs ?
     --  Des  mousquetaires  du  roi.  Connaissez-vous M. de  TrÊville, leur
capitaine ?
     -- Oh  ! oui, celui-lÁ, je  le connais,  non  pas personnellement, mais
pour en avoir entendu plus d'une fois parler Á la reine comme  d'un brave et
loyal gentilhomme.
     --  Vous  ne craignez  pas  que lui  vous  trahisse pour  le  cardinal,
n'est-ce pas ?
     -- Oh ! non, certainement.
     -- Eh bien, rÊvÊlez-lui votre secret, et demandez-lui, si important, si
prÊcieux, si terrible qu'il soit, si vous pouvez me le confier.
     -- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le rÊvÊler ainsi.
     --  Vous  l'alliez  bien confier  Á M.  Bonacieux, dit  d'Artagnan avec
dÊpit.
     -- Comme on  confie une  lettre  au  creux  d'un  arbre, Á l'aile  d'un
pigeon, au collier d'un chien.
     -- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
     -- Vous le dites.
     -- Je suis un galant homme !
     -- Je le crois.
     -- Je suis brave !
     -- Oh ! cela, j'en suis sÙre.
     -- Alors, mettez-moi donc Á l'Êpreuve. "
     Mme  Bonacieux  regarda  le  jeune  homme,  retenue  par  une  derniÉre
hÊsitation.  Mais il y avait  une telle  ardeur  dans  ses yeux,  une  telle
persuasion dans  sa  voix, qu'elle  se  sentit  entraÏnÊe Á se  fier Á  lui.
D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances oÝ il faut risquer
le tout pour le  tout. La reine Êtait aussi bien perdue par une trop  grande
retenue que par une  trop  grande confiance.  Puis, avouons-le, le sentiment
involontaire qu'elle Êprouvait pour ce jeune protecteur la dÊcida Á parler.
     "  Ecoutez,  lui dit-elle, je me rends Á vos protestations et je cÉde Á
vos assurances. Mais  je vous jure devant Dieu qui nous entend, que  si vous
me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant
de ma mort.
     -- Et  moi, je vous jure devant Dieu, Madame, dit d'Artagnan, que si je
suis  pris  en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai avant
de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un. "
     Alors la jeune femme lui confia le  terrible  secret dont le hasard lui
avait dÊjÁ rÊvÊlÊ une partie en face de la Samaritaine. Ce fut leur mutuelle
dÊclaration d'amour.
     D'Artagnan rayonnait  de  joie et d'orgueil. Ce secret qu'il possÊdait,
cette  femme qu'il aimait,  la  confiance  et  l'amour, faisaient  de lui un
gÊant.
     " Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
     -- Comment  ! vous  partez !  s'Êcria Mme Bonacieux, et votre rÊgiment,
votre capitaine ?
     --  Sur mon ×me, vous m'aviez fait oublier tout cela, chÉre Constance !
oui, vous avez raison, il me faut un congÊ.
     -- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur.
     --  Oh ! celui-lÁ,  s'Êcria d'Artagnan aprÉs un moment de rÊflexion, je
le surmonterai, soyez tranquille.
     -- Comment cela ?
     --  J'irai trouver ce soir mËme M. de TrÊville,  que  je  chargerai  de
demander pour moi cette faveur Á son beau-frÉre, M. des Essarts.
     -- Maintenant, autre chose.
     -- Quoi  ?  demanda  d'Artagnan, voyant  que  Mme Bonacieux hÊsitait  Á
continuer.
     -- Vous n'avez peut-Ëtre pas d'argent ?
     -- Peut-Ëtre est de trop, dit d'Artagnan en souriant.
     -- Alors, reprit Mme Bonacieux  en ouvrant une  armoire et en tirant de
cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si amoureusement
son mari, prenez ce sac.
     --  Celui  du  cardinal  ! s'Êcria en  Êclatant de rire d'Artagnan qui,
comme on s'en souvient, gr×ce Á ses carreaux enlevÊs, n'avait pas perdu  une
syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
     --  Celui  du cardinal,  rÊpondit Mme Bonacieux ; vous voyez  qu'il  se
prÊsente sous un aspect assez respectable.
     --  Pardieu  !   s'Êcria  d'Artagnan,  ce  sera  une  chose  doublement
divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son Eminence !
     --  Vous  Ëtes un aimable et charmant jeune  homme,  dit Mme Bonacieux.
Croyez que Sa MajestÊ ne sera point ingrate.
     --  Oh ! je suis  dÊjÁ  grandement rÊcompensÊ  ! s'Êcria d'Artagnan. Je
vous aime, vous me permettez  de vous le  dire ; c'est  dÊjÁ plus de bonheur
que je n'en osais espÊrer.
     -- Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
     -- Quoi ?
     -- On parle dans la rue.
     -- C'est la voix...
     -- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue ! "
     D'Artagnan courut Á la porte et poussa le verrou.
     " Il n'entrera pas que je  ne  sois  parti,  dit-il, et  quand je serai
parti, vous lui ouvrirez.
     -- Mais  je devrais  Ëtre  partie aussi, moi. Et la disparition  de cet
argent, comment la justifier si je suis lÁ ?
     -- Vous avez raison, il faut sortir.
     -- Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons.
     -- Alors il faut monter chez moi.
     -- Ah ! s'Êcria Mme Bonacieux, vous me dites cela  d'un ton qui me fait
peur. "
     Mme  Bonacieux  prononÚa  ces  paroles avec  une larme dans  les  yeux.
D'Artagnan vit cette larme, et, troublÊ, attendri, il se jeta Á ses genoux.
     " Chez moi, dit-il, vous serez en sÙretÊ comme dans  un temple, je vous
en donne ma parole de gentilhomme.
     -- Partons, dit-elle, je me fie Á vous, mon ami. "
     D'Artagnan rouvrit avec  prÊcaution le  verrou,  et tous  deux,  lÊgers
comme  des ombres,  se  glissÉrent  par la  porte intÊrieure  dans  l'allÊe,
montÉrent sans bruit l'escalier et rentrÉrent dans la chambre de d'Artagnan.
     Une fois chez lui,  pour plus de sÙretÊ, le  jeune  homme barricada  la
porte  ; ils s'approchÉrent tous deux de  la  fenËtre, et  par  une fente du
volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme en manteau.
     A la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit,  et, tirant son ÊpÊe
Á demi, s'ÊlanÚa vers la porte.
     C'Êtait l'homme de Meung.
     " Qu'allez-vous faire ? s'Êcria Mme Bonacieux ; vous nous perdez.
     -- Mais j'ai jurÊ de tuer cet homme ! dit d'Artagnan.
     -- Votre vie est  vouÊe en ce  moment et ne vous appartient pas. Au nom
de la reine, je vous dÊfends de vous jeter dans aucun pÊril Êtranger Á celui
du voyage.
     -- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien ?
     -- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive Êmotion ; en mon nom, je
vous en prie. Mais Êcoutons, il me semble qu'ils parlent de moi. "
     D'Artagnan se rapprocha de la fenËtre et prËta l'oreille.
     M.  Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant  l'appartement vide, il
Êtait revenu Á l'homme au manteau qu'un instant il avait laissÊ seul.
     " Elle est partie, dit-il, elle sera retournÊe au Louvre.
     -- Vous Ëtes sÙr, rÊpondit l'Êtranger, qu'elle ne s'est pas doutÊe dans
quelles intentions vous Ëtes sorti ?
     --  Non,  rÊpondit  Bonacieux  avec  suffisance ; c'est une femme  trop
superficielle.
     -- Le cadet aux gardes est-il chez lui ?
     -- Je  ne le crois pas ; comme  vous  le voyez, son volet est fermÊ, et
l'on ne voit aucune lumiÉre briller Á travers les fentes.
     -- C'est Êgal, il faudrait s'en assurer.
     -- Comment cela ?
     -- En allant frapper Á sa porte.
     -- Je demanderai Á son valet.
     -- Allez. "
     Bonacieux rentra chez lui, passa par la mËme porte qui venait de donner
passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de d'Artagnan et frappa.
     Personne  ne  rÊpondit. Porthos,  pour faire plus grande figure,  avait
empruntÊ ce soir-lÁ Planchet. Quant Á d'Artagnan, il n'avait garde de donner
signe d'existence.
     Au moment  oÝ  le doigt  de  Bonacieux  rÊsonna sur la porte, les  deux
jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs.
     " Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux.
     -- N'importe,  rentrons toujours  chez vous, nous serons plus en sÙretÊ
que sur le seuil d'une porte.
     -- Ah ! mon  Dieu !  murmura  Mme Bonacieux,  nous  n'allons  plus rien
entendre.
     -- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux. "
     D'Artagnan enleva  les  trois  ou quatre carreaux qui  faisaient de  sa
chambre  une autre  oreille de Denys, Êtendit un tapis  Á  terre, se  mit  Á
genoux, et fit signe Á Mme Bonacieux  de se  pencher,  comme il  le faisait,
vers l'ouverture.
     " Vous Ëtes sÙr qu'il n'y a personne ? dit l'inconnu.
     -- J'en rÊponds, dit Bonacieux.
     -- Et vous pensez que votre femme ?...
     -- Est retournÊe au Louvre.
     -- Sans parler Á aucune personne qu'Á vous ?
     -- J'en suis sÙr.
     -- C'est un point important, comprenez-vous ?
     -- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportÊe a donc une valeur... ?
     -- TrÉs grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
     -- Alors le cardinal sera content de moi ?
     -- Je n'en doute pas.
     -- Le grand cardinal !
     --  Vous Ëtes  sÙr que, dans sa conversation avec vous, votre femme n'a
pas prononcÊ de noms propres ?
     -- Je ne crois pas.
     -- Elle n'a nommÊ ni Mme de  Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni  Mme de
Vernet ?
     -- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer Á Londres pour
servir les intÊrËts d'une personne illustre. "
     " Le traÏtre ! murmura Mme Bonacieux.
     -- Silence !  " dit  d'Artagnan en  lui prenant une  main  qu'elle  lui
abandonna sans y penser.
     " N'importe, continua l'homme au manteau, vous Ëtes un niais de n'avoir
pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre Á prÊsent ; l'Etat
qu'on menace Êtait sauvÊ, et vous...
     -- Et moi ?
     -- Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse...
     -- Il vous l'a dit ?
     -- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise.
     -- Soyez tranquille, reprit  Bonacieux  ; ma femme  m'adore,  et il est
encore temps. "
     " Le niais ! murmura Mme Bonacieux.
     -- Silence ! " dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
     " Comment est-il encore temps ? reprit l'homme au manteau.
     -- Je  retourne au  Louvre, je demande Mme  Bonacieux,  je dis que j'ai
rÊflÊchi,  je renoue  l'affaire, j'obtiens  la lettre,  et je cours  chez le
cardinal.
     --  Eh bien, allez  vite ; je  reviendrai bientÆt savoir le rÊsultat de
votre dÊmarche. "
     L'inconnu sortit.
     " L'inf×me ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette ÊpithÉte Á son
mari.
     -- Silence ! " rÊpÊta d'Artagnan en lui serrant la main  plus fortement
encore.
     Un hurlement terrible interrompit alors les rÊflexions de d'Artagnan et
de Mme Bonacieux. C'Êtait son mari, qui  s'Êtait aperÚu de la disparition de
son sac et qui criait au voleur.
     " Oh  !  mon Dieu  !  s'Êcria  Mme  Bonacieux, il  va  ameuter tout  le
quartier. "
     Bonacieux  cria  longtemps ;  mais comme de pareils cris,  attendu leur
frÊquence,  n'attiraient  personne  dans  la  rue  des  Fossoyeurs,  et  que
d'ailleurs la maison du mercier Êtait  depuis quelque temps assez mal famÊe,
voyant que personne  ne venait,  il sortit en continuant  de crier,  et l'on
entendit sa voix qui s'Êloignait dans la direction de la rue du Bac.
     " Et maintenant qu'il est parti, Á votre tour de vous Êloigner, dit Mme
Bonacieux ; du courage, mais surtout de la prudence, et songez que vous vous
devez Á la reine.
     -- A  elle  et Á vous  !  s'Êcria d'Artagnan.  Soyez  tranquille, belle
Constance, je reviendrai digne de sa  reconnaissance ;  mais reviendrai-  je
aussi digne de votre amour ? "
     La jeune femme  ne  rÊpondit  que par  la  vive rougeur qui  colora ses
joues. Quelques instants aprÉs, d'Artagnan sortit Á son tour, enveloppÊ, lui
aussi,  d'un grand  manteau que  retroussait cavaliÉrement le fourreau d'une
longue ÊpÊe.
     Mme Bonacieux  le suivit des yeux avec  ce long  regard d'amour dont la
femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer ; mais lorsqu'il eut  disparu
Á l'angle de la rue, elle tomba Á genoux, et joignant les mains :
     " O mon Dieu ! s'Êcria-t-elle, protÊgez la reine, protÊgez-moi ! "







     D'Artagnan se rendit droit chez M. de TrÊville.  Il avait rÊflÊchi que,
dans quelques minutes, le cardinal serait averti  par ce  damnÊ inconnu, qui
paraissait Ëtre son agent, et il pensait avec raison qu'il n'y avait  pas un
instant Á perdre.
     Le coeur du jeune homme dÊbordait de joie. Une occasion oÝ il y avait Á
la fois gloire Á acquÊrir  et argent Á gagner se prÊsentait Á lui, et, comme
premier encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce
hasard  faisait donc presque du premier coup, pour lui plus qu'il  n'eÙt osÊ
demander Á la Providence.
     M.  de  TrÊville  Êtait dans  son salon  avec  sa  cour  habituelle  de
gentilshommes.  D'Artagnan, que  l'on  connaissait  comme un  familier de la
maison,  alla droit Á son cabinet  et le fit prÊvenir qu'il l'attendait pour
chose d'importance.
     D'Artagnan Êtait lÁ depuis cinq minutes Á peine, lorsque M. de TrÊville
entra. Au premier coup d'oeil et Á la joie qui se peignait sur  son  visage,
le  digne capitaine comprit qu'il se  passait effectivement quelque chose de
nouveau.
     Tout le long de la route, d'Artagnan s'Êtait demandÊ s'il se confierait
Á M.  de TrÊville, ou si seulement il lui demanderait  de lui accorder carte
blanche pour une affaire secrÉte. Mais M. de TrÊville avait toujours  ÊtÊ si
parfait pour lui, il Êtait si fort dÊvouÊ  au roi et Á la reine, il haÐssait
si cordialement le cardinal, que le jeune homme rÊsolut de tout lui dire.
     " Vous m'avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. de TrÊville.
     -- Oui, Monsieur, dit d'Artagnan, et  vous me pardonnerez, je l'espÉre,
de  vous avoir dÊrangÊ, quand vous saurez de quelle chose importante  il est
question.
     -- Dites alors, je vous Êcoute.
     -- Il  ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la voix,
que de l'honneur et peut-Ëtre de la vie de la reine.
     --  Que dites-vous lÁ ? demanda M. de TrÊville en regardant tout autour
de lui s'ils Êtaient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur
d'Artagnan.
     -- Je dis, Monsieur, que le hasard m'a rendu maÏtre d'un secret...
     -- Que vous garderez, j'espÉre, jeune homme, sur votre vie.
     -- Mais que je dois  vous confier,  Á  vous,  Monsieur, car  vous  seul
pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa MajestÊ.
     -- Ce secret est-il Á vous ?
     -- Non, Monsieur, c'est celui de la reine.
     -- Etes-vous autorisÊ par Sa MajestÊ Á me le confier ?
     --  Non, Monsieur,  car  au  contraire le  plus  profond mystÉre  m'est
recommandÊ.
     -- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-Á-vis de moi ?
     -- Parce  que,  je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et  que j'ai
peur que vous ne me refusiez la gr×ce que je viens vous demander, si vous ne
savez pas dans quel but je vous la demande.
     -- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous dÊsirez.
     -- Je dÊsire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un congÊ de
quinze jours.
     -- Quand cela ?
     -- Cette nuit mËme.
     -- Vous quittez Paris ?
     -- Je vais en mission.
     -- Pouvez-vous me dire oÝ ?
     -- A Londres.
     -- Quelqu'un a-t-il intÊrËt Á ce que vous n'arriviez pas Á votre but ?
     -- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour m'empËcher de
rÊussir.
     -- Et vous partez seul ?
     -- Je pars seul.
     --  En ce cas, vous ne passerez pas  Bondy ; c'est moi qui vous le dis,
foi de TrÊville.
     -- Comment cela ?
     -- On vous fera assassiner.
     -- Je serai mort en faisant mon devoir.
     -- Mais votre mission ne sera pas remplie.
     -- C'est vrai, dit d'Artagnan.
     -- Croyez-moi, continua TrÊville, dans  les entreprises de ce genre, il
faut Ëtre quatre pour arriver un.
     --  Ah  !  vous  avez  raison,  Monsieur, dit  d'Artagnan ;  mais  vous
connaissez Athos, Porthos et Aramis,  et vous  savez  si  je  puis  disposer
d'eux.
     -- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir ?
     -- Nous  nous sommes  jurÊ, une fois pour toutes,  confiance aveugle et
dÊvouement Á  toute Êpreuve ; d'ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez
toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus incrÊdules que vous.
     -- Je puis leur envoyer Á chacun un congÊ de quinze jours, voilÁ tout :
Á Athos, que sa  blessure  fait toujours souffrir,  pour  aller  aux eaux de
Forges ! Á Porthos et Á Aramis, pour suivre leur ami,  qu'ils ne veulent pas
abandonner dans une si douloureuse position. L'envoi de leur  congÊ  sera la
preuve que j'autorise leur voyage.
     -- Merci, Monsieur, et vous Ëtes cent fois bon.
     -- Allez donc les trouver Á l'instant mËme, et que tout s'exÊcute cette
nuit. Ah ! et d'abord Êcrivez-moi votre requËte Á M. des Essarts. Peut- Ëtre
aviez-vous un espion  Á vos trousses, et votre visite,  qui dans  ce cas est
dÊjÁ connue du cardinal, sera lÊgitimÊe ainsi. "
     D'Artagnan formula cette demande,  et M. de TrÊville, en la recevant de
ses  mains,  assura qu'avant deux heures du matin les quatre congÊs seraient
au domicile respectif des voyageurs.
     " Ayez  la  bontÊ  d'envoyer le  mien  chez  Athos, dit  d'Artagnan. Je
craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque mauvaise rencontre.
     -- Soyez tranquille. Adieu et  bon  voyage  ! A  propos ! "  dit M.  de
TrÊville en le rappelant.
     D'Artagnan revint sur ses pas.
     " Avez-vous de l'argent ? "
     D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche.
     " Assez ? demanda M. de TrÊville.
     -- Trois cents pistoles.
     -- C'est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. "
     D'Artagnan salua M. de TrÊville, qui lui tendit la main ; d'Artagnan la
lui serra avec un respect mËlÊ de reconnaissance. Depuis qu'il  Êtait arrivÊ
Á Paris,  il n'avait eu qu'Á se louer de  cet excellent  homme, qu'il  avait
toujours trouvÊ digne, loyal et grand.
     Sa premiÉre visite fut pour Aramis ; il n'Êtait pas revenu chez son ami
depuis la fameuse  soirÊe oÝ  il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a  plus : Á
peine  avait-il vu  le jeune  mousquetaire, et Á chaque  fois qu'il  l'avait
revu,  il  avait  cru  remarquer une  profonde  tristesse empreinte sur  son
visage.
     Ce soir encore, Aramis veillait  sombre et  rËveur ; d'Artagnan lui fit
quelques questions sur cette mÊlancolie  profonde ;  Aramis s'excusa  sur un
commentaire  du dix-huitiÉme chapitre de saint  Augustin qu'il  Êtait  forcÊ
d'Êcrire en latin pour la semaine suivante, et qui le prÊoccupait beaucoup.
     Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de
M. de TrÊville entra porteur d'un paquet cachetÊ.
     " Qu'est-ce lÁ ? demanda Aramis.
     -- Le congÊ que Monsieur a demandÊ, rÊpondit le laquais.
     -- Moi, je n'ai pas demandÊ de congÊ.
     --  Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami,  voici une
demi-pistole pour votre peine ; vous direz Á M. de TrÊville que M. Aramis le
remercie bien sincÉrement. Allez. "
     Le laquais salua jusqu'Á terre et sortit.
     " Que signifie cela ? demanda Aramis.
     -- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez-
moi.
     -- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir... "
     Aramis s'arrËta.
     " Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas ? continua d'Artagnan.
     -- Qui ? reprit Aramis.
     -- La femme qui Êtait ici, la femme au mouchoir brodÊ.
     -- Qui  vous a  dit qu'il  y  avait une femme ici ? rÊpliqua  Aramis en
devenant p×le comme la mort.
     -- Je l'ai vue.
     -- Et vous savez qui elle est ?
     -- Je crois m'en douter, du moins.
     --  Ecoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant  de choses, savez-vous
ce qu'est devenue cette femme ?
     -- Je prÊsume qu'elle est retournÊe Á Tours.
     -- A Tours ? oui, c'est bien cela ;  vous la connaissez.  Mais  comment
est-elle retournÊe Á Tours sans me rien dire ?
     -- Parce qu'elle a craint d'Ëtre arrËtÊe.
     -- Comment ne m'a-t-elle pas Êcrit ?
     -- Parce qu'elle craint de vous compromettre.
     -- D'Artagnan, vous me rendez  la vie ! s'Êcria  Aramis. Je  me croyais
mÊprisÊ,  trahi.  J'Êtais  si  heureux de la revoir  ! Je ne  pouvais croire
qu'elle  risqu×t  sa  libertÊ  pour  moi,  et  cependant  pour quelle  cause
serait-elle revenue Á Paris ?
     -- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre.
     -- Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.
     -- Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j'imiterai la
retenue de la niÉce du docteur. "
     Aramis sourit, car il se rappelait le  conte qu'il  avait fait  certain
soir Á ses amis.
     " Eh bien, donc, puisqu'elle a  quittÊ  Paris et que vous  en Ëtes sÙr,
d'Artagnan,  rien ne m'y arrËte plus,  et je suis  prËt Á vous  suivre. Vous
dites que nous allons ?...
     -- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je  vous invite
mËme Á  vous h×ter, car  nous avons dÊjÁ  perdu beaucoup de temps. A propos,
prÊvenez Bazin.
     -- Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.
     -- Peut-Ëtre. En  tout cas, il est bon qu'il nous  suive pour le moment
chez Athos. "
     Aramis appela  Bazin,  et aprÉs lui avoir ordonnÊ de le  venir  joindre
chez Athos :
     " Partons donc " , dit-il en prenant son manteau, son ÊpÊe et ses trois
pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour  voir s'il
n'y trouverait pas quelque pistole ÊgarÊe. Puis, quand il se fut bien assurÊ
que cette recherche Êtait superflue,  il  suivit d'Artagnan en  se demandant
comment il se faisait que  le jeune  cadet aux gardes sÙt aussi bien que lui
quelle Êtait la femme Á laquelle  il avait donnÊ l'hospitalitÊ, et sÙt mieux
que lui ce qu'elle Êtait devenue.
     Seulement, en  sortant, Aramis posa sa main sur  le bras de d'Artagnan,
et le regardant fixement :
     " Vous n'avez parlÊ de cette femme Á personne ? dit-il.
     -- A personne au monde.
     -- Pas mËme Á Athos et Á Porthos ?
     -- Je ne leur en ai pas soufflÊ le moindre mot.
     -- A la bonne heure. "
     Et, tranquille sur ce point  important, Aramis continua son chemin avec
d'Artagnan, et tous deux arrivÉrent bien tÆt chez Athos.
     Ils le trouvÉrent tenant  son congÊ  d'une  main et la lettre de  M. de
TrÊville de l'autre.
     " Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient  ce congÊ  et cette  lettre
que je viens de recevoir ? " dit Athos ÊtonnÊ.
     " Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santÊ l'exige absolument,
que vous vous reposiez quinze jours.
     Allez  donc  prendre les  eaux  de  Forges  ou telles  autres  qui vous
conviendront, et rÊtablissez-vous promptement.
     Votre affectionnÊ
     TrÊville "
     " Eh bien, ce  congÊ et cette  lettre signifient qu'il faut  me suivre,
Athos.
     -- Aux eaux de Forges ?
     -- LÁ ou ailleurs.
     -- Pour le service du roi ?
     --  Du roi ou de la  reine :  ne  sommes-nous  pas  serviteurs de Leurs
MajestÊs ? "
     En ce moment, Porthos entra.
     "  Pardieu, dit-il,  voici une chose  Êtrange : depuis quand, dans  les
mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congÊs sans qu'ils les demandent ?
     --  Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des  amis qui les demandent pour
eux.
     -- Ah ! ah ! dit Porthos, il paraÏt qu'il y a du nouveau ici ?
     -- Oui, nous partons, dit Aramis.
     -- Pour quel pays ? demanda Porthos.
     --  Ma  foi,  je  n'en  sais  trop  rien,  dit  Athos  ; demande cela Á
d'Artagnan.
     -- Pour Londres, Messieurs, dit d'Artagnan.
     -- Pour Londres ! s'Êcria Porthos ; et qu'allons-nous faire Á Londres ?
     -- VoilÁ ce que je ne puis vous dire, Messieurs, et il faut vous fier Á
moi.
     -- Mais pour aller Á Londres, ajouta Porthos, il  faut  de l'argent, et
je n'en ai pas.
     -- Ni moi, dit Aramis.
     -- Ni moi, dit Athos.
     -- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trÊsor de sa poche  et
en  le  posant  sur la  table.  Il y a  dans  ce sac trois cents pistoles  ;
prenons-en chacun  soixante-quinze ; c'est autant qu'il en faut pour aller Á
Londres  et  pour  en  revenir.  D'ailleurs,  soyez  tranquilles,  nous  n'y
arriverons pas tous, Á Londres.
     -- Et pourquoi cela ?
     --  Parce que,  selon  toute  probabilitÊ, il  y  en  aura quelques-uns
d'entre nous qui resteront en route.
     -- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?
     -- Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
     -- Ah ÚÁ, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer,  dit Porthos,
je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?
     -- Tu en seras bien plus avancÊ ! dit Athos.
     -- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos.
     -- Le  roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous
dit tout bonnement : " Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres
;  allez vous  battre  " ,  et vous  y  allez. Pourquoi  ?  vous ne  vous en
inquiÊtez mËme pas.
     -- D'Artagnan  a raison, dit Athos, voilÁ nos trois congÊs qui viennent
de  M.  de TrÊville, et voilÁ  trois cents  pistoles qui viennent je ne sais
d'oÝ. Allons nous faire  tuer oÝ l'on nous dit d'aller. La vie vaut-elle  la
peine de faire autant de questions ? D'Artagnan, je suis prËt Á te suivre.
     -- Et moi aussi, dit Porthos.
     --  Et moi  aussi, dit  Aramis. Aussi bien, je  ne  suis  pas  f×chÊ de
quitter Paris. J'ai besoin de distractions.
     --  Eh  bien,  vous  en  aurez,  des  distractions,   Messieurs,  soyez
tranquilles, dit d'Artagnan.
     -- Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.
     --  Tout de  suite,  rÊpondit  d'Artagnan, il  n'y a pas  une minute  Á
perdre.
     --  HolÁ !  Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin  ! criÉrent les quatre
jeunes gens  appelant  leurs laquais,  graissez nos  bottes et  ramenez  les
chevaux de l'hÆtel. "
     En  effet,  chaque mousquetaire laissait Á l'hÆtel gÊnÊral comme  Á une
caserne son cheval et celui de son laquais.
     Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute h×te.
     "  Maintenant, dressons le plan  de  campagne,  dit Porthos. OÝ allons-
nous d'abord ?
     -- A  Calais,  dit d'Artagnan ; c'est la  ligne  la  plus  directe pour
arriver Á Londres.
     -- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.
     -- Parle.
     -- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d'Artagnan nous
donnera Á chacun ses instructions, je  partirai  en  avant  par  la route de
Boulogne pour Êclairer le chemin ; Athos partira deux heures aprÉs par celle
d'Amiens ; Aramis nous  suivra par celle de Noyon ; quant  Á  d'Artagnan, il
partira par celle  qu'il voudra,  avec les  habits de Planchet,  tandis  que
Planchet nous suivra en d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes.
     -- Messieurs, dit Athos, mon  avis  est qu'il ne convient pas de mettre
en rien des laquais dans  une pareille affaire : un  secret peut  par hasard
Ëtre trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des
laquais.
     -- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en ce que
j'ignore moi-mËme quelles instructions  je puis vous donner. Je suis porteur
d'une lettre, voilÁ tout. Je n'ai pas et ne puis faire trois copies de cette
lettre,  puisqu'elle  est  scellÊe ;  il faut donc, Á  mon  avis, voyager de
compagnie. Cette lettre est  lÁ, dans cette poche. Et  il montra la poche oÝ
Êtait la lettre. Si je suis tuÊ, l'un de vous la prendra et vous continuerez
la route ;  s'il est tuÊ, ce sera le tour  d'un  autre, et ainsi de suite  ;
pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut.
     -- Bravo, d'Artagnan !  ton avis est le mien, dit  Athos. Il faut  Ëtre
consÊquent, d'ailleurs : je vais prendre les eaux, vous m'accompagnerez ; au
lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer ; je suis libre. On
veut nous arrËter, je montre  la lettre de M. de  TrÊville, et  vous montrez
vos congÊs ; on nous attaque,  nous  nous dÊfendons ;  on  nous  juge,  nous
soutenons  mordicus que nous n'avions  d'autre intention que de nous tremper
un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop  bon marchÊ de quatre
hommes  isolÊs,  tandis  que  quatre  hommes rÊunis font  une  troupe.  Nous
armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons ; si l'on  envoie
une armÊe contre nous, nous  livrerons bataille, et  le survivant, comme l'a
dit d'Artagnan, portera la lettre.
     -- Bien  dit, s'Êcria Aramis  ;  tu ne  parles pas souvent, Athos, mais
quand  tu  parles,  c'est  comme  saint  Jean Bouche d'or. J'adopte le  plan
d'Athos. Et toi, Porthos ?
     -- Moi  aussi,  dit Porthos, s'il  convient Á  d'Artagnan.  D'Artagnan,
porteur de  la  lettre, est  naturellement le chef  de l'entreprise  ; qu'il
dÊcide, et nous exÊcuterons.
     --  Eh  bien, dit  d'Artagnan, je  dÊcide  que nous adoptions  le  plan
d'Athos et que nous partions dans une demi-heure.
     -- AdoptÊ ! " reprirent en choeur les trois mousquetaires.
     Et  chacun,  allongeant  la  main  vers  le sac,  prit  soixante-quinze
pistoles et fit ses prÊparatifs pour partir Á l'heure convenue.







     A  deux heures du matin, nos quatre  aventuriers sortirent de Paris par
la barriÉre Saint-Denis ; tant  qu'il fit nuit, ils restÉrent muets ; malgrÊ
eux, ils  subissaient l'influence de  l'obscuritÊ et voyaient  des  embÙches
partout.
     Aux premiers  rayons du  jour, leurs  langues  se  dÊliÉrent ;  avec le
soleil,  la gaietÊ revint : c'Êtait comme Á  la veille d'un combat, le coeur
battait, les  yeux riaient ; on sentait que  la vie  qu'on allait  peut-Ëtre
quitter Êtait, au bout du compte, une bonne chose.
     L'aspect  de  la caravane, au  reste, Êtait  des plus formidables : les
chevaux  noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude  de
l'escadron qui  fait  marcher rÊguliÉrement ces nobles compagnons du soldat,
eussent trahi le plus strict incognito.
     Les valets suivaient, armÊs jusqu'aux dents.
     Tout alla bien jusqu'Á Chantilly, oÝ l'on arriva  vers  les huit heures
du  matin.  Il  fallait  dÊjeuner.  On  descendit  devant  une  auberge  que
recommandait une enseigne reprÊsentant Saint Martin donnant la moitiÊ de son
manteau Á  un  pauvre  . On enjoignit  aux laquais de ne pas  desseller  les
chevaux et de se tenir prËts Á repartir immÊdiatement.
     On entra dans la salle commune, et l'on se mit Á table. Un gentilhomme,
qui  venait  d'arriver par la route de  Dammartin, Êtait assis Á  cette mËme
table et dÊjeunait. Il entama la conversation sur  la pluie et le beau temps
;  les voyageurs rÊpondirent  : il  but  Á  leur santÊ  ; les voyageurs  lui
rendirent sa politesse.
     Mais  au moment oÝ Mousqueton  venait annoncer que  les chevaux Êtaient
prËts et oÝ l'on se levait de table, l'Êtranger proposa Á  Porthos la  santÊ
du cardinal. Porthos rÊpondit qu'il ne demandait pas mieux,  si l'Êtranger Á
son tour  voulait  boire  Á la  santÊ du roi.  L'Êtranger  s'Êcria  qu'il ne
connaissait  d'autre  roi  que  Son  Eminence.  Porthos  l'appela  ivrogne ;
l'Êtranger tira son ÊpÊe.
     "  Vous  avez fait une sottise, dit Athos ; n'importe,  il n'y a plus Á
reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que
vous pourrez. "
     Et tous trois remontÉrent Á cheval et repartirent Á toute bride, tandis
que Porthos  promettait Á son  adversaire de  le  perforer de tous les coups
connus dans l'escrime.
     " Et d'un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.
     -- Mais pourquoi cet homme  s'est-il attaquÊ Á Porthos plutÆt qu'Á tout
autre ? demanda Aramis.
     -- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l'a pris pour
le chef, dit d'Artagnan.
     -- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne Êtait un puits de sagesse
" , murmura Athos.
     Et les voyageurs continuÉrent leur route.
     A  Beauvais,  on  s'arrËta  deux heures,  tant  pour faire souffler les
chevaux  que pour attendre Porthos. Au bout de  deux  heures, comme  Porthos
n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.
     A une lieue de Beauvais, Á un endroit oÝ le chemin se trouvait resserrÊ
entre  deux talus, on rencontra huit  ou dix hommes qui, profitant de ce que
la  route Êtait  dÊpavÊe en  cet endroit,  avaient l'air d'y travailler en y
creusant des trous et en pratiquant des orniÉres boueuses.
     Aramis, craignant de salir  ses bottes dans ce mortier  artificiel, les
apostropha  durement.  Athos  voulut  le retenir,  il Êtait  trop  tard. Les
ouvriers  se  mirent Á railler  les  voyageurs, et  firent perdre  par  leur
insolence  la tËte  mËme au froid Athos  qui poussa  son cheval  contre l'un
d'eux.
     Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossÊ et  y prit un mousquet
cachÊ ; il en rÊsulta que nos sept voyageurs furent littÊralement passÊs par
les armes. Aramis reÚut une balle qui lui  traversa  l'Êpaule, et Mousqueton
une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas
des  reins.  Cependant Mousqueton seul tomba de  cheval, non  pas  qu'il fÙt
griÉvement blessÊ, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il
crut Ëtre plus dangereusement blessÊ qu'il ne l'Êtait.
     " C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brÙlons pas une amorce, et en
route. "
     Aramis,  tout blessÊ qu'il Êtait, saisit la criniÉre de son cheval, qui
l'emporta  avec  les autres.  Celui  de Mousqueton  les avait  rejoints,  et
galopait tout seul Á son rang.
     " Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
     -- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan  ; le mien a ÊtÊ emportÊ
par une balle. C'est bien heureux, ma foi,  que la lettre que je porte n'ait
pas ÊtÊ dedans.
     -- Ah  ÚÁ, mais  ils vont  tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit
Aramis.
     -- Si Porthos Êtait sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant,
dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne se sera dÊgrisÊ. "
     Et l'on galopa  encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent
si fatiguÊs,  qu'il  Êtait  Á  craindre  qu'ils  ne  refusassent  bientÆt le
service.
     Les  voyageurs avaient pris la traverse,  espÊrant de  cette faÚon Ëtre
moins inquiÊtÊs, mais,  Á CrÉve-coeur, Aramis dÊclara qu'il ne pouvait aller
plus loin. En effet,  il avait fallu tout le courage qu'il  cachait  sous sa
forme ÊlÊgante  et  sous ses faÚons  polies pour  arriver jusque-lÁ. A  tout
moment il p×lissait, et l'on Êtait obligÊ de le soutenir sur son cheval ; on
le descendit  Á la porte  d'un cabaret, on lui  laissa  Bazin qui, au reste,
dans une  escarmouche,  Êtait plus embarrassant  qu'utile, et  l'on repartit
dans l'espÊrance d'aller coucher Á Amiens.
     " Morbleu !  dit  Athos, quand ils se retrouvÉrent en route,  rÊduits Á
deux maÏtres et Á Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe,
et je vous rÊponds qu'ils ne  me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l'ÊpÊe
d'ici Á Calais. J'en jure...
     -- Ne jurons pas, dit d'Artagnan,  galopons, si toutefois nos chevaux y
consentent. "
     Et les  voyageurs  enfoncÉrent  leurs Êperons  dans le ventre  de leurs
chevaux, qui, vigoureusement  stimulÊs, retrouvÉrent des forces. On arriva Á
Amiens Á minuit, et l'on descendit Á l'auberge du Lis d'Or .
     L'hÆtelier avait l'air du plus  honnËte homme de la terre, il reÚut les
voyageurs son  bougeoir  d'une main et son bonnet de coton  de l'autre ;  il
voulut  loger  les   deux  voyageurs  chacun  dans  une  charmante  chambre,
malheureusement  chacune de ces  chambres Êtait Á  l'extrÊmitÊ  de  l'hÆtel.
D'Artagnan  et  Athos  refusÉrent  ;  l'hÆte  rÊpondit  qu'il  n'y  en avait
cependant  pas d'autres  dignes  de  Leurs Excellences  ; mais les voyageurs
dÊclarÉrent  qu'ils coucheraient dans  la  chambre  commune,  chacun sur  un
matelas qu'on leur jetterait  Á terre. L'hÆte insista, les voyageurs tinrent
bon ; il fallut faire ce qu'ils voulurent.
     Ils venaient  de  disposer  leur lit  et  de  barricader leur  porte en
dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils demandÉrent qui Êtait lÁ,
reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.
     En effet, c'Êtaient Planchet et Grimaud.
     "  Grimaud  suffira  pour  garder  les chevaux, dit Planchet  ; si  ces
Messieurs  veulent,  je coucherai  en  travers de  leur  porte  ;  de  cette
faÚon-lÁ, ils seront sÙrs qu'on n'arrivera pas jusqu'Á eux.
     --  Et sur  quoi coucheras-tu  ? dit  d'Artagnan.-- Voici mon lit  "  ,
rÊpondit Planchet.
     Et il montra une botte de paille.
     " Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison  : la figure de l'hÆte ne me
convient pas, elle est trop gracieuse.
     -- Ni Á moi non plus " , dit Athos.
     Planchet monta  par  la  fenËtre,  s'installa  en travers de  la porte,
tandis  que  Grimaud  allait s'enfermer dans l'Êcurie,  rÊpondant qu'Á  cinq
heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prËts.
     La nuit  fut assez tranquille, on essaya  bien vers les  deux heures du
matin  d'ouvrir  la porte ;, mais comme Planchet  se  rÊveilla en sursaut et
cria : -- Qui va lÁ ? -- on rÊpondit qu'on se trompait, et on s'Êloigna.
     A quatre heures du matin, on entendit un  grand bruit dans les Êcuries.
Grimaud avait voulu rÊveiller les  garÚons d'Êcurie, et les garÚons d'Êcurie
le  battaient. Quand  on ouvrit  la  fenËtre, on vit  le pauvre garÚon  sans
connaissance, la tËte fendue d'un coup de manche Á fourche.
     Planchet  descendit dans la cour et  voulut  seller  les chevaux  ; les
chevaux Êtaient fourbus.  Celui  de Mousqueton seul,  qui avait voyagÊ  sans
maÏtre pendant cinq  ou six heures la veille, aurait pu continuer la route ;
mais, par une erreur  inconcevable, le chirurgien  vÊtÊrinaire  qu'on  avait
envoyÊ chercher, Á ce qu'il paraÏt, pour  saigner le cheval de l'hÆte, avait
saignÊ celui de Mousqueton.
     Cela commenÚait Á devenir  inquiÊtant : tous  ces accidents  successifs
Êtaient peut-Ëtre le rÊsultat du  hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien
Ëtre  le  fruit  d'un  complot.  Athos  et d'Artagnan sortirent, tandis  que
Planchet allait s'informer s'il n'y  avait pas trois  chevaux  Á vendre dans
les  environs.  A la  porte  Êtaient deux  chevaux tout  ÊquipÊs,  frais  et
vigoureux. Cela faisait bien l'affaire. Il demanda oÝ Êtaient les  maÏtres ;
on lui dit que les maÏtres avaient passÊ la nuit dans l'auberge et rÊglaient
leur compte Á cette heure avec le maÏtre.
     Athos  descendit  pour  payer la  dÊpense,  tandis  que  d'Artagnan  et
Planchet se tenaient  sur la porte  de la rue ;  l'hÆtelier Êtait  dans  une
chambre basse et reculÊe, on pria Athos d'y passer.
     Athos entra sans  dÊfiance et  tira  deux pistoles pour  payer : l'hÆte
Êtait seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs Êtait entrouvert.
Il prit l'argent que  lui prÊsenta Athos, le tourna et le retourna dans  ses
mains, et tout Á coup, s'Êcriant que la piÉce Êtait fausse, il dÊclara qu'il
allait le faire arrËter, lui et son compagnon, comme faux-monnayeurs.
     "  DrÆle !  dit Athos,  en  marchant  sur  lui,  je vais te couper  les
oreilles ! "
     Au mËme moment, quatre hommes armÊs jusqu'aux dents entrÉrent  par  les
portes latÊrales et se jetÉrent sur Athos.
     "  Je suis pris, cria  Athos de toutes  les forces de ses poumons ;  au
large, d'Artagnan ! pique, pique ! " et il l×cha deux coups de pistolet.
     D'Artagnan et Planchet  ne se  le  firent pas rÊpÊter Á deux fois,  ils
dÊtachÉrent les deux chevaux qui attendaient Á  la  porte, sautÉrent dessus,
leur enfoncÉrent leurs Êperons dans le ventre et partirent au triple galop.
     "  Sais-tu ce  qu'est  devenu Athos ? demanda d'Artagnan  Á Planchet en
courant.
     -- Ah !  Monsieur,  dit Planchet, j'en  ai vu tomber  deux Á  ses  deux
coups, et  il m'a  semblÊ, Á travers la porte vitrÊe, qu'il ferraillait avec
les autres.
     --  Brave  Athos !  murmura d'Artagnan. Et quand  on pense  qu'il  faut
l'abandonner ! Au reste,  autant nous attend peut-Ëtre Á deux pas d'ici.  En
avant, Planchet, en avant ! tu es un brave homme.
     --  Je  vous l'ai dit, Monsieur, rÊpondit Planchet, les Picards,  Úa se
reconnaÏt Á l'user ; d'ailleurs je suis ici dans mon pays, Úa m'excite. "
     Et  tous  deux, piquant  de  plus belle, arrivÉrent Á  Saint-Omer d'une
seule traite. A Saint-Omer, ils firent souffler les chevaux la bride  passÊe
Á leurs bras, de peur d'accident, et mangÉrent un morceau sur le  pouce tout
debout dans la rue ; aprÉs quoi ils repartirent.
     A cent pas des portes de Calais,  le cheval de d'Artagnan s'abattit, et
il n'y eut pas moyen de le faire se relever : le sang lui sortait par le nez
et par les yeux ;  restait celui de Planchet,  mais celui-lÁ s'Êtait arrËtÊ,
et il n'y eut plus moyen de le faire repartir.
     Heureusement, comme nous  l'avons  dit,  ils Êtaient  Á cent pas  de la
ville ; ils laissÉrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au
port.  Planchet fit remarquer Á son maÏtre un gentilhomme  qui arrivait avec
son valet et qui ne les prÊcÊdait que d'une cinquantaine de pas.
     Ils  s'approchÉrent  vivement  de ce  gentilhomme,  qui paraissait fort
affairÊ. Il avait ses  bottes couvertes de poussiÉre, et s'informait s'il ne
pourrait point passer Á l'instant mËme en Angleterre.
     " Rien ne  serait plus facile, rÊpondit le patron d'un b×timent prËt  Á
mettre Á la voile ; mais, ce matin, est arrivÊ l'ordre de ne laisser  partir
personne sans une permission expresse de M. le cardinal.
     -- J'ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier de  sa
poche ; la voici.
     --  Faites-la viser  par  le  gouverneur du port,  dit  le  patron,  et
donnez-moi la prÊfÊrence.
     -- OÝ trouverai-je le gouverneur ?
     -- A sa campagne.
     -- Et cette campagne est situÊe ?
     --  A un  quart de lieue de la ville  ; tenez, vous  la voyez d'ici, au
pied de cette petite Êminence, ce toit en ardoises.
     -- TrÉs bien ! " dit le gentilhomme.
     Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du
gouverneur.
     D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme  Á  cinq  cents  pas de
distance.
     Une  fois hors de  la  ville,  d'Artagnan pressa le pas et rejoignit le
gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
     " Monsieur, lui dit d'Artagnan, vous me paraissez fort pressÊ ?
     -- On ne peut plus pressÊ, Monsieur.
     -- J'en suis dÊsespÊrÊ,  dit d'Artagnan, car, comme je suis trÉs pressÊ
aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.
     -- Lequel ?
     -- De me laisser passer le premier.
     --  Impossible,  dit  le  gentilhomme,  j'ai  fait soixante  lieues  en
quarante- quatre heures, et il faut que demain Á midi je sois Á Londres.
     -- J'ai fait le mËme chemin en quarante heures, et il faut que demain Á
dix heures du matin je sois Á Londres.
     --  DÊsespÊrÊ, Monsieur ;  mais  je  suis arrivÊ  le  premier et je  ne
passerai pas le second.
     -- DÊsespÊrÊ, Monsieur ; mais je suis arrivÊ le second,  et je passerai
le premier.
     -- Service du roi ! dit le gentilhomme.
     -- Service de moi ! dit d'Artagnan.
     --  Mais  c'est  une  mauvaise querelle que vous me  cherchez lÁ, ce me
semble.
     -- Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?
     -- Que dÊsirez-vous ?
     -- Vous voulez le savoir ?
     -- Certainement.
     -- Eh bien, je veux l'ordre dont vous Ëtes porteur, attendu que je n'en
ai pas, moi, et qu'il m'en faut un.
     -- Vous plaisantez, je prÊsume.
     -- Je ne plaisante jamais.
     -- Laissez-moi passer !
     -- Vous ne passerez pas.
     -- Mon  brave jeune homme, je  vais vous casser la tËte. HolÁ,  Lubin !
mes pistolets.
     --  Planchet,  dit  d'Artagnan,  charge-toi  du  valet, je me charge du
maÏtre. "
     Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme  il
Êtait fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le
genou sur la poitrine.
     " Faites votre affaire, Monsieur,  dit Planchet  ; moi,  j'ai  fait  la
mienne. "
     Voyant cela, le  gentilhomme tira  son ÊpÊe et fondit sur d'Artagnan  ;
mais il avait affaire Á forte partie.
     En trois secondes d'Artagnan lui fournit trois coups d'ÊpÊe en disant Á
chaque coup :
     " Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. "
     Au troisiÉme coup, le gentilhomme tomba comme une masse.
     D'Artagnan  le crut mort, ou tout au moins  Êvanoui, et s'approcha pour
lui  prendre l'ordre ;  mais au moment  oÝ il Êtendait  le  bras  afin de le
fouiller, le blessÊ qui  n'avait pas  l×chÊ son ÊpÊe, lui porta  un coup  de
pointe dans la poitrine en disant :
     " Un pour vous.
     -- Et un pour moi ! au dernier les bons ! " s'Êcria d'Artagnan furieux,
en le clouant par terre d'un quatriÉme coup d'ÊpÊe dans le ventre.
     Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s'Êvanouit.
     D'Artagnan fouilla dans la  poche oÝ il l'avait vu  remettre l'ordre de
passage, et le prit. Il Êtait au nom du comte de Wardes.
     Puis, jetant un dernier  coup d'oeil sur le beau jeune homme, qui avait
vingt-cinq ans  Á peine et qu'il laissait lÁ,  gisant, privÊ de sentiment et
peut-Ëtre mort, il poussa un soupir sur cette Êtrange destinÊe qui porte les
hommes Á se dÊtruire les uns les autres pour  les intÊrËts de gens  qui leur
sont Êtrangers et qui souvent ne savent pas mËme qu'ils existent.
     Mais il fut bientÆt tirÊ de ces rÊflexions par Lubin, qui poussait  des
hurlements et criait de toutes ses forces au secours.
     Planchet lui appliqua  la  main  sur la  gorge et serra de  toutes  ses
forces.
     " Monsieur,  dit-il, tant que  je  le tiendrai ainsi, il ne criera pas,
j'en suis bien sÙr ;  mais aussitÆt que je le l×cherai, il  va se remettre Á
crier. Je le reconnais pour un Normand, et les Normands sont entËtÊs. "
     En effet, tout comprimÊ qu'il Êtait, Lubin essayait encore de filer des
sons.
     " Attends ! " dit d'Artagnan.
     Et prenant son mouchoir, il le b×illonna.
     " Maintenant, dit Planchet, lions-le Á un arbre. "
     La chose  fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes prÉs
de son domestique ; et comme la nuit commenÚait Á tomber  et que le garrottÊ
et le blessÊ Êtaient tous deux Á quelques pas dans le bois, il Êtait Êvident
qu'ils devaient rester jusqu'au lendemain.
     " Et maintenant, dit d'Artagnan, chez le gouverneur !
     -- Mais vous Ëtes blessÊ, ce me semble ? dit Planchet.
     -- Ce n'est  rien, occupons-nous du plus pressÊ ; puis nous reviendrons
Á ma blessure, qui, au reste, ne me paraÏt pas trÉs dangereuse. "
     Et tous deux s'acheminÉrent  Á grands pas  vers  la  campagne  du digne
fonctionnaire.
     On annonÚa M. le comte de Wardes.
     D'Artagnan fut introduit.
     " Vous avez un ordre signÊ du cardinal ? dit le gouverneur.
     -- Oui, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan, le voici.
     -- Ah ! ah ! il est en rÉgle et bien recommandÊ, dit le gouverneur.
     -- C'est tout simple, rÊpondit d'Artagnan, je suis de ses plus fidÉles.
     -- Il paraÏt que Son Eminence  veut empËcher quelqu'un  de  parvenir en
Angleterre.
     -- Oui, un certain d'Artagnan, un gentilhomme bÊarnais qui est parti de
Paris avec trois de ses amis dans l'intention de gagner Londres.
     -- Le connaissez-vous personnellement ? demanda le gouverneur.
     -- Qui cela ?
     -- Ce d'Artagnan ?
     -- A merveille.
     -- Donnez-moi son signalement alors.
     -- Rien de plus facile. "
     Et d'Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.
     " Est-il accompagnÊ ? demanda le gouverneur.
     -- Oui, d'un valet nommÊ Lubin.
     -- On veillera sur  eux, et si on leur met la main dessus, Son Eminence
peut Ëtre tranquille, ils seront reconduits Á Paris sous bonne escorte.
     -- Et ce  faisant, Monsieur  le gouverneur, dit  d'Artagnan, vous aurez
bien mÊritÊ du cardinal.
     -- Vous le reverrez Á votre retour, Monsieur le comte ?
     -- Sans aucun doute.
     -- Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
     -- Je n'y manquerai pas. "
     Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa  le  laissez-passer et
le remit Á d'Artagnan.
     D'Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le
gouverneur, le remercia et partit.
     Une  fois dehors,  lui et  Planchet prirent leur course, et faisant  un
long dÊtour, ils ÊvitÉrent le bois et rentrÉrent par une autre porte.
     Le  b×timent Êtait toujours prËt Á  partir, le patron attendait  sur le
port.
     " Eh bien ? dit-il en apercevant d'Artagnan.
     -- Voici ma passe visÊe, dit celui-ci.
     -- Et cet autre gentilhomme ?
     --  Il   ne   partira  pas  aujourd'hui,  dit  d'Artagnan,  mais  soyez
tranquille, je paierai le passage pour nous deux.
     -- En ce cas, partons, dit le patron.
     -- Partons ! " rÊpÊta d'Artagnan.
     Et il  sauta  avec  Planchet  dans le  canot ;  cinq minutes aprÉs, ils
Êtaient Á bord.
     Il Êtait  temps : Á une  demi-lieue en  mer, d'Artagnan vit briller une
lumiÉre et entendit une dÊtonation.
     C'Êtait le coup de canon qui annonÚait la fermeture du port.
     Il  Êtait  temps de s'occuper de  sa  blessure  ;  heureusement,  comme
l'avait  pensÊ d'Artagnan, elle n'Êtait pas des plus dangereuses : la pointe
de l'ÊpÊe  avait  rencontrÊ une cÆte et avait glissÊ  le long  de  l'os ; de
plus, la chemise s'Êtait collÊe  aussitÆt Á la plaie, et Á peine  avait-elle
rÊpandu quelques gouttes de sang.
     D'Artagnan Êtait brisÊ de  fatigue :  on lui Êtendit un  matelas sur le
pont, il se jeta dessus et s'endormit.
     Le lendemain, au  point du jour, il se trouva  Á trois ou quatre lieues
seulement des cÆtes  d'Angleterre ; la brise avait ÊtÊ faible toute la nuit,
et l'on avait peu marchÊ.
     A dix heures, le b×timent jetait l'ancre dans le port de Douvres.
     A  dix  heures  et  demie,  d'Artagnan  mettait  le  pied sur  la terre
d'Angleterre, en s'Êcriant :
     " Enfin, m'y voilÁ ! "
     Mais ce n'Êtait pas tout : il fallait gagner Londres. En Angleterre, la
poste  Êtait assez  bien servie. D'Artagnan  et  Planchet  prirent chacun un
bidet, un postillon courut devant eux ; en quatre heures ils  arrivÉrent aux
portes de la capitale.
     D'Artagnan ne connaissait pas  Londres, d'Artagnan ne savait pas un mot
d'anglais ; mais  il Êcrivit le nom de Buckingham sur un  papier, et  chacun
lui indiqua l'hÆtel du duc.
     Le duc Êtait Á la chasse Á Windsor, avec le roi.
     D'Artagnan demanda  le  valet  de  chambre de  confiance  du  duc, qui,
l'ayant accompagnÊ dans tous ses voyages, parlait parfaitement franÚais ; il
lui  dit  qu'il arrivait de Paris pour affaire  de vie et de  mort, et qu'il
fallait qu'il parl×t Á son maÏtre Á l'instant mËme.
     La  confiance avec laquelle parlait  d'Artagnan convainquit  Patrice  ;
c'Êtait le nom de ce ministre du  ministre. Il fit seller deux chevaux et se
chargea de conduire le jeune garde. Quant Á Planchet, on l'avait descendu de
sa monture,  raide comme  un jonc  :  le pauvre garÚon Êtait  au bout de ses
forces ; d'Artagnan semblait de fer.
     On  arriva  au  ch×teau ; lÁ on se renseigna  :  le roi  et  Buckingham
chassaient Á l'oiseau dans des marais situÊs Á deux ou trois lieues de lÁ.
     En vingt minutes on fut au  lieu indiquÊ.  BientÆt Patrice  entendit la
voix de son maÏtre, qui appelait son faucon.
     " Qui faut-il que j'annonce Á Milord duc ? demanda Patrice.
     -- Le jeune homme qui, un soir, lui a cherchÊ une querelle sur le Pont-
Neuf, en face de la Samaritaine.
     -- SinguliÉre recommandation !
     -- Vous verrez qu'elle en vaut bien une autre. "
     Patrice mit son cheval  au galop, atteignit le duc et  lui annonÚa dans
les termes que nous avons dits qu'un messager l'attendait.
     Buckingham reconnut  d'Artagnan  Á  l'instant  mËme, et se  doutant que
quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle,
il ne prit que le temps de demander oÝ Êtait celui qui la lui apportait ; et
ayant reconnu de loin l'uniforme des gardes,  il mit son  cheval au galop et
vint droit Á d'Artagnan. Patrice, par discrÊtion, se tint Á l'Êcart.
     "  Il  n'est  point arrivÊ malheur  Á la  reine ?  s'Êcria  Buckingham,
rÊpandant toute sa pensÊe et tout son amour dans cette interrogation.
     --  Je ne crois  pas ; cependant  je crois  qu'elle court quelque grand
pÊril dont Votre Gr×ce seule peut la tirer.
     -- Moi ? s'Êcria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez heureux pour lui
Ëtre bon Á quelque chose ! Parlez ! parlez !
     -- Prenez cette lettre, dit d'Artagnan.
     -- Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?
     -- De Sa MajestÊ, Á ce que je pense.
     -- De  Sa MajestÊ ! "  dit Buckingham, p×lissant si fort que d'Artagnan
crut qu'il allait se trouver mal.
     Et il brisa le cachet.
     "  Quelle est  cette  dÊchirure ?  dit-il en montrant Á  d'Artagnan  un
endroit oÝ elle Êtait percÊe Á jour.
     -- Ah ! ah ! dit d'Artagnan,  je n'avais pas vu cela  ; c'est l'ÊpÊe du
comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.
     -- Vous Ëtes blessÊ ? demanda Buckingham en rompant le cachet.
     -- Oh ! rien ! dit d'Artagnan, une Êgratignure.
     -- Juste Ciel  ! qu'ai-je lu ! s'Êcria le duc.  Patrice, reste ici,  ou
plutÆt  rejoins le roi partout oÝ il  sera,  et dis Á Sa MajestÊ que  je  la
supplie bien humblement de m'excuser, mais  qu'une affaire de la  plus haute
importance me rappelle Á Londres. Venez, Monsieur, venez. "
     Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.







     Tout  le  long  de  la  route,  le  duc  se  fit mettre au courant  par
d'Artagnan non pas de  tout  ce qui s'Êtait passÊ, mais de ce que d'Artagnan
savait. En rapprochant ce qu'il  avait entendu  sortir de la bouche du jeune
homme  de ses souvenirs Á lui, il  put  donc se faire  une idÊe assez exacte
d'une position de la gravitÊ  de laquelle, au reste, la lettre de la  reine,
si courte  et si peu explicite  qu'elle fÙt, lui  donnait la mesure. Mais ce
qui l'Êtonnait surtout, c'est que le cardinal,  intÊressÊ comme il l'Êtait Á
ce que le jeune homme ne mÏt pas le pied en Angleterre, ne fÙt point parvenu
Á  l'arrËter  en  route.  Ce  fut alors,  et sur  la  manifestation  de  cet
Êtonnement, que  d'Artagnan lui raconta  les prÊcautions prises, et comment,
gr×ce au dÊvouement de ses trois amis qu'il avait ÊparpillÊs  tout sanglants
sur la route, il Êtait arrivÊ Á en Ëtre quitte pour le coup d'ÊpÊe qui avait
traversÊ  le billet de la reine, et  qu'il avait rendu Á  M. de Wardes en si
terrible  monnaie.  Tout en  Êcoutant ce  rÊcit, fait  avec  la plus  grande
simplicitÊ,  le duc regardait de temps en  temps le  jeune  homme  d'un  air
ÊtonnÊ, comme s'il  n'eÙt pas pu comprendre que tant de prudence, de courage
et de dÊvouement  s'alli×t avec  un visage qui n'indiquait  pas encore vingt
ans.
     Les chevaux allaient comme  le vent, et en quelques minutes  ils furent
aux portes de Londres. D'Artagnan avait cru qu'en arrivant dans la ville  le
duc allait ralentir  l'allure  du  sien,  mais  il n'en fut  pas ainsi  : il
continua sa route  Á fond de train, s'inquiÊtant peu de  renverser ceux  qui
Êtaient  sur  son  chemin. En  effet,  en traversant la CitÊ, deux ou  trois
accidents de ce genre arrivÉrent ; mais  Buckingham ne  dÊtourna pas mËme la
tËte  pour  regarder  ce  qu'Êtaient  devenus  ceux  qu'il  avait  culbutÊs.
D'Artagnan le  suivait au  milieu  de  cris  qui  ressemblaient  fort Á  des
malÊdictions.
     En entrant  dans la  cour de l'hÆtel, Buckingham  sauta  Á bas  de  son
cheval, et, sans s'inquiÊter  de ce qu'il deviendrait, il lui jeta  la bride
sur le cou et s'ÊlanÚa vers le perron. D'Artagnan en fit autant, avec un peu
plus  d'inquiÊtude,  cependant,  pour  ces nobles animaux dont il  avait  pu
apprÊcier le mÊrite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre
valets  s'Êtaient dÊjÁ  ÊlancÊs des cuisines et des Êcuries, et s'emparaient
aussitÆt de leurs montures.
     Le duc marchait  si rapidement, que d'Artagnan avait peine Á le suivre.
Il  traversa  successivement  plusieurs salons d'une ÊlÊgance dont les  plus
grands seigneurs  de  France n'avaient pas mËme l'idÊe, et il parvint  enfin
dans une chambre Á  coucher qui  Êtait  Á  la  fois un miracle de goÙt et de
richesse.  Dans l'alcÆve  de cette chambre  Êtait  une porte, prise  dans la
tapisserie,  que  le duc ouvrit avec  une  petite  clef d'or  qu'il  portait
suspendue Á son cou par une chaÏne du mËme mÊtal. Par discrÊtion, d'Artagnan
Êtait restÊ en arriÉre ; mais au  moment oÝ Buckingham franchissait le seuil
de cette porte, il se retourna, et voyant l'hÊsitation du jeune homme :
     " Venez, lui dit-il,  et  si vous  avez  le bonheur d'Ëtre admis en  la
prÊsence de Sa MajestÊ, dites-lui ce que vous avez vu. "
     EncouragÊ par  cette invitation, d'Artagnan suivit le duc, qui  referma
la porte derriÉre lui.
     Tous deux  se trouvÉrent alors dans une  petite chapelle toute tapissÊe
de soie de Perse et brochÊe d'or,  ardemment ÊclairÊe par un grand nombre de
bougies. Au-dessus d'une espÉce d'autel, et au-dessous  d'un dais de velours
bleu surmontÊ de plumes blanches et  rouges,  Êtait  un portrait de grandeur
naturelle  reprÊsentant Anne  d'Autriche,  si parfaitement ressemblant,  que
d'Artagnan  poussa un cri  de  surprise  : on  eÙt cru que  la reine  allait
parler.
     Sur l'autel, et au-dessous du portrait, Êtait le coffret qui renfermait
les ferrets de diamants.
     Le duc s'approcha de l'autel, s'agenouilla comme eÙt pu faire un prËtre
devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.
     "  Tenez, lui dit-il  en  tirant du coffre un  gros noeud de ruban bleu
tout  Êtincelant  de  diamants  ;  tenez, voici  ces  prÊcieux ferrets  avec
lesquels  j'avais fait  le serment  d'Ëtre enterrÊ.  La  reine me  les avait
donnÊs,  la  reine me  les reprend :  sa volontÊ, comme celle de Dieu,  soit
faite en toutes choses. "
     Puis il se mit  Á baiser  les  uns aprÉs les autres ces ferrets dont il
fallait se sÊparer. Tout Á coup, il poussa un cri terrible.
     "  Qu'y  a-t-il  ? demanda  d'Artagnan  avec  inquiÊtude,  et  que vous
arrive-t-il, Milord ?
     -- Il y a que tout est perdu, s'Êcria Buckingham en devenant p×le comme
un trÊpassÊ ; deux de ces ferrets manquent, il n'y en a plus que dix.
     -- Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu'on les lui ait volÊs ?
     -- On me les a volÊs, reprit le duc, et c'est le cardinal qui a fait le
coup. Tenez, voyez, les rubans qui  les  soutenaient ont ÊtÊ coupÊs avec des
ciseaux.
     -- Si Milord pouvait  se douter qui  a  commis  le  vol... Peut-Ëtre la
personne les a-t-elle encore entre les mains.
     -- Attendez, attendez ! s'Êcria le duc.  La seule fois que j'ai mis ces
ferrets, c'Êtait au bal du roi, il y a huit jours, Á Windsor. La comtesse de
Winter, avec laquelle j'Êtais brouillÊ, s'est rapprochÊe de moi Á ce bal. Ce
raccommodement, c'Êtait une  vengeance de femme  jalouse. Depuis ce jour, je
ne l'ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.
     -- Mais il en a donc dans le monde entier ! s'Êcria d'Artagnan.
     -- Oh  ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colÉre ; oui,
c'est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu ce bal ?
     -- Lundi prochain.
     --  Lundi prochain  ! cinq jours encore, c'est  plus de temps  qu'il ne
nous en faut. Patrice !  s'Êcria le duc en ouvrant la porte de la  chapelle,
Patrice ! "
     Son valet de chambre de confiance parut.
     " Mon joaillier et mon secrÊtaire ! "
     Le  valet  de chambre  sortit avec une  promptitude  et  un mutisme qui
prouvaient  l'habitude  qu'il  avait  contractÊe d'obÊir aveuglÊment et sans
rÊplique.
     Mais, quoique ce fÙt le joaillier qui eÙt ÊtÊ appelÊ le premier, ce fut
le secrÊtaire qui parut  d'abord. C'Êtait  tout simple, il habitait l'hÆtel.
Il trouva Buckingham assis devant une  table dans  sa chambre Á coucher,  et
Êcrivant quelques ordres de sa propre main.
     " Monsieur Jackson,  lui dit-il, vous allez  vous rendre de ce pas chez
le  lord-chancelier,  et lui dire que  je  le  charge de l'exÊcution  de ces
ordres. Je dÊsire qu'ils soient promulguÊs Á l'instant mËme.
     --  Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m'interroge sur les motifs
qui  ont  pu  porter  Votre  Gr×ce  Á  une  mesure  si  extraordinaire,  que
rÊpondrai-je ?
     -- Que tel a ÊtÊ mon bon plaisir, et  que je n'ai de  compte Á rendre Á
personne de ma volontÊ.
     -- Sera-ce  la rÊponse qu'il devra transmettre Á  Sa MajestÊ, reprit en
souriant  le secrÊtaire, si  par  hasard Sa  MajestÊ  avait la  curiositÊ de
savoir  pourquoi  aucun  vaisseau ne peut  sortir des ports  de  la  Grande-
Bretagne ?
     --  Vous  avez raison, Monsieur, rÊpondit Buckingham ; il  dirait en ce
cas au roi que j'ai dÊcidÊ la guerre, et  que cette mesure  est  mon premier
acte d'hostilitÊ contre la France. "
     Le secrÊtaire s'inclina et sortit.
     " Nous voilÁ tranquilles de ce cÆtÊ, dit  Buckingham en  se  retournant
vers d'Artagnan. Si les ferrets ne sont  point dÊjÁ  partis pour  la France,
ils n'y arriveront qu'aprÉs vous.
     -- Comment cela ?
     -- Je viens de mettre un embargo sur tous les b×timents qui se trouvent
Á cette  heure dans les  ports  de  Sa MajestÊ,  et, Á moins  de  permission
particuliÉre, pas un seul n'osera lever l'ancre. "
     D'Artagnan  regarda avec stupÊfaction cet homme qui  mettait le pouvoir
illimitÊ dont il Êtait revËtu par  la confiance d'un roi  au service de  ses
amours. Buckingham vit,  Á l'expression du visage du jeune homme,  ce qui se
passait dans sa pensÊe, et il sourit.
     "  Oui, dit-il,  oui, c'est qu'Anne d'Autriche est ma vÊritable reine ;
sur un mot d'elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais
mon  Dieu.  Elle  m'a demandÊ  de  ne point envoyer  aux protestants  de  La
Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l'ai fait. Je manquais Á
ma parole,  mais qu'importe  ! j'obÊissais Á son dÊsir  ; n'ai-je point  ÊtÊ
grandement payÊ de mon obÊissance, dites  ? car c'est Á cette obÊissance que
je dois son portrait. "
     D'Artagnan  admira  Á  quels  fils fragiles  et inconnus  sont  parfois
suspendues les destinÊes d'un peuple et la vie des hommes.
     Il en Êtait au plus profond de ses rÊflexions, lorsque  l'orfÉvre entra
: c'Êtait un Irlandais  des plus habiles dans son  art,  et qui avouait lui-
mËme qu'il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
     " Monsieur O'Reilly, lui dit le duc en le conduisant  dans la chapelle,
voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu'ils valent la piÉce. "
     L'orfÉvre  jeta un  seul  coup d'oeil sur la  faÚon  ÊlÊgante dont  ils
Êtaient montÊs, calcula  l'un dans l'autre  la valeur des diamants,  et sans
hÊsitation aucune :
     " Quinze cents pistoles la piÉce, Milord, rÊpondit-il.
     -- Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-lÁ ?
Vous voyez qu'il en manque deux.
     -- Huit jours, Milord.
     --  Je  les  paierai trois  mille  pistoles la piÉce, il  me  les  faut
aprÉs-demain.
     -- Milord les aura.
     -- Vous Ëtes un homme prÊcieux, Monsieur O'Reilly, mais ce n'est pas le
tout : ces ferrets ne peuvent Ëtre confiÊs Á personne, il faut qu'ils soient
faits dans ce palais.
     -- Impossible, Milord,  il n'y a que moi qui  puisse les exÊcuter  pour
qu'on ne voie pas la diffÊrence entre les nouveaux et les anciens.
     -- Aussi, mon cher Monsieur O'Reilly, vous Ëtes mon prisonnier, et vous
voudriez  sortir Á cette heure de  mon palais que vous ne le pourriez  pas ;
prenez-en donc  votre parti. Nommez-moi ceux de vos garÚons dont  vous aurez
besoin, et dÊsignez-moi les ustensiles qu'ils doivent apporter. "
     L'orfÉvre  connaissait  le duc, il savait  que toute  observation Êtait
inutile, il en prit donc Á l'instant mËme son parti.
     " Il me sera permis de prÊvenir ma femme ? demanda-t-il.
     -- Oh ! il vous sera mËme permis de la voir, mon cher Monsieur O'Reilly
: votre captivitÊ sera douce, soyez tranquille  ;  et comme tout dÊrangement
vaut  un dÊdommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de
mille pistoles pour vous faire oublier l'ennui que je vous cause. "
     D'Artagnan ne revenait pas de  la surprise que lui causait ce ministre,
qui remuait Á pleines mains les hommes et les millions.
     Quant  Á l'orfÉvre,  il Êcrivit  Á sa femme en  lui envoyant le bon  de
mille pistoles, et en  la  chargeant de lui  retourner en  Êchange son  plus
habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait  le poids et
le titre, et une liste des outils qui lui Êtaient nÊcessaires.
     Buckingham conduisit l'orfÉvre dans la chambre qui lui  Êtait destinÊe,
et qui, au bout d'une demi-heure, fut  transformÊe en  atelier. Puis il  mit
une sentinelle  Á  chaque porte, avec dÊfense de  laisser entrer  qui que ce
fÙt, Á l'exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter
qu'il Êtait absolument dÊfendu Á  l'orfÉvre O'Reilly et Á son aide de sortir
sous  quelque  prÊtexte  que  ce  fÙt.  Ce point  rÊglÊ,  le  duc  revint  Á
d'Artagnan.
     " Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l'Angleterre est Á nous deux ; que
voulez-vous, que dÊsirez-vous ?
     -- Un lit, rÊpondit d'Artagnan ; c'est, pour le  moment, je l'avoue, la
chose dont j'ai le plus besoin. "
     Buckingham donna Á d'Artagnan une  chambre qui touchait Á la sienne. Il
voulait  garder le jeune homme sous sa main, non pas qu'il se dÊfi×t de lui,
mais pour avoir quelqu'un Á qui parler constamment de la reine.
     Une heure aprÉs  fut promulguÊe dans Londres l'ordonnance de ne laisser
sortir des ports aucun b×timent chargÊ  pour la France, pas mËme le paquebot
des lettres. Aux  yeux de tous, c'Êtait une dÊclaration de  guerre entre les
deux royaumes.
     Le surlendemain, Á onze heures,  les  deux ferrets en  diamants Êtaient
achevÊs,  mais  si  exactement  imitÊs, mais  si  parfaitement pareils,  que
Buckingham ne put reconnaÏtre  les nouveaux  des  anciens, et que  les  plus
exercÊs en pareille matiÉre y auraient ÊtÊ trompÊs comme lui.
     AussitÆt il fit appeler d'Artagnan.
     " Tenez, lui  dit-il, voici les ferrets de diamants que  vous Ëtes venu
chercher, et soyez mon tÊmoin que  tout ce que  la puissance humaine pouvait
faire, je l'ai fait.
     --  Soyez tranquille, Milord :  je dirai ce  que  j'ai vu ;  mais Votre
Gr×ce me remet les ferrets sans la boÏte ?
     -- La boÏte vous  embarrasserait.  D'ailleurs la  boÏte m'est  d'autant
plus prÊcieuse, qu'elle me reste seule. Vous direz que je la garde.
     -- Je ferai votre commission mot Á mot, Milord.
     --  Et  maintenant,  reprit Buckingham en regardant  fixement  le jeune
homme, comment m'acquitterai-je jamais envers vous ? "
     D'Artagnan rougit jusqu'au blanc des yeux. Il vit que  le duc cherchait
un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idÊe  que le sang  de
ses compagnons et  le  sien lui  allait Ëtre payÊ  par de  l'or  anglais lui
rÊpugnait Êtrangement.
     " Entendons-nous, Milord, rÊpondit d'Artagnan, et pesons bien les faits
d'avance, afin qu'il n'y ait point de mÊprise. Je suis au service  du roi et
de la  reine de France,  et fais partie de la compagnie des gardes de M. des
Essarts,  lequel,  ainsi  que  son  beau-frÉre  M.  de  TrÊville,  est  tout
particuliÉrement attachÊ Á Leurs MajestÊs. J'ai donc tout fait pour la reine
et rien pour  Votre Gr×ce.  Il y a plus, c'est que peut-Ëtre n'eussÊ-je rien
fait de tout cela, s'il ne se fÙt agi d'Ëtre agrÊable Á quelqu'un qui est ma
dame Á moi, comme la reine est la vÆtre.
     -- Oui, dit le duc en souriant, et je crois mËme connaÏtre cette  autre
personne, c'est...
     --  Milord,  je  ne l'ai point  nommÊe, interrompit  vivement  le jeune
homme.
     --  C'est juste, dit  le duc ;  c'est donc Á cette personne que je dois
Ëtre reconnaissant de votre dÊvouement.
     -- Vous  l'avez  dit, Milord, car justement  Á cette  heure  qu'il  est
question  de  guerre, je  vous avoue que  je ne vois dans  Votre Gr×ce qu'un
Anglais,  et par consÊquent qu'un ennemi que  je serais encore plus enchantÊ
de rencontrer sur le champ de bataille que dans  le parc de Windsor  ou dans
les corridors du Louvre ; ce qui, au reste, ne m'empËchera pas d'exÊcuter de
point  en  point  ma  mission et de  me  faire  tuer,  si  besoin est,  pour
l'accomplir  ;  mais,  je  le  rÊpÉte  Á  Votre  Gr×ce,   sans  qu'elle  ait
personnellement  pour cela plus  Á  me remercier de ce  que je fais pour moi
dans cette seconde entrevue, que de  ce que j'ai dÊjÁ fait pour elle dans la
premiÉre.
     -- Nous disons, nous : " Fier comme un Ecossais " , murmura Buckingham.
     --  Et  nous  disons,  nous  :  " Fier  comme un Gascon  "  ,  rÊpondit
d'Artagnan. Les Gascons sont les Ecossais de la France. "
     D'Artagnan salua le duc et s'apprËta Á partir.
     " Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par oÝ ? Comment ?
     -- C'est vrai.
     -- Dieu me damne ! les FranÚais ne doutent de rien !
     -- J'avais oubliÊ que l'Angleterre  Êtait une Ïle, et que vous en Êtiez
le roi.
     -- Allez au port, demandez le brick le Sund , remettez cette lettre  au
capitaine  ; il vous conduira  Á un petit port  oÝ certes on ne  vous attend
pas, et oÝ n'abordent ordinairement que des b×timents pËcheurs.
     -- Ce port s'appelle ?
     -- Saint-Valery ; mais,  attendez donc : arrivÊ lÁ,  vous entrerez dans
une  mauvaise  auberge  sans nom et  sans  enseigne,  un  vÊritable bouge  Á
matelots ; il n'y a pas Á vous tromper, il n'y en a qu'une.
     -- AprÉs ?
     -- Vous demanderez l'hÆte, et vous lui direz : Forward .
     -- Ce qui veut dire ?
     -- En avant : c'est  le mot  d'ordre. Il vous  donnera  un cheval  tout
sellÊ  et  vous  indiquera le chemin que vous devez suivre ;  vous trouverez
ainsi quatre relais sur votre route.  Si vous voulez, Á chacun d'eux, donner
votre  adresse  Á  Paris, les  quatre  chevaux  vous y  suivront  ; vous  en
connaissez dÊjÁ deux, et vous m'avez paru les apprÊcier en amateur : ce sont
ceux  que nous montions ; rapportez-vous-en  Á moi, les autres ne  leur sont
point infÊrieurs. Ces quatre chevaux sont  ÊquipÊs pour la campagne. Si fier
que vous soyez, vous ne refuserez pas d'en accepter un  et de faire accepter
les  trois  autres  Á  vos compagnons :  c'est  pour nous faire  la  guerre,
d'ailleurs.  La  fin  excuse  les  moyens,  comme  vous  dites,  vous autres
FranÚais, n'est-ce pas ?
     -- Oui, Milord, j'accepte, dit  d'Artagnan ; et s'il plaÏt Á Dieu, nous
ferons bon usage de vos prÊsents.
     --   Maintenant,   votre   main,   jeune   homme   ;   peut-Ëtre   nous
rencontrerons-nous bientÆt sur  le  champ de  bataille ; mais, en attendant,
nous nous quitterons bons amis, je l'espÉre.
     -- Oui, Milord, mais avec l'espÊrance de devenir ennemis bientÆt.
     -- Soyez tranquille, je vous le promets.
     -- Je compte sur votre parole, Milord. "
     D'Artagnan salua le duc et s'avanÚa vivement vers le port.
     En face  la Tour de  Londres,  il  trouva le b×timent dÊsignÊ, remit sa
lettre  au  capitaine,  qui la  fit  viser  par le gouverneur  du  port,  et
appareilla aussitÆt.
     Cinquante b×timents Êtaient en partance et attendaient.
     En  passant  bord Á bord de l'un d'eux,  d'Artagnan crut reconnaÏtre la
femme de Meung, la mËme que le gentilhomme inconnu avait appelÊe " Milady  "
, et que lui, d'Artagnan, avait trouvÊe si belle ;  mais gr×ce au courant du
fleuve et au  bon vent qui soufflait,  son navire allait  si vite qu'au bout
d'un instant on fut hors de vue.
     Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda Á Saint-Valery.
     D'Artagnan se dirigea  Á l'instant mËme vers  l'auberge indiquÊe, et la
reconnut  aux  cris  qui s'en  Êchappaient  :  on parlait  de  guerre  entre
l'Angleterre et la France comme  de  chose prochaine et  indubitable, et les
matelots joyeux faisaient bombance.
     D'Artagnan fendit  la foule, s'avanÚa vers l'hÆte,  et prononÚa le  mot
Forward . A l'instant mËme, l'hÆte lui  fit signe de le suivre, sortit  avec
lui  par  une porte qui donnait dans  la  cour,  le conduisit  Á l'Êcurie oÝ
l'attendait un  cheval  tout  sellÊ,  et lui  demanda  s'il avait besoin  de
quelque autre chose.
     " J'ai besoin de connaÏtre la route que je dois suivre, dit d'Artagnan.
     -- Allez d'ici  Á  Blangy, et de Blangy  Á  Neufch×tel.  A  Neufch×tel,
entrez Á l'auberge de la Herse d'Or , donnez le mot d'ordre Á l'hÆtelier, et
vous trouverez comme ici un cheval tout sellÊ.
     -- Dois-je quelque chose ? demanda d'Artagnan.
     --  Tout  est payÊ,  dit l'hÆte, et largement. Allez donc,  et que Dieu
vous conduise !
     -- Amen ! " rÊpondit le jeune homme en partant au galop.
     Quatre heures aprÉs, il Êtait Á Neufch×tel.
     Il suivit  strictement  les instructions reÚues ; Á Neufch×tel, comme Á
Saint-Valery, il trouva  une monture  toute  sellÊe et  qui l'attendait ; il
voulut transporter  les pistolets de la selle  qu'il venait de quitter  Á la
selle  qu'il  allait  prendre :  les  fontes  Êtaient garnies  de  pistolets
pareils.
     " Votre adresse Á Paris ?
     -- HÆtel des Gardes, compagnie des Essarts.
     -- Bien, rÊpondit celui-ci.
     -- Quelle route faut-il prendre ? demanda Á son tour d'Artagnan.
     -- Celle  de Rouen ; mais vous laisserez  la  ville Á votre  droite. Au
petit village  d'Ecouis, vous vous arrËterez, il n'y a qu'une auberge, l'Ecu
de  France  . Ne la jugez pas d'aprÉs son apparence  ;  elle aura  dans  ses
Êcuries un cheval qui vaudra celui-ci.
     -- MËme mot d'ordre ?
     -- Exactement.
     -- Adieu, maÏtre !
     -- Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous besoin de quelque chose ? "
     D'Artagnan fit signe de la tËte que non, et repartit Á fond de train. A
Ecouis, la mËme scÉne se  rÊpÊta  : il  trouva un hÆte  aussi prÊvenant,  un
cheval frais et reposÊ ; il laissa  son adresse comme  il l'avait  fait,  et
repartit  du  mËme train pour Pontoise.  A Pontoise, il changea une derniÉre
fois de monture,  et Á neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de
l'hÆtel de M. de TrÊville.
     Il avait fait prÉs de soixante lieues en douze heures.
     M.  de  TrÊville  le reÚut  comme  s'il  l'avait  vu  le matin  mËme  ;
seulement, en lui serrant la  main un  peu plus vivement  que de coutume, il
lui annonÚa que la compagnie de M. des Essarts Êtait  de garde au Louvre  et
qu'il pouvait se rendre Á son poste.







     Le lendemain, il n'Êtait bruit dans tout  Paris que du bal  que MM. les
Êchevins de la ville donnaient au roi et  Á  la reine, et dans lequel  Leurs
MajestÊs  devaient danser le  fameux ballet de  la  Merlaison,  qui Êtait le
ballet favori du roi.
     Depuis huit jours on  prÊparait, en effet, toutes  choses Á l'HÆtel  de
Ville pour  cette solennelle soirÊe.  Le  menuisier de la ville avait dressÊ
des Êchafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitÊes  ; l'Êpicier
de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire  blanche,
ce  qui Êtait un luxe inouÐ pour  cette Êpoque ; enfin vingt violons avaient
ÊtÊ prÊvenus, et le prix qu'on  leur accordait avait  ÊtÊ  fixÊ au double du
prix  ordinaire,  attendu,  dit  ce rapport, qu'ils devaient sonner toute la
nuit.
     A  dix  heures du matin, le sieur de La Coste,  enseigne des  gardes du
roi, suivi de deux  exempts et de plusieurs  archers du corps, vint demander
au  greffier de la  ville, nommÊ  ClÊment, toutes les clefs  des portes, des
chambres  et bureaux  de l'HÆtel. Ces clefs  lui furent remises  Á l'instant
mËme ; chacune d'elles portait  un  billet  qui  devait  servir Á  la  faire
reconnaÏtre, et Á partir de ce moment le sieur  de La Coste fut chargÊ de la
garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
     A onze heures vint  Á son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant
avec  lui  cinquante archers  qui se  rÊpartirent aussitÆt dans  l'HÆtel  de
Ville, aux portes qui leur avaient ÊtÊ assignÊes.
     A trois heures  arrivÉrent deux compagnies des gardes, l'une franÚaise,
l'autre suisse. La compagnie des gardes franÚaises Êtait composÊe moitiÊ des
hommes de M. Duhallier, moitiÊ des hommes de M. des Essarts.
     A  six  heures du  soir, les invitÊs  commencÉrent  Á  entrer. A mesure
qu'ils entraient, ils Êtaient placÊs dans la grande salle, sur les Êchafauds
prÊparÊs.
     A neuf heures arriva Mme la  premiÉre  prÊsidente. Comme c'Êtait, aprÉs
la reine, la personne la plus considÊrable  de la fËte, elle  fut  reÚue par
Messieurs de  la ville et  placÊe dans  la loge en face de  celle que devait
occuper la reine. .
     A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la
petite salle  du  cÆtÊ de l'Êglise  Saint-Jean,  et cela  en face du  buffet
d'argent de la ville, qui Êtait gardÊ par quatre archers.
     A minuit  on entendit de  grands cris  et de  nombreuses acclamations :
c'Êtait le roi qui s'avanÚait Á travers les rues qui conduisent du Louvre  Á
l'HÆtel de Ville, et qui Êtaient  toutes illuminÊes  avec  des  lanternes de
couleur.
     AussitÆt MM.  les Êchevins, vËtus de leurs robes de drap et prÊcÊdÊs de
six sergents tenant chacun un flambeau Á la main, allÉrent au-devant du roi,
qu'ils rencontrÉrent  sur  les degrÊs,  oÝ le  prÊvÆt des  marchands lui fit
compliment  sur  sa  bienvenue,  compliment  auquel  Sa  MajestÊ rÊpondit en
s'excusant  d'Ëtre venue si tard,  mais  en  rejetant  la  faute sur  M.  le
cardinal,  lequel  l'avait  retenue  jusqu'Á  onze  heures pour  parler  des
affaires de l'Etat.
     Sa  MajestÊ, en  habit  de  cÊrÊmonie,  Êtait accompagnÊe  de  S. A. R.
Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc  de  Longueville, du
duc d'Elbeuf, du comte  d'Harcourt, du comte de  La Roche-Guyon,  de  M.  de
Liancourt,  de M.  de  Baradas,  du  comte  de  Cramail  et du chevalier  de
Souveray.
     Chacun remarqua que le roi avait l'air triste et prÊoccupÊ.
     Un cabinet avait ÊtÊ prÊparÊ  pour le roi,  et un autre  pour Monsieur.
Dans chacun de  ces  cabinets Êtaient dÊposÊs des  habits de masques. Autant
avait ÊtÊ fait pour la reine et pour Mme la prÊsidente. Les seigneurs et les
dames de la  suite de Leurs MajestÊs devaient s'habiller deux  par deux dans
des chambres prÊparÊes Á cet effet.
     Avant  d'entrer  dans  le  cabinet, le roi  recommanda  qu'on  le  vÏnt
prÊvenir aussitÆt que paraÏtrait le cardinal.
     Une  demi-heure  aprÉs  l'entrÊe  du  roi,  de  nouvelles  acclamations
retentirent  : celles-lÁ annonÚaient  l'arrivÊe de la reine  :  les Êchevins
firent  ainsi  qu'ils avaient  fait  dÊjÁ,  et,  prÊcÊdÊs  des sergents, ils
s'avancÉrent au-devant de leur illustre convive.
     La reine entra dans la  salle : on  remarqua  que,  comme le  roi, elle
avait l'air triste et surtout fatiguÊ.
     Au moment oÝ elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-lÁ
Êtait  restÊ fermÊ s'ouvrit, et l'on vit apparaÏtre la tËte p×le du cardinal
vËtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixÉrent sur  ceux de la reine, et un
sourire de joie  terrible  passa sur ses  lÉvres : la  reine n'avait pas ses
ferrets de diamants.
     La reine resta quelque temps Á recevoir les compliments de Messieurs de
la ville et Á rÊpondre aux saluts des dames.
     Tout Á coup, le roi  apparut avec  le cardinal Á l'une des portes de la
salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi Êtait trÉs p×le.
     Le roi fendit la foule  et, sans masque, les  rubans de son pourpoint Á
peine nouÊs, il s'approcha de la reine, et d'une voix altÊrÊe :
     " Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaÏt, n'avez-vous point
vos ferrets de diamants,  quand vous savez  qu'il  m'eÙt ÊtÊ agrÊable de les
voir ? "
     La  reine  Êtendit  son regard autour d'elle, et vit derriÉre le roi le
cardinal qui souriait d'un sourire diabolique.
     " Sire,  rÊpondit  la reine d'une voix altÊrÊe, parce  qu'au  milieu de
cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arriv×t malheur.
     -- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'Êtait
pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. "
     Et la  voix du roi Êtait tremblante de  colÉre  ; chacun  regardait  et
Êcoutait avec Êtonnement, ne comprenant rien Á ce qui se passait.
     "  Sire, dit la reine, je  puis les envoyer chercher  au Louvre, oÝ ils
sont, et ainsi les dÊsirs de Votre MajestÊ seront accomplis.
     -- Faites, Madame, faites, et cela au plus tÆt : car dans une  heure le
ballet va commencer. "
     La reine salua en signe de soumission  et suivit les dames qui devaient
la conduire Á son cabinet.
     De son cÆtÊ, le roi regagna le sien.
     Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
     Tout le  monde  avait  pu remarquer  qu'il s'Êtait passÊ quelque  chose
entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient  parlÊ si bas, que, chacun
par respect s'Êtant ÊloignÊ de quelques pas, personne  n'avait rien entendu.
Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les Êcoutait pas.
     Le roi sortit le premier de son cabinet ; il Êtait en costume de chasse
des  plus  ÊlÊgants, et Monsieur  et les autres seigneurs  Êtaient  habillÊs
comme lui. C'Êtait le  costume que le roi portait le mieux, et vËtu ainsi il
semblait vÊritablement le premier gentilhomme de son royaume.
     Le cardinal s'approcha du  roi et lui remit  une boÏte. Le roi l'ouvrit
et y trouva deux ferrets de diamants.
     " Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal.
     -- Rien,  rÊpondit  celui-ci ; seulement si la reine a les  ferrets, ce
dont je doute, comptez-les,  Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez
Á Sa MajestÊ qui peut lui avoir dÊrobÊ les deux ferrets que voici. "
     Le roi regarda  le cardinal comme  pour l'interroger ; mais il n'eut le
temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes
les bouches. Si  le  roi semblait le premier gentilhomme de  son royaume, la
reine Êtait Á coup sÙr la plus belle femme de France.
     Il est vrai que sa toilette  de  chasseresse lui allait  Á  merveille ;
elle  avait un chapeau  de  feutre  avec des  plumes bleues,  un  surtout en
velours gris perle  rattachÊ avec  des agrafes  de  diamants, et une jupe de
satin bleu  toute  brodÊe d'argent. Sur son  Êpaule gauche Êtincelaient  les
ferrets soutenus par un noeud de mËme couleur que les plumes et la jupe.
     Le  roi  tressaillit de joie et  le  cardinal  de  colÉre  ; cependant,
distants  comme ils  l'Êtaient  de la  reine,  ils ne pouvaient  compter les
ferrets ; la reine les avait,  seulement en avait-elle dix ou en  avait-elle
douze ?
     En  ce  moment,  les  violons sonnÉrent  le  signal  du ballet.  Le roi
s'avanÚa vers Mme la prÊsidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R.
Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commenÚa.
     Le roi figurait en  face de la reine, et chaque fois qu'il passait prÉs
d'elle, il  dÊvorait du  regard ces  ferrets,  dont il ne pouvait  savoir le
compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
     Le ballet dura une heure ; il avait seize entrÊes.
     Le  ballet  finit  au milieu  des  applaudissements de toute  la salle,
chacun reconduisit sa  dame  Á sa place ; mais  le roi  profita du privilÉge
qu'il avait de laisser la sienne oÝ il  se trouvait, pour s'avancer vivement
vers la reine.
     " Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la  dÊfÊrence que  vous avez
montrÊe pour mes dÊsirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je
vous les rapporte. "
     A ces mots, il tendit  Á la reine  les deux ferrets que lui avait remis
le cardinal.
     " Comment, Sire !  s'Êcria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en
donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? "
     En  effet,  le  roi compta,  et  les douze  ferrets  se trouvÉrent  sur
l'Êpaule de Sa MajestÊ.
     Le roi appela le cardinal :
     "  Eh bien, que  signifie cela,  Monsieur  le cardinal ? demanda le roi
d'un ton sÊvÉre.
     --  Cela  signifie, Sire, rÊpondit le cardinal,  que je  dÊsirais faire
accepter  ces  deux  ferrets  Á  Sa MajestÊ,  et que n'osant les  lui offrir
moi-mËme, j'ai adoptÊ ce moyen.
     -- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante Á Votre Eminence, rÊpondit
Anne d'Autriche avec un  sourire  qui prouvait  qu'elle n'Êtait  pas dupe de
cette ingÊnieuse galanterie, que je suis certaine que ces  deux ferrets vous
coÙtent aussi cher Á eux seuls que les douze autres ont coÙtÊ  Á Sa MajestÊ.
"
     Puis,  ayant saluÊ le roi et le cardinal, la reine  reprit le chemin de
la chambre oÝ elle s'Êtait habillÊe et oÝ elle devait se dÊvËtir.
     L'attention   que  nous   avons  ÊtÊ  obligÊs  de   donner  pendant  le
commencement  de ce chapitre  aux  personnages illustres  que  nous y  avons
introduits nous a ÊcartÊs un instant de  celui Á qui  Anne d'Autriche devait
le  triomphe  inouÐ  qu'elle  venait de remporter sur le  cardinal,  et qui,
confondu, ignorÊ, perdu dans la foule entassÊe Á l'une des portes, regardait
de lÁ cette scÉne comprÊhensible seulement  pour quatre personnes  : le roi,
la reine, Son Eminence et lui.
     La reine  venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprËtait Á se
retirer, lorsqu'il sentit  qu'on  lui touchait  lÊgÉrement l'Êpaule ; il  se
retourna,  et vit une jeune femme qui lui faisait signe  de la suivre. Cette
jeune  femme avait le visage couvert  d'un loup de velours noir, mais malgrÊ
cette prÊcaution, qui, au reste, Êtait bien plutÆt prise pour les autres que
pour lui,  il reconnut  Á l'instant mËme son guide  ordinaire, la lÊgÉre  et
spirituelle Mme Bonacieux.
     La  veille  ils  s'Êtaient  vus  Á peine  chez  le  suisse Germain,  oÝ
d'Artagnan l'avait fait demander. La h×te  qu'avait la jeune femme de porter
Á la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit
que les deux amants ÊchangÉrent Á peine  quelques paroles. D'Artagnan suivit
donc Mme  Bonacieux, mÙ  par un double sentiment, l'amour et  la  curiositÊ.
Pendant  toute la  route,  et Á  mesure que les  corridors  devenaient  plus
dÊserts,   d'Artagnan  voulait  arrËter  la  jeune  femme,  la   saisir,  la
contempler, ne  fÙt-ce  qu'un  instant  ;  mais,  vive comme un oiseau, elle
glissait  toujours  entre  ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt
ramenÊ sur sa  bouche avec un  petit  geste impÊratif plein  de  charme  lui
rappelait qu'il  Êtait sous l'empire d'une  puissance Á  laquelle  il devait
aveuglÊment obÊir,  et qui lui  interdisait jusqu'Á la plus lÊgÉre plainte ;
enfin, aprÉs une minute ou deux de tours et de dÊtours, Mme Bonacieux ouvrit
une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet  tout Á fait obscur.
LÁ elle lui fit un  nouveau signe de mutisme,  et  ouvrant une seconde porte
cachÊe  par une tapisserie dont les ouvertures  rÊpandirent tout  Á coup une
vive lumiÉre, elle disparut.
     D'Artagnan  demeura  un instant immobile  et se  demandant oÝ il Êtait,
mais  bientÆt un  rayon de lumiÉre  qui  pÊnÊtrait  par cette chambre, l'air
chaud et parfumÊ qui arrivait  jusqu'Á lui, la conversation de deux ou trois
femmes, au  langage  Á la  fois  respectueux et ÊlÊgant,  le mot de  MajestÊ
plusieurs  fois  rÊpÊtÊ,  lui  indiquÉrent  clairement qu'il  Êtait  dans un
cabinet attenant Á la chambre de la reine.
     Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit.
     La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait  fort Êtonner les
personnes qui l'entouraient, et qui avaient au  contraire  l'habitude  de la
voir presque toujours soucieuse.  La reine rejetait ce  sentiment joyeux sur
la beautÊ de la fËte, sur le plaisir  que lui avait fait Êprouver le ballet,
et  comme  il n'est pas permis  de  contredire une reine, qu'elle sourie  ou
qu'elle pleure, chacun renchÊrissait sur la galanterie  de MM.  les Êchevins
de la ville de Paris.
     Quoique d'Artagnan ne connÙt  point la reine, il  distingua sa voix des
autres  voix, d'abord Á un lÊger  accent Êtranger,  puis Á  ce  sentiment de
domination  naturellement empreint  dans  toutes les paroles souveraines. Il
l'entendait s'approcher  et  s'Êloigner  de cette porte ouverte,  et deux ou
trois fois il vit mËme l'ombre d'un corps intercepter la lumiÉre.
     Enfin,  tout Á  coup  une main et  un  bras  adorables  de  forme et de
blancheur passÉrent Á travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'Êtait
sa  rÊcompense  :  il  se  jeta  Á  genoux,  saisit  cette  main  et  appuya
respectueusement ses lÉvres  ;  puis cette main se retira  laissant dans les
siennes un objet qu'il reconnut pour  Ëtre une bague ;  aussitÆt la porte se
referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus complÉte obscuritÊ.
     D'Artagnan mit la bague Á  son doigt et  attendit de nouveau ; il Êtait
Êvident que tout n'Êtait pas fini encore.
     AprÉs  la  rÊcompense  de  son dÊvouement  venait la  rÊcompense de son
amour.  D'ailleurs, le ballet  Êtait dansÊ,  mais la  soirÊe Êtait  Á  peine
commencÊe  :  on soupait Á  trois heures,  et  l'horloge Saint-Jean,  depuis
quelque temps dÊjÁ, avait sonnÊ deux heures trois quarts.
     En effet, peu Á peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ;
puis on l'entendit s'Êloigner ; puis la porte du cabinet oÝ Êtait d'Artagnan
se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y ÊlanÚa.
     " Vous, enfin ! s'Êcria d'Artagnan.
     --  Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa  main sur les lÉvres du
jeune homme : silence ! et allez-vous-en par oÝ vous Ëtes venu.
     -- Mais oÝ et quand vous reverrai-je ? s'Êcria d'Artagnan.
     --  Un  billet  que vous  trouverez en rentrant  vous le  dira. Partez,
partez ! "
     Et Á ces mots  elle  ouvrit la porte  du corridor et poussa  d'Artagnan
hors du cabinet.
     D'Artagnan  obÊit comme un enfant,  sans  rÊsistance et sans  objection
aucune, ce qui prouve qu'il Êtait bien rÊellement amoureux.







     D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fÙt plus de trois
heures du  matin, et  qu'il  eÙt  les  plus  mÊchants  quartiers  de Paris Á
traverser, il  ne fit aucune  mauvaise rencontre. On sait qu'il y  a un dieu
pour les ivrognes et les amoureux.
     Il trouva  la  porte de son allÊe entrouverte,  monta son  escalier, et
frappa doucement et d'une faÚon convenue entre lui et son laquais. Planchet,
qu'il  avait  renvoyÊ deux heures  auparavant  de l'HÆtel de  Ville  en  lui
recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte.
     "  Quelqu'un  a-t-il apportÊ une  lettre  pour moi  ?  demanda vivement
d'Artagnan.
     -- Personne n'a apportÊ de lettre,  Monsieur, rÊpondit Planchet  ; mais
il y en a une qui est venue toute seule.
     -- Que veux-tu dire, imbÊcile ?
     -- Je  veux  dire  qu'en  rentrant,  quoique j'eusse  la clef de  votre
appartement dans ma  poche et  que  cette clef ne m'eÙt  point  quittÊ, j'ai
trouvÊ une lettre  sur  le tapis vert de  la  table,  dans votre  chambre  Á
coucher.
     -- Et oÝ est cette lettre ?
     -- Je l'ai laissÊe  oÝ elle  Êtait,  Monsieur. Il n'est pas naturel que
les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenËtre Êtait ouverte encore,
ou  seulement   entreb×illÊe,  je  ne  dis  pas  ;  mais  non,  tout   Êtait
hermÊtiquement  fermÊ. Monsieur, prenez garde, car il y a trÉs  certainement
quelque magie lÁ-dessous. "
     Pendant ce temps, le jeune homme  s'ÊlanÚait dans la chambre et ouvrait
la lettre ; elle Êtait de Mme Bonacieux, et conÚue en ces termes :
     " On  a  de vifs  remerciements  Á  vous  faire et Á  vous transmettre.
Trouvez-vous ce soir  vers dix heures Á Saint-Cloud, en face du pavillon qui
s'ÊlÉve Á l'angle de la maison de M. d'EstrÊes.
     " C. B. "
     En  lisant cette  lettre, d'Artagnan  sentait son coeur se  dilater  et
s'Êtreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants.
     C'Êtait  le  premier  billet   qu'il   recevait,  c'Êtait  le   premier
rendez-vous  qui lui Êtait accordÊ.  Son coeur,  gonflÊ par  l'ivresse de la
joie, se sentait prËt Á dÊfaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on
appelait l'amour.
     " Eh bien, Monsieur,  dit Planchet,  qui avait  vu son maÏtre rougir et
p×lir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais devinÊ juste et que
c'est quelque mÊchante affaire ?
     -- Tu  te trompes, Planchet, rÊpondit d'Artagnan, et  la  preuve, c'est
que voici un Êcu pour que tu boives Á ma santÊ.
     -- Je remercie Monsieur de l'Êcu  qu'il me donne, et je lui  promets de
suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les
lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermÊes...
     -- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
     -- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet.
     -- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes !
     -- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ?
     -- Oui, va.
     -- Que toutes les bÊnÊdictions  du Ciel  tombent sur Monsieur,  mais il
n'en est pas moins vrai que cette lettre... "
     Et Planchet se  retira en secouant  la  tËte  avec  un air de doute que
n'Êtait point parvenue Á effacer entiÉrement la libÊralitÊ de d'Artagnan.
     RestÊ  seul,  d'Artagnan lut  et  relut  son billet,  puis il baisa  et
rebaisa  vingt  fois ces  lignes tracÊes par la  main de sa belle maÏtresse.
Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rËves d'or.
     A sept heures du matin,  il se leva  et appela Planchet, qui, au second
appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyÊ des  inquiÊtudes de  la
veille.
     " Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journÊe peut-Ëtre
; tu es donc  libre jusqu'Á sept heures du  soir  ;  mais, Á  sept heures du
soir, tiens-toi prËt avec deux chevaux.
     -- Allons ! dit Planchet, il  paraÏt que nous allons encore nous  faire
traverser la peau en plusieurs endroits.
     -- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
     --  Eh bien, que disais-je ?  s'Êcria Planchet. LÁ, j'en  Êtais  sÙr ;,
maudite lettre !
     --  Mais rassure-toi  donc,  imbÊcile, il s'agit  tout simplement d'une
partie de plaisir.
     --  Oui ! comme les voyages d'agrÊment de l'autre  jour, oÝ il pleuvait
des balles et oÝ il poussait des chausse-trapes.
     -- Au  reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet,  reprit d'Artagnan,
j'irai sans vous ; j'aime  mieux voyager seul que d'avoir  un compagnon  qui
tremble.
     --  Monsieur me fait  injure, dit Planchet  ; il  me semblait cependant
qu'il m'avait vu Á l'oeuvre.
     --  Oui, mais j'ai cru que  tu  avais usÊ  tout ton courage d'une seule
fois.
     --  Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement
je  prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut  qu'il  m'en  reste
longtemps.
     -- Crois-tu en avoir encore une certaine somme Á dÊpenser ce soir ?
     -- Je l'espÉre :
     -- Eh bien, je compte sur toi.
     -- A  l'heure dite,  je serai prËt ; seulement je croyais que  Monsieur
n'avait qu'un cheval Á l'Êcurie des gardes.
     -- Peut-Ëtre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir
il y en aura quatre.
     -- Il paraÏt que notre voyage Êtait un voyage de remonte ?
     -- Justement " , dit d'Artagnan.
     Et ayant fait Á Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit.
     M.  Bonacieux Êtait  sur sa  porte. L'intention de d'Artagnan  Êtait de
passer outre,  sans  parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si
doux et si  bÊnin, que  force fut Á son  locataire  non seulement  de le lui
rendre, mais encore de lier conversation avec lui.
     Comment d'ailleurs  ne pas avoir  un peu de condescendance pour un mari
dont  la femme vous a donnÊ un  rendez-vous le  soir mËme Á Saint-Cloud,  en
face du  pavillon  de M. d'EstrÊes  ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus
aimable qu'il put prendre.
     La conversation  tomba tout naturellement sur l'incarcÊration du pauvre
homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eÙt entendu sa conversation
avec l'inconnu  de  Meung, raconta Á son jeune locataire les persÊcutions de
ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne  cessa de qualifier pendant tout  son
rÊcit  du  titre  de  bourreau du cardinal  et s'Êtendit longuement  sur  la
Bastille,  les  verrous,  les  guichets,  les soupiraux,  les grilles et les
instruments de torture.
     D'Artagnan l'Êcouta avec une complaisance exemplaire ; puis,  lorsqu'il
eut fini :
     "  Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait  enlevÊe ? car
je  n'oublie  pas  que c'est  Á cette circonstance  f×cheuse  que je dois le
bonheur d'avoir fait votre connaissance.
     -- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardÊs de me  le dire, et ma
femme de son cÆtÊ m'a  jurÊ ses grands dieux qu'elle ne  le savait pas. Mais
vous-mËme, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'Ëtes-vous
devenu tous  ces jours passÊs ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce
n'est pas  sur le pavÊ de  Paris, je pense, que vous  avez ramassÊ  toute la
poussiÉre que Planchet Êpoussetait hier sur vos bottes.
     -- Vous avez raison,  mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous
avons fait un petit voyage.
     -- Loin d'ici ?
     --  Oh  ! mon Dieu non, Á  une quarantaine de lieues seulement  ;  nous
avons ÊtÊ conduire M. Athos aux eaux de Forges, oÝ mes amis sont restÊs.
     -- Et  vous Ëtes  revenu,  vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux  en
donnant Á sa physionomie  son air  le plus malin. Un  beau garÚon comme vous
n'obtient pas de longs congÊs de sa maÏtresse, et  nous Êtions  impatiemment
attendu Á Paris, n'est-ce pas ?
     -- Ma  foi,  dit en  riant le  jeune homme, je  vous  l'avoue, d'autant
mieux,  mon cher Monsieur Bonacieux,  que je vois  qu'on ne peut  rien  vous
cacher. Oui, j'Êtais attendu, et bien impatiemment, je vous en rÊponds. "
     Un lÊger  nuage passa sur le front de  Bonacieux,  mais si  lÊger,  que
d'Artagnan ne s'en aperÚut pas.
     "  Et nous  allons Ëtre rÊcompensÊ  de  notre diligence ?  continua  le
mercier avec une  lÊgÉre  altÊration dans la voix, altÊration que d'Artagnan
ne  remarqua pas plus qu'il n'avait  fait du nuage momentanÊ qui, un instant
auparavant, avait assombri la figure du digne homme.
     -- Ah ! faites donc le bon apÆtre ! dit en riant d'Artagnan.
     --  Non, ce que je vous en dis, reprit  Bonacieux, c'est seulement pour
savoir si nous rentrons tard.
     -- Pourquoi cette  question, mon cher hÆte ?  demanda d'Artagnan ; est-
ce que vous comptez m'attendre ?
     --  Non, c'est que  depuis mon arrestation et  le vol qui a ÊtÊ  commis
chez moi, je  m'effraie  chaque  fois  que  j'entends  ouvrir  une porte, et
surtout la nuit. Dame, que voulez-vous !  je ne suis point homme d'ÊpÊe, moi
!
     -- Eh bien, ne vous  effrayez pas si je rentre Á une  heure, Á deux  ou
trois heures  du  matin ; si  je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas
encore. "
     Cette  fois, Bonacieux  devint  si p×le,  que  d'Artagnan  ne put faire
autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait.
     "  Rien,  rÊpondit Bonacieux, rien.  Depuis mes malheurs  seulement, je
suis sujet Á des faiblesses qui  me prennent tout Á coup, et je viens  de me
sentir passer un frisson. Ne faites  pas attention Á cela, vous qui n'avez Á
vous occuper que d'Ëtre heureux.
     -- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis.
     -- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : Á ce soir.
     -- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-Ëtre l'attendez-vous
avec  autant  d'impatience  que  moi.  Peut-Ëtre,  ce  soir,  Mme  Bonacieux
visitera-t-elle le domicile conjugal.
     -- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rÊpondit gravement le  mari ;
elle est retenue au Louvre par son service.
     -- Tant pis pour vous, mon cher hÆte, tant pis ; quand je suis heureux,
moi, je  voudrais que tout le monde le fÙt ; mais il paraÏt que ce n'est pas
possible. "
     Et le jeune homme s'Êloigna en riant aux Êclats de la plaisanterie  que
lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
     " Amusez-vous bien ! " rÊpondit Bonacieux d'un air sÊpulcral.
     Mais  d'Artagnan Êtait dÊjÁ  trop loin  pour  l'entendre,  et  l'eÙt-il
entendu, dans la disposition d'esprit  oÝ  il Êtait, il ne l'eÙt  certes pas
remarquÊ.
     Il  se dirigea vers  l'hÆtel de M. de TrÊville ; sa visite de la veille
avait ÊtÊ, on se le rappelle, trÉs courte et trÉs peu explicative.
     Il trouva M. de TrÊville dans  la joie  de son ×me. Le roi  et la reine
avaient ÊtÊ charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait ÊtÊ
parfaitement maussade.
     A  une  heure  du  matin,  il s'Êtait retirÊ sous prÊtexte  qu'il Êtait
indisposÊ. Quant Á  Leurs MajestÊs, elles n'Êtaient rentrÊes  au Louvre qu'Á
six heures du matin.
     " Maintenant, dit M. de TrÊville en baissant la voix et en interrogeant
du  regard  tous les angles  de l'appartement pour  voir  s'ils Êtaient bien
seuls,  maintenant  parlons de vous, mon jeune ami,  car il est Êvident  que
votre  heureux retour est pour  quelque chose dans la  joie du roi, dans  le
triomphe de  la  reine  et dans l'humiliation de  Son Eminence. Il s'agit de
bien vous tenir.
     --  Qu'ai-je  Á craindre,  rÊpondit d'Artagnan,  tant  que  j'aurai  le
bonheur de jouir de la faveur de Leurs MajestÊs ?
     -- Tout,  croyez-moi.  Le  cardinal n'est  point homme  Á  oublier  une
mystification tant qu'il n'aura pas rÊglÊ ses comptes avec le mystificateur,
et le mystificateur m'a bien l'air d'Ëtre certain Gascon de ma connaissance.
     -- Croyez-vous  que le cardinal soit aussi avancÊ que vous et sache que
c'est moi qui ai ÊtÊ Á Londres ?
     -- Diable ! vous avez ÊtÊ Á Londres. Est-ce de  Londres que  vous  avez
rapportÊ ce beau diamant qui brille Á  votre doigt ? Prenez garde, mon  cher
d'Artagnan, ce  n'est  pas une  bonne chose que le prÊsent d'un ennemi ; n'y
a-t-il pas lÁ-dessus certain vers latin... Attendez donc...
     -- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer
la premiÉre  rÉgle du  rudiment dans la tËte, et qui,  par  ignorance, avait
fait le dÊsespoir de son  prÊcepteur ; oui, sans doute, il doit  y  en avoir
un.
     -- Il y en a un certainement, dit M. de TrÊville,  qui avait une teinte
de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc...
Ah ! m'y voici :
     ... timeo Danaos et dona ferentes.
     "  Ce  qui veut  dire  :  DÊfiez-vous de  l'ennemi  qui vous  fait  des
prÊsents. "
     -- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il
vient de la reine.
     -- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de  TrÊville. Effectivement, c'est un
vÊritable bijou royal, qui vaut  mille pistoles comme un  denier. Par qui la
reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ?
     -- Elle me l'a remis elle-mËme.
     -- OÝ cela ?
     -- Dans le cabinet attenant Á la chambre oÝ elle a changÊ de toilette.
     -- Comment ?
     -- En me donnant sa main Á baiser.
     -- Vous avez baisÊ  la main de la reine  !  s'Êcria  M. de TrÊville  en
regardant d'Artagnan.
     -- Sa MajestÊ m'a fait l'honneur de m'accorder cette gr×ce !
     -- Et cela en prÊsence de tÊmoins ? Imprudente, trois fois imprudente !
     --  Non, Monsieur,  rassurez-vous,  personne  ne  l'a vue  "  ,  reprit
d'Artagnan. Et il raconta  Á  M. de  TrÊville comment  les choses  s'Êtaient
passÊes.
     "  Oh  ! les femmes, les femmes  !  s'Êcria le  vieux  soldat,  je  les
reconnais  bien  Á leur  imagination  romanesque  ;  tout  ce  qui  sent  le
mystÊrieux les  charme  ; ainsi vous avez  vu  le  bras,  voilÁ tout ;  vous
rencontreriez  la  reine, que  vous ne  la  reconnaÏtriez  pas ;  elle  vous
rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous Ëtes.
     -- Non, mais gr×ce Á ce diamant... , reprit le jeune homme.
     --  Ecoutez,  dit  M. de  TrÊville,  voulez-vous que  je  vous donne un
conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ?
     -- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan.
     -- Eh bien, allez chez le premier orfÉvre venu et vendez-lui ce diamant
pour le  prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en  trouverez
toujours  bien huit  cents  pistoles. Les pistoles  n'ont  pas de nom, jeune
homme, et  cette bague  en  a un  terrible, ce  qui peut trahir celui qui la
porte.
     -- Vendre cette bague ! une  bague qui vient de ma souveraine ! jamais,
dit d'Artagnan.
     -- Alors tournez-en le chaton en  dedans, pauvre fou, car on sait qu'un
cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'Êcrin de sa mÉre.
     --  Vous croyez  donc  que  j'ai  quelque chose  Á craindre  ?  demanda
d'Artagnan.
     -- C'est-Á-dire, jeune  homme, que celui qui s'endort sur une mine dont
la mÉche  est allumÊe  doit  se  regarder comme en sÙretÊ en  comparaison de
vous.
     -- Diable ! dit d'Artagnan,  que le  ton d'assurance  de M. de TrÊville
commenÚait Á inquiÊter : diable, que faut-il faire ?
     -- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal
a la mÊmoire tenace et la main longue ;  croyez-moi, il  vous jouera quelque
tour.
     -- Mais lequel ?
     -- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas Á son service toutes les
ruses du dÊmon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrËte.
     -- Comment ! on oserait arrËter un homme au service de Sa MajestÊ ?
     -- Pardieu ! on s'est bien  gËnÊ pour Athos ! En tout cas, jeune homme,
croyez-en un homme qui  est depuis trente ans Á la cour :  ne  vous endormez
pas dans votre sÊcuritÊ, ou vous Ëtes perdu. Bien au contraire, et c'est moi
qui vous le dis, voyez des  ennemis partout. Si l'on vous cherche  querelle,
Êvitez-la, fÙt-ce  un enfant de dix ans  qui vous la cherche  ; si l'on vous
attaque de  nuit ou de jour,  battez en retraite  et sans honte  ;  si  vous
traversez un pont, t×tez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque
sous le  pied  ; si vous passez devant  une maison qu'on b×tit, regardez  en
l'air  de peur  qu'une pierre ne vous tombe sur la tËte ;  si  vous  rentrez
tard,  faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armÊ,
si toutefois vous  Ëtes sÙr de  votre laquais. DÊfiez-vous de tout le monde,
de  votre ami,  de  votre frÉre,  de  votre maÏtresse,  de  votre  maÏtresse
surtout. "
     D'Artagnan rougit.
     "  De  ma  maÏtresse,  rÊpÊta-t-il machinalement ; et  pourquoi  plutÆt
d'elle que d'un autre ?
     -- C'est  que la  maÏtresse  est un des  moyens favoris du cardinal, il
n'en a pas de plus expÊditif : une femme vous vend pour dix pistoles, tÊmoin
Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? "
     D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnÊ Mme Bonacieux  pour
le  soir mËme  ; mais nous devons dire, Á la louange de  notre hÊros, que la
mauvaise  opinion  que M. de  TrÊville  avait  des femmes en gÊnÊral  ne lui
inspira pas le moindre petit soupÚon contre sa jolie hÆtesse.
     " Mais,  Á propos, reprit M. de  TrÊville,  que sont  devenus vos trois
compagnons ?
     --  J'allais vous  demander  si vous  n'en  aviez  pas  appris quelques
nouvelles.
     -- Aucune, Monsieur.
     -- Eh bien, je les ai laissÊs sur ma route : Porthos  Á Chantilly, avec
un  duel sur les bras ; Aramis Á CrÉvecoeur, avec une  balle dans l'Êpaule ;
et Athos Á Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps.
     -- Voyez-vous ! dit M. de TrÊville ; et comment vous Ëtes-vous ÊchappÊ,
vous ?
     -- Par miracle, Monsieur, je dois le  dire, avec un coup d'ÊpÊe dans la
poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de  la  route de
Calais, comme un papillon Á une tapisserie.
     -- Voyez-vous encore  ! de Wardes, un homme au cardinal,  un cousin  de
Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idÊe.
     -- Dites, Monsieur.
     -- A votre place, je ferais une chose.
     -- Laquelle ?
     -- Tandis que Son Eminence me ferait  chercher Á Paris, je reprendrais,
moi, sans tambour  ni trompette, la route  de  Picardie,  et  je  m'en irais
savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils mÊritent bien
cette petite attention de votre part.
     -- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai.
     -- Demain ! et pourquoi pas ce soir ?
     --  Ce  soir,  Monsieur,  je  suis  retenu  Á  Paris  par  une  affaire
indispensable.
     --  Ah ! jeune homme ! jeune  homme ! quelque amourette ? Prenez garde,
je vous le rÊpÉte  : c'est la  femme qui nous a perdus,  tous tant  que nous
sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
     -- Impossible ! Monsieur.
     -- Vous avez donc donnÊ votre parole ?
     -- Oui, Monsieur.
     -- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si  vous n'Ëtes pas
tuÊ cette nuit, vous partirez demain.
     -- Je vous le promets.
     -- Avez-vous besoin d'argent ?
     -- J'ai encore cinquante pistoles. C'est  autant qu'il m'en faut, je le
pense.
     -- Mais vos compagnons ?
     -- Je  pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous  sommes  sortis  de
Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
     -- Vous reverrai-je avant votre dÊpart ?
     -- Non, pas que je pense, Monsieur, Á moins qu'il n'y ait du nouveau.
     -- Allons, bon voyage !
     -- Merci, Monsieur. "
     Et d'Artagnan  prit congÊ de M. de  TrÊville, touchÊ plus que jamais de
sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.
     Il passa successivement chez  Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun
d'eux  n'Êtait  rentrÊ. Leurs laquais aussi Êtaient absents, et l'on n'avait
des nouvelles ni des uns, ni des autres.
     Il  se  serait  bien  informÊ d'eux  Á  leurs  maÏtresses,  mais  il ne
connaissait ni celle de Porthos, ni  celle d'Aramis ; quant Á Athos, il n'en
avait pas.
     En  passant  devant l'hÆtel  des  Gardes, il  jeta  un coup d'oeil dans
l'Êcurie : trois chevaux  Êtaient  dÊjÁ  rentrÊs sur  quatre. Planchet, tout
Êbahi, Êtait en train de les Êtriller, et avait dÊjÁ fini avec deux  d'entre
eux.
     " Ah  ! Monsieur, dit Planchet  en  apercevant  d'Artagnan, que je suis
aise de vous voir !
     -- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme.
     -- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hÆte ?
     -- Moi ? pas le moins du monde.
     -- Oh ! que vous faites bien, Monsieur.
     -- Mais d'oÝ vient cette question ?
     -- De ce que, tandis que vous  causiez avec lui, je vous observais sans
vous Êcouter ; Monsieur, sa figure a changÊ deux ou trois fois de couleur.
     -- Bah !
     -- Monsieur n'a pas remarquÊ  cela, prÊoccupÊ qu'il Êtait  de la lettre
qu'il venait de recevoir  ; mais moi, au contraire, que l'Êtrange faÚon dont
cette lettre  Êtait parvenue Á la maison  avait mis sur mes gardes, je  n'ai
pas perdu un mouvement de sa physionomie.
     -- Et tu l'as trouvÊe... ?
     -- TraÏtreuse, Monsieur.
     -- Vraiment !
     -- De plus,  aussitÆt que  Monsieur l'a eu quittÊ et qu'il a disparu au
coin de la rue, M. Bonacieux  a pris son chapeau,  a fermÊ sa porte et s'est
mis Á courir par la rue opposÊe.
     -- En effet, tu  as raison,  Planchet tout  cela me paraÏt fort louche,
et, sois tranquille, nous ne lui  paierons pas  notre loyer que la chose  ne
nous ait ÊtÊ catÊgoriquement expliquÊe.
     -- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra.
     -- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est Êcrit !
     -- Monsieur ne renonce donc pas Á sa promenade de ce soir ?
     --  Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai Á  M.  Bonacieux, et
plus j'irai au rendez-vous que m'a donnÊ cette lettre qui t'inquiÉte tant.
     -- Alors, si c'est la rÊsolution de Monsieur...
     -- InÊbranlable, mon ami ;  ainsi donc, Á neuf  heures,  tiens-toi prËt
ici, Á l'hÆtel ; je viendrai te prendre. "
     Planchet, voyant  qu'il n'y avait plus  aucun  espoir de faire renoncer
son maÏtre Á son projet, poussa un  profond soupir, et se mit Á  Êtriller le
troisiÉme cheval.
     Quant Á  d'Artagnan, comme c'Êtait au fond un garÚon plein de prudence,
au lieu de rentrer chez  lui, il s'en alla dÏner chez  ce prËtre gascon qui,
au moment  de la  dÊtresse des  quatre amis, leur avait donnÊ un dÊjeuner de
chocolat.







     A neuf  heures,  d'Artagnan  Êtait Á  l'hÆtel  des  Gardes  ; il trouva
Planchet sous les armes. Le quatriÉme cheval Êtait arrivÊ.
     Planchet  Êtait armÊ de son  mousqueton  et d'un  pistolet.  D'Artagnan
avait  son ÊpÊe  et passa  deux  pistolets  Á  sa  ceinture,  puis tous deux
enfourchÉrent chacun un cheval  et s'ÊloignÉrent sans bruit. Il faisait nuit
close, et  personne ne les vit sortir.  Planchet se mit Á  la  suite  de son
maÏtre, et marcha par-derriÉre Á dix pas.
     D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la  ConfÊrence et
suivit alors le  chemin, bien plus  beau  alors qu'aujourd'hui,  qui  mÉne Á
Saint-Cloud.
     Tant  qu'on  fut  dans  la  ville, Planchet garda  respectueusement  la
distance qu'il s'Êtait  imposÊe ; mais dÉs que le chemin commenÚa Á  devenir
plus  dÊsert et plus  obscur, il se rapprocha tout doucement :  si bien que,
lorsqu'on entra  dans le bois de  Boulogne,  il se trouva tout naturellement
marcher cÆte Á cÆte avec son maÏtre. En effet, nous ne devons pas dissimuler
que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis
sombres  lui  causaient  une vive inquiÊtude. D'Artagnan  s'aperÚut qu'il se
passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire.
     " Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ?
     -- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les Êglises ?
     -- Pourquoi cela, Planchet ?
     -- Parce qu'on n'ose  point parler haut dans ceux-ci comme dans celles-
lÁ.
     -- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ?
     -- Peur d'Ëtre entendu, oui, Monsieur.
     -- Peur d'Ëtre entendu ! Notre  conversation est cependant morale,  mon
cher Planchet, et nul n'y trouverait Á redire.
     -- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant Á son idÊe  mÉre, que ce
M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de  dÊplaisant
dans le jeu de ses lÉvres !
     -- Qui diable te fait penser Á Bonacieux ?
     -- Monsieur,  l'on pense Á ce que l'on peut  et  non pas  Á ce que l'on
veut.
     -- Parce que tu es un poltron, Planchet.
     -- Monsieur,  ne confondons pas  la prudence  avec la poltronnerie ; la
prudence est une vertu.
     -- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ?
     -- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille  lÁ-bas ?
Si nous baissions la tËte ?
     -- En  vÊritÊ, murmura d'Artagnan, Á  qui les recommandations de M.  de
TrÊville revenaient en mÊmoire ; en vÊritÊ, cet animal finirait par me faire
peur. "
     Et il mit son cheval au trot.
     Planchet suivit le mouvement de son maÏtre,  exactement comme s'il  eÙt
ÊtÊ son ombre, et se retrouva trottant prÉs de lui.
     " Est-ce que nous allons marcher comme  cela toute la nuit, Monsieur  ?
demanda-t-il.
     -- Non, Planchet, car tu es arrivÊ, toi.
     -- Comment, je suis arrivÊ ? et Monsieur ?
     -- Moi, je vais encore Á quelques pas.
     -- Et Monsieur me laisse seul ici ?
     -- Tu as peur, Planchet ?
     -- Non, mais je  fais  seulement observer Á  Monsieur que la  nuit sera
trÉs froide,  que  les fraÏcheurs donnent des rhumatismes,  et qu'un laquais
qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maÏtre alerte
comme Monsieur.
     -- Eh bien,  si  tu as  froid,  Planchet,  tu entreras  dans un de  ces
cabarets que tu vois  lÁ-bas, et  tu  m'attendras demain matin Á six  heures
devant la porte.
     --  Monsieur, j'ai bu et mangÊ  respectueusement l'Êcu que  vous m'avez
donnÊ ce  matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traÏtre sou dans le  cas
oÝ j'aurais froid.
     -- Voici une demi-pistole. A demain. "
     D'Artagnan descendit de  son cheval, jeta  la bride au bras de Planchet
et s'Êloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau.
     " Dieu  que  j'ai froid ! "  s'Êcria Planchet  dÉs qu'il eut  perdu son
maÏtre  de vue ; --  et  pressÊ qu'il Êtait  de se  rÊchauffer, il  se  h×ta
d'aller frapper Á la  porte  d'une  maison parÊe de  tous les attributs d'un
cabaret de banlieue.
     Cependant  d'Artagnan,  qui  s'Êtait  jetÊ  dans  un  petit  chemin  de
traverse, continuait sa  route et atteignait Saint-Cloud ; mais,  au lieu de
suivre  la  grande rue,  il  tourna derriÉre le ch×teau, gagna une espÉce de
ruelle fort ÊcartÊe,  et se  trouva bientÆt en face du  pavillon indiquÊ. Il
Êtait situÊ dans  un lieu tout Á fait dÊsert. Un grand mur, Á l'angle duquel
Êtait ce pavillon, rÊgnait d'un cÆtÊ de cette ruelle, et de l'autre une haie
dÊfendait contre les passants  un petit jardin  au fond duquel s'Êlevait une
maigre cabane.
     Il  Êtait  arrivÊ au rendez-vous,  et  comme on ne  lui  avait  pas dit
d'annoncer sa prÊsence par aucun signal, il attendit.
     Nul bruit ne se faisait  entendre, on eÙt dit qu'on Êtait Á cent lieues
de  la capitale.  D'Artagnan s'adossa  Á la  haie aprÉs avoir  jetÊ un  coup
d'oeil  derriÉre lui. Par-delÁ  cette  haie,  ce jardin et cette cabane,  un
brouillard  sombre enveloppait  de ses plis cette  immensitÊ oÝ dort  Paris,
vide,  bÊant,  immensitÊ  oÝ  brillaient quelques points  lumineux,  Êtoiles
funÉbres de cet enfer.
     Mais pour d'Artagnan tous les  aspects revËtaient une  forme  heureuse,
toutes les idÊes avaient un sourire,  toutes les tÊnÉbres Êtaient diaphanes.
L'heure du rendez-vous allait sonner.
     En  effet,  au bout de  quelques  instants,  le beffroi de  Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
     Il  y avait  quelque  chose  de lugubre Á  cette  voix de bronze qui se
lamentait ainsi au milieu de la nuit.
     Mais  chacune de ces  heures qui composaient l'heure  attendue  vibrait
harmonieusement au coeur du jeune homme.
     Ses yeux Êtaient fixÊs  sur le petit pavillon situÊ Á l'angle de la rue
et dont toutes  les  fenËtres Êtaient fermÊes  par  des  volets, exceptÊ une
seule du premier Êtage.
     A  travers cette fenËtre brillait une lumiÉre  douce qui  argentait  le
feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'Êlevaient formant groupe
en   dehors  du  parc.   Evidemment  derriÉre   cette  petite   fenËtre,  si
gracieusement ÊclairÊe, la jolie Mme Bonacieux l'attendait.
     BercÊ  par cette douce idÊe, d'Artagnan attendit de son cÆtÊ une  demi-
heure  sans impatience aucune, les yeux fixÊs sur  ce charmant  petit sÊjour
dont  d'Artagnan apercevait  une  partie de  plafond  aux  moulures  dorÊes,
attestant l'ÊlÊgance du reste de l'appartement.
     Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
     Cette fois-ci, sans que  d'Artagnan comprÏt pourquoi, un frisson courut
dans  ses  veines.  Peut-Ëtre  aussi le froid  commenÚait-il Á  le gagner et
prenait-il pour une impression morale une sensation tout Á fait physique.
     Puis l'idÊe lui vint qu'il  avait mal  lu et  que le  rendez-vous Êtait
pour onze heures seulement.
     Il s'approcha de la fenËtre, se plaÚa dans un rayon de lumiÉre, tira sa
lettre de sa poche et la relut ; il ne s'Êtait point trompÊ : le rendez-vous
Êtait bien pour dix heures.
     Il  alla  reprendre son poste, commenÚant Á Ëtre assez  inquiet  de  ce
silence et de cette solitude.
     Onze heures sonnÉrent.
     D'Artagnan  commenÚa  Á  craindre  vÊritablement  qu'il  ne  fÙt arrivÊ
quelque chose Á Mme Bonacieux.
     Il frappa  trois coups dans  ses mains, signal ordinaire des amoureux ;
mais personne ne lui rÊpondit : pas mËme l'Êcho.
     Alors  il pensa avec  un  certain  dÊpit que  peut-Ëtre  la jeune femme
s'Êtait endormie en l'attendant.
     Il  s'approcha  du  mur  et  essaya  d'y  monter ;  mais  le  mur Êtait
nouvellement crÊpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.
     En ce moment il avisa les arbres, dont la lumiÉre continuait d'argenter
les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie  sur le  chemin, il  pensa
que du milieu de ses branches son regard pourrait pÊnÊtrer dans le pavillon.
     L'arbre Êtait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans Á peine, et
par consÊquent se souvenait de son mÊtier d'Êcolier. En un instant il fut au
milieu  des  branches, et par  les vitres  transparentes ses yeux plongÉrent
dans l'intÊrieur du pavillon.
     Chose Êtrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds Á
la racine des cheveux, cette  douce lumiÉre, cette calme lampe Êclairait une
scÉne de dÊsordre Êpouvantable ; une des vitres de la fenËtre Êtait  cassÊe,
la porte de la chambre avait ÊtÊ enfoncÊe  et,  Á demi brisÊe, pendait Á ses
gonds ;  une table qui avait dÙ Ëtre couverte d'un ÊlÊgant souper  gisait  Á
terre ; les flacons en  Êclats, les  fruits ÊcrasÊs jonchaient le  parquet ;
tout tÊmoignait dans  cette  chambre  d'une lutte  violente et  dÊsespÊrÊe ;
d'Artagnan crut mËme reconnaÏtre au  milieu de  ce  pËle-  mËle  Êtrange des
lambeaux de vËtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les
rideaux.
     Il se  h×ta  de redescendre  dans la rue avec un horrible battement  de
coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence.
     La  petite lueur  suave  brillait  toujours dans le  calme de  la nuit.
D'Artagnan s'aperÚut alors,  chose  qu'il n'avait pas remarquÊe d'abord, car
rien  ne  le  poussait  Á cet  examen,  que  le  sol, battu ici,  trouÊ  lÁ,
prÊsentait  des traces confuses de  pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En
outre,  les  roues d'une  voiture, qui  paraissait venir de  Paris,  avaient
creusÊ dans la terre molle  une profonde empreinte qui ne dÊpassait  pas  la
hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.
     Enfin d'Artagnan, en  poursuivant ses recherches, trouva prÉs du mur un
gant de femme dÊchirÊ. Cependant ce gant,  par tous les points oÝ il n'avait
pas touchÊ la terre boueuse, Êtait d'une fraÏcheur irrÊprochable. C'Êtait un
de ces gants parfumÊs comme  les amants aiment  Á les  arracher d'une  jolie
main.
     A mesure  que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus
abondante  et  plus  glacÊe perlait sur son front, son coeur Êtait serrÊ par
une horrible angoisse, sa respiration Êtait  haletante ; et cependant  il se
disait, pour se rassurer, que ce  pavillon n'avait peut-Ëtre  rien de commun
avec  Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui  avait donnÊ rendez-vous devant
ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu Ëtre retenue Á Paris
par son service, par la jalousie de son mari peut- Ëtre.
     Mais  tous  ces  raisonnements  Êtaient  battus  en  brÉche,  dÊtruits,
renversÊs  par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions,
s'empare de tout notre Ëtre  et nous crie,  par tout ce qui est destinÊ chez
nous Á entendre, qu'un grand malheur plane sur nous.
     Alors d'Artagnan  devint presque  insensÊ :  il  courut sur  la  grande
route, prit le mËme  chemin qu'il avait dÊjÁ fait, s'avanÚa jusqu'au bac, et
interrogea le passeur.
     Vers  les sept heures  du  soir, le passeur  avait  fait  traverser  la
riviÉre Á une femme  enveloppÊe d'une mante noire, qui  paraissait  avoir le
plus  grand intÊrËt  Á ne pas Ëtre  reconnue ;  mais, justement  Á cause des
prÊcautions qu'elle prenait,  le  passeur  avait prËtÊ  une  attention  plus
grande, et il avait reconnu que la femme Êtait jeune et jolie.
     Il y avait  alors, comme aujourd'hui,  une foule de  jeunes  et  jolies
femmes qui venaient Á Saint-Cloud et qui avaient intÊrËt Á ne pas Ëtre vues,
et  cependant  d'Artagnan  ne  douta  point  un instant que  ce ne  fÙt  Mme
Bonacieux qu'avait remarquÊe le passeur.
     D'Artagnan profita de  la lampe qui brillait dans  la cabane du passeur
pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne
s'Êtait  pas  trompÊ, que le rendez-vous  Êtait bien  Á Saint-Cloud  et  non
ailleurs, devant le pavillon de M. d'EstrÊes et non dans une autre rue.
     Tout concourait Á prouver  Á  d'Artagnan que ses pressentiments  ne  le
trompaient point et qu'un grand malheur Êtait arrivÊ.
     Il reprit le chemin du ch×teau tout courant ; il lui semblait qu'en son
absence quelque chose de nouveau s'Êtait peut-Ëtre passÊ au pavillon et  que
des renseignements l'attendaient lÁ.
     La  ruelle Êtait  toujours  dÊserte, et la  mËme  lueur  calme et douce
s'Êpanchait de la fenËtre.
     D'Artagnan songea alors Á cette masure muette et aveugle mais qui  sans
doute avait vu et qui peut-Ëtre pouvait parler.
     La porte de clÆture Êtait  fermÊe, mais il sauta par-dessus la haie, et
malgrÊ les aboiements du chien Á la chaÏne, il s'approcha de la cabane.
     Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne rÊpondit.
     Un silence de mort rÊgnait dans la cabane  comme  dans  le  pavillon  ;
cependant, comme cette cabane Êtait sa derniÉre ressource, il s'obstina.
     BientÆt  il  lui  sembla  entendre  un  lÊger  bruit  intÊrieur,  bruit
craintif, et qui semblait trembler lui-mËme d'Ëtre entendu.
     Alors  d'Artagnan cessa  de frapper et  pria, avec un accent  si  plein
d'inquiÊtude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix Êtait de
nature Á rassurer de plus peureux. Enfin un vieux  volet vermoulu  s'ouvrit,
ou plutÆt  s'entreb×illa,  et se  referma  dÉs que la lueur  d'une misÊrable
lampe qui brÙlait dans un coin eut ÊclairÊ le baudrier, la poignÊe de l'ÊpÊe
et le  pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eÙt  ÊtÊ
le  mouvement,  d'Artagnan  avait  eu  le  temps  d'entrevoir  une  tËte  de
vieillard.
     " Au nom du Ciel ! dit-il, Êcoutez-moi : j'attendais quelqu'un  qui  ne
vient  pas,  je  meurs  d'inquiÊtude. Serait-il  arrivÊ quelque  malheur aux
environs ? Parlez. "
     La fenËtre se rouvrit lentement, et la mËme figure apparut de nouveau :
seulement elle Êtait plus p×le encore que la premiÉre fois.

     D'Artagnan  raconta  naÐvement  son histoire, aux  noms  prÉs  ; il dit
comment il  avait rendez-vous avec  une jeune femme  devant  ce pavillon, et
comment, ne  la  voyant  pas venir,  il Êtait montÊ  sur le tilleul et, Á la
lueur de la lampe, il avait vu le dÊsordre de la chambre.
     Le vieillard l'Êcouta attentivement, tout en faisant  signe que c'Êtait
bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tËte d'un air qui
n'annonÚait rien de bon.
     " Que voulez-vous dire ?  s'Êcria  d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons,
expliquez-vous.
     -- Oh  ! Monsieur, dit le  vieillard, ne  me demandez rien ; car si  je
vous disais  ce que j'ai  vu, bien  certainement il ne m'arriverait  rien de
bon.
     --  Vous avez donc vu quelque chose ?  reprit d'Artagnan. En ce cas, au
nom du Ciel  ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites  ce que
vous avez vu,  et je vous donne  ma foi  de gentilhomme que  pas une de  vos
paroles ne sortira de mon coeur. "
     Le  vieillard  lut  tant  de  franchise et de  douleur sur le visage de
d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'Êcouter et qu'il lui dit Á voix basse :
     " Il Êtait neuf heures Á peu prÉs, j'avais entendu quelque  bruit  dans
la rue et je dÊsirais savoir  ce que ce pouvait Ëtre, lorsqu'en m'approchant
de ma porte je m'aperÚus  qu'on cherchait Á entrer. Comme je suis  pauvre et
que  je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes Á
quelques pas de  lÁ. Dans l'ombre Êtait un carrosse avec des chevaux attelÊs
et des chevaux  de main. Ces chevaux de  main  appartenaient Êvidemment  aux
trois hommes qui Êtaient vËtus en cavaliers.
     " -- Ah, mes bons Messieurs ! m'Êcriai-je, que demandez-vous ?
     " -- Tu dois avoir une Êchelle ? me dit celui qui paraissait le chef de
l'escorte.
     " -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits.
     "  --  Donne-nous-la,  et  rentre  chez  toi,  voilÁ  un  Êcu  pour  le
dÊrangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot
de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car  tu regarderas et tu
Êcouteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sÙr), tu es perdu.
"
     " A ces  mots,  il me jeta  un  Êcu, que je ramassai,  et  il prit  mon
Êchelle.
     " Effectivement, aprÉs avoir refermÊ la porte  de la haie derriÉre eux,
je  fis semblant de rentrer Á  la maison ; mais j'en sortis  aussitÆt par la
porte  de derriÉre, et, me glissant  dans l'ombre, je parvins jusqu'Á  cette
touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans Ëtre vu.
     " Les  trois hommes  avaient fait avancer  la voiture sans aucun bruit,
ils en tirÉrent un petit homme,  gros, court,  grisonnant, mesquinement vËtu
de  couleur  sombre,  lequel  monta avec  prÊcaution  Á  l'Êchelle,  regarda
sournoisement  dans l'intÊrieur de la chambre, redescendit Á pas de  loup et
murmura Á voix basse :
     " -- C'est elle ! "
     " AussitÆt celui qui m'avait parlÊ s'approcha  de la porte du pavillon,
l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ;
en mËme temps les deux autres hommes  montÉrent Á l'Êchelle.  Le petit vieux
demeurait Á la portiÉre, le cocher maintenait les chevaux  de la voiture, et
un laquais les chevaux de selle.
     " Tout Á coup de  grands cris retentirent  dans le  pavillon, une femme
accourut  Á la  fenËtre et l'ouvrit comme pour  se prÊcipiter. Mais aussitÆt
qu'elle aperÚut les deux hommes, elle se rejeta en arriÉre ; les deux hommes
s'ÊlancÉrent aprÉs elle dans la chambre.
     " Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des  meubles que
l'on  brise. La femme  criait et appelait au  secours. Mais bientÆt ses cris
furent ÊtouffÊs ; les trois hommes se rapprochÉrent de la fenËtre, emportant
la  femme  dans  leurs  bras  ;  deux   descendirent  par  l'Êchelle  et  la
transportÉrent dans la voiture,  oÝ le petit vieux  entra aprÉs elle.  Celui
qui Êtait restÊ dans le pavillon referma la croisÊe, sortit un instant aprÉs
par la porte et s'assura que la femme Êtait bien dans la voiture  : ses deux
compagnons l'attendaient dÊjÁ Á cheval,  il sauta Á son tour en selle ;,  le
laquais reprit sa place  prÉs du cocher  ; le carrosse  s'Êloigna  au  galop
escortÊ par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-lÁ,
je n'ai plus rien vu, rien entendu. "
     D'Artagnan,  ÊcrasÊ par  une  si terrible nouvelle,  resta immobile  et
muet, tandis que  tous les  dÊmons de la colÉre et de  la jalousie hurlaient
dans son coeur.
     "  Mais,  mon  gentilhomme,  reprit le vieillard,  sur lequel  ce  muet
dÊsespoir causait certes plus d'effet  que n'en eussent produit des cris  et
des larmes ; allons, ne vous dÊsolez pas, ils ne vous  l'ont pas tuÊe, voilÁ
l'essentiel. "
     --  Savez-vous  Á  peu  prÉs,  dit  d'Artagnan,  quel  est l'homme  qui
conduisait cette infernale expÊdition ?
     -- Je ne le connais pas.
     -- Mais puisqu'il vous a parlÊ, vous avez pu le voir.
     -- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ?
     -- Oui.
     --  Un  grand sec,  basanÊ, moustaches  noires, oeil noir,  l'air  d'un
gentilhomme.
     --  C'est cela, s'Êcria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui  ! C'est
mon dÊmon, Á ce qu'il paraÏt ! Et l'autre ?
     -- Lequel ?
     -- Le petit.
     -- Oh ! celui-lÁ n'est pas un seigneur, j'en rÊponds : d'ailleurs il ne
portait pas l'ÊpÊe, et les autres le traitaient sans aucune considÊration.
     -- Quelque laquais,  murmura d'Artagnan.  Ah !  pauvre  femme  ! pauvre
femme ! qu'en ont-ils fait ?
     -- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard.
     --  Et  je  vous  renouvelle ma  promesse, soyez  tranquille,  je  suis
gentilhomme. Un  gentilhomme  n'a  que  sa parole, et je vous  ai  donnÊ  la
mienne. "
     D'Artagnan reprit, l'×me navrÊe, le chemin du bac. TantÆt il ne pouvait
croire que ce fÙt Mme Bonacieux, et il espÊrait le lendemain la retrouver au
Louvre  ;  tantÆt  il craignait  qu'elle n'eÙt eu une intrigue avec  quelque
autre et qu'un jaloux ne  l'eÙt surprise et fait enlever. Il flottait, il se
dÊsolait, il se dÊsespÊrait.
     -- "  Oh ! si  j'avais lÁ mes  amis !  s'Êcriait-il, j'aurais au  moins
quelque  espÊrance de la retrouver  ; mais qui sait ce  qu'ils  sont devenus
eux- mËmes ! "
     Il  Êtait minuit Á  peu prÉs  ;  il s'agissait  de  retrouver Planchet.
D'Artagnan se fit  ouvrir successivement tous  les cabarets dans lesquels il
aperÚut un peu de lumiÉre ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet.
     Au  sixiÉme, il commenÚa de rÊflÊchir  que la  recherche  Êtait un  peu
hasardÊe. D'Artagnan n'avait donnÊ rendez-vous Á son laquais qu'Á six heures
du matin, et quelque part qu'il fÙt, il Êtait dans son droit.
     D'ailleurs,  il  vint  au  jeune homme cette  idÊe,  qu'en  restant aux
environs du  lieu  oÝ l'ÊvÊnement  s'Êtait passÊ,  il obtiendrait  peut-Ëtre
quelque Êclaircissement sur cette mystÊrieuse  affaire.  Au sixiÉme cabaret,
comme nous  l'avons dit,  d'Artagnan s'arrËta donc, demanda une bouteille de
vin de premiÉre qualitÊ, s'accouda dans  l'angle le plus obscur et se dÊcida
Á attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espÊrance fut trompÊe,
et quoiqu'il Êcout×t de  toutes ses  oreilles, il n'entendit, au milieu  des
jurons, des lazzi et des injures qu'Êchangeaient entre eux les ouvriers, les
laquais et les rouliers qui composaient l'honorable  sociÊtÊ dont il faisait
partie,  rien qui pÙt le  mettre sur  la trace de la pauvre  femme  enlevÊe.
Force lui fut donc, aprÉs avoir avalÊ sa bouteille par dÊsoeuvrement et pour
ne pas Êveiller des soupÚons, de chercher  dans son coin  la posture la plus
satisfaisante possible  et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait
vingt  ans,  on  se  le  rappelle, et  Á cet  ×ge  le sommeil  a  des droits
imprescriptibles qu'il rÊclame impÊrieusement,  mËme sur les coeurs les plus
dÊsespÊrÊs.
     Vers  six heures du matin, d'Artagnan se rÊveilla  avec ce malaise  qui
accompagne ordinairement  le  point  du jour  aprÉs  une  mauvaise  nuit. Sa
toilette  n'Êtait pas longue Á faire ; il  se t×ta pour savoir si on n'avait
pas profitÊ de son sommeil pour  le  voler, et ayant  retrouvÊ son diamant Á
son doigt, sa bourse dans sa  poche et  ses pistolets Á sa  ceinture, il  se
leva, paya  sa  bouteille et  sortit  pour voir  s'il  n'aurait pas plus  de
bonheur dans la recherche  de son laquais le matin que la nuit. En effet, la
premiÉre chose qu'il aperÚut Á travers le  brouillard humide et gris×tre fut
l'honnËte  Planchet  qui, les  deux chevaux en main, l'attendait  Á la porte
d'un petit  cabaret  borgne devant  lequel d'Artagnan  Êtait passÊ sans mËme
soupÚonner son existence.







     Au lieu de rentrer  chez lui directement, d'Artagnan mit pied Á terre Á
la porte de M.  de  TrÊville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il
Êtait dÊcidÊ Á lui raconter tout ce qui venait de  se passer.  Sans doute il
lui donnerait de  bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de
TrÊville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- Ëtre tirer
de  Sa MajestÊ quelque renseignement sur la pauvre femme  Á qui l'on faisait
sans doute payer son dÊvouement Á sa maÏtresse.
     M.  de  TrÊville Êcouta le rÊcit  du jeune homme avec  une  gravitÊ qui
prouvait qu'il  voyait  autre  chose,  dans  toute  cette  aventure,  qu'une
intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achevÊ :
     " Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue.
     -- Mais, que faire ? dit d'Artagnan.
     -- Rien,  absolument rien, Á  cette heure, que quitter  Paris, comme je
vous l'ai dit, le plus  tÆt possible. Je verrai la reine, je lui  raconterai
les  dÊtails de la disparition  de  cette pauvre  femme, qu'elle ignore sans
doute ; ces dÊtails la guideront de  son cÆtÊ, et, Á votre retour, peut-Ëtre
aurai-je quelque bonne nouvelle Á vous dire. Reposez vous-en sur moi. "
     D'Artagnan  savait que,  quoique  Gascon, M.  de TrÊville  n'avait  pas
l'habitude de promettre,  et que lorsque par hasard il promettait, il tenait
plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le
passÊ et pour l'avenir, et le digne capitaine,  qui de son cÆtÊ Êprouvait un
vif  intÊrËt  pour  ce  jeune  homme  si  brave  et  si  rÊsolu,  lui  serra
affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage.
     DÊcidÊ  Á mettre les conseils de M. de TrÊville en pratique Á l'instant
mËme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller Á la
confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M.
Bonacieux en costume du matin, debout sur  le seuil de sa porte. Tout ce que
lui avait dit, la veille,  le prudent Planchet sur le  caractÉre sinistre de
son  hÆte  revint  alors Á  l'esprit  de  d'Artagnan, qui  le  regarda  plus
attentivement  qu'il  n'avait  fait encore.  En  effet,  outre  cette p×leur
jaun×tre et maladive qui indique l'infiltration de  la bile  dans le sang et
qui pouvait d'ailleurs  n'Ëtre qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua  quelque
chose  de sournoisement perfide dans  l'habitude des  rides  de sa  face. Un
fripon ne rit pas  de  la mËme faÚon  qu'un honnËte homme, un  hypocrite  ne
pleure pas les mËmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute  faussetÊ est un
masque, et si bien fait que soit le masque,  on arrive toujours, avec un peu
d'attention, Á le distinguer du visage.
     Il sembla donc Á d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et mËme
que ce masque Êtait des plus dÊsagrÊables Á voir.
     En consÊquence  il allait, vaincu  par  sa  rÊpugnance pour cet  homme,
passer  devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux
l'interpella.
     " Eh bien,  jeune  homme, lui  dit-il, il  paraÏt  que nous  faisons de
grasses nuits  ?  Sept  heures  du  matin,  peste ! Il  me  semble que  vous
retournez tant soit peu  les habitudes reÚues, et que vous rentrez Á l'heure
oÝ les autres sortent.
     -- On ne vous fera pas le mËme reproche, maÏtre Bonacieux, dit le jeune
homme,  et vous Ëtes le modÉle des gens rangÊs. Il est vrai que lorsque l'on
possÉde  une  jeune  et  jolie femme,  on n'a pas besoin  de courir aprÉs le
bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ;  n'est- ce pas, Monsieur
Bonacieux ? "
     Bonacieux devint p×le comme la mort et grimaÚa un sourire.
     "  Ah ! ah !  dit Bonacieux, vous Ëtes  un plaisant compagnon. Mais  oÝ
diable avez-vous ÊtÊ courir cette nuit,  mon jeune maÏtre ?  Il paraÏt qu'il
ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. "
     D'Artagnan baissa les yeux vers  ses bottes  toutes couvertes de boue ;
mais dans ce  mouvement ses regards se  portÉrent  en  mËme  temps  sur  les
souliers et les bas du mercier ; on eÙt dit qu'on les  avait trempÊs dans le
mËme bourbier ;  les uns et les autres Êtaient  maculÊs de taches absolument
pareilles.
     Alors une  idÊe subite traversa l'esprit de d'Artagnan.  Ce petit homme
gros,  court, grisonnant, cette  espÉce de  laquais  vËtu d'un habit sombre,
traitÊ sans considÊration  par  les gens  d'ÊpÊe qui  composaient l'escorte,
c'Êtait  Bonacieux  lui-mËme. Le  mari  avait prÊsidÊ  Á l'enlÉvement  de sa
femme.
     Il prit Á d'Artagnan une terrible envie de sauter Á la gorge du mercier
et de l'Êtrangler ; mais,  nous l'avons dit, c'Êtait un garÚon fort prudent,
et il se contint. Cependant la rÊvolution qui  s'Êtait faite  sur son visage
Êtait si visible, que Bonacieux en fut effrayÊ et essaya de reculer d'un pas
; mais justement  il  se trouvait  devant le  battant de la porte, qui Êtait
fermÊe, et l'obstacle qu'il rencontra le forÚa de se tenir Á la mËme place.
     " Ah ÚÁ ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il
me  semble que si  mes bottes ont besoin d'un coup d'Êponge, vos  bas et vos
souliers  rÊclament aussi un coup  de brosse. Est-ce que de votre cÆtÊ  vous
auriez couru la prÊtantaine, maÏtre Bonacieux ?  Ah ! diable, ceci ne serait
point pardonnable Á un  homme de votre ×ge  et qui, de plus, Á une  jeune et
jolie femme comme la vÆtre.
     -- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai ÊtÊ Á Saint-MandÊ
pour prendre des renseignements  sur une servante dont je ne puis absolument
me  passer, et  comme les chemins  Êtaient mauvais,  j'en ai  rapportÊ toute
cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire disparaÏtre. "
     Le lieu  que dÊsignait Bonacieux comme celui qui avait ÊtÊ le but de sa
course  fut  une  nouvelle preuve  Á  l'appui des  soupÚons qu'avait  conÚus
d'Artagnan. Bonacieux avait dit  Saint-MandÊ, parce que  Saint-MandÊ  est le
point absolument opposÊ Á Saint-Cloud.
     Cette probabilitÊ lui fut une premiÉre consolation. Si Bonacieux savait
oÝ Êtait  sa femme, on  pourrait toujours, en employant des moyens extrËmes,
forcer le mercier Á desserrer les dents et Á laisser Êchapper son secret. Il
s'agissait seulement de changer cette probabilitÊ en certitude.
     " Pardon,  mon  cher Monsieur  Bonacieux, si  j'en use  avec vous  sans
faÚon, dit d'Artagnan ; mais rien n'altÉre comme de ne pas dormir, j'ai donc
une soif d'enragÊ ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous
le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. "
     Et sans attendre  la  permission de son hÆte, d'Artagnan entra vivement
dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'Êtait pas
dÊfait.  Bonacieux ne s'Êtait  pas couchÊ. Il rentrait donc  seulement  il y
avait une heure  ou deux ; il avait accompagnÊ sa femme jusqu'Á l'endroit oÝ
on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais.
     "  Merci, maÏtre Bonacieux, dit  d'Artagnan en vidant son  verre, voilÁ
tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire
brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura  fini, je  vous l'enverrai
si vous voulez pour brosser vos souliers. "
     Et  il  quitta  le  mercier  tout  Êbahi de  ce singulier  adieu  et se
demandant s'il ne s'Êtait pas enferrÊ lui-mËme.
     Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effarÊ.
     " Ah ! Monsieur, s'Êcria Planchet dÉs qu'il eut aperÚu son  maÏtre,  en
voilÁ bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez.
     -- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan.
     -- Oh ! je vous le  donne en cent, Monsieur,  je vous le donne en mille
de deviner la visite que j'ai reÚue pour vous en votre absence.
     -- Quand cela ?
     -- Il y a une demi-heure, tandis que vous Êtiez chez M. de TrÊville.
     -- Et qui donc est venu ? Voyons, parle.
     -- M. de Cavois.
     -- M. de Cavois ?
     -- En personne.
     -- Le capitaine des gardes de Son Eminence ?
     -- Lui-mËme.
     -- Il venait m'arrËter ?
     -- Je m'en suis doutÊ, Monsieur, et cela malgrÊ son air patelin.
     -- Il avait l'air patelin, dis-tu ?
     -- C'est-Á-dire qu'il Êtait tout miel, Monsieur.
     -- Vraiment ?
     --  Il venait, disait-il de la  part de Son  Eminence, qui vous voulait
beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
     -- Et tu lui as rÊpondu ?
     --  Que la  chose Êtait impossible, attendu que  vous Êtiez hors de  la
maison, comme il le pouvait voir.
     -- Alors qu'a-t-il dit ?
     --  Que vous ne manquiez  pas de passer chez lui dans la journÊe ; puis
il a ajoutÊ tout bas : " Dis Á  ton maÏtre que Son Eminence est parfaitement
disposÊe pour lui, et que sa fortune dÊpend peut-Ëtre de cette entrevue. "
     -- Le piÉge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le
jeune homme.
     --  Aussi,  je  l'ai vu,  le piÉge, et  j'ai  rÊpondu que  vous  seriez
dÊsespÊrÊ Á votre retour.
     " -- OÝ est-il allÊ ? a demandÊ M. de Cavois.
     " -- A Troyes en Champagne, ai-je rÊpondu.
     " -- Et quand est-il parti ?
     " -- Hier soir. "
     -- Planchet,  mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es  vÊritablement  un
homme prÊcieux.
     -- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensÊ qu'il serait toujours temps, si
vous  dÊsirez  voir M. de Cavois, de me dÊmentir en disant  que vous n'Êtiez
point  parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait  le  mensonge, et
comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir.
     --  Rassure-toi,   Planchet,  tu  conserveras   ta  rÊputation  d'homme
vÊridique : dans un quart d'heure nous partons.
     -- C'est le conseil que j'allais donner Á Monsieur ; et oÝ allons-nous,
sans Ëtre trop curieux ?
     -- Pardieu  ! du cÆtÊ opposÊ Á celui vers lequel  tu as dit que j'Êtais
allÊ.  D'ailleurs,  n'as-tu  pas  autant  de h×te d'avoir des  nouvelles  de
Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en  ai, moi, de savoir ce que  sont
devenus Athos, Porthos et Aramis ?
     -- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ;
l'air  de la province vaut mieux pour nous, Á ce que je crois, en ce moment,
que l'air de Paris. Ainsi donc...
     -- Ainsi donc, fais notre paquet,  Planchet, et partons ; moi,  je m'en
vais  devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne  se doute de rien. Tu
me rejoindras Á l'hÆtel  des Gardes. A  propos, Planchet, je crois que tu as
raison Á  l'endroit de  notre  hÆte, et  que c'est  dÊcidÊment une  affreuse
canaille.
     -- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis
physionomiste, moi, allez ! "
     D'Artagnan descendit le  premier, comme la chose avait  ÊtÊ  convenue ;
puis, pour n'avoir rien Á se reprocher, il se dirigea une derniÉre fois vers
la  demeure  de ses  trois  amis : on  n'avait reÚu aucune  nouvelle  d'eux,
seulement une  lettre toute parfumÊe et d'une  Êcriture  ÊlÊgante  et  menue
Êtait  arrivÊe pour Aramis.  D'Artagnan  s'en  chargea.  Dix minutes  aprÉs,
Planchet le rejoignait  dans les Êcuries de  l'hÆtel des Gardes. D'Artagnan,
pour qu'il n'y eÙt pas de temps perdu, avait dÊjÁ sellÊ son cheval lui-mËme.
     "  C'est  bien,  dit-il  Á  Planchet, lorsque  celui-ci  eut  joint  le
portemanteau Á l'Êquipement ; maintenant selle les trois autres, et partons.
     --  Croyez-vous  que nous irons plus vite avec  chacun  deux  chevaux ?
demanda Planchet avec son air narquois.
     --  Non,  Monsieur le  mauvais plaisant, rÊpondit d'Artagnan, mais avec
nos quatre  chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si  toutefois nous
les retrouvons vivants.
     -- Ce qui serait une grande chance, rÊpondit Planchet, mais enfin il ne
faut pas dÊsespÊrer de la misÊricorde de Dieu.
     -- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval.
     Et tous deux  sortirent de l'hÆtel des Gardes, s'ÊloignÉrent chacun par
un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barriÉre de la  Villette
et  l'autre  par la  barriÉre de Montmartre,  pour se  rejoindre au-delÁ  de
Saint-Denis, manoeuvre  stratÊgique  qui, ayant ÊtÊ  exÊcutÊe avec une Êgale
ponctualitÊ,  fut  couronnÊe  des  plus  heureux  rÊsultats.  D'Artagnan  et
Planchet entrÉrent ensemble Á Pierrefitte.
     Planchet Êtait plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit.
     Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait  pas un seul instant ;
il  n'avait oubliÊ aucun des  incidents du premier voyage, et il tenait pour
ennemis  tous  ceux  qu'il rencontrait sur  la route. Il en rÊsultait  qu'il
avait  sans  cesse le  chapeau Á  la main,  ce  qui  lui valait  de  sÊvÉres
mercuriales de la part  de d'Artagnan, qui craignait  que, gr×ce Á cet excÉs
de politesse, on ne le prÏt pour le valet d'un homme de peu.
     Cependant,  soit  qu'effectivement  les  passants  fussent  touchÊs  de
l'urbanitÊ  de  Planchet, soit que cette fois personne ne fÙt  apostÊ sur la
route  du  jeune  homme,  nos  deux voyageurs  arrivÉrent  Á Chantilly  sans
accident  aucun et descendirent  Á l'hÆtel du  Grand Saint Martin ,  le mËme
dans lequel ils s'Êtaient arrËtÊs lors de leur premier voyage.
     L'hÆte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais  et de deux chevaux
de  main, s'avanÚa respectueusement sur le  seuil  de la porte. Or, comme il
avait dÊjÁ fait onze  lieues, d'Artagnan  jugea  Á propos  de s'arrËter, que
Porthos fÙt ou  ne  fÙt pas  dans  l'hÆtel.  Puis  peut-Ëtre  n'Êtait-il pas
prudent de s'informer du premier coup de ce qu'Êtait devenu le mousquetaire.
Il  rÊsulta de ces rÊflexions  que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle
de qui que  ce fÙt,  descendit, recommanda les  chevaux Á son laquais, entra
dans  une petite chambre destinÊe Á recevoir ceux qui dÊsiraient Ëtre seuls,
et demanda Á son hÆte une bouteille de son meilleur vin et un dÊjeuner aussi
bon  que  possible,  demande qui  corrobora  encore  la  bonne  opinion  que
l'aubergiste avait prise de son voyageur Á la premiÉre vue.
     Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une cÊlÊritÊ miraculeuse.
     Le rÊgiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du
royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant  avec quatre chevaux
magnifiques, ne pouvait, malgrÊ  la simplicitÊ de son  uniforme, manquer  de
faire  sensation.  L'hÆte  voulut  le  servir  lui-mËme  ;  ce  que  voyant,
d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante :
     " Ma foi, mon cher hÆte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres,
je vous ai  demandÊ de votre  meilleur vin,  et si vous  m'avez trompÊ, vous
allez Ëtre puni par oÝ  vous avez pÊchÊ, attendu que, comme je dÊteste boire
seul,  vous allez boire avec moi. Prenez  donc ce  verre, et  buvons. A quoi
boirons-nous, voyons, pour ne blesser  aucune  susceptibilitÊ ? Buvons  Á la
prospÊritÊ de votre Êtablissement !
     -- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hÆte, et je la remercie bien
sincÉrement de son bon souhait.
     -- Mais ne vous y  trompez pas, dit  d'Artagnan, il y  a plus d'ÊgoÐsme
peut-Ëtre  que  vous ne  le  pensez  dans  mon  toast  :  il n'y  a  que les
Êtablissements qui prospÉrent dans lesquels  on soit bien  reÚu ;  dans  les
hÆtels  qui pÊriclitent, tout va Á la dÊbandade, et le  voyageur est victime
des embarras de son hÆte ; or,  moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette
route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.
     -- En effet, dit l'hÆte, il me semble que ce n'est pas la premiÉre fois
que j'ai l'honneur de voir Monsieur.
     -- Bah ? je  suis passÊ  dix fois peut-Ëtre Á Chantilly, et sur les dix
fois je me  suis arrËtÊ  au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y
Êtais encore il y a dix ou douze jours Á peu prÉs ; je faisais la conduite Á
des amis, Á des mousquetaires, Á telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de
dispute avec un Êtranger, un inconnu, un homme  qui lui a cherchÊ je ne sais
quelle querelle.
     -- Ah ! oui vraiment ! dit l'hÆte,  et je me  le rappelle parfaitement.
N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ?
     -- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage.
     -- Mon Dieu ! mon cher hÆte, dites-moi, lui serait-il arrivÊ malheur ?
     -- Mais  Votre Seigneurie a dÙ remarquer qu'il  n'a pas pu continuer sa
route.
     -- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons
pas revu.
     --Il nous a fait l'honneur de rester ici.
     --Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ?
     --Oui, Monsieur, dans cet hÆtel ; nous sommes mËme bien inquiets.
     --Et de quoi ?
     --De certaines dÊpenses qu'il a faites.
     -- Eh bien, mais les dÊpenses qu'il a faites, il les paiera.
     -- Ah ! Monsieur, vous me mettez  vÊritablement du baume dans le sang !
Nous avons fait de fort grandes avances, et ce  matin encore  le  chirurgien
nous dÊclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'Êtait Á moi  qu'il s'en
prendrait, attendu que c'Êtait moi qui l'avais envoyÊ chercher.
     -- Mais Porthos est donc blessÊ ?
     -- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
     -- Comment,  vous ne  sauriez me le dire ?  vous devriez cependant Ëtre
mieux informÊ que personne.
     -- Oui, mais  dans notre  Êtat  nous  ne disons pas  tout  ce que  nous
savons,  Monsieur,  surtout  quand  on  nous  a  prÊvenus  que nos  oreilles
rÊpondraient pour notre langue.
     -- Eh bien, puis-je voir Porthos ?
     --  Certainement, Monsieur.  Prenez  l'escalier, montez au  premier  et
frappez au numÊro 1. Seulement, prÊvenez que c'est vous.
     -- Comment ! que je prÊvienne que c'est moi ?
     -- Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
     -- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ?
     -- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un
mouvement de colÉre, vous passer son ÊpÊe Á travers le corps ou  vous brÙler
la cervelle.
     -- Que lui avez-vous donc fait ?
     -- Nous lui avons demandÊ de l'argent.
     -- Ah  !  diable, je  comprends cela ;  c'est une  demande  que Porthos
reÚoit trÉs  mal quand  il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il  devait y
Ëtre.
     -- C'est ce que nous avions pensÊ aussi, Monsieur ; comme la maison est
fort rÊguliÉre et que nous faisons nos comptes toutes  les semaines, au bout
de huit jours nous lui avons prÊsentÊ notre  note ; mais  il paraÏt que nous
sommes  tombÊs dans un  mauvais moment,  car, au premier mot  que nous avons
prononcÊ sur la chose, il nous a envoyÊs  Á tous les diables ; il  est  vrai
qu'il avait jouÊ la veille.
     -- Comment, il avait jouÊ la veille ! et avec qui ?
     -- Oh  ! mon Dieu, qui  sait  cela  ? avec  un  seigneur qui passait et
auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
     -- C'est cela, le malheureux aura tout perdu.
     -- Jusqu'Á  son cheval,  Monsieur, car  lorsque  l'Êtranger a ÊtÊ  pour
partir,  nous nous sommes aperÚus que son laquais  sellait le  cheval de  M.
Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation,  mais il nous a rÊpondu
que nous nous mËlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval Êtait
Á lui.  Nous avons aussitÆt fait prÊvenir M. Porthos de ce  qui  se passait,
mais il nous  a fait dire que nous Êtions des faquins de douter de la parole
d'un gentilhomme, et  que, puisque celui-lÁ avait dit que  le cheval Êtait Á
lui, il fallait bien que cela fÙt.
     -- Je le reconnais bien lÁ, murmura d'Artagnan.
     --  Alors, continua l'hÆte, je lui fis  rÊpondre que du moment oÝ  nous
paraissions  destinÊs  Á  ne  pas  nous  entendre  Á  l'endroit du paiement,
j'espÊrais qu'il  aurait  au moins  la bontÊ  d'accorder  la  faveur  de  sa
pratique Á  mon  confrÉre  le maÏtre de l'Aigle d'Or ;  mais M.  Porthos  me
rÊpondit que mon hÆtel Êtant le meilleur, il dÊsirait y rester.
     "  Cette  rÊponse Êtait trop  flatteuse pour  que j'insistasse  sur son
dÊpart. Je me bornai donc Á le  prier  de me rendre  sa chambre, qui est  la
plus  belle de l'hÆtel,  et  de  se  contenter d'un joli  petit  cabinet  au
troisiÉme. Mais  Á  ceci  M.  Porthos rÊpondit que, comme il attendait  d'un
moment Á l'autre sa maÏtresse,  qui Êtait une des plus  grandes dames de  la
cour,  je  devais  comprendre  que la  chambre  qu'il  me  faisait l'honneur
d'habiter chez moi Êtait encore bien mÊdiocre pour une pareille personne.
     " Cependant, tout  en  reconnaissant la  vÊritÊ de  ce qu'il disait, je
crus devoir  insister ; mais,  sans  mËme se  donner  la peine  d'entrer  en
discussion avec moi, il prit  son pistolet, le  mit sur sa table  de nuit et
dÊclara  qu'au premier mot qu'on lui dirait  d'un dÊmÊnagement  quelconque Á
l'extÊrieur  ou  Á l'intÊrieur, il brÙlerait la  cervelle Á celui qui serait
assez imprudent pour se mËler d'une chose qui  ne regardait que  lui. Aussi,
depuis ce temps-lÁ,  Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre,  si ce
n'est son domestique.
     -- Mousqueton est donc ici ?
     -- Oui,  Monsieur ;  cinq jours aprÉs son dÊpart, il est revenu de fort
mauvaise humeur de son cÆtÊ ;  il paraÏt que lui aussi a  eu  du dÊsagrÊment
dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son maÏtre, ce qui
fait que pour son maÏtre il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme
il pense qu'on  pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont
il a besoin sans demander.
     --  Le fait  est, rÊpondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarquÊ  dans
Mousqueton un dÊvouement et une intelligence trÉs supÊrieurs.
     -- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement
quatre  fois par an de  me trouver  en  contact avec une  intelligence et un
dÊvouement semblables, et je suis un homme ruinÊ.
     -- Non, car Porthos vous paiera.
     -- Hum ! fit l'hÆtelier d'un ton de doute.
     -- C'est le favori  d'une trÉs grande  dame qui ne le laissera pas dans
l'embarras pour une misÉre comme celle qu'il vous doit.
     -- Si j'ose dire ce que je crois lÁ-dessus...
     -- Ce que vous croyez ?
     -- Je dirai plus : ce que je sais.
     -- Ce que vous savez ?
     -- Et mËme ce dont je suis sÙr.
     -- Et de quoi Ëtes-vous sÙr, voyons ?
     -- Je dirai que je connais cette grande dame.
     -- Vous ?
     -- Oui, moi.
     -- Et comment la connaissez-vous ?
     -- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier Á votre discrÊtion...
     -- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas  Á vous repentir  de
votre confiance.
     -- Eh bien, Monsieur,  vous concevez,  l'inquiÊtude fait faire bien des
choses.
     -- Qu'avez-vous fait ?
     -- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un crÊancier.
     -- Enfin ?
     --  M.  Porthos nous a remis un  billet  pour  cette  duchesse, en nous
recommandant  de le  jeter Á  la  poste. Son domestique n'Êtait  pas  encore
arrivÊ. Comme il ne  pouvait pas  quitter sa  chambre, il fallait bien qu'il
nous charge×t de ses commissions.
     -- Ensuite ?
     --  Au lieu de mettre la lettre Á la poste,  ce qui n'est  jamais  bien
sÙr, j'ai profitÊ de l'occasion de  l'un de mes garÚons qui  allait Á Paris,
et je lui ai  ordonnÊ  de  la remettre Á cette duchesse  elle-mËme.  C'Êtait
remplir les  intentions  de M.  Porthos, qui nous avait si  fort  recommandÊ
cette lettre, n'est-ce pas ?
     -- A peu prÉs.
     -- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ?
     -- Non ; j'en ai entendu parler Á Porthos, voilÁ tout.
     -- Savez-vous ce que c'est que cette prÊtendue duchesse ?
     -- Je vous le rÊpÉte, je ne la connais pas.
     --  C'est  une  vieille procureuse  au  Ch×telet, Monsieur,  nommÊe Mme
Coquenard, laquelle a  au moins cinquante ans, et se donne  encore des  airs
d'Ëtre jalouse. Cela  me  paraissait aussi fort singulier, une princesse qui
demeure rue aux Ours.
     -- Comment savez-vous cela ?
     --  Parce  qu'elle  s'est  mise  dans une grande colÉre en recevant  la
lettre,  disant que M. Porthos  Êtait un volage, et que c'Êtait  encore pour
quelque femme qu'il avait reÚu ce coup d'ÊpÊe.
     -- Mais il a donc reÚu un coup d'ÊpÊe ?
     -- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit lÁ ?
     -- Vous avez dit que Porthos avait reÚu un coup d'ÊpÊe.
     -- Oui ; mais il m'avait si fort dÊfendu de le dire !
     -- Pourquoi cela ?
     -- Dame ! Monsieur, parce qu'il  s'Êtait vantÊ de perforer cet Êtranger
avec  lequel  vous l'avez laissÊe en dispute, et que c'est cet Êtranger,  au
contraire, qui, malgrÊ toutes ses rodomontades, l'a couchÊ sur  le  carreau.
Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, exceptÊ envers la duchesse,
qu'il avait cru intÊresser en lui  faisant le  rÊcit de son aventure,  il ne
veut avouer Á personne que c'est un coup d'ÊpÊe qu'il a reÚu.
     -- Ainsi c'est donc un coup d'ÊpÊe qui le retient dans son lit ?
     -- Et un  maÏtre coup  d'ÊpÊe, je vous l'assure.  Il faut que votre ami
ait l'×me chevillÊe dans le corps.
     -- Vous Êtiez donc lÁ ?
     -- Monsieur, je les avais suivis par curiositÊ, de sorte que j'ai vu le
combat sans que les combattants me vissent.
     -- Et comment cela s'est-il passÊ ?
     -- Oh ! la chose n'a pas  ÊtÊ  longue, je vous en rÊponds. Ils se  sont
mis en garde ;  l'Êtranger a fait une feinte  et s'est fendu  ; tout cela si
rapidement,  que  lorsque  M.  Porthos est arrivÊ Á la parade, il avait dÊjÁ
trois pouces de fer dans la  poitrine. Il  est tombÊ  en arriÉre. L'Êtranger
lui a  mis aussitÆt  la pointe de son  ÊpÊe Á la  gorge ; et M. Porthos,  se
voyant  Á  la  merci  de  son  adversaire,  s'est  avouÊ vaincu.  Sur  quoi,
l'Êtranger lui a demandÊ son nom, et apprenant  qu'il s'appelait M. Porthos,
et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramenÊ Á l'hÆtel, est montÊ
Á cheval et a disparu.
     -- Ainsi c'est Á M. d'Artagnan qu'en voulait cet Êtranger ?
     -- Il paraÏt que oui.
     -- Et savez-vous ce qu'il est devenu ?
     -- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'Á  ce moment et  nous ne l'avons
pas revu depuis.
     -- TrÉs bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites
que la chambre de Porthos est au premier, numÊro I ?
     -- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais
dÊjÁ eu dix fois l'occasion de louer.
     -- Bah  !  tranquillisez vous, dit d'Artagnan  en riant ; Porthos  vous
paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard.
     --  Oh ! Monsieur,  procureuse ou duchesse, si elle l×chait les cordons
de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a  positivement  rÊpondu qu'elle
Êtait lasse des exigences et  des infidÊlitÊs de M. Porthos,  et  qu'elle ne
lui enverrait pas un denier.
     -- Et avez-vous rendu cette rÊponse Á votre hÆte ?
     --  Nous nous en sommes bien gardÊs  : il  aurait vu de  quelle maniÉre
nous avions fait la commission.
     -- Si bien qu'il attend toujours son argent ?
     -- Oh  ! mon Dieu, oui ! Hier  encore, il  a Êcrit ; mais,  cette fois,
c'est son domestique qui a mis la lettre Á la poste.
     -- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?.
     -- Cinquante ans au moins,  Monsieur, et pas belle du  tout, Á ce  qu'a
dit Pathaud.
     -- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs
Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.
     --  Comment, pas grand-chose  ! Une vingtaine  de pistoles  dÊjÁ,  sans
compter  le mÊdecin. Oh ! il  ne se  refuse rien, allez  ! on voit qu'il est
habituÊ Á bien vivre.
     -- Eh bien, si sa maÏtresse l'abandonne, il  trouvera des amis, je vous
le certifie.  Ainsi,  mon  cher hÆte, n'ayez aucune inquiÊtude, et continuez
d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son Êtat.
     -- Monsieur m'a promis de  ne pas parler de la procureuse et de ne  pas
dire un mot de la blessure.
     -- C'est chose convenue ; vous avez ma parole.
     -- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous !
     -- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. "
     En disant ces  mots, d'Artagnan monta l'escalier,  laissant son hÆte un
peu  plus  rassurÊ Á  l'endroit  de  deux  choses  auxquelles il  paraissait
beaucoup tenir : sa crÊance et sa vie.
     Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor Êtait
tracÊ, Á l'encre noire, un numÊro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup,
et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intÊrieur, il entra.
     Porthos  Êtait  couchÊ,  et  faisait  une  partie  de  lansquenet  avec
Mousqueton, pour  s'entretenir la  main,  tandis  qu'une  broche  chargÊe de
perdrix  tournait devant  le  feu, et qu'Á chaque coin d'une grande cheminÊe
bouillaient sur deux rÊchauds deux casseroles,  d'oÝ s'exhalait  une  double
odeur  de gibelotte  et de  matelote qui rÊjouissait l'odorat.  En outre, le
haut  d'un  secrÊtaire et  le  marbre  d'une  commode  Êtaient  couverts  de
bouteilles vides.
     A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton,
se  levant respectueusement,  lui cÊda la place et s'en alla donner un  coup
d'oeil  aux  deux   casseroles,   dont  il  paraissait   avoir  l'inspection
particuliÉre.
     "  Ah  ! pardieu  !  c'est  vous,  dit  Porthos Á d'Artagnan,  soyez le
bienvenu, et  excusez-moi  si  je  ne  vais  pas  au-devant  de vous.  Mais,
ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine inquiÊtude, vous savez
ce qui m'est arrivÊ ?
     -- Non.
     -- L'hÆte ne vous a rien dit ?
     -- J'ai demandÊ aprÉs vous, et je suis montÊ tout droit. "
     -- Porthos parut respirer plus librement.
     "  Et  que  vous  est-il donc  arrivÊ,  mon  cher  Porthos  ?  continua
d'Artagnan.
     -- Il m'est  arrivÊ qu'en me fendant sur mon  adversaire, Á qui j'avais
dÊjÁ allongÊ trois coups  d'ÊpÊe, et  avec lequel  je voulais en finir  d'un
quatriÉme, mon pied a portÊ sur une pierre, et je me suis foulÊ le genou.
     -- Vraiment ?
     -- D'honneur ! Heureusement pour  le maraud, car  je ne l'aurais laissÊ
que mort sur la place, je vous en rÊponds.
     -- Et qu'est-il devenu ?
     --  Oh  ! je  n'en sais  rien ; il en a eu assez, et  il est parti sans
demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan,  que vous est-il arrivÊ
?
     -- De sorte, continua d'Artagnan,  que cette foulure, mon cher Porthos,
vous retient au lit ?
     -- Ah ! mon Dieu, oui,  voilÁ  tout ; du reste, dans  quelques jours je
serai sur pied.
     -- Pourquoi alors ne vous Ëtes-vous pas fait transporter Á Paris ? Vous
devez vous ennuyer cruellement ici.
     --  C'Êtait mon intention ; mais, mon  cher ami,  il faut  que je  vous
avoue une chose.
     -- Laquelle ?
     -- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites,
et que  j'avais  dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m'aviez
distribuÊes, j'ai, pour me distraire, fait monter prÉs de moi un gentilhomme
qui Êtait de passage, et  auquel j'ai proposÊ de faire une partie de dÊs. Il
a acceptÊ, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passÊes de ma poche
dans la  sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore  emportÊ par-dessus
le marchÊ. Mais vous, mon cher d'Artagnan ?
     -- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas Ëtre privilÊgiÊ de
toutes faÚons, dit d'Artagnan ; vous savez le  proverbe :  "  Malheureux  au
jeu, heureux en amour. " Vous Ëtes trop heureux en amour pour que  le jeu ne
se venge pas ; mais  que vous importent,  Á vous, les revers de la fortune !
n'avez-vous  pas,  heureux  coquin  que  vous  Ëtes, n'avez-vous  pas  votre
duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ?
     -- Eh  bien,  voyez, mon  cher d'Artagnan,  comme je  joue de  guignon,
rÊpondit  Porthos de l'air le  plus  dÊgagÊ  du monde !  je lui  ai Êcrit de
m'envoyer  quelque cinquante  louis dont  j'avais absolument besoin,  vu  la
position oÝ je me trouvais...
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, il faut  qu'elle soit dans ses terres, car elle ne  m'a pas
rÊpondu.
     -- Vraiment ?
     -- Non. Aussi je lui ai adressÊ hier une seconde ÊpÏtre plus  pressante
encore que la premiÉre ; mais vous voilÁ, mon trÉs cher, parlons de vous. Je
commenÚais, je vous l'avoue, Á  Ëtre dans  une certaine inquiÊtude sur votre
compte.
     -- Mais votre hÆte se conduit bien envers vous, Á ce qu'il paraÏt,  mon
cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant  au malade les casseroles  pleines et
les bouteilles vides.
     -- Couci-couci  ! rÊpondit  Porthos. Il y a dÊjÁ  trois ou quatre jours
que l'impertinent m'a montÊ son compte, et que je les ai mis Á la porte, son
compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une faÚon de vainqueur, comme
une  maniÉre de conquÊrant. Aussi, vous le voyez,  craignant toujours d'Ëtre
forcÊ dans la position, je suis armÊ jusqu'aux dents.
     --  Cependant,  dit en riant d'Artagnan, il me semble que  de  temps en
temps vous faites des sorties. "
     Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.
     " Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette  misÊrable foulure
me  retient au lit, mais Mousqueton  bat  la campagne,  et  il rapporte  des
vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu'il  nous arrive
du renfort, il nous faudra un supplÊment de victuailles.
     --  Mousqueton, dit  d'Artagnan, il  faudra  que  vous  me  rendiez  un
service.
     -- Lequel, Monsieur ?
     -- C'est de donner votre recette Á Planchet  ;  je pourrais me  trouver
assiÊgÊ Á mon tour, et je  ne serais  pas f×chÊ qu'il me fÏt jouir des mËmes
avantages dont vous gratifiez votre maÏtre.
     --  Eh ! mon Dieu ! Monsieur,  dit Mousqueton d'un air modeste, rien de
plus facile. Il  s'agit d'Ëtre  adroit,  voilÁ  tout.  J'ai ÊtÊ  ÊlevÊ Á  la
campagne,  et  mon  pÉre,   dans  ses  moments  perdus,  Êtait  quelque  peu
braconnier.
     -- Et le reste du temps, que faisait-il ?
     -- Monsieur,  il pratiquait  une industrie  que  j'ai  toujours trouvÊe
assez heureuse.
     -- Laquelle ?
     -- Comme c'Êtait au temps des guerres des catholiques et des huguenots,
et qu'il voyait les  catholiques exterminer les  huguenots, et les huguenots
exterminer les catholiques, le tout au nom de  la religion,  il s'Êtait fait
une  croyance mixte,  ce qui lui permettait d'Ëtre tantÆt catholique, tantÆt
huguenot. Or il  se promenait habituellement, son  escopette  sur  l'Êpaule,
derriÉre les haies qui bordent  les chemins,  et  quand il  voyait  venir un
catholique seul,  la  religion protestante  l'emportait  aussitÆt  dans  son
esprit. Il abaissait  son  escopette  dans la  direction du voyageur ; puis,
lorsqu'il Êtait  Á dix pas de  lui, il  entamait  un  dialogue qui finissait
presque toujours  par l'abandon  que le voyageur  faisait  de sa bourse pour
sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se
sentait  pris  d'un  zÉle  catholique  si  ardent, qu'il ne  comprenait  pas
comment,  un quart d'heure auparavant, il avait pu avoir  des doutes  sur la
supÊrioritÊ  de  notre  sainte  religion.   Car,  moi,  Monsieur,  je   suis
catholique,  mon  pÉre, fidÉle  Á ses principes,  ayant fait  mon frÉre aÏnÊ
huguenot.
     -- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan.
     -- Oh  ! de la faÚon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour, il s'Êtait
trouvÊ pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique Á qui il
avait dÊjÁ eu affaire, et  qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu'ils se
rÊunirent contre lui et le pendirent Á un arbre ; puis ils vinrent se vanter
de la belle ÊquipÊe qu'ils avaient faite dans le cabaret du premier village,
oÝ nous Êtions Á boire, mon frÉre et moi.
     -- Et que fÏtes-vous ? dit d'Artagnan.
     -- Nous les  laiss×mes dire, reprit Mousqueton. Puis  comme, en sortant
de  ce  cabaret, ils  prenaient  chacun une  route  opposÊe, mon  frÉre alla
s'embusquer sur le chemin du  catholique,  et  moi sur celui  du protestant.
Deux  heures aprÉs, tout Êtait  fini,  nous leur avions  fait Á  chacun  son
affaire, tout  en admirant la prÊvoyance de notre pauvre pÉre qui avait pris
la prÊcaution de nous Êlever chacun dans une religion diffÊrente.
     --  En effet, comme  vous  le dites, Mousqueton, votre  pÉre  me paraÏt
avoir  ÊtÊ un gaillard fort intelligent. Et vous  dites  donc que, dans  ses
moments perdus, le brave homme Êtait braconnier ?
     --  Oui, Monsieur, et c'est lui  qui m'a appris Á nouer un  collet et Á
placer une ligne de fond. Il en rÊsulte que lorsque j'ai vu que notre gredin
d'hÆte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes pour des manants,
et qui n'allaient point Á deux estomacs aussi dÊbilitÊs que  les  nÆtres, je
me suis remis quelque peu Á mon ancien  mÊtier. Tout en me promenant dans le
bois de M. le Prince, j'ai tendu des  collets dans les passÊes ;  tout en me
couchant  au bord des  piÉces  d'eau de Son Altesse, j'ai glissÊ  des lignes
dans les  Êtangs. De  sorte que maintenant, gr×ce  Á Dieu, nous ne  manquons
pas, comme Monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et
d'anguilles, tous aliments lÊgers et sains, convenables pour des malades.
     -- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre hÆte ?
     -- C'est-Á-dire, oui et non.
     -- Comment, oui et non ?
     -- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur.
     -- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation  est pleine de choses
instructives.
     --  Voici, Monsieur.  Le  hasard  a fait que  j'ai  rencontrÊ dans  mes
pÊrÊgrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le
Nouveau Monde.
     -- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles  qui
sont sur ce secrÊtaire et sur cette commode ?
     -- Patience, Monsieur, chaque chose viendra Á son tour.
     -- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte Á vous, et j'Êcoute.
     --  Cet Espagnol avait Á son  service un laquais qui l'avait accompagnÊ
dans  son voyage au  Mexique. Ce laquais Êtait mon compatriote, de sorte que
nous nous li×mes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de grands
rapports de caractÉre. Nous aimions tous deux la chasse  par-dessus tout, de
sorte  qu'il  me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels
du pays chassent le tigre et les taureaux avec  de  simples noeuds  coulants
qu'ils jettent  au cou de ces  terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas
croire qu'on pÙt en arriver Á ce degrÊ d'adresse, de jeter Á vingt ou trente
pas l'extrÊmitÊ d'une corde oÝ l'on veut  ; mais devant la preuve il fallait
bien reconnaÏtre la vÊritÊ du rÊcit. Mon ami plaÚait  une bouteille Á trente
pas, et Á chaque coup il  lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me
livrai Á cet exercice,  et  comme la  nature m'a douÊ de quelques  facultÊs,
aujourd'hui je jette le lasso  aussi bien qu'aucun homme  du monde. Eh bien,
comprenez-vous ?  Notre hÆte a une cave trÉs bien garnie, mais dont  la clef
ne  le  quitte  pas  ;  seulement,  cette  cave a  un soupirail. Or,  par ce
soupirail, je jette le lasso ;  et comme je  sais  maintenant oÝ  est le bon
coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve Ëtre en
rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrÊtaire.
Maintenant,  voulez-vous  goÙter  notre vin, et, sans prÊvention, vous  nous
direz ce que vous en pensez.
     -- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de dÊjeuner.
     -- Eh bien, dit Porthos, mets la  table, Mousqueton, et tandis que nous
dÊjeunerons, nous, d'Artagnan  nous racontera ce qu'il est devenu lui- mËme,
depuis dix jours qu'il nous a quittÊs.
     -- Volontiers " , dit d'Artagnan.
     Tandis  que  Porthos  et  Mousqueton dÊjeunaient avec  des  appÊtits de
convalescents et cette cordialitÊ de frÉres qui rapproche les hommes dans le
malheur,  d'Artagnan  raconta  comment  Aramis  blessÊ  avait  ÊtÊ  forcÊ de
s'arrËter  Á CrÉvecoeur, comment il avait laissÊ Athos  se dÊbattre Á Amiens
entre les mains de quatre  hommes qui l'accusaient d'Ëtre un faux-monnayeur,
et comment, lui,  d'Artagnan,  avait ÊtÊ  forcÊ de passer sur  le  ventre du
comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre.
     Mais  lÁ  s'arrËta la  confidence  de d'Artagnan ; il annonÚa seulement
qu'Á  son  retour  de la  Grande-Bretagne  il  avait ramenÊ  quatre  chevaux
magnifiques,  dont un pour  lui et un  autre pour  chacun de ses compagnons,
puis il termina en annonÚant Á Porthos que celui qui lui Êtait destinÊ Êtait
dÊjÁ installÊ dans l'Êcurie de l'hÆtel.
     En ce  moment Planchet entra ; il prÊvenait  son maÏtre que les chevaux
Êtaient  suffisamment reposÊs,  et  qu'il serait possible  d'aller coucher Á
Clermont.
     Comme  d'Artagnan  Êtait Á peu prÉs  rassurÊ sur Porthos, et qu'il  lui
tardait d'avoir des nouvelles  de ses deux autres amis, il tendit la main au
malade,  et le prÊvint qu'il  allait  se mettre en route pour continuer  ses
recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la  mËme route, si, dans
sept Á huit jours, Porthos Êtait encore Á l'hÆtel du Grand Saint Martin , il
le reprendrait en passant.
     Porthos  rÊpondit que,  selon  toute  probabilitÊ,  sa  foulure ne  lui
permettrait pas de s'Êloigner d'ici lÁ. D'ailleurs il fallait qu'il rest×t Á
Chantilly pour attendre une rÊponse de sa duchesse.
     D'Artagnan lui souhaita cette rÊponse prompte et bonne ; et aprÉs avoir
recommandÊ de nouveau Porthos  Á Mousqueton, et payÊ sa dÊpense Á l'hÆte, il
se remit en route  avec Planchet,  dÊjÁ  dÊbarrassÊ d'un de ses  chevaux  de
main.







     D'Artagnan  n'avait  rien  dit  Á  Porthos  de  sa  blessure  ni de  sa
procureuse. C'Êtait un garÚon fort  sage que  notre BÊarnais, si jeune qu'il
fÙt. En consÊquence, il  avait fait semblant de croire tout ce que lui avait
racontÊ le glorieux  mousquetaire, convaincu qu'il  n'y a  pas  d'amitiÊ qui
tienne Á  un secret surpris, surtout quand ce secret  intÊresse l'orgueil  ;
puis on a toujours une  certaine supÊrioritÊ morale sur ceux dont on sait la
vie.
     Or  d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue Á venir,  et  dÊcidÊ  qu'il
Êtait  Á faire  de  ses  trois  compagnons  les instruments  de sa  fortune,
d'Artagnan n'Êtait  pas f×chÊ  de rÊunir  d'avance  dans sa  main  les  fils
invisibles Á l'aide desquels il comptait les mener.
     Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait
le  coeur : il pensait Á cette jeune et jolie  Mme Bonacieux qui devait  lui
donner le prix  de  son  dÊvouement ; mais, h×tons-nous de  le  dire,  cette
tristesse venait moins  chez le  jeune homme du regret  de son bonheur perdu
que de la crainte qu'il Êprouvait  qu'il n'arriv×t  malheur  Á  cette pauvre
femme.  Pour lui,  il  n'y avait  pas  de doute, elle  Êtait  victime  d'une
vengeance du cardinal, et comme on le sait,  les vengeances  de Son Eminence
Êtaient  terribles.  Comment  avait-il  trouvÊ  gr×ce  devant  les  yeux  du
ministre, c'est  ce qu'il ignorait  lui-mËme et  sans doute ce  que lui  eÙt
rÊvÊlÊ M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eÙt trouvÊ chez lui.
     Rien ne fait marcher le temps et n'abrÉge la route comme une pensÊe qui
absorbe en elle-mËme  toutes  les facultÊs de  l'organisation de  celui  qui
pense. L'existence extÊrieure ressemble alors Á un sommeil dont cette pensÊe
est  le  rËve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace  n'a
plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive  Á un autre, voilÁ tout.
De  l'intervalle  parcouru, rien  ne reste  prÊsent  Á votre  souvenir qu'un
brouillard vague dans lequel s'effacent mille  images confuses  d'arbres, de
montagnes  et  de  paysages. Ce  fut  en  proie  Á  cette hallucination  que
d'Artagnan franchit,  Á  l'allure que voulut  prendre son cheval, les six ou
huit  lieues  qui sÊparent Chantilly de CrÉvecoeur, sans qu'en arrivant dans
ce  village il se souvÏnt d'aucune des choses qu'il avait rencontrÊes sur sa
route.
     LÁ  seulement la  mÊmoire  lui revint, il secoua la  tËte,  aperÚut  le
cabaret  oÝ  il avait laissÊ  Aramis, et,  mettant  son cheval  au trot,  il
s'arrËta Á la porte.
     Cette fois  ce  ne fut pas un hÆte, mais une  hÆtesse  qui le  reÚut  ;
d'Artagnan  Êtait physionomiste,  il  enveloppa  d'un coup  d'oeil la grosse
figure  rÊjouie de la maÏtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin
de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien Á craindre  de  la part d'une
si joyeuse physionomie.
     " Ma bonne  dame,  lui  demanda  d'Artagnan, pourriez-vous  me dire  ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous  avons ÊtÊ forcÊs de laisser ici il y
a une douzaine de jours ?
     -- Un  beau  jeune  homme de  vingt-trois  Á  vingt-quatre  ans,  doux,
aimable, bien fait ?
     -- De plus, blessÊ Á l'Êpaule.
     -- C'est cela !
     -- Justement.
     -- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici.
     -- Ah ! pardieu, ma chÉre  dame, dit d'Artagnan en mettant pied Á terre
et en jetant la bride  de son cheval au  bras de Planchet, vous me rendez la
vie  ; oÝ est-il, ce cher Aramis, que je  l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai
h×te de le revoir.
     -- Pardon, Monsieur,  mais je  doute  qu'il  puisse vous recevoir en ce
moment.
     -- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ?
     --  JÊsus ! que  dites-vous lÁ ! le pauvre garÚon  ! Non, Monsieur,  il
n'est pas avec une femme.
     -- Et avec qui est-il donc ?
     -- Avec le curÊ de Montdidier et le supÊrieur des jÊsuites d'Amiens.
     -- Mon Dieu ! s'Êcria d'Artagnan, le pauvre garÚon irait-il plus mal ?
     -- Non, Monsieur,  au  contraire ; mais, Á la suite de  sa  maladie, la
gr×ce l'a touchÊ et il s'est dÊcidÊ Á entrer dans les ordres.
     --  C'est  juste,   dit   d'Artagnan,  j'avais  oubliÊ  qu'il   n'Êtait
mousquetaire que par intÊrim.
     -- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
     -- Plus que jamais.
     -- Eh bien, Monsieur n'a qu'Á prendre l'escalier Á droite dans la cour,
au second, n 5. "
     D'Artagnan s'ÊlanÚa  dans  la direction  indiquÊe et trouva  un de  ces
escaliers extÊrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans  les cours
des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas  ainsi chez le  futur  abbÊ ;
les dÊfilÊs de la chambre d'Aramis Êtaient gardÊs ni plus ni  moins que  les
jardins  d'Aramis  ; Bazin  stationnait dans  le corridor  et lui  barra  le
passage avec d'autant plus d'intrÊpiditÊ qu'aprÉs bien des annÊes d'Êpreuve,
Bazin se voyait enfin prÉs  d'arriver  au rÊsultat qu'il avait Êternellement
ambitionnÊ.
     En effet, le rËve du pauvre Bazin avait toujours ÊtÊ de servir un homme
d'Eglise, et  il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans
l'avenir oÝ Aramis  jetterait  enfin  la casaque  aux orties pour prendre la
soutane. La promesse renouvelÊe chaque jour par le jeune homme que le moment
ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service
dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son ×me.
     Bazin Êtait  donc au comble de la  joie. Selon toute probabilitÊ, cette
fois son maÏtre  ne se dÊdirait pas.  La rÊunion de la douleur physique Á la
douleur morale avait produit l'effet si longtemps dÊsirÊ : Aramis, souffrant
Á la fois du corps et de l'×me, avait enfin arrËtÊ  sur la religion ses yeux
et sa pensÊe, et  il avait regardÊ comme un avertissement du Ciel  le double
accident  qui  lui Êtait  arrivÊ, c'est-Á-dire la disparition subite  de  sa
maÏtresse et sa blessure Á l'Êpaule.
     On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oÝ il se trouvait,
Ëtre plus dÊsagrÊable Á Bazin que l'arrivÊe  de d'Artagnan, laquelle pouvait
rejeter son maÏtre dans le tourbillon  des idÊes mondaines  qui l'avaient si
longtemps entraÏnÊ. Il  rÊsolut  donc  de  dÊfendre bravement la  porte ; et
comme, trahi  par la maÏtresse de  l'auberge, il ne pouvait  dire  qu'Aramis
Êtait absent,  il  essaya  de prouver  au  nouvel arrivant que ce  serait le
comble  de  l'indiscrÊtion  que  de  dÊranger  son  maÏtre  dans  la  pieuse
confÊrence qu'il avait entamÊe depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne
pouvait Ëtre terminÊe avant le soir.
     Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'Êloquent  discours  de maÏtre
Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une  polÊmique avec le valet
de son ami, il l'Êcarta tout simplement  d'une main, et de l'autre il tourna
le bouton de la porte n 5.
     La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pÊnÊtra dans la chambre.

     Aramis,  en surtout noir,  le  chef accommodÊ d'une espÉce de  coiffure
ronde  et plate qui ne ressemblait pas mal Á une calotte, Êtait assis devant
une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'Ênormes in-folio  ; Á
sa droite Êtait  assis le supÊrieur des jÊsuites, et Á  sa gauche le curÊ de
Montdidier. Les rideaux  Êtaient Á demi clos et ne laissaient pÊnÊtrer qu'un
jour mystÊrieux, mÊnagÊ pour une bÊate rËverie. Tous les objets mondains qui
peuvent frapper  l'oeil  quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et
surtout lorsque  ce jeune homme est  mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramen×t son maÏtre aux
idÊes de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'ÊpÊe, les pistolets, le
chapeau Á plume, les broderies  et les  dentelles de tout genre  et de toute
espÉce.
     Mais,  en leur lieu  et place, d'Artagnan crut apercevoir dans  un coin
obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou Á la muraille.
     Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tËte et
reconnut son ami. Mais, au grand Êtonnement  du jeune homme, sa vue ne parut
pas produire  une  grande  impression sur  le mousquetaire,  tant son esprit
Êtait dÊtachÊ des choses de la terre.
     " Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis  ; croyez que je suis heureux de
vous voir.
     -- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sÙr
que ce soit Á Aramis que je parle.
     -- A lui-mËme, mon ami, Á lui-mËme ; mais qui a pu vous faire douter ?
     -- J'avais peur de me  tromper de chambre, et j'ai  cru d'abord  entrer
dans  l'appartement de  quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur  m'a
pris en  vous trouvant  en compagnie de  ces Messieurs  :  c'est que vous ne
fussiez gravement malade. "
     Les deux  hommes noirs  lancÉrent  sur d'Artagnan, dont ils  comprirent
l'intention,  un regard presque  menaÚant ; mais d'Artagnan ne s'en inquiÊta
pas.
     " Je  vous trouble peut-Ëtre, mon  cher  Aramis, continua  d'Artagnan ;
car, d'aprÉs ce que je  vois, je suis portÊ Á croire que vous vous confessez
Á ces Messieurs. "
     Aramis rougit imperceptiblement.
     " Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure
; et comme  preuve  de  ce  que je dis, permettez-moi de me  rÊjouir en vous
voyant sain et sauf.
     -- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux.
     -- Car, Monsieur,  qui est  mon ami, vient d'Êchapper Á un rude danger,
continua Aramis avec  onction,  en montrant  de la main d'Artagnan  aux deux
ecclÊsiastiques.
     --   Louez   Dieu,  Monsieur,  rÊpondirent  ceux-ci  en  s'inclinant  Á
l'unisson.
     -- Je n'y ai pas manquÊ, mes rÊvÊrends, rÊpondit le jeune homme en leur
rendant leur salut Á son tour.
     -- Vous arrivez  Á propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et  vous allez,
en prenant part Á la discussion, l'Êclairer de vos lumiÉres. M. le principal
d'Amiens, M. le  curÊ de Montdidier et  moi, nous  argumentons sur certaines
questions  thÊologiques dont  l'intÊrËt nous captive  depuis longtemps ;  je
serais charmÊ d'avoir votre avis.
     --  L'avis  d'un  homme  d'ÊpÊe  est  bien  dÊnuÊ  de  poids,  rÊpondit
d'Artagnan,  qui  commenÚait Á s'inquiÊter de la tournure  que prenaient les
choses,  et  vous  pouvez vous en tenir,  croyez-moi,  Á la  science  de ces
Messieurs. "
     Les deux hommes noirs saluÉrent Á leur tour.
     " Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prÊcieux ; voici
de  quoi il s'agit  : M. le  principal croit que ma thÉse  doit Ëtre surtout
dogmatique et didactique.
     -- Votre thÉse ! vous faites donc une thÉse ?
     --  Sans  doute,  rÊpondit  le  jÊsuite  ;  pour l'examen  qui  prÊcÉde
l'ordination, une thÉse est de rigueur.
     -- L'ordination !  s'Êcria d'Artagnan,  qui ne pouvait  croire Á ce que
lui avaient dit successivement l'hÆtesse et Bazin, ... l'ordination ! "
     Et il promenait ses yeux  stupÊfaits  sur les trois  personnages  qu'il
avait devant lui.
     " Or " ,  continua Aramis  en  prenant  sur son fauteuil la  mËme  pose
gracieuse que s'il eÙt ÊtÊ dans une ruelle et en examinant avec complaisance
sa  main blanche et potelÊe comme une main  de femme, qu'il tenait en  l'air
pour  en  faire  descendre  le  sang  :  "  or,  comme  vous l'avez entendu,
d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thÉse fÙt dogmatique, tandis que
je voudrais, moi, qu'elle fÙt idÊale. C'est donc pourquoi M. le principal me
proposait ce sujet qui n'a point encore ÊtÊ traitÊ, dans lequel je reconnais
qu'il y a matiÉre Á de magnifiques dÊveloppements.
     " Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. "
     D'Artagnan, dont nous connaissons l'Êrudition, ne sourcilla pas plus  Á
cette citation qu'Á celle  que lui avait faite M. de TrÊville  Á  propos des
prÊsents qu'il prÊtendait que d'Artagnan avait reÚus de M. de Buckingham.
     " Ce qui veut  dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitÊ : les
deux mains sont indispensables aux  prËtres des ordres infÊrieurs, quand ils
donnent la bÊnÊdiction.
     -- Admirable sujet ! s'Êcria le jÊsuite.
     -- Admirable  et dogmatique ! "  rÊpÊta  le  curÊ qui, de  la force  de
d'Artagnan  Á peu  prÉs sur le latin,  surveillait soigneusement le  jÊsuite
pour emboÏter le pas avec lui et rÊpÊter ses paroles comme un Êcho.
     Quant   Á   d'Artagnan,   il   demeura   parfaitement   indiffÊrent   Á
l'enthousiasme des deux hommes noirs.
     " Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige
une  Êtude  approfondie  des PÉres et  des  Ecritures. Or j'ai avouÊ  Á  ces
savants  ecclÊsiastiques,  et  cela en  toute humilitÊ, que les  veilles des
corps de garde et le service du roi m'avaient fait  un peu nÊgliger l'Êtude.
Je me trouverai donc plus Á mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon
choix, qui serait Á  ces rudes questions thÊologiques ce que la morale est Á
la mÊtaphysique en philosophie. "
     D'Artagnan s'ennuyait profondÊment, le curÊ aussi.
     " Voyez quel exorde ! s'Êcria le jÊsuite.
     -- Exordium , rÊpÊta le curÊ pour dire quelque chose.
     -- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. "
     Aramis jeta un coup d'oeil de cÆtÊ sur  d'Artagnan, et  il vit  que son
ami b×illait Á se dÊmonter la m×choire.
     " Parlons  franÚais, mon pÉre, dit-il au jÊsuite, M. d'Artagnan goÙtera
plus vivement nos paroles.
     -- Oui, je suis fatiguÊ de  la route, dit d'Artagnan, et  tout ce latin
m'Êchappe.
     --  D'accord,  dit  le jÊsuite  un  peu  dÊpitÊ,  tandis  que  le curÊ,
transportÊ d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance
; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose.
     -- MoÐse,  serviteur de Dieu... il  n'est que serviteur,  entendez-vous
bien  ! MoÐse bÊnit avec les mains ; il se fait  tenir les deux bras, tandis
que les HÊbreux battent leurs ennemis ; donc il bÊnit avec  les  deux mains.
D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez
les mains, et non pas la main.
     -- Imposez  les mains, rÊpÊta le curÊ en faisant  un geste. -- A  saint
Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jÊsuite
: Ponige digitos . PrÊsentez les doigts ; y Ëtes-vous maintenant ?
     -- Certes, rÊpondit Aramis en se dÊlectant, mais la chose est subtile.
     -- Les doigts ! reprit le jÊsuite ; saint Pierre bÊnit avec les doigts.
Le pape bÊnit donc aussi avec les doigts. Et avec  combien  de doigts bÊnit-
il ?  Avec trois doigts, un pour le  PÉre,  un pour le Fils,  et  un pour le
Saint-Esprit. "
     Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
     "  Le  pape est successeur de saint  Pierre  et  reprÊsente  les  trois
pouvoirs   divins   ;  le   reste,  ordines  inferiores  de  la   hiÊrarchie
ecclÊsiastique, bÊnit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus
humbles  clercs, tels  que  nos  diacres et  sacristains, bÊnissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre  indÊfini de  doigts bÊnissants. VoilÁ le
sujet simplifiÊ, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais  avec cela,
continua le jÊsuite, deux volumes de la taille de celui-ci. "
     Et,  dans  son  enthousiasme,  il  frappait sur  le  saint  Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
     D'Artagnan frÊmit.
     " Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautÊs de cette thÉse, mais
en mËme temps  je la reconnais Êcrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ;
dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goÙt : Non inutile est
desiderium in oblatione , ou mieux encore  : un peu de regret ne messied pas
dans une offrande au Seigneur.
     -- Halte-lÁ ! s'Êcria le jÊsuite,  car cette thÉse frise l'hÊrÊsie ; il
y  a une  proposition presque semblable  dans l'Augustinus de  l'hÊrÊsiarque
JansÊnius, dont tÆt ou tard le livre  sera brÙlÊ par les  mains du bourreau.
Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez  vers les fausses doctrines, mon
jeune ami ; vous vous perdrez !
     -- Vous vous perdrez, dit le curÊ en secouant douloureusement la tËte.
     -- Vous touchez Á ce fameux  point du libre arbitre,  qui est un Êcueil
mortel.  Vous  abordez  de  front les  insinuations  des  pÊlagiens  et  des
demi-pÊlagiens.
     -- Mais, mon rÊvÊrend... . , reprit Aramis quelque peu  abasourdi de la
grËle d'arguments qui lui tombait sur la tËte.
     -- Comment prouverez-vous, continua le jÊsuite sans lui donner le temps
de parler,  que l'on  doit  regretter le monde  lorsqu'on  s'offre  Á Dieu ?
Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter  le
monde, c'est regretter le diable : voilÁ ma conclusion.
     -- C'est la mienne aussi, dit le curÊ.
     -- Mais de gr×ce !... dit Aramis.
     -- Desideras diabolum , infortunÊ ! s'Êcria le jÊsuite.
     --  Il regrette  le  diable !  Ah ! mon  jeune ami,  reprit le  curÊ en
gÊmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. "
     D'Artagnan  tournait  Á  l'idiotisme  ; il  lui semblait  Ëtre dans une
maison  de fous, et qu'il  allait  devenir  fou  comme  ceux  qu'il  voyait.
Seulement  il Êtait forcÊ de se taire,  ne comprenant point la langue qui se
parlait devant lui.
     " Mais Êcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle
commenÚait Á percer un peu d'impatience, je ne  dis  pas que  je regrette  ;
non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... "
     Le jÊsuite leva les bras au ciel, et le curÊ en fit autant.
     " Non,  mais  convenez au moins qu'on a mauvaise  gr×ce de n'offrir  au
Seigneur que ce dont on est parfaitement dÊgoÙtÊ. Ai-je raison, d'Artagnan ?
     -- Je le crois pardieu bien ! " s'Êcria celui-ci.
     Le curÊ et le jÊsuite firent un bond sur leur chaise.
     " Voici mon point de  dÊpart, c'est un syllogisme : le monde  ne manque
pas  d'attraits,  je  quitte  le  monde,  donc  je fais un  sacrifice  ;  or
l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.
     -- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
     -- Et puis, continua Aramis  en se  pinÚant l'oreille  pour  la  rendre
rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai
fait certain rondeau  lÁ-dessus que je  communiquai Á M. Voiture l'an passÊ,
et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments.
     -- Un rondeau ! fit dÊdaigneusement le jÊsuite.
     -- Un rondeau ! dit machinalement le curÊ.
     -- Dites, dites, s'Êcria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu.
     -- Non, car il est religieux, rÊpondit Aramis, et c'est de la thÊologie
en vers.
     -- Diable ! fit d'Artagnan.
     -- Le voici, dit Aramis d'un petit  air modeste  qui n'Êtait pas exempt
d'une certaine teinte d'hypocrisie :
     -- Vous qui pleurez un passÊ plein de charmes, --
     -- Et qui traÏnez des jours infortunÊs, --
     -- Tous vos malheurs se verront terminÊs, --
     -- Quand Á Dieu seul vous offrirez vos larmes, --
     -- Vous qui pleurez. --
     D'Artagnan et le curÊ parurent flattÊs.  Le jÊsuite  persista dans  son
opinion.
     "  Gardez-vous du  goÙt profane dans le style thÊologique.  Que dit  en
effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo .
     -- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curÊ.
     --  Or, se  h×ta d'interrompre le  jÊsuite en voyant que son acolyte se
fourvoyait, or  votre  thÉse  plaira aux  dames, voilÁ  tout ;  elle aura le
succÉs d'une plaidoirie de maÏtre Patru.
     -- Plaise Á Dieu ! s'Êcria Aramis transportÊ.
     -- Vous  le voyez, s'Êcria le jÊsuite, le  monde parle encore en vous Á
haute  voix, altissima  voce . Vous suivez le  monde,  mon  jeune ami, et je
tremble que la gr×ce ne soit point efficace.
     -- Rassurez-vous, mon rÊvÊrend, je rÊponds de moi.
     -- PrÊsomption mondaine !
     -- Je me connais, mon pÉre, ma rÊsolution est irrÊvocable.
     -- Alors vous vous obstinez Á poursuivre cette thÉse ?
     -- Je me sens appelÊ Á traiter celle-lÁ, et non pas une autre ; je vais
donc  la  continuer,  et  demain  j'espÉre  que  vous  serez  satisfait  des
corrections que j'y aurai faites d'aprÉs vos avis.
     --  Travaillez lentement,  dit  le curÊ,  nous  vous laissons  dans des
dispositions excellentes.
     -- Oui, le  terrain est tout ensemencÊ, dit le jÊsuite, et nous n'avons
pas Á craindre qu'une partie du grain soit tombÊe sur la pierre, l'autre  le
long du chemin, et que les oiseaux  du ciel aient mangÊ le reste, aves coeli
coznederunt illam .
     --  Que la  peste t'Êtouffe avec  ton latin  ! dit  d'Artagnan,  qui se
sentait au bout de ses forces.
     -- Adieu, mon fils, dit le curÊ, Á demain.
     -- A  demain, jeune tÊmÊraire, dit le  jÊsuite ; vous promettez  d'Ëtre
une des lumiÉres de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumiÉre ne soit pas
un feu dÊvorant. "
     D'Artagnan,   qui  pendant  une  heure   s'Êtait   rongÊ   les   ongles
d'impatience, commenÚait Á attaquer la chair.
     Les deux hommes noirs  se levÉrent, saluÉrent Aramis  et d'Artagnan, et
s'avancÉrent vers la porte. Bazin, qui s'Êtait  tenu  debout  et  qui  avait
ÊcoutÊ toute  cette  controverse avec une  pieuse  jubilation, s'ÊlanÚa vers
eux,  prit  le  brÊviaire  du  curÊ,   le  missel  du  jÊsuite,  et   marcha
respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.
     Aramis les  conduisit jusqu'au  bas  de  l'escalier et remonta aussitÆt
prÉs de d'Artagnan qui rËvait encore.
     RestÊs seuls, les deux amis gardÉrent  d'abord un silence  embarrassÊ ;
cependant il  fallait  que l'un  des  deux le  rompÏt le  premier, et  comme
d'Artagnan paraissait dÊcidÊ Á laisser cet honneur Á son ami :
     "  Vous  le voyez, dit  Aramis,  vous  me  trouvez  revenu  Á mes idÊes
fondamentales.
     -- Oui, la gr×ce efficace vous a touchÊ, comme disait ce  Monsieur tout
Á l'heure.
     -- Oh !  ces plans  de  retraite sont formÊs depuis longtemps ; et vous
m'en avez dÊjÁ ouÐ parler, n'est-ce pas, mon ami ?
     -- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez.
     -- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan !
     -- Dame ! on plaisante bien avec la mort.
     -- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit
Á la perdition ou au salut.
     -- D'accord ; mais, s'il vous plaÏt, ne thÊologisons pas, Aramis ; vous
devez en avoir assez pour le reste de  la journÊe ; quant Á moi, j'ai  Á peu
prÉs  oubliÊ  le  peu  de  latin  que je  n'ai  jamais  su ; puis,  je  vous
l'avouerai, je n'ai rien mangÊ depuis ce matin dix heures, et  j'ai une faim
de tous les diables.
     -- Nous  dÏnerons  tout Á l'heure,  cher ami  ;  seulement,  vous  vous
rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour,  je ne
puis ni voir, ni  manger de la chair. Si  vous voulez vous contenter  de mon
dÏner, il se compose de tÊtragones cuits et de fruits.
     --   Qu'entendez-vous   par   tÊtragones  ?   demanda  d'Artagnan  avec
inquiÊtude.
     --  J'entends des  Êpinards,  reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai
des oeufs, et c'est une grave  infraction  Á la  rÉgle, car les  oeufs  sont
viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
     --  Ce festin n'est pas succulent,  mais n'importe ;  pour  rester avec
vous, je le subirai.
     -- Je vous suis reconnaissant du  sacrifice, dit Aramis  ; mais s'il ne
profite pas Á votre corps, il profitera, soyez-en certain, Á votre ×me.
     -- Ainsi,  dÊcidÊment, Aramis,  vous entrez en religion. Que  vont dire
nos amis, que  va dire M. de TrÊville ? Ils vous traiteront de dÊserteur, je
vous en prÊviens.
     -- Je n'entre  pas en religion, j'y rentre. C'est  l'Eglise que j'avais
dÊsertÊe pour le monde,  car vous savez  que  je me suis fait violence  pour
prendre la casaque de mousquetaire.
     -- Moi, je n'en sais rien.
     -- Vous ignorez comment j'ai quittÊ le sÊminaire ?
     -- Tout Á fait.
     --   Voici  mon  histoire  ;  d'ailleurs  les  Ecritures   disent  :  "
Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse Á vous, d'Artagnan.
     -- Et moi, je vous donne l'absolution  d'avance, vous voyez que je suis
bon homme.
     -- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
     -- Alors, dites, je vous Êcoute.
     -- J'Êtais donc au sÊminaire depuis l'×ge de neuf ans, j'en avais vingt
dans trois jours, j'allais Ëtre abbÊ,  et tout Êtait dit.  Un soir que je me
rendais, selon mon habitude, dans une maison que je frÊquentais avec plaisir
--  on  est  jeune,  que voulez-vous ! on est faible --  un officier  qui me
voyait  d'un oeil jaloux  lire les  vies des  saints  Á  la maÏtresse  de la
maison,  entra tout  Á coup et  sans Ëtre  annoncÊ. Justement,  ce  soir-lÁ,
j'avais traduit un Êpisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers Á
la dame qui  me  faisait toutes sortes de compliments,  et, penchÊe  sur mon
Êpaule, les relisait avec moi. La pose, qui Êtait quelque peu abandonnÊe, je
l'avoue, blessa cet officier  ; il ne dit rien,  mais lorsque je  sortis, il
sortit derriÉre moi, et me rejoignant :
     " -- Monsieur l'abbÊ, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?
     " -- Je ne puis le dire, Monsieur, rÊpondis-je, personne n'ayant jamais
osÊ m'en donner.
     " -- Eh bien, Êcoutez-moi,  Monsieur l'abbÊ,  si vous retournez dans la
maison oÝ je vous ai rencontrÊ ce soir, j'oserai, moi. "
     "  Je crois  que j'eus peur, je devins fort p×le,  je sentis les jambes
qui me manquaient, je cherchai une rÊponse que je ne trouvai pas, je me tus.
     " L'officier attendait cette rÊponse,  et voyant qu'elle tardait, il se
mit Á  rire,  me tourna  le dos  et rentra dans  la maison.  Je  rentrai  au
sÊminaire.
     " Je suis bon gentilhomme et j'ai le  sang vif,  comme  vous avez pu le
remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte Êtait terrible, et, tout inconnue
qu'elle Êtait restÊe au monde,  je la sentais vivre et remuer au fond de mon
coeur. Je dÊclarai Á mes supÊrieurs que  je ne  me sentais pas  suffisamment
prÊparÊ  pour l'ordination, et, sur ma demande,  on remit  la cÊrÊmonie Á un
an.
     " J'allai trouver le meilleur maÏtre d'armes de Paris, je fis condition
avec  lui pour  prendre une  leÚon  d'escrime chaque jour,  et chaque  jour,
pendant une annÊe, je pris cette leÚon. Puis,  le jour anniversaire de celui
oÝ j'avais ÊtÊ insultÊ, j'accrochai ma soutane Á un clou, je pris un costume
complet de cavalier, et je me rendis Á un  bal que  donnait une dame de  mes
amies, et  oÝ je savais que  devait se  trouver mon  homme.  C'Êtait rue des
Francs-Bourgeois, tout prÉs de la Force.
     " En effet,  mon  officier y Êtait  ;  je  m'approchai de lui, comme il
chantait  un  lai   d'amour  en  regardant  tendrement  une   femme,  et  je
l'interrompis au beau milieu du second couplet.
     "  --  Monsieur, lui dis-je, vous dÊplaÏt-il  toujours que je  retourne
dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups
de canne, s'il me prend fantaisie de vous dÊsobÊir ? "
     " L'officier me regarda avec Êtonnement, puis il dit :
     " -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas.
     " -- Je suis, rÊpondis-je, le petit abbÊ qui lit les vies des saints et
qui traduit Judith en vers.
     " -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant  ; que me
voulez-vous ?
     " -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir  faire un tour  de
promenade avec moi.
     "  -- Demain matin, si vous le voulez bien,  et  ce sera  avec le  plus
grand plaisir.
     " -- Non, pas demain matin, s'il vous plaÏt, tout de suite.
     " -- Si vous l'exigez absolument...
     " -- Mais oui, je l'exige.
     " -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dÊrangez pas. Le
temps  de tuer  Monsieur seulement,  et je reviens  vous achever  le dernier
couplet. "
     " Nous sortÏmes.
     " Je le menai rue Payenne, juste Á l'endroit oÝ un an auparavant, heure
pour  heure, il  m'avait  fait le compliment  que  je  vous  ai rapportÊ. Il
faisait  un  clair  de lune  superbe. Nous  mÏmes l'ÊpÊe Á la  main, et Á la
premiÉre passe, je le tuai roide.
     -- Diable ! fit d'Artagnan.
     -- Or, continua Aramis, comme les  dames  ne  virent  pas  revenir leur
chanteur,  et  qu'on  le  trouva  rue Payenne  avec un  grand coup d'ÊpÊe au
travers du corps, on  pensa que c'Êtait moi qui l'avait accommodÊ  ainsi, et
la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcÊ de renoncer Á la
soutane. Athos, dont je fis la connaissance Á cette  Êpoque, et Porthos, qui
m'avait,  en  dehors   de  mes  leÚons  d'escrime,  appris  quelques  bottes
gaillardes, me  dÊcidÉrent Á demander une  casaque  de mousquetaire. Le  roi
avait fort aimÊ  mon  pÉre, tuÊ au siÉge  d'Arras,  et l'on m'accorda  cette
casaque.  Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour  moi de
rentrer dans le sein de l'Eglise.
     -- Et pourquoi aujourd'hui plutÆt qu'hier et que demain ? Que vous est-
il donc arrivÊ aujourd'hui, qui vous donne de si mÊchantes idÊes ?
     --  Cette  blessure,  mon cher d'Artagnan, m'a ÊtÊ un  avertissement du
Ciel.
     --  Cette blessure  ? bah ! elle est Á peu prÉs guÊrie, et  je suis sÙr
qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lÁ qui vous fait le plus souffrir.
     -- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
     --  Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante,
une blessure faite par une femme. "
     L'oeil d'Aramis Êtincela malgrÊ lui.
     " Ah ! dit-il en dissimulant son Êmotion sous une feinte nÊgligence, ne
parlez  pas de  ces choses-lÁ  ;  moi, penser  Á  ces  choses-lÁ ! avoir des
chagrins d'amour  ?  Vanitas vanitatum !  Me serais-je  donc, Á  votre avis,
retournÊ  la  cervelle,  et pour qui ? pour  quelque grisette,  pour quelque
fille de chambre, Á qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi !
     -- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visÊes
plus haut.
     --  Plus haut ? et que  suis-je pour avoir tant d'ambition ? un  pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve
grandement dÊplacÊ dans le monde !
     -- Aramis, Aramis ! s'Êcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air
de doute.
     --  PoussiÉre,  je  rentre  dans  la  poussiÉre.   La  vie  est  pleine
d'humiliations et  de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous  les
fils qui  la rattachent  au bonheur  se rompent tour  Á tour dans la main de
l'homme, surtout les fils  d'or. O mon cher d'Artagnan  !  reprit Aramis  en
donnant Á sa voix une lÊgÉre teinte d'amertume,  croyez-moi, cachez bien vos
plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniÉre joie des malheureux ;
gardez-vous  de mettre qui  que  ce soit sur la trace  de vos  douleurs, les
curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessÊ.
     -- HÊlas, mon  cher Aramis, dit d'Artagnan en  poussant Á  son  tour un
profond soupir, c'est mon histoire Á moi-mËme que vous faites lÁ.
     -- Comment ?
     -- Oui, une femme que  j'aimais, que j'adorais, vient de m'Ëtre enlevÊe
de  force. Je ne  sais  pas  oÝ  elle est, oÝ on  l'a conduite  ;  elle  est
peut-Ëtre prisonniÉre, elle est peut-Ëtre morte.
     -- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne  vous
a pas quittÊ  volontairement  ; que si vous  n'avez point  de ses nouvelles,
c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que...
     -- Tandis que...
     -- Rien, reprit Aramis, rien.
     -- Ainsi,  vous renoncez Á jamais au monde ;,  c'est un parti pris, une
rÊsolution arrËtÊe ?
     -- A tout jamais.  Vous Ëtes mon ami aujourd'hui, demain vous  ne serez
plus pour moi qu'une ombre ; oÝ plutÆt mËme, vous n'existerez plus. Quant au
monde, c'est un sÊpulcre et pas autre chose.
     -- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites lÁ.
     -- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlÉve. "
     D'Artagnan sourit et ne rÊpondit point. Aramis continua :
     " Et  cependant, tandis  que je  tiens encore Á la terre, j'eusse voulu
vous parler de vous, de nos amis.
     -- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mËme, mais
je vous vois si dÊtachÊ de tout ; les amours, vous en faites  fi ; les  amis
sont des ombres, le monde est un sÊpulcre.
     -- HÊlas ! vous le verrez par vous-mËme, dit Aramis avec un soupir.
     -- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brÙlons cette lettre qui,
sans doute, vous annonÚait quelque nouvelle infidÊlitÊ de  votre grisette ou
de votre fille de chambre.
     -- Quelle lettre ? s'Êcria vivement Aramis.
     --  Une lettre qui Êtait venue chez  vous en votre absence et qu'on m'a
remise pour vous.
     -- Mais de qui cette lettre ?
     -- Ah ! de quelque suivante ÊplorÊe, de quelque grisette au dÊsespoir ;
la fille  de chambre de Mme de  Chevreuse peut-Ëtre, qui aura ÊtÊ obligÊe de
retourner Á Tours  avec sa  maÏtresse,  et qui, pour se faire pimpante, aura
pris du  papier  parfumÊ et  aura  cachetÊ sa lettre avec  une  couronne  de
duchesse.
     -- Que dites-vous lÁ ?
     -- Tiens,  je  l'aurai perdue  !  dit sournoisement  le jeune  homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sÊpulcre, que
les  hommes et par consÊquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un
sentiment dont vous faites fi !
     -- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'Êcria Aramis, tu me fais mourir !
     -- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan.
     Et il tira la lettre de sa poche.
     Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutÆt la dÊvora  ; son
visage rayonnait.
     " Il paraÏt  que la  suivante  Á  un  beau  style, dit nonchalamment le
messager.
     -- Merci, d'Artagnan ! s'Êcria Aramis  presque  en  dÊlire. Elle  a ÊtÊ
forcÊe  de  retourner Á  Tours ;  elle  ne  m'est pas infidÉle, elle  m'aime
toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'Êtouffe ! "
     Et  les  deux amis  se  mirent  Á  danser  autour  du  vÊnÊrable  saint
Chrysostome, piÊtinant bravement les feuillets de la thÉse qui avaient roulÊ
sur le parquet.
     En ce moment, Bazin entrait avec les Êpinards et l'omelette.
     " Fuis, malheureux !  s'Êcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage
;  retourne d'oÝ tu viens, remporte ces  horribles lÊgumes  et  cet  affreux
entremets  ! demande un liÉvre  piquÊ, un  chapon gras, un gigot Á l'ail  et
quatre bouteilles de vieux bourgogne. "
     Bazin,  qui regardait  son  maÏtre  et  qui ne  comprenait  rien  Á  ce
changement, laissa mÊlancoliquement glisser l'omelette dans les Êpinards, et
les Êpinards sur le parquet.
     "  VoilÁ le moment  de consacrer  votre existence  au Roi des Rois, dit
d'Artagnan, si vous tenez Á lui faire une politesse : Non inutile desiderium
in oblatione .
     --  Allez-vous-en au diable  avec votre latin !  Mon  cher  d'Artagnan,
buvons, morbleu,  buvons frais,  buvons  beaucoup, et racontez-moi un peu ce
qu'on fait lÁ-bas. "







     " Il reste maintenant Á savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan
au fringant  Aramis, quand il l'eut mis au courant de  ce qui s'Êtait  passÊ
dans la capitale depuis leur dÊpart, et qu'un excellent dÏner leur eut  fait
oublier Á l'un sa thÉse, Á l'autre sa fatigue.
     "  Croyez-vous  donc qu'il  lui  soit arrivÊ malheur ? demanda  Aramis.
Athos est si froid, si brave et manie si habilement son ÊpÊe.
     -- Oui, sans doute, et personne ne reconnaÏt mieux que moi  le  courage
et l'adresse d'Athos, mais j'aime  mieux sur mon ÊpÊe le choc des lances que
celui  des  b×tons  ;  je  crains  qu'Athos n'ait  ÊtÊ  ÊtrillÊ  par  de  la
valetaille, les valets sont gens  qui frappent fort et ne finissent pas tÆt.
VoilÁ pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tÆt possible.
     -- Je t×cherai de vous accompagner, dit Aramis,  quoique je ne me sente
guÉre en Êtat de monter Á cheval. Hier, j'essayai  de la discipline que vous
voyez sur ce mur, et la douleur m'empËcha de continuer ce pieux exercice.
     -- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais  vu essayer de guÊrir un
coup d'escopette avec des coups  de martinet ; mais vous Êtiez malade, et la
maladie rend la tËte faible, ce qui fait que je vous excuse.
     -- Et quand partez-vous ?
     -- Demain, au  point du jour ;  reposez-vous de votre mieux cette nuit,
et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
     --  A demain  donc, dit Aramis ; car tout de  fer que  vous Ëtes,  vous
devez avoir besoin de repos. "
     Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra  chez Aramis, il le trouva  Á sa
fenËtre.
     " Que regardez-vous donc lÁ ? demanda d'Artagnan.
     --  Ma  foi ! J'admire  ces trois magnifiques  chevaux que les  garÚons
d'Êcurie tiennent en bride  ;  c'est un plaisir de prince que de voyager sur
de pareilles montures.
     -- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lÁ, car l'un
de ces chevaux est Á vous.
     -- Ah ! bah ! et lequel ?
     -- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prÊfÊrence.
     -- Et le riche caparaÚon qui le couvre est Á moi aussi ?
     -- Sans doute.
     -- Vous voulez rire, d'Artagnan.
     -- Je ne ris plus depuis que vous parlez franÚais.
     -- C'est pour moi,  ces  fontes dorÊes, cette housse de  velours, cette
selle chevillÊe d'argent ?
     -- A vous-mËme, comme le cheval qui piaffe est  Á moi, comme cet  autre
cheval qui caracole est Á Athos.
     -- Peste ! ce sont trois bËtes superbes.
     -- Je suis flattÊ qu'elles soient de votre goÙt.
     -- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lÁ ?
     -- A coup sÙr, ce n'est point  le cardinal, mais ne  vous inquiÊtez pas
d'oÝ ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriÊtÊ.
     -- Je prends celui que tient le valet roux.
     -- A merveille !
     -- Vive Dieu ! s'Êcria Aramis, voilÁ qui me fait passer le reste de  ma
douleur ; je monterais  lÁ-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur
mon ×me, les beaux Êtriers ! HolÁ ! Bazin, venez ÚÁ, et Á l'instant mËme. "
     Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
     " Fourbissez mon ÊpÊe, redressez  mon feutre, brossez  mon  manteau, et
chargez mes pistolets ! dit Aramis.
     -- Cette  derniÉre recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan :
il y a des pistolets chargÊs dans vos fontes. "
     Bazin soupira.
     " Allons, maÏtre Bazin,  tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on  gagne
le royaume des cieux dans toutes les conditions.
     -- Monsieur  Êtait dÊjÁ si bon thÊologien ! dit Bazin presque larmoyant
; il fÙt devenu ÊvËque et peut-Ëtre cardinal.
     -- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rÊflÊchis  un  peu ;  Á quoi sert
d'Ëtre  homme d'Eglise, je  te prie ? on n'Êvite pas pour cela d'aller faire
la guerre ; tu vois bien que le cardinal  va faire la premiÉre campagne avec
le  pot en tËte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La  Valette,
qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande Á son laquais combien de fois
il lui a fait de la charpie.
     --  HÊlas  !  soupira Bazin,  je le sais, Monsieur, tout est bouleversÊ
dans le monde aujourd'hui. "
     Pendant  ce temps, les deux jeunes  gens  et le  pauvre laquais Êtaient
descendus.
     " Tiens-moi l'Êtrier, Bazin " , dit Aramis.
     Et Aramis s'ÊlanÚa en selle  avec  sa gr×ce  et sa lÊgÉretÊ ordinaire ;
mais aprÉs quelques  voltes et  quelques  courbettes du  noble  animal,  son
cavalier  ressentit  des douleurs  tellement  insupportables, qu'il p×lit et
chancela. D'Artagnan qui, dans la prÊvision de  cet accident, ne l'avait pas
perdu des yeux, s'ÊlanÚa vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit Á
sa chambre.
     " C'est  bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul  Á la
recherche d'Athos.
     -- Vous Ëtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
     -- Non, j'ai du bonheur, voilÁ tout ;  mais comment allez-vous vivre en
m'attendant  ?  plus  de  thÉse,  plus  de  glose  sur  les  doigts  et  les
bÊnÊdictions, hein ? "
     Aramis sourit.
     " Je ferai des vers, dit-il.
     -- Oui, des vers parfumÊs Á l'odeur du billet de la suivante de Mme  de
Chevreuse. Enseignez donc  la prosodie Á Bazin, cela le consolera.  Quant au
cheval,  montez-le  tous  les jours  un peu,  et  cela  vous  habituera  aux
manoeuvres.
     --  Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit  Aramis, vous me  retrouverez
prËt Á vous suivre. "
     Ils  se dirent adieu  et, dix  minutes  aprÉs, d'Artagnan, aprÉs  avoir
recommandÊ  son  ami  Á Bazin et  Á  l'hÆtesse, trottait dans  la  direction
d'Amiens.
     Comment allait-il retrouver Athos, et mËme le retrouverait-il ?
     La position dans laquelle il l'avait laissÊ Êtait critique ; il pouvait
bien  avoir succombÊ.  Cette idÊe,  en assombrissant son  front, lui arracha
quelques  soupirs  et  lui  fit  formuler  tout  bas  quelques  serments  de
vengeance. De tous ses  amis, Athos  Êtait le plus ×gÊ,  et partant le moins
rapprochÊ en apparence de ses goÙts et de ses sympathies.
     Cependant  il avait pour ce gentilhomme une  prÊfÊrence marquÊe.  L'air
noble  et  distinguÊ d'Athos,  ces Êclairs de  grandeur qui jaillissaient de
temps en  temps de  l'ombre oÝ il  se  tenait volontairement enfermÊ,  cette
inaltÊrable ÊgalitÊ d'humeur  qui en faisait le  plus facile compagnon de la
terre, cette gaietÊ  forcÊe  et mordante, cette  bravoure  qu'on eÙt appelÊe
aveugle si elle n'eÙt ÊtÊ le  rÊsultat  du  plus  rare  sang- froid, tant de
qualitÊs attiraient  plus  que l'estime, plus que  l'amitiÊ  de  d'Artagnan,
elles attiraient son admiration.
     En effet,  considÊrÊ mËme auprÉs  de M. de TrÊville, l'ÊlÊgant et noble
courtisan,   Athos,  dans  ses  jours  de  belle  humeur,  pouvait  soutenir
avantageusement  la comparaison ;  il Êtait de  taille  moyenne,  mais cette
taille Êtait si  admirablement prise et  si  bien  proportionnÊe,  que, plus
d'une fois, dans ses luttes avec Porthos,  il avait fait plier le gÊant dont
la  force  physique  Êtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires  ; sa
tËte, aux  yeux perÚants, au  nez  droit, au menton dessinÊ comme  celui  de
Brutus,  avait un caractÉre  indÊfinissable  de  grandeur et de  gr×ce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient  le dÊsespoir d'Aramis,  qui
cultivait les siennes Á grand renfort de p×te d'amandes et  d'huile parfumÊe
; le son de sa voix Êtait pÊnÊtrant et mÊlodieux tout Á la fois, et puis, ce
qu'il y avait d'indÊfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et
petit, c'Êtait  cette  science dÊlicate du monde et  des usages  de  la plus
brillante sociÊtÊ,  cette habitude de bonne maison qui  perÚait comme Á  son
insu dans ses moindres actions.
     S'agissait-il  d'un  repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun  homme  du
monde, plaÚant  chaque convive  Á la place et au  rang que lui avaient faits
ses  ancËtres  ou qu'il s'Êtait faits  lui-mËme.  S'agissait-il  de  science
hÊraldique, Athos connaissait  toutes les  familles nobles du  royaume, leur
gÊnÊalogie,  leurs  alliances,  leurs  armes  et  l'origine de leurs  armes.
L'Êtiquette n'avait pas  de minuties qui lui  fussent ÊtrangÉres, il  savait
quels Êtaient les droits des grands propriÊtaires, il connaissait  Á fond la
vÊnerie et  la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art,
ÊtonnÊ le roi Louis XIII lui-mËme, qui cependant y Êtait passÊ maÏtre.
     Comme tous les grands seigneurs de cette Êpoque, il montait Á cheval et
faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son Êducation avait  ÊtÊ
si  peu  nÊgligÊe, mËme sous le rapport des Êtudes scolastiques, si  rares Á
cette Êpoque chez  les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que
dÊtachait  Aramis, et  qu'avait  l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois
fois mËme,  au grand  Êtonnement  de ses amis, il lui Êtait  arrivÊ  lorsque
Aramis laissait Êchapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe  Á
son temps et un nom Á son cas. En outre, sa probitÊ Êtait inattaquable, dans
ce siÉcle  oÝ les hommes  de guerre transigeaient  si  facilement  avec leur
religion  et leur conscience, les amants  avec la  dÊlicatesse rigoureuse de
nos  jours, et  les pauvres avec le septiÉme commandement  de  Dieu. C'Êtait
donc un homme fort extraordinaire qu'Athos.
     Et cependant, on  voyait cette nature si  distinguÊe, cette crÊature si
belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matÊrielle,
comme les vieillards tournent vers  l'imbÊcillitÊ physique et morale. Athos,
dans ses heures  de privation, et ces heures Êtaient frÊquentes, s'Êteignait
dans toute  sa partie lumineuse,  et son cÆtÊ  brillant  disparaissait comme
dans une profonde nuit.
     Alors, le demi-dieu  Êvanoui, il  restait Á peine  un  homme.  La  tËte
basse, l'oeil terne, la parole lourde et pÊnible, Athos regardait pendant de
longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habituÊ  Á
lui obÊir par signes, lisait dans le regard  atone de son maÏtre jusqu'Á son
moindre  dÊsir,  qu'il  satisfaisait  aussitÆt. La  rÊunion des quatre  amis
avait-elle lieu dans un de ces  moments-lÁ, un mot, ÊchappÊ avec un  violent
effort, Êtait tout  le contingent qu'Athos fournissait Á la conversation. En
Êchange,  Athos Á lui seul buvait  comme quatre, et cela sans qu'il  y parÙt
autrement que par un froncement de sourcil plus indiquÊ et par une tristesse
plus profonde.
     D'Artagnan,  dont nous connaissons l'esprit investigateur et pÊnÊtrant,
n'avait, quelque intÊrËt qu'il eÙt  Á satisfaire  sa curiositÊ sur ce sujet,
pu encore assigner  aucune cause Á ce marasme, ni en noter  les occurrences.
Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune dÊmarche
qui ne fÙt connue de tous ses amis.
     On  ne pouvait dire que ce fÙt le vin qui lui donn×t  cette  tristesse,
car  au contraire il ne  buvait  que pour combattre cette  tristesse, que ce
remÉde,  comme nous l'avons  dit, rendait plus sombre  encore. On ne pouvait
attribuer cet excÉs d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui
accompagnait de  ses chants  ou de ses  jurons  toutes  les variations de la
chance,  Athos,  lorsqu'il  avait  gagnÊ,  demeurait  aussi  impassible  que
lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un
soir trois mille  pistoles,  les  perdre  jusqu'au  ceinturon brodÊ d'or des
jours de gala ;  regagner  tout  cela, plus  cent louis,  sans  que son beau
sourcil  noir eÙt haussÊ ou baissÊ  d'une  demi-ligne,  sans  que  ses mains
eussent  perdu  leur  nuance  nacrÊe,  sans que sa  conversation,  qui Êtait
agrÊable ce soir-lÁ, eÙt cessÊ d'Ëtre calme et agrÊable.
     Ce  n'Êtait  pas  non  plus, comme chez  nos voisins  les Anglais,  une
influence atmosphÊrique  qui assombrissait son  visage,  car cette tristesse
devenait plus  intense en gÊnÊral vers les beaux jours de l'annÊe ; juin  et
juillet Êtaient les mois terribles d'Athos.
     Pour le  prÊsent, il n'avait  pas  de chagrin, il  haussait les Êpaules
quand  on  lui parlait  de l'avenir ; son secret Êtait  donc  dans le passÊ,
comme on l'avait dit vaguement Á d'Artagnan.
     Cette teinte mystÊrieuse rÊpandue sur  toute sa personne rendait encore
plus intÊressant l'homme dont jamais  les yeux ni la bouche, dans  l'ivresse
la  plus complÉte,  n'avaient  rien  rÊvÊlÊ,  quelle  que fÙt l'adresse  des
questions dirigÊes contre lui.
     " Eh bien,  pensait  d'Artagnan, le pauvre Athos  est peut-Ëtre mort  Á
cette  heure, et mort par  ma  faute, car c'est moi  qui l'ai entraÏnÊ  dans
cette affaire, dont il ignorait  l'origine, dont  il ignorera le rÊsultat et
dont il ne devait tirer aucun profit.
     --  Sans  compter,  Monsieur, rÊpondait  Planchet,  que nous lui devons
probablement  la  vie.  Vous rappelez-vous  comme il  a criÊ  : " Au  large,
d'Artagnan ! je  suis  pris.  " Et aprÉs avoir  dÊchargÊ ses deux pistolets,
quel bruit terrible  il faisait avec son ÊpÊe !  On eÙt dit vingt hommes, ou
plutÆt vingt diables enragÊs ! "
     Et ces  mots  redoublaient l'ardeur  de  d'Artagnan, qui  excitait  son
cheval,  lequel n'ayant pas  besoin d'Ëtre excitÊ  emportait son cavalier au
galop.
     Vers onze heures du matin, on aperÚut Amiens ; Á onze heures et  demie,
on Êtait Á la porte de l'auberge maudite.
     D'Artagnan avait souvent mÊditÊ contre l'hÆte perfide une de ces bonnes
vengeances   qui  consolent,  rien  qu'en  espÊrance.  Il  entra  donc  dans
l'hÆtellerie,  le feutre sur les  yeux,  la  main gauche sur le  pommeau  de
l'ÊpÊe et faisant siffler sa cravache de la main droite.
     " Me  reconnaissez-vous  ? dit-il  Á l'hÆte,  qui  s'avanÚait  pour  le
saluer.
     -- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur,  rÊpondit  celui-ci  les  yeux
encore Êblouis du brillant Êquipage avec lequel d'Artagnan se prÊsentait.
     -- Ah ! vous ne me connaissez pas !
     -- Non, Monseigneur.
     -- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mÊmoire. Qu'avez-vous fait de
ce  gentilhomme Á  qui vous  eÙtes l'audace, voici quinze jours passÊs Á peu
prÉs, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? "
     L'hÆte  p×lit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la  plus menaÚante,
et Planchet se modelait sur son maÏtre.
     "  Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez  pas, s'Êcria l'hÆte de  son ton de
voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payÊ cette faute ! Ah !
malheureux que je suis !
     -- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ?
     --  Daignez  m'Êcouter,   Monseigneur,   et   soyez  clÊment.   Voyons,
asseyez-vous, par gr×ce ! "
     D'Artagnan, muet de colÉre et  d'inquiÊtude, s'assit, menaÚant comme un
juge. Planchet s'adossa fiÉrement Á son fauteuil.
     "  Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hÆte  tout tremblant, car je
vous  reconnais Á cette heure ; c'est vous qui  Ëtes  parti  quand  j'eus ce
malheureux dÊmËlÊ avec ce gentilhomme dont vous parlez.
     -- Oui,  c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de gr×ce
Á attendre si vous ne dites pas toute la vÊritÊ.
     -- Aussi veuillez m'Êcouter, et vous la saurez tout entiÉre.
     -- J'Êcoute.
     --  J'avais ÊtÊ prÊvenu par les autoritÊs qu'un  faux-monnayeur cÊlÉbre
arriverait Á mon  auberge avec plusieurs de ses  compagnons,  tous  dÊguisÊs
sous  le costume de  gardes ou de  mousquetaires. Vos  chevaux, vos laquais,
votre figure, Messeigneurs, tout m'avait ÊtÊ dÊpeint.
     -- AprÉs, aprÉs ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oÝ venait le
signalement si exactement donnÊ.
     --  Je  pris  donc,  d'aprÉs les  ordres de l'autoritÊ, qui m'envoya un
renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer
de la personne des prÊtendus faux-monnayeurs.
     --  Encore ! dit d'Artagnan, Á qui  ce mot de faux-monnayeur Êchauffait
terriblement les oreilles.
     --  Pardonnez-moi, Monseigneur,  de dire  de telles choses, mais  elles
sont justement mon excuse. L'autoritÊ m'avait fait peur, et vous savez qu'un
aubergiste doit mÊnager l'autoritÊ.
     -- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oÝ est-il ? qu'est-il devenu ?
Est-il mort ? est-il vivant ?
     --  Patience,  Monseigneur,  nous y voici. Il arriva  donc ce  que vous
savez, et dont votre dÊpart  prÊcipitÊ,  ajouta  l'hÆte avec une finesse qui
n'Êchappa point  Á  d'Artagnan, semblait autoriser  l'issue.  Ce gentilhomme
votre  ami se dÊfendit en dÊsespÊrÊ. Son valet, qui, par un malheur imprÊvu,
avait  cherchÊ  querelle   aux  gens  de  l'autoritÊ,  dÊguisÊs  en  garÚons
d'Êcurie...
     -- Ah ! misÊrable ! s'Êcria d'Artagnan, vous Êtiez tous d'accord, et je
ne sais Á quoi tient que je ne vous extermine tous !
     -- HÊlas  ! non,  Monseigneur, nous n'Êtions pas tous d'accord, et vous
l'allez bien voir.  Monsieur  votre ami (pardon de ne point l'appeler par le
nom honorable qu'il  porte sans doute, mais  nous ignorons ce nom), Monsieur
votre  ami,  aprÉs avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de
pistolet, battit en retraite en se dÊfendant avec son ÊpÊe dont  il estropia
encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'Êtourdit.
     -- Mais, bourreau,  finiras-tu ? dit  d'Artagnan.  Athos,  que  devient
Athos ?
     --  En  battant  en retraite,  comme j'ai dit Á Monseigneur,  il trouva
derriÉre lui l'escalier de la cave, et comme la porte Êtait ouverte, il tira
la clef Á lui et se barricada en dedans. Comme on Êtait sÙr  de le retrouver
lÁ, on le laissa libre.
     -- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout Á fait Á le tuer,  on  ne
cherchait qu'Á l'emprisonner.
     -- Juste  Dieu ! Á l'emprisonner, Monseigneur ?  il  s'emprisonna  bien
lui- mËme, je vous le jure.  D'abord il avait fait de rude besogne, un homme
Êtait tuÊ sur le coup, et deux autres Êtaient blessÊs griÉvement. Le mort et
les deux blessÊs furent emportÊs par leurs camarades, et jamais je n'ai plus
entendu  parler  ni  des uns,  ni  des autres. Moi-mËme, quand je repris mes
sens, j'allai trouver M.  le  gouverneur, auquel  je  racontai tout  ce  qui
s'Êtait passÊ, et auquel je demandai ce que  je devais  faire du prisonnier.
Mais  M.  le gouverneur  eut  l'air  de tomber  des nues  ; il me  dit qu'il
ignorait complÉtement ce que je voulais  dire, que les ordres qui  m'Êtaient
parvenus n'Êmanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire Á  qui
que ce  fÙt qu'il Êtait pour quelque chose dans toute cette ÊchauffourÊe, il
me ferait pendre.  Il paraÏt  que  je m'Êtais trompÊ,  Monsieur, que j'avais
arrËtÊ l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrËter Êtait sauvÊ.
     --  Mais Athos ?  s'Êcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait  de
l'abandon oÝ l'autoritÊ laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ?
     -- Comme j'avais h×te de rÊparer mes torts envers le prisonnier, reprit
l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa  libertÊ. Ah
! Monsieur, ce n'Êtait plus un homme, c'Êtait un diable. A cette proposition
de libertÊ, il dÊclara que c'Êtait un piÉge qu'on lui tendait et qu'avant de
sortir il entendait imposer ses  conditions. Je lui dis bien humblement, car
je ne me dissimulais pas la  mauvaise position  oÝ je m'Êtais mis en portant
la main sur un mousquetaire de Sa MajestÊ,  je lui dis que j'Êtais prËt Á me
soumettre Á ses conditions.
     " -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armÊ. "
     "  On  s'empressa  d'obÊir  Á  cet ordre  ;  car vous  comprenez  bien,
Monsieur, que nous Êtions  disposÊs Á  faire tout ce que voudrait votre ami.
M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-lÁ,  quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M.
Grimaud fut  donc descendu Á la cave, tout blessÊ  qu'il Êtait  ; alors, son
maÏtre  l'ayant  reÚu, rebarricada la  porte et nous ordonna de rester  dans
notre boutique.
     -- Mais enfin, s'Êcria d'Artagnan, oÝ est-il ? oÝ est Athos ?
     -- Dans la cave, Monsieur.
     -- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-lÁ
?
     -- BontÊ divine !  Non, Monsieur.  Nous, le retenir dans la cave ! Vous
ne  savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en
faire  sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma  vie, vous
adorerais comme mon patron.
     -- Alors il est lÁ, je le retrouverai lÁ ?
     -- Sans doute, Monsieur, il s'est obstinÊ  Á y  rester. Tous les jours,
on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande
quand il en demande ; mais, hÊlas ! ce n'est pas  de pain et de viande qu'il
fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai  essayÊ  de descendre  avec
deux  de mes garÚons,  mais il  est entrÊ  dans  une terrible  fureur.  J'ai
entendu  le bruit  de  ses  pistolets qu'il  armait  et  de  son  mousqueton
qu'armait  son domestique. Puis,  comme nous leur demandions quelles Êtaient
leurs intentions, le maÏtre a rÊpondu qu'ils  avaient quarante coups Á tirer
lui  et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutÆt que de
permettre qu'un seul de nous mÏt le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai
ÊtÊ me plaindre  au gouverneur, lequel m'a rÊpondu que je n'avais que ce que
je mÊritais,  et que cela m'apprendrait Á insulter les  honorables seigneurs
qui prenaient gÏte chez moi.
     --  De  sorte  que,  depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne  pouvant
s'empËcher de rire de la figure piteuse de son hÆte.
     --  De sorte que,  depuis  ce temps, Monsieur,  continua celui-ci, nous
menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que
vous sachiez que toutes nos provisions  sont dans la cave ; il y a notre vin
en bouteilles et notre vin en piÉce,  la  biÉre, l'huile  et les  Êpices, le
lard et les saucissons ;  et comme  il nous est dÊfendu d'y  descendre, nous
sommes forcÊs  de  refuser  le  boire et le  manger aux voyageurs  qui  nous
arrivent, de sorte  que tous les jours  notre hÆtellerie se perd. Encore une
semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinÊs.
     -- Et ce sera justice,  drÆle. Ne voyait-on pas bien, Á notre mine, que
nous Êtions gens de qualitÊ et non faussaires, dites ?
     -- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hÆte. Mais tenez, tenez,
le voilÁ qui s'emporte.
     -- Sans doute qu'on l'aura troublÊ, dit d'Artagnan.
     -- Mais il  faut bien qu'on  le  trouble, s'Êcria l'hÆte ; il vient  de
nous arriver deux gentilshommes anglais.
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ;
ceux-ci ont demandÊ du meilleur. Ma femme  alors aura sollicitÊ de M.  Athos
la  permission d'entrer pour  satisfaire ces Messieurs ;  et il aura  refusÊ
comme de coutume. Ah ! bontÊ divine ! voilÁ le sabbat qui redouble ! "
     D'Artagnan, en effet, entendit  mener un grand bruit du cÆtÊ de la cave
; il  se leva et,  prÊcÊdÊ de l'hÆte  qui se tordait les mains,  et suivi de
Planchet qui tenait  son mousqueton  tout armÊ, il  s'approcha du lieu de la
scÉne.
     Les deux  gentilshommes Êtaient exaspÊrÊs, ils  avaient fait une longue
course et mouraient de faim et de soif.
     "  Mais  c'est  une tyrannie,  s'Êcriaient-ils en  trÉs  bon  franÚais,
quoique avec un accent  Êtranger, que ce maÏtre fou ne veuille pas laisser Á
ces  bonnes gens l'usage de leur vin. úÁ, nous allons enfoncer  la porte, et
s'il est trop enragÊ, eh bien ! nous le tuerons.
     -- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses  pistolets de sa
ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaÏt.
     -- Bon, bon, disait derriÉre  la porte la voix calme d'Athos, qu'on les
laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. "
     Tout braves qu'ils paraissaient Ëtre, les deux gentilshommes anglais se
regardÉrent en hÊsitant ; on eÙt dit qu'il y avait dans cette cave un de ces
ogres famÊliques, gigantesques hÊros des lÊgendes populaires, et dont nul ne
force impunÊment la caverne.
     Il y eut  un moment  de silence  ; mais  enfin les  deux Anglais eurent
honte de  reculer, et le plus  hargneux  des deux descendit les cinq ou  six
marches dont se composait  l'escalier et donna dans la porte un coup de pied
Á fendre une muraille.
     " Planchet,  dit  d'Artagnan en  armant ses pistolets,  je me charge de
celui  qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs !
vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !
     --  Mon Dieu,  s'Êcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce
me semble.
     -- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix  Á son tour, c'est moi-
mËme, mon ami.
     --  Ah  ! bon  ! alors,  dit  Athos, nous  allons  les travailler,  ces
enfonceurs de portes. "
     Les gentilshommes avaient mis l'ÊpÊe Á la main, mais  ils se trouvaient
pris entre deux feux ; ils hÊsitÉrent un  instant  encore ;  mais, comme  la
premiÉre fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la
porte dans toute sa hauteur.
     " Range-toi,  d'Artagnan, range-toi, cria  Athos,  range-toi,  je  vais
tirer.
     --  Messieurs, dit d'Artagnan, que  la rÊflexion n'abandonnait  jamais,
Messieurs,  songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez lÁ dans  une
mauvaise affaire, et vous  allez  Ëtre  criblÊs. Voici  mon valet et moi qui
vous l×cherons trois coups de feu, autant vous arriveront de  la cave ; puis
nous aurons encore nos ÊpÊes,  dont, je  vous assure, mon  ami  et moi  nous
jouons passablement.  Laissez-moi faire  vos affaires et les miennes. Tout Á
l'heure vous aurez Á boire, je vous en donne ma parole.
     -- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos.
     L'hÆtelier sentit une sueur froide couler le long de son Êchine.
     " Comment, s'il en reste ! murmura-t-il.
     --  Que  diable  !  il  en  restera,  reprit  d'Artagnan ;  soyez  donc
tranquille,  Á eux  deux  ils n'auront  pas bu  toute  la  cave.  Messieurs,
remettez vos ÊpÊes au fourreau.
     -- Eh bien, vous, remettez vos pistolets Á votre ceinture.
     -- Volontiers. "
     Et  d'Artagnan  donna l'exemple. Puis, se retournant vers  Planchet, il
lui fit signe de dÊsarmer son mousqueton.
     Les   Anglais,  convaincus,  remirent  en  grommelant  leurs  ÊpÊes  au
fourreau.  On  leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme
ils Êtaient bons gentilshommes, ils donnÉrent tort Á l'hÆtelier.
     " Maintenant,  Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous,  et, dans
dix  minutes, je vous rÊponds qu'on  vous y portera tout ce que vous pourrez
dÊsirer. "
     Les Anglais saluÉrent et sortirent.
     "  Maintenant  que  je  suis  seul,  mon  cher  Athos,  dit d'Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
     -- A l'instant mËme " , dit Athos.
     Alors on  entendit un  grand bruit de fagots entrechoquÊs et de poutres
gÊmissantes  : c'Êtaient  les  contrescarpes  et les  bastions d'Athos,  que
l'assiÊgÊ dÊmolissait lui-mËme.
     Un instant aprÉs, la porte s'Êbranla, et l'on vit paraÏtre la tËte p×le
d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs.
     D'Artagnan se jeta Á son cou et l'embrassa tendrement ;  puis il voulut
l'entraÏner  hors  de  ce  sÊjour   humide,  alors  il  s'aperÚut   qu'Athos
chancelait.
     " Vous Ëtes blessÊ ? lui dit-il.
     -- Moi ! pas  le moins du monde ;  je  suis ivre mort,  voilÁ  tout, et
jamais  homme n'a  mieux fait ce  qu'il fallait pour cela.  Vive Dieu !  mon
hÆte,  il  faut  que  j'en aie  bu au moins  pour  ma  part  cent  cinquante
bouteilles.
     -- MisÊricorde  ! s'Êcria l'hÆte, si le  valet  en  a bu  la  moitiÊ du
maÏtre seulement, je suis ruinÊ.
     -- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se  serait pas permis
le mËme  ordinaire que moi ; il a bu Á  la piÉce seulement ; tenez, je crois
qu'il a oubliÊ de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. "
     D'Artagnan partit  d'un  Êclat de rire qui changea le frisson de l'hÆte
en fiÉvre chaude.
     En  mËme  temps,  Grimaud  parut Á  son  tour  derriÉre son maÏtre,  le
mousqueton sur  l'Êpaule, la  tËte tremblante,  comme  ces satyres ivres des
tableaux de Rubens. Il Êtait arrosÊ par-devant et par-derriÉre d'une liqueur
grasse que l'hÆte reconnut pour Ëtre sa meilleure huile d'olive.
     Le  cortÉge traversa  la  grande  salle  et  alla s'installer  dans  la
meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritÊ.
     Pendant  ce temps, l'hÆte et sa femme se  prÊcipitÉrent avec des lampes
dans  la cave, qui  leur  avait ÊtÊ si longtemps interdite et  oÝ un affreux
spectacle les attendait.
     Au-delÁ des  fortifications  auxquelles  Athos avait  fait brÉche  pour
sortir  et qui se composaient de fagots, de planches  et de futailles  vides
entassÊes selon toutes les  rÉgles de l'art stratÊgique, on voyait ÚÁ et lÁ,
nageant dans les mares d'huile et de vin, les  ossements de tous les jambons
mangÊs, tandis qu'un amas de bouteilles cassÊes jonchait tout l'angle gauche
de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet Êtait restÊ ouvert, perdait par
cette ouverture les derniÉres gouttes de son sang. L'image de la dÊvastation
et de  la  mort, comme dit le poÉte  de l'AntiquitÊ, rÊgnait lÁ comme sur un
champ de bataille.
     Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient Á peine.
     Alors les hurlements de l'hÆte et de l'hÆtesse percÉrent la voÙte de la
cave, d'Artagnan lui-mËme en fut Êmu. Athos ne tourna pas mËme la tËte.
     Mais Á la douleur succÊda la rage.  L'hÆte s'arma d'une broche et, dans
son dÊsespoir, s'ÊlanÚa dans la chambre oÝ les deux amis s'Êtaient retirÊs.
     " Du vin ! dit Athos en apercevant l'hÆte.
     --  Du vin ! s'Êcria l'hÆte stupÊfait,  du vin ! mais vous m'en avez bu
pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruinÊ, perdu, anÊanti !
     -- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restÊs sur notre soif.
     -- Si vous vous Êtiez contentÊs de boire, encore ; mais vous avez cassÊ
toutes les bouteilles.
     -- Vous m'avez poussÊ sur un tas qui a dÊgringolÊ. C'est votre faute.
     -- Toute mon huile est perdue !
     --  L'huile est un baume souverain pour les  blessures,  et il  fallait
bien que ce pauvre Grimaud pans×t celles que vous lui avez faites.
     -- Tous mes saucissons rongÊs !
     -- Il y a ÊnormÊment de rats dans cette cave.
     -- Vous allez me payer tout cela, cria l'hÆte exaspÊrÊ.
     -- Triple drÆle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitÆt
; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint Á son secours
en levant sa cravache.
     L'hÆte recula d'un pas et se mit Á fondre en larmes.
     " Cela  vous apprendra  !  dit d'Artagnan, Á  traiter  d'une faÚon plus
courtoise les hÆtes que Dieu vous envoie.
     -- Dieu... , dites le diable !
     -- Mon  cher  ami,  dit  d'Artagnan,  si  vous  nous rompez  encore les
oreilles, nous  allons nous renfermer  tous  les quatre dans votre cave,  et
nous verrons si vÊritablement le dÊg×t est aussi grand que vous le dites.
     -- Eh bien,  oui, Messieurs, dit l'hÆte, j'ai tort, je l'avoue ; mais Á
tout  pÊchÊ  misÊricorde  ; vous Ëtes  des seigneurs  et je  suis un  pauvre
aubergiste, vous aurez pitiÊ de moi.
     -- Ah ! si tu parles  comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur,
et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles.
On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. "
     L'hÆte s'approcha avec inquiÊtude.
     " Viens, te dis-je, et n'aie pas peur,  continua Athos.  Au  moment  oÝ
j'allais te payer, j'avais posÊ ma bourse sur la table.
     -- Oui, Monseigneur.
     -- Cette bourse contenait soixante pistoles, oÝ est-elle ?
     -- DÊposÊe  au greffe, Monseigneur :  on  avait  dit  que c'Êtait de la
fausse monnaie.
     -- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.
     --  Mais  Monseigneur sait bien  que  le greffe ne l×che  pas  ce qu'il
tient. Si c'Êtait de la  fausse  monnaie,  il y aurait encore de l'espoir  ;
mais malheureusement ce sont de bonnes piÉces.
     --  Arrange-toi avec  lui,  mon brave  homme,  cela ne me  regarde pas,
d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre.
     -- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oÝ est-il ?
     -- A l'Êcurie.
     -- Combien vaut-il ?
     -- Cinquante pistoles tout au plus.
     -- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.
     -- Comment ! tu vends mon  cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et
sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?
     -- Je t'en amÉne un autre, dit d'Artagnan.
     -- Un autre ?
     -- Et magnifique ! s'Êcria l'hÆte.
     -- Alors,  s'il y en a  un autre  plus beau et plus  jeune,  prends  le
vieux, et Á boire !
     -- Duquel ? demanda l'hÆte tout Á fait rassÊrÊnÊ.
     -- De  celui qui  est  au fond, prÉs  des lattes  ;  il en reste encore
vingt-cinq  bouteilles, toutes  les autres ont ÊtÊ cassÊes  dans  ma  chute.
Montez-en six.
     --  Mais c'est  un foudre  que cet homme ! dit l'hÆte Á part lui ; s'il
reste  seulement quinze  jours  ici,  et  qu'il  paie  ce  qu'il  boira,  je
rÊtablirai mes affaires.
     -- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du
pareil aux deux seigneurs anglais.
     --  Maintenant,  dit  Athos,  en attendant qu'on  nous  apporte du vin,
conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. "
     D'Artagnan  lui  raconta  comment il  avait trouvÊ Porthos dans son lit
avec une foulure, et Aramis Á une table entre les deux thÊologiens. Comme il
achevait, l'hÆte  rentra  avec les bouteilles  demandÊes et  un  jambon qui,
heureusement pour lui, Êtait restÊ hors de la cave.
     "  C'est  bien,  dit  Athos  en  remplissant  son  verre  et  celui  de
d'Artagnan,  voilÁ  pour  Porthos  et  pour Aramis  ;  mais vous,  mon  ami,
qu'avez-vous  et que vous est-il arrivÊ personnellement  ? Je vous trouve un
air sinistre.
     -- HÊlas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de nous
tous, moi !
     --  Toi  malheureux,  d'Artagnan !  dit Athos.  Voyons,  comment  es-tu
malheureux ? Dis-moi cela.
     -- Plus tard, dit d'Artagnan.
     -- Plus tard ! et pourquoi plus  tard ? parce que tu  crois que je suis
ivre, d'Artagnan  ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les idÊes plus nettes
que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. "
     D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.
     Athos l'Êcouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini :
     " MisÉres que tout cela, dit Athos, misÉres ! "
     C'Êtait le mot d'Athos.
     " Vous dites  toujours misÉres ! mon cher Athos,  dit d'Artagnan ; cela
vous sied bien mal, Á vous qui n'avez jamais aimÊ. "
     L'oeil mort  d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne  fut qu'un Êclair,
il redevint terne et vague comme auparavant.
     " C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimÊ, moi.
     -- Vous voyez  bien alors, coeur de  pierre, dit  d'Artagnan, que  vous
avez tort d'Ëtre dur pour nous autres coeurs tendres.
     -- Coeurs tendres, coeurs percÊs, dit Athos.
     -- Que dites-vous ?
     -- Je dis que l'amour est une loterie oÝ celui qui gagne, gagne la mort
!  Vous Ëtes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et
si j'ai un conseil Á vous donner, c'est de perdre toujours.
     -- Elle avait l'air de si bien m'aimer !
     -- Elle en avait l'air.
     -- Oh ! elle m'aimait.
     -- Enfant !  il  n'y a pas un homme  qui  n'ait  cru  comme vous que sa
maÏtresse  l'aimait, et il n'y a pas un  homme  qui n'ait  ÊtÊ trompÊ par sa
maÏtresse.
     -- ExceptÊ vous, Athos, qui n'en avez jamais eu.
     -- C'est vrai, dit Athos aprÉs un moment de silence, je n'en ai  jamais
eu, moi. Buvons !
     --   Mais   alors,   philosophe   que   vous   Ëtes,  dit   d'Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et d'Ëtre consolÊ.
     -- ConsolÊ de quoi ?
     -- De mon malheur.
     --  Votre malheur fait rire,  dit Athos en haussant les  Êpaules  ;  je
serais  curieux  de savoir ce  que  vous  diriez si  je vous  racontais  une
histoire d'amour.
     -- ArrivÊe Á vous ?
     -- Ou Á un de mes amis, qu'importe !
     -- Dites, Athos, dites.
     -- Buvons, nous ferons mieux.
     -- Buvez et racontez.
     -- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre,
les deux choses vont Á merveille ensemble.
     -- J'Êcoute " , dit d'Artagnan.
     Athos se  recueillit, et, Á mesure  qu'il se recueillait, d'Artagnan le
voyait p×lir : ;  il en Êtait Á  cette pÊriode  de l'ivresse  oÝ les buveurs
vulgaires tombent et  dorment.  Lui, il  rËvait  tout haut  sans dormir.  Ce
somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant.
     " Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.
     -- Je vous en prie, dit d'Artagnan.
     -- Qu'il soit  fait  donc comme vous le dÊsirez.  Un de mes amis, un de
mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en  s'interrompant avec un
sourire sombre ; un des comtes de  ma province, c'est-Á-dire du Berry, noble
comme un Dandolo ou un  Montmorency, devint amoureux Á vingt-cinq  ans d'une
jeune fille de seize, belle comme les  amours. A travers  la  naÐvetÊ de son
×ge perÚait un esprit ardent,  un esprit non  pas  de femme, mais de poÉte ;
elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un  petit bourg, prÉs
de son frÉre qui Êtait curÊ. Tous deux Êtaient  arrivÊs dans  le pays  : ils
venaient  on ne savait d'oÝ ; mais  en la  voyant  si belle et en voyant son
frÉre si pieux, on ne  songeait pas  Á leur demander  d'oÝ ils venaient.  Du
reste, on les disait de  bonne extraction. Mon ami, qui Êtait le seigneur du
pays, aurait pu la sÊduire  ou la prendre de force,  Á son grÊ, il  Êtait le
maÏtre  ;  qui serait venu  Á l'aide de deux Êtrangers,  de  deux inconnus ?
Malheureusement  il  Êtait honnËte  homme,  il  l'Êpousa. Le sot,  le niais,
l'imbÊcile !
     -- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan.
     -- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son ch×teau, et en fit la
premiÉre  dame de  sa province ; et il  faut lui rendre justice, elle tenait
parfaitement son rang.
     -- Eh bien ? demanda d'Artagnan.
     -- Eh bien, un jour qu'elle Êtait Á  la chasse  avec son mari, continua
Athos  Á voix basse  et  en  parlant fort  vite,  elle  tomba de  cheval  et
s'Êvanouit ; le comte s'ÊlanÚa Á  son secours, et comme  elle Êtouffait dans
ses habits,  il les fendit  avec  son  poignard et  lui dÊcouvrit  l'Êpaule.
Devinez ce qu'elle avait sur l'Êpaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un  grand
Êclat de rire.
     -- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan.
     -- Une fleur de lys, dit Athos. Elle Êtait marquÊe ! "
     Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait Á la main.
     " Horreur ! s'Êcria d'Artagnan, que me dites-vous lÁ ?
     --  La vÊritÊ. Mon cher, l'ange Êtait un  dÊmon.  La pauvre fille avait
volÊ.
     -- Et que fit le comte ?
     -- Le comte Êtait un grand seigneur, il avait  sur ses  terres droit de
justice basse et haute : il acheva de dÊchirer les habits de la comtesse, il
lui lia les mains derriÉre le dos et la pendit Á un arbre.
     -- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'Êcria d'Artagnan.
     -- Oui, un meurtre,  pas davantage, dit Athos p×le  comme la mort. Mais
on me laisse manquer de vin, ce me semble. "
     Et Athos saisit au goulot la derniÉre bouteille qui restait, l'approcha
de  sa bouche et  la  vida d'un  seul trait, comme  il eÙt  fait d'un  verre
ordinaire.
     Puis il laissa tomber sa tËte sur  ses deux  mains ; d'Artagnan demeura
devant lui, saisi d'Êpouvante.
     " Cela m'a guÊri des femmes belles, poÊtiques et  amoureuses, dit Athos
en se relevant et  sans songer Á continuer l'apologue du comte. Dieu vous en
accorde autant ! Buvons !
     -- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan.
     -- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drÆle, cria
Athos, nous ne pouvons plus boire !
     -- Et son frÉre ? ajouta timidement d'Artagnan.
     -- Son frÉre ? reprit Athos.
     -- Oui, le prËtre ?
     -- Ah  !  je m'en informai  pour le  faire pendre Á son tour ;  mais il
avait pris les devants, il avait quittÊ sa cure depuis la veille.
     -- A-t-on su au moins ce que c'Êtait que ce misÊrable ?
     -- C'Êtait sans doute le premier amant et le complice  de  la belle, un
digne  homme  qui avait fait semblant d'Ëtre  curÊ  peut-Ëtre pour marier sa
maÏtresse et lui assurer un sort. Il aura ÊtÊ ÊcartelÊ, je l'espÉre.
     -- Oh  ! mon  Dieu ! mon Dieu ! fit  d'Artagnan, tout Êtourdi  de cette
horrible aventure.
     --  Mangez donc  de  ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en
coupant une tranche  qu'il mit  sur l'assiette  du jeune homme. Quel malheur
qu'il  n'y en ait pas  eu seulement quatre comme  celui-lÁ dans  la  cave  !
j'aurais bu cinquante bouteilles de plus. "
     D'Artagnan ne  pouvait plus  supporter  cette  conversation,  qui l'eÙt
rendu fou ; il laissa tomber sa tËte sur  ses deux mains et fit semblant  de
s'endormir.
     " Les jeunes gens  ne savent plus boire, dit Athos en  le  regardant en
pitiÊ, et pourtant celui-lÁ est des meilleurs... "







     D'Artagnan  Êtait  restÊ  Êtourdi de la terrible  confidence d'Athos  ;
cependant  bien  des  choses lui  paraissaient  encore  obscures  dans cette
demi-rÊvÊlation ; d'abord elle avait ÊtÊ faite par un homme tout Á fait ivre
Á  un homme  qui l'Êtait Á moitiÊ  et cependant,  malgrÊ ce  vague  que fait
monter au  cerveau  la  fumÊe  de  deux ou trois  bouteilles  de  bourgogne,
d'Artagnan, en se rÊveillant le lendemain matin, avait chaque parole d'Athos
aussi prÊsente Á son esprit que si, Á mesure  qu'elles Êtaient tombÊes de sa
bouche, elles s'Êtaient imprimÊes  dans son  esprit.  Tout ce  doute  ne lui
donna qu'un plus vif dÊsir d'arriver Á une certitude, et  il passa  chez son
ami avec l'intention bien arrËtÊe de renouer sa conversation  de la veille ;
mais il trouva Athos de sens tout Á fait rassis, c'est-Á-dire le plus fin et
le plus impÊnÊtrable des hommes.
     Au reste, le mousquetaire, aprÉs  avoir ÊchangÊ avec lui une poignÊe de
main, alla le premier au-devant de sa pensÊe.
     " J'Êtais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti  cela
ce matin Á  ma langue, qui  Êtait encore fort  Êpaisse, et  Á mon  pouls qui
Êtait encore fort agitÊ, je parie que j'ai dit mille extravagances. "
     Et,  en  disant ces  mots,  il  regarda  son  ami avec  une  fixitÊ qui
l'embarrassa.
     " Mais  non pas, rÊpliqua d'Artagnan, et, si  je me  le  rappelle bien,
vous n'avez rien dit que de fort ordinaire.
     -- Ah ! vous m'Êtonnez ! Je croyais vous avoir racontÊ une histoire des
plus lamentables. "
     Et il  regardait le  jeune homme  comme  s'il  eÙt voulu lire  au  plus
profond de son coeur.
     "  Ma foi ! dit  d'Artagnan, il paraÏt que j'Êtais encore plus ivre que
vous, puisque je ne me souviens de rien. "
     Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :
     "  Vous n'Ëtes pas sans avoir remarquÊ, mon cher ami, que  chacun a son
genre  d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai l'ivresse triste, et, quand  une
fois je suis gris, ma maniÉre  est de raconter toutes les histoires lugubres
que ma sotte  nourrice  m'a inculquÊes dans le cerveau.  C'est mon  dÊfaut ;
dÊfaut capital, j'en conviens ; mais, Á cela prÉs, je suis bon buveur. "
     Athos disait  cela d'une faÚon si naturelle, que d'Artagnan fut ÊbranlÊ
dans sa conviction.
     " Oh ! c'est donc cela, en  effet, reprit le jeune homme en essayant de
ressaisir la vÊritÊ, c'est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on
se souvient d'un rËve, que nous avons parlÊ de pendus.
     --  Ah  !  vous voyez  bien,  dit  Athos  en p×lissant et cependant  en
essayant de rire, j'en Êtais sÙr, les pendus sont mon cauchemar, Á moi.
     -- Oui, oui, reprit d'Artagnan,  et  voilÁ la  mÊmoire qui me revient ;
oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait d'une femme.
     --  Voyez,  rÊpondit Athos en devenant presque livide, c'est ma  grande
histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-lÁ, c'est que je suis
ivre mort.
     --  Oui, c'est cela, dit d'Artagnan,  l'histoire  de  la  femme blonde,
grande et belle, aux yeux bleus.
     -- Oui, et pendue.
     -- Par son mari,  qui Êtait un seigneur de votre connaissance, continua
d'Artagnan en regardant fixement Athos.
     -- Eh  bien, voyez cependant comme on compromettrait  un homme quand on
ne sait plus ce que l'on  dit, reprit Athos en  haussant les  Êpaules, comme
s'il se fÙt pris  lui-mËme en pitiÊ.  DÊcidÊment, je ne veux plus me griser,
d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. "
     D'Artagnan garda le silence.
     Puis Athos, changeant tout Á coup de conversation :
     " A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez amenÊ.
     -- Est-il de votre goÙt ? demanda d'Artagnan.
     -- Oui, mais ce n'Êtait pas un cheval de fatigue.
     -- Vous vous trompez ; j'ai fait avec  lui dix  lieues  en moins  d'une
heure et demie, et il n'y paraissait pas  plus que s'il eÙt  fait le tour de
la place Saint-Sulpice.
     -- Ah ÚÁ, vous allez me donner des regrets.
     -- Des regrets ?
     -- Oui, je m'en suis dÊfait.
     -- Comment cela ?
     --  Voici  le fait  : ce matin, je me  suis rÊveillÊ Á six heures, vous
dormiez  comme un sourd, et je ne  savais que  faire  ; j'Êtais encore  tout
hÊbÊtÊ de notre  dÊbauche d'hier  ; je descendis dans la  grande  salle,  et
j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval Á un maquignon, le sien
Êtant  mort  hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et comme  je vis
qu'il offrait cent pistoles  d'un alezan brÙlÊ : " Par Dieu, lui dis-je, mon
gentilhomme, moi aussi j'ai un cheval Á vendre.
     " -- Et trÉs beau mËme,  dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre ami
le tenait en main.
     " -- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ?
     " -- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-lÁ ?
     " -- Non, mais je vous le joue.
     " -- Vous me le jouez ?
     " -- Oui.
     " -- A quoi ?
     " -- Aux dÊs. "
     " Ce qui  fut dit  fut fait ; et  j'ai  perdu le cheval. Ah mais !  par
exemple, continua Athos, j'ai regagnÊ le caparaÚon. "
     D'Artagnan fit une mine assez maussade.
     " Cela vous contrarie ? dit Athos.
     -- Mais oui,  je vous  l'avoue, reprit  d'Artagnan ;  ce cheval  devait
servir Á nous faire reconnaÏtre un  jour  de bataille ; c'Êtait un gage,  un
souvenir. Athos, vous avez eu tort.
     --  Eh ! mon cher ami, mettez-vous Á ma place, reprit le mousquetaire ;
je m'ennuyais Á pÊrir,  moi,  et  puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux
anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'Ëtre reconnu  par quelqu'un,  Eh bien,
la  selle suffira ;  elle  est  assez  remarquable. Quant  au  cheval,  nous
trouverons  quelque excuse  pour motiver  sa  disparition.  Que  diable ! un
cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. "
     D'Artagnan ne se dÊridait pas.
     "  Cela  me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir Á
ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.
     -- Qu'avez-vous donc fait encore ?
     -- AprÉs avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l'idÊe
me vint de jouer le vÆtre.
     -- Oui, mais vous vous en tÏntes, j'espÉre, Á l'idÊe ?
     -- Non pas, je la mis Á exÊcution Á l'instant mËme.
     -- Ah ! par exemple ! s'Êcria d'Artagnan inquiet.
     -- Je jouai, et je perdis.
     -- Mon cheval ?
     -- Votre  cheval  ;  sept contre  huit  ;  faute  d'un  point... . vous
connaissez le proverbe.
     -- Athos, vous n'Ëtes pas dans votre bon sens, je vous jure !
     -- Mon cher, c'Êtait hier, quand je  vous contais mes sottes histoires,
qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous
les Êquipages et harnais possibles.
     -- Mais c'est affreux !
     --  Attendez donc, vous n'y  Ëtes point, je ferais un joueur excellent,
si je ne m'entËtais  pas ; mais  je m'entËte, c'est comme quand je bois ; je
m'entËtai donc...
     -- Mais que pÙtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?
     -- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce  diamant qui brille Á
votre doigt, et que j'avais remarquÊ hier.
     --  Ce diamant !  s'Êcria d'Artagnan,  en portant vivement la main Á sa
bague.
     -- Et  comme je  suis  connaisseur, en ayant  eu  quelques-uns pour mon
propre compte, je l'avais estimÊ mille pistoles.
     --  J'espÉre, dit sÊrieusement d'Artagnan Á demi mort  de frayeur,  que
vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant ?
     -- Au contraire, cher ami ; vous comprenez,  ce  diamant devenait notre
seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos  harnais et nos chevaux,
et, de plus, l'argent pour faire la route.
     -- Athos, vous me faites frÊmir ! s'Êcria d'Artagnan.
     --  Je parlai donc de votre  diamant Á  mon  partenaire, lequel l'avait
aussi remarquÊ.  Que  diable aussi, mon cher, vous portez  Á votre doigt une
Êtoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible !
     -- Achevez,  mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec
votre sang-froid, vous me faites mourir !
     --  Nous  divis×mes  donc ce diamant  en dix parties  de cent  pistoles
chacune.
     -- Ah !  vous voulez rire et m'Êprouver ? dit d'Artagnan, que la colÉre
commenÚait Á prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade
.
     -- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir,
vous !  il  y avait quinze jours que je n'avais envisagÊ face humaine et que
j'Êtais lÁ Á m'abrutir en m'abouchant avec des bouteilles.
     -- Ce  n'est point une raison  pour jouer mon diamant, cela !  rÊpondit
d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse.
     -- Ecoutez  donc la fin ;  dix parties de cent  pistoles chacune en dix
coups  sans revanche. En treize coups je  perdis tout. En  treize coups ! Le
nombre 13 m'a toujours ÊtÊ fatal, c'Êtait le 13 du mois de juillet que...
     -- Ventrebleu ! s'Êcria d'Artagnan en se levant de table, l'histoire du
jour lui faisant oublier celle de la veille.
     -- Patience, dit Athos, j'avais un plan.  L'Anglais Êtait  un original,
je l'avais vu le matin  causer avec Grimaud, et Grimaud m'avait averti qu'il
lui  avait fait des  propositions pour entrer  Á son  service. Je  lui  joue
Grimaud, le silencieux Grimaud, divisÊ en dix portions.
     -- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan Êclatant de rire malgrÊ lui.
     -- Grimaud  lui-mËme, entendez-vous cela  ! et avec  les  dix  parts de
Grimaud,  qui ne vaut  pas en tout un  ducaton, je regagne le diamant. Dites
maintenant que la persistance n'est pas une vertu.
     -- Ma foi,  c'est trÉs drÆle ! s'Êcria d'Artagnan consolÊ et  se tenant
les cÆtes de rire.
     -- Vous comprenez  que,  me  sentant en veine, je  me remis  aussitÆt Á
jouer sur le diamant.
     -- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau.
     -- J'ai regagnÊ  vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis
mon  cheval,  puis reperdu. Bref, j'ai rattrapÊ votre harnais, puis le mien.
VoilÁ oÝ nous en sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu lÁ.
"
     D'Artagnan respira comme si on lui eÙt enlevÊ l'hÆtellerie de dessus la
poitrine.
     " Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.
     -- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre BucÊphale et du mien.
     -- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?
     -- J'ai une idÊe sur eux.
     -- Athos, vous me faites frÊmir.
     -- Ecoutez, vous n'avez pas jouÊ depuis longtemps, vous, d'Artagnan ?
     -- Et je n'ai point l'envie de jouer.
     -- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas jouÊ depuis longtemps, disais-je,
vous devez donc avoir la main bonne.
     -- Eh bien, aprÉs ?
     -- Eh bien, l'Anglais et  son compagnon sont  encore lÁ.  J'ai remarquÊ
qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir Á votre
cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval.
     -- Mais il ne voudra pas un seul harnais.
     -- Jouez  les deux, pardieu !  je ne suis point un ÊgoÐste comme  vous,
moi.

     -- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indÊcis, tant la confiance d'Athos
commenÚait Á le gagner Á son insu.
     -- Parole d'honneur, en un seul coup.
     --  Mais  c'est  qu'ayant perdu les chevaux,  je  tenais  ÊnormÊment  Á
conserver les harnais.
     -- Jouez votre diamant, alors.
     -- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais.
     --  Diable ! dit  Athos, je vous proposerais bien  de  jouer Planchet ;
mais comme cela a dÊjÁ ÊtÊ fait, l'Anglais ne voudrait peut-Ëtre plus.
     --  DÊcidÊment, mon cher Athos, dit d'Artagnan,  j'aime mieux  ne  rien
risquer.
     --  C'est  dommage,  dit  froidement  Athos,  l'Anglais  est  cousu  de
pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est bientÆt jouÊ.
     -- Et si je perds ?
     -- Vous gagnerez.
     -- Mais si je perds ?
     -- Eh bien, vous donnerez les harnais.
     -- Va pour un coup " , dit d'Artagnan.
     Athos  se mit  en quËte de l'Anglais et  le trouva dans l'Êcurie, oÝ il
examinait  les harnais d'un  oeil  de convoitise. L'occasion Êtait bonne. Il
fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval  ou  cent pistoles, Á
choisir. L'Anglais calcula vite  :  les  deux  harnais  valaient trois cents
pistoles Á eux deux ; il topa.
     D'Artagnan  jeta  les dÊs en  tremblant et amena le  nombre trois  ; sa
p×leur effraya Athos, qui se contenta de dire :
     "  VoilÁ  un  triste  coup, compagnon  ; vous  aurez  les chevaux  tout
harnachÊs, Monsieur. "
     L'Anglais, triomphant, ne se donna mËme la peine de rouler les dÊs,  il
les jeta  sur la  table sans  regarder,  tant il Êtait sÙr  de la victoire ;
d'Artagnan s'Êtait dÊtournÊ pour cacher sa mauvaise humeur.
     " Tiens, tiens, tiens, dit  Athos avec sa voix tranquille,  ce coup  de
dÊs est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans  ma vie : deux
as ! "
     L'Anglais regarda et fut saisi  d'Êtonnement, d'Artagnan regarda et fut
saisi de plaisir.
     "  Oui, continua Athos,  quatre fois seulement : une  fois  chez  M. de
CrÊquy  ;  une autre  fois chez moi, Á la campagne, dans mon  ch×teau  de...
quand j'avais un ch×teau  ; une troisiÉme fois chez M.  de  TrÊville, oÝ  il
nous surprit  tous ; enfin une quatriÉme fois au cabaret,  oÝ il Êchut Á moi
et oÝ je perdis sur lui cent louis et un souper.
     -- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais.
     -- Certes, dit d'Artagnan.
     -- Alors il n'y a pas de revanche ?
     -- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?
     -- C'est vrai ; le cheval va Ëtre rendu Á votre valet, Monsieur.
     -- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande Á
dire un mot Á mon ami.
     -- Dites. "
     Athos tira d'Artagnan Á part.
     "  Eh bien, lui dit  d'Artagnan, que  me veux-tu encore,  tentateur, tu
veux que je joue, n'est-ce pas ?
     -- Non, je veux que vous rÊflÊchissiez.
     -- A quoi ?
     -- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ?
     -- Sans doute.
     -- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous
avez jouÊ les harnais contre le cheval ou cent pistoles, Á votre choix.
     -- Oui.
     -- Je prendrais les cent pistoles.
     -- Eh bien, moi, je prends le cheval.
     -- Et vous avez tort, je vous le rÊpÉte  ; que  ferons-nous d'un cheval
pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l'air des deux
fils Aymon  qui  ont perdu leurs  frÉres ; vous  ne pouvez pas m'humilier en
chevauchant prÉs  de moi, en  chevauchant  sur ce magnifique  destrier. Moi,
sans balancer un seul instant, je  prendrais les  cent pistoles,  nous avons
besoin d'argent pour revenir Á Paris.
     -- Je tiens Á ce cheval, Athos.
     -- Et  vous avez tort, mon  ami ; un  cheval prend un  Êcart, un cheval
bute et se couronne, un  cheval  mange dans un r×telier oÝ a mangÊ un cheval
morveux :  voilÁ un cheval ou  plutÆt cent pistoles perdues ; il faut que le
maÏtre  nourrisse  son   cheval,  tandis   qu'au   contraire  cent  pistoles
nourrissent leur maÏtre.
     -- Mais comment reviendrons-nous ?
     -- Sur les chevaux de nos  laquais, pardieu ! on verra toujours bien  Á
l'air de nos figures que nous sommes gens de condition.
     -- La belle mine que  nous aurons  sur des bidets, tandis qu'Aramis  et
Porthos caracoleront sur leurs chevaux !
     -- Aramis ! Porthos ! s'Êcria Athos, et il se mit Á rire.
     -- Quoi ?  demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien Á  l'hilaritÊ  de
son ami.
     -- Bien, bien, continuons, dit Athos.
     -- Ainsi, votre avis... ?
     --  Est  de  prendre  les  cent  pistoles, d'Artagnan ; avec  les  cent
pistoles nous allons festiner jusqu'Á la fin du mois ; nous avons essuyÊ des
fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.
     -- Me  reposer !  oh ! non,  Athos, aussitÆt Á Paris je  me  mets  Á la
recherche de cette pauvre femme.
     -- Eh  bien, croyez-vous  que votre  cheval vous  sera aussi utile pour
cela que de bons louis d'or ? Prenez les  cent pistoles, mon ami, prenez les
cent pistoles. "
     D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-lÁ lui
parut excellente. D'ailleurs,  en rÊsistant plus longtemps,  il craignait de
paraÏtre ÊgoÐste  aux yeux d'Athos ; il acquiesÚa donc  et choisit  les cent
pistoles, que l'Anglais lui compta sur-le-champ.
     Puis l'on ne songea plus qu'Á partir. La paix signÊe avec l'aubergiste,
outre  le vieux cheval  d'Athos,  coÙta six  pistoles ;  d'Artagnan et Athos
prirent  les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en
route Á pied, portant les selles sur leurs tËtes.
     Si mal  montÊs  que fussent les  deux  amis,  ils  prirent  bientÆt les
devants sur leurs valets et arrivÉrent Á CrÉve coeur. De loin ils aperÚurent
Aramis mÊlancoliquement  appuyÊ sur sa fenËtre et regardant, comme  ma soeur
Anne , poudroyer l'horizon.
     " HolÁ, eh  ! Aramis !  que diable faites-vous donc  lÁ ?  criÉrent les
deux amis.
     -- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ;
je  songeais  avec quelle rapiditÊ s'en vont  les biens  de ce monde, et mon
cheval anglais, qui s'Êloignait et qui vient  de disparaÏtre au milieu  d'un
tourbillon de  poussiÉre, m'Êtait  une vivante  image  de la  fragilitÊ  des
choses de la terre. La  vie elle-mËme peut se rÊsoudre en trois mots : Erat,
est, fuit .
     --  Cela veut dire au  fond  ? demanda  d'Artagnan, qui commenÚait Á se
douter de la vÊritÊ.
     -- Cela veut dire que je viens de faire un marchÊ de  dupe  :  soixante
louis, un cheval qui, Á la  maniÉre dont il  file, peut  faire au  trot cinq
lieues Á l'heure. "
     D'Artagnan et Athos ÊclatÉrent de rire.
     " Mon cher d'Artagnan,  dit  Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous
prie :  nÊcessitÊ n'a pas  de loi  ; d'ailleurs  je  suis le  premier  puni,
puisque cet inf×me maquignon m'a  volÊ cinquante louis au moins.  Ah !  vous
Ëtes bons mÊnagers, vous autres ! vous venez  sur les chevaux de vos laquais
et  vous faites mener  vos chevaux de  luxe en  main, doucement et Á petites
journÊes. "
     Au mËme instant un  fourgon, qui  depuis quelques instants pointait sur
la route  d'Amiens, s'arrËta, et l'on  vit sortir Grimaud et Planchet  leurs
selles  sur la tËte. Le  fourgon  retournait Á vide  vers Paris, et les deux
laquais  s'Êtaient  engagÊs,  moyennant  leur  transport,  Á  dÊsaltÊrer  le
voiturier tout le long de la route.
     " Qu'est-ce que cela ? dit Aramis  en voyant  ce qui se  passait ; rien
que les selles ?
     -- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.
     -- Mes amis,  c'est exactement comme moi. J'ai conservÊ le harnais, par
instinct.  HolÁ,  Bazin  !  portez mon  harnais neuf  auprÉs de celui de ces
Messieurs.
     -- Et qu'avez-vous fait de vos curÊs ? demanda d'Artagnan.
     -- Mon cher,  je les ai invitÊs Á dÏner le lendemain, dit Aramis : il y
a ici  du vin exquis, cela soit  dit  en passant ; je  les ai grisÊs de  mon
mieux ; alors le curÊ m'a  dÊfendu de  quitter la casaque, et le jÊsuite m'a
priÊ de le faire recevoir mousquetaire.
     -- Sans thÉse ! cria d'Artagnan, sans thÉse ! je demande la suppression
de la thÉse, moi !
     -- Depuis lors, continua Aramis,  je vis agrÊablement. J'ai commencÊ un
poÉme  en vers d'une  syllabe ;  c'est  assez difficile,  mais  le mÊrite en
toutes choses est dans la difficultÊ. La matiÉre est  galante, je vous lirai
le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute.
     --  Ma  foi,  mon cher Aramis, dit  d'Artagnan, qui  dÊtestait  presque
autant les vers que le latin, ajoutez au mÊrite de la difficultÊ celui de la
briÉvetÊ, et vous Ëtes sÙr au moins que votre poÉme aura deux mÊrites.
     --  Puis, continua  Aramis,  il  respire  des passions  honnËtes,  vous
verrez. Ah ÚÁ !, mes amis, nous retournons donc  Á Paris  ?  Bravo, je  suis
prËt ;  nous  allons donc revoir ce  bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez
pas qu'il me manquait, ce grand niais-lÁ ? Ce n'est pas lui qui aurait vendu
son  cheval, fÙt-ce contre un royaume.  Je voudrais dÊjÁ le voir sur sa bËte
et sur sa selle. Il aura, j'en suis sÙr, l'air du Grand Mogol. "
     On fit  une halte d'une heure pour  faire souffler les chevaux ; Aramis
solda son compte, plaÚa Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l'on se
mit en route pour aller retrouver Porthos.
     On  le trouva debout, moins  p×le  que ne  l'avait vu d'Artagnan  Á  sa
premiÉre visite,  et  assis Á une table oÝ, quoiqu'il fÙt seul,  figurait un
dÏner  de quatre personnes ;  ce  dÏner se  composait  de viandes  galamment
troussÊes, de vins choisis et de fruits superbes.
     "  Ah  !  pardieu !  dit-il en se  levant,  vous  arrivez  Á merveille,
Messieurs, j'en Êtais justement au potage, et vous allez dÏner avec moi.
     --  Oh !  oh ! fit  d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton  qui a pris  au
lasso de pareilles bouteilles, puis voilÁ un fricandeau piquÊ et un filet de
boeuf...
     -- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit  comme ces
diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ?
     -- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre ÊchauffourÊe de  la
rue FÊrou je reÚus un  coup d'ÊpÊe qui, au bout de quinze ou dix-huit jours,
m'avait produit exactement le mËme effet.
     --  Mais ce dÏner n'Êtait  pas pour vous seul, mon cher Porthos  ?  dit
Aramis.
     -- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes  du  voisinage
qui  viennent  de  me  faire  dire  qu'ils  ne  viendraient  pas  ; vous les
remplacerez, et je ne perdrai pas au change. HolÁ ! Mousqueton, des  siÉges,
et que l'on double les bouteilles !
     --  Savez-vous  ce  que nous mangeons ici ?  dit Athos au  bout  de dix
minutes.
     --  Pardieu  !  rÊpondit d'Artagnan,  moi je  mange  du  veau piquÊ aux
cardons et Á la moelle.
     -- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos.
     -- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
     -- Vous  vous  trompez tous, Messieurs, rÊpondit Athos,  vous mangez du
cheval.
     -- Allons donc ! dit d'Artagnan.
     -- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de dÊgoÙt.
     Porthos seul ne rÊpondit pas.
     " Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ?
Peut-Ëtre mËme les caparaÚons avec !
     -- Non, Messieurs, j'ai gardÊ le harnais, dit Porthos.
     -- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on  dirait que nous nous
sommes donnÊ le mot.
     --  Que  voulez-vous,  dit  Porthos,  ce cheval  faisait  honte  Á  mes
visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier !
     -- Puis, votre duchesse est  toujours  aux eaux, n'est-ce  pas ? reprit
d'Artagnan.
     --  Toujours,  rÊpondit  Porthos.  Or,  ma foi,  le  gouverneur  de  la
province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui Á dÏner, m'a paru
le dÊsirer si fort que je le lui ai donnÊ.
     -- DonnÊ ! s'Êcria d'Artagnan.
     --  Oh  ! mon Dieu ! oui, donnÊ  ! c'est le mot, dit Porthos  ; car  il
valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu  me le payer
que quatre-vingts.
     -- Sans la selle ? dit Aramis.
     -- Oui, sans la selle.
     -- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui
a fait le meilleur marchÊ de nous tous. "
     Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ;
mais on  lui expliqua bientÆt la raison  de  cette hilaritÊ,  qu'il partagea
bruyamment selon sa coutume.
     " De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan.
     -- Mais pas  pour mon  compte, dit Athos ; j'ai trouvÊ le vin d'Espagne
d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans
le fourgon des laquais : ce qui m'a fort dÊsargentÊ.
     -- Et moi, dit  Aramis,  imaginez  donc que j'avais donnÊ  jusqu'Á  mon
dernier sou  Á l'Êglise de Montdidier et aux jÊsuites d'Amiens ; que j'avais
pris en outre des engagements qu'il  m'a fallu tenir,  des messes commandÊes
pour  moi et pour vous, Messieurs, que  l'on dira, Messieurs, et  dont je ne
doute pas que nous ne nous trouvions Á merveille.
     --  Et moi, dit Porthos,  ma foulure, croyez-vous qu'elle  ne m'a  rien
coÙtÊ  ?  sans compter  la blessure de Mousqueton,  pour  laquelle  j'ai ÊtÊ
obligÊ de  faire  venir  le  chirurgien deux  fois par jour, lequel m'a fait
payer ses visites double, sous prÊtexte que cet imbÊcile de Mousqueton avait
ÊtÊ  se faire donner une balle dans un endroit qu'on ne montre ordinairement
qu'aux apothicaires ; aussi  je lui ai bien  recommandÊ  de ne plus se faire
blesser lÁ.
     -- Allons, allons,  dit Athos, en Êchangeant un sourire avec d'Artagnan
et Aramis, je vois que vous vous Ëtes conduit grandement Á l'Êgard du pauvre
garÚon : c'est d'un bon maÏtre.
     --  Bref,  continua Porthos,  ma dÊpense payÊe, il me restera  bien une
trentaine d'Êcus.
     -- Et Á moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
     -- Allons, allons, dit Athos,  il paraÏt que nous sommes les  CrÊsus de
la sociÊtÊ. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ?
     -- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donnÊ cinquante.
     -- Vous croyez ?
     -- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle.
     -- Puis, j'en ai payÊ six Á l'hÆte.
     -- Quel animal que cet hÆte ! pourquoi lui avez-vous donnÊ six pistoles
?
     -- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner.
     -- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ?
     -- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan.
     --  Et moi,  dit  Athos en tirant quelque menue  monnaie de  sa  poche,
moi...
     -- Vous, rien.
     -- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter Á
la masse.
     -- Maintenant, calculons combien nous possÊdons en tout : Porthos ?
     -- Trente Êcus.
     -- Aramis ?
     -- Dix pistoles.
     -- Et vous, d'Artagnan ?
     -- Vingt-cinq.
     -- Cela fait en tout ? dit Athos.
     --  Quatre  cent soixante-quinze livres  ! dit d'Artagnan, qui comptait
comme ArchimÉde.
     --  ArrivÊs Á Paris,  nous  en  aurons  bien  encore quatre  cents, dit
Porthos, plus les harnais.
     -- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis.
     -- Eh  bien,  des quatre chevaux  des  laquais nous en  ferons deux  de
maÏtre que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents livres, on  en fera
un demi pour un  des dÊmontÊs,  puis  nous  donnerons  les  grattures de nos
poches  Á  d'Artagnan, qui a  la main bonne, et  qui  ira les jouer dans  le
premier tripot venu, voilÁ.
     -- DÏnons donc, dit Porthos, cela refroidit. "
     Les quatre amis, plus tranquilles  dÊsormais sur  leur  avenir,  firent
honneur au repas, dont les restes furent abandonnÊs Á MM. Mousqueton, Bazin,
Planchet et Grimaud.
     En arrivant Á Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de TrÊville qui
le prÊvenait  que, sur sa demande,  le roi venait de lui accorder  la faveur
d'entrer dans les mousquetaires.
     Comme c'Êtait tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, Á part bien
entendu le dÊsir de retrouver Mme Bonacieux, il  courut tout joyeux chez ses
camarades, qu'il  venait  de quitter il y avait une demi-  heure,  et  qu'il
trouva  fort tristes  et fort prÊoccupÊs. Ils Êtaient rÊunis en conseil chez
Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravitÊ.
     M.  de  TrÊville  venait  de  les  faire  prÊvenir que l'intention bien
arrËtÊe  de Sa MajestÊ Êtant d'ouvrir la campagne  le 1er mai, ils eussent Á
prÊparer incontinent leurs Êquipages.
     Les quatre philosophes  se regardÉrent tout Êbahis : M. de  TrÊville ne
plaisantait pas sous le rapport de la discipline.
     " Et Á combien estimez-vous ces Êquipages ? dit d'Artagnan.
     -- Oh ! il n'y  a pas Á dire,  reprit Aramis,  nous venons de faire nos
comptes avec  une lÊsinerie  de Spartiates, et  il nous faut Á chacun quinze
cents livres.
     -- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.
     -- Moi, dit d'Artagnan, il me  semble qu'avec  mille livres  chacun, il
est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... "
     Ce mot de procureur rÊveilla Porthos.
     " Tiens, j'ai une idÊe ! dit-il.
     -- C'est dÊjÁ quelque chose :  moi, je n'en  ai  pas  mËme l'ombre, fit
froidement Athos,  mais  quant  Á  d'Artagnan, Messieurs,  le bonheur d'Ëtre
dÊsormais des  nÆtres l'a rendu fou ; mille livres ! je dÊclare que pour moi
seul il m'en faut deux mille.
     -- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille
livres qu'il nous faut pour  nos Êquipages,  sur lesquels  Êquipages, il est
vrai, nous avons dÊjÁ les selles.
     -- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M.
de TrÊville eÙt fermÊ la porte, plus ce beau diamant qui  brille au doigt de
notre ami.  Que diable !  d'Artagnan est trop  bon camarade pour laisser des
frÉres dans l'embarras, quand il porte Á son mÊdius la ranÚon d'un roi. "







     Le plus prÊoccupÊ des  quatre amis  Êtait bien certainement d'Artagnan,
quoique d'Artagnan,  en sa  qualitÊ de garde, fÙt bien plus facile Á Êquiper
que Messieurs  les mousquetaires,  qui  Êtaient  des seigneurs ;  mais notre
cadet de Gascogne Êtait, comme on a pu le voir, d'un  caractÉre prÊvoyant et
presque avare, et avec cela  (expliquez les  contraires)  glorieux presque Á
rendre des points Á Porthos. A cette  prÊoccupation de sa vanitÊ, d'Artagnan
joignait en ce  moment une inquiÊtude  moins ÊgoÐste.  Quelques informations
qu'il  eÙt pu prendre sur Mme Bonacieux,  il  ne  lui  en  Êtait venu aucune
nouvelle.  M. de  TrÊville en  avait parlÊ Á la reine ; la reine ignorait oÝ
Êtait la jeune merciÉre et avait promis de la faire chercher.
     Mais cette promesse Êtait bien vague et ne rassurait guÉre d'Artagnan.
     Athos ne sortait pas de sa chambre ; il Êtait rÊsolu Á ne  pas  risquer
une enjambÊe pour s'Êquiper.
     " Il  nous  reste quinze jours, disait-il Á ses amis ; eh  bien, si  au
bout de  ces quinze  jours je n'ai rien trouvÊ, ou plutÆt si rien n'est venu
me trouver,  comme je  suis trop bon catholique pour me casser la tËte  d'un
coup  de pistolet, je  chercherai une bonne querelle Á quatre gardes  de Son
Eminence ou  Á  huit  Anglais, et je me battrai jusqu'Á ce qu'il y en ait un
qui me  tue, ce qui, sur la quantitÊ,  ne peut manquer de m'arriver. On dira
alors  que je suis mort pour  le roi,  de sorte que j'aurai fait mon service
sans avoir eu besoin de m'Êquiper. "
     Porthos continuait Á se promener, les mains derriÉre le dos, en hochant
la tËte de haut en bas et disant :
     " Je poursuivrai mon idÊe. "
     Aramis, soucieux et mal frisÊ, ne disait rien.
     On peut voir par ces dÊtails dÊsastreux que la  dÊsolation rÊgnait dans
la communautÊ.
     Les  laquais,   de  leur   cÆtÊ,  comme  les   coursiers   d'Hippolyte,
partageaient  la  triste peine  de leurs  maÏtres.  Mousqueton  faisait  des
provisions de croÙtes ; Bazin, qui avait toujours donnÊ dans la dÊvotion, ne
quittait  plus les Êglises  ;  Planchet  regardait voler  les  mouches  ; et
Grimaud, que la dÊtresse gÊnÊrale ne pouvait dÊterminer  Á rompre le silence
imposÊ par son maÏtre, poussait des soupirs Á attendrir des pierres.
     Les trois amis --  car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait jurÊ de
ne pas faire un pas pour s'Êquiper -- les trois amis sortaient donc de grand
matin et rentraient  fort tard. Ils erraient  par  les rues,  regardant  sur
chaque pavÊ pour savoir si les personnes qui y Êtaient passÊes avant eux n'y
avaient pas laissÊ quelque  bourse. On  eÙt dit qu'ils suivaient des pistes,
tant   ils  Êtaient  attentifs   partout  oÝ  ils  allaient.  Quand  ils  se
rencontraient, ils  avaient  des regards dÊsolÊs qui  voulaient dire : As-tu
trouvÊ quelque chose ?
     Cependant, comme Porthos avait  trouvÊ le premier son idÊe, et comme il
l'avait  poursuivie avec  persistance, il fut le premier Á  agir. C'Êtait un
homme  d'exÊcution que ce digne Porthos.  D'Artagnan l'aperÚut un jour qu'il
s'acheminait vers  l'Êglise Saint-Leu,  et  le  suivit  instinctivement : il
entra au lieu saint aprÉs avoir relevÊ sa moustache et allongÊ sa royale, ce
qui  annonÚait  toujours  de  sa part les intentions les plus  conquÊrantes.
Comme  d'Artagnan  prenait quelques prÊcautions pour se  dissimuler, Porthos
crut n'avoir  pas  ÊtÊ  vu.  D'Artagnan entra  derriÉre  lui.  Porthos  alla
s'adosser au cÆtÊ d'un pilier ; d'Artagnan,  toujours inaperÚu,  s'appuya de
l'autre.
     Justement il y avait un sermon, ce qui  faisait que l'Êglise Êtait fort
peuplÊe. Porthos profita de  la circonstance pour lorgner les femmes : gr×ce
aux bons soins de Mousqueton, l'extÊrieur Êtait loin  d'annoncer la dÊtresse
de l'intÊrieur ; son feutre Êtait bien un peu r×pÊ, sa plume Êtait  bien  un
peu  dÊteinte, ses  broderies  Êtaient bien  un  peu ternies, ses  dentelles
Êtaient  bien ÊraillÊes  ;  mais  dans la demi-teinte toutes ces  bagatelles
disparaissaient, et Porthos Êtait toujours le beau Porthos.
     D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapprochÊ du pilier oÝ Porthos
et  lui Êtaient adossÊs, une espÉce  de  beautÊ  mÙre, un  peu jaune, un peu
sÉche, mais raide et hautaine  sous ses coiffes noires.  Les yeux de Porthos
s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis  papillonnaient au loin  dans
la nef.
     De son cÆtÊ, la dame, qui de temps en temps rougissait, lanÚait avec la
rapiditÊ  de l'Êclair un coup  d'oeil sur le volage Porthos, et aussitÆt les
yeux  de  Porthos de papillonner avec  fureur. Il Êtait clair que c'Êtait un
manÉge  qui piquait au vif la dame aux coiffes  noires,  car elle se mordait
les  lÉvres jusqu'au  sang,  se  grattait le bout  du  nez,  et se  dÊmenait
dÊsespÊrÊment sur son siÉge.
     Ce que  voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une
seconde  fois sa royale, et se mit  Á faire des signaux Á une belle dame qui
Êtait prÉs du choeur, et qui non seulement Êtait une belle dame, mais encore
une grande  dame sans doute,  car elle avait  derriÉre elle un nÊgrillon qui
avait apportÊ le coussin  sur lequel elle Êtait agenouillÊe, et une suivante
qui tenait le sac armoriÊ dans lequel on renfermait le livre  oÝ elle lisait
sa messe.
     La dame  aux coiffes noires suivit Á travers tous ses dÊtours le regard
de Porthos, et reconnut qu'il s'arrËtait sur la dame au coussin de  velours,
au nÊgrillon et Á la suivante.
     Pendant  ce  temps,  Porthos  jouait serrÊ : c'Êtaient  des clignements
d'yeux, des  doigts posÊs sur les lÉvres, de  petits sourires  assassins qui
rÊellement assassinaient la belle dÊdaignÊe.
     Aussi  poussa-t-elle, en  forme  de  mea-culpa  et en  se  frappant  la
poitrine,  un hum !  tellement vigoureux que tout le  monde, mËme la dame au
coussin  rouge, se retourna  de son cÆtÊ ;  Porthos  tint  bon : pourtant il
avait bien compris, mais il fit le sourd.
     La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle Êtait fort belle,
sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle  une rivale  vÊritablement Á
craindre ;  un grand effet sur Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame
aux coiffes noires  ; un grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de
Meung, de Calais et de Douvres, que son persÊcuteur, l'homme Á la cicatrice,
avait saluÊe du nom de Milady.
     D'Artagnan, sans perdre  de vue la  dame au coussin rouge,  continua de
suivre le manÉge de  Porthos,  qui l'amusait fort ;  il crut deviner  que la
dame  aux coiffes noires  Êtait  la procureuse de la rue  aux Ours, d'autant
mieux que l'Êglise Saint-Leu n'Êtait pas trÉs ÊloignÊe de ladite rue.
     Il  devina alors  par  induction que  Porthos  cherchait Á  prendre  sa
revanche de sa dÊfaite de Chantilly, alors que la procureuse s'Êtait montrÊe
si rÊcalcitrante Á l'endroit de la bourse.
     Mais,  au  milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi  que pas  une
figure  ne  correspondait  aux  galanteries  de  Porthos. Ce  n'Êtaient  que
chimÉres  et  illusions  ; mais  pour  un  amour  rÊel,  pour  une  jalousie
vÊritable, y a-t-il d'autre rÊalitÊ que les illusions et les chimÉres ?
     Le sermon finit : la procureuse s'avanÚa vers le bÊnitier ; Porthos l'y
devanÚa, et, au  lieu d'un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit,
croyant que c'Êtait  pour elle que  Porthos se mettait en frais :  mais elle
fut  promptement  et cruellement dÊtrompÊe  :  lorsqu'elle ne fut  plus qu'Á
trois pas de lui, il dÊtourna la tËte, fixant invariablement les yeux sur la
dame au coussin  rouge, qui s'Êtait levÊe et qui s'approchait suivie de  son
nÊgrillon et de sa fille de chambre.
     Lorsque  la dame au coussin rouge fut  prÉs de Porthos, Porthos tira sa
main toute  ruisselante du  bÊnitier  ; la  belle dÊvote toucha  de sa  main
effilÊe la grosse main  de Porthos, fit en souriant  le signe de la croix et
sortit de l'Êglise.
     C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et
Porthos fussent en  galanterie.  Si elle eÙt  ÊtÊ  une grande dame,  elle se
serait Êvanouie  ;  mais  comme  elle  n'Êtait  qu'une procureuse,  elle  se
contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrÊe :
     " Eh  ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas Á moi, d'eau bÊnite ?
"
     Porthos fit, au  son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme
qui se rÊveillerait aprÉs un somme de cent ans.
     "  Ma...  Madame  ! s'Êcria-t-il,  est-ce bien  vous ? Comment se porte
votre mari, ce cher Monsieur  Coquenard ? Est-il toujours  aussi ladre qu'il
Êtait ? OÝ  avais-je  donc les  yeux, que  je ne  vous ai  pas  mËme aperÚue
pendant les deux heures qu'a durÊ ce sermon ?
     -- J'Êtais Á deux pas de vous, Monsieur, rÊpondit la procureuse ;  mais
vous  ne m'avez pas aperÚue parce que vous  n'aviez d'yeux que pour la belle
dame Á qui vous venez de donner de l'eau bÊnite. "
     Porthos feignit d'Ëtre embarrassÊ.
     " Ah ! dit-il, vous avez remarquÊ...
     -- Il eÙt fallu Ëtre aveugle pour ne pas le voir.
     -- Oui, dit nÊgligemment Porthos, c'est une duchesse  de mes amies avec
laquelle  j'ai  grand-peine  Á  me rencontrer  Á cause de la jalousie de son
mari, et qui m'avait fait  prÊvenir qu'elle viendrait  aujourd'hui, rien que
pour me voir, dans cette chÊtive Êglise, au fond de ce quartier perdu.
     --  Monsieur  Porthos,  dit la  procureuse,  auriez-vous  la  bontÊ  de
m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec vous !
     -- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil Á lui-
mËme comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire.
     Dans  ce moment,  d'Artagnan passait  poursuivant  Milady ; il jeta  un
regard de cÆtÊ sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant.
     "  Eh  !  eh ! se dit-il Á lui-mËme  en raisonnant  dans  le sens de la
morale  Êtrangement facile de cette Êpoque galante, en voici un qui pourrait
bien Ëtre ÊquipÊ pour le terme voulu. "
     Porthos, cÊdant  Á  la pression du bras de sa  procure  use  comme  une
barque  cÉde  au gouvernail,  arriva au cloÏtre  Saint-Magloire, passage peu
frÊquentÊ, enfermÊ d'un tourniquet Á ses deux bouts. On n'y voyait, le jour,
que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient.
     " Ah ! Monsieur  Porthos  ! s'Êcria  la  procureuse, quand elle  se fut
assurÊe  qu'aucune personne  ÊtrangÉre  Á  la  population  habituelle de  la
localitÊ ne pouvait les voir ni les entendre ; ah  ! Monsieur Porthos ! vous
Ëtes un grand vainqueur, Á ce qu'il paraÏt !
     -- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ?
     -- Et les signes de tantÆt,  et l'eau bÊnite ? Mais c'est une princesse
pour le moins, que cette dame avec son nÊgrillon et sa fille de chambre !
     -- Vous vous  trompez  ; mon Dieu !  non, rÊpondit  Porthos, c'est tout
bonnement une duchesse.
     --  Et ce  coureur qui attendait  Á la porte, et  ce carrosse  avec  un
cocher Á grande livrÊe qui attendait sur son siÉge ? "
     Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le  carrosse ; mais, de son regard
de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.
     Porthos  regretta  de  n'avoir pas, du  premier coup,  fait la dame  au
coussin rouge princesse.
     " Ah ! vous Ëtes l'enfant chÊri des belles,  Monsieur Porthos !  reprit
en soupirant la procureuse.
     -- Mais,  rÊpondit Porthos, vous comprenez  qu'avec  un  physique comme
celui dont la nature m'a douÊ, je ne manque pas de bonnes fortunes.
     -- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'Êcria la procureuse en
levant les yeux au ciel.
     -- Moins  vite encore que les femmes, ce me semble, rÊpondit  Porthos ;
car  enfin, moi,  Madame, je puis dire que j'ai  ÊtÊ  votre victime, lorsque
blessÊ, mourant, je me suis vu abandonnÊ  des chirurgiens ; moi, le  rejeton
d'une famille illustre,  qui m'Êtais fiÊ Á votre amitiÊ, j'ai manquÊ  mourir
de  mes  blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de
Chantilly, et  cela sans  que vous ayez daignÊ rÊpondre une  seule fois  aux
lettres brÙlantes que je vous ai Êcrites.
     -- Mais, Monsieur Porthos...  , murmura la procureuse, qui sentait qu'Á
en juger par la conduite des plus grandes  dames de  ce temps-lÁ, elle Êtait
dans son tort.
     -- Moi qui avais sacrifiÊ pour vous la comtesse de Penaflor...
     -- Je le sais bien.
     -- La baronne de...
     -- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas.
     -- La duchesse de...
     -- Monsieur Porthos, soyez gÊnÊreux !
     -- Vous avez raison, Madame, et je n'achÉverai pas.
     -- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prËter.
     --  Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la premiÉre lettre que
vous m'avez Êcrite et que je conserve gravÊe dans ma mÊmoire. "
     La procureuse poussa un gÊmissement.
     "  Mais  c'est  qu'aussi,  dit-elle,  la  somme que  vous  demandiez  Á
emprunter Êtait un peu bien forte.
     --  Madame  Coquenard,  je vous donnais la prÊfÊrence.  Je n'ai eu qu'Á
Êcrire Á la duchesse de... Je  ne veux pas dire son nom,  car je ne sais pas
ce que c'est que de compromettre une femme ;  mais ce que je sais, c'est que
je n'ai eu qu'Á lui Êcrire pour qu'elle m'en envoy×t quinze cents. "
     La procureuse versa une larme.
     " Monsieur Porthos,  dit-elle, je  vous jure que vous m'avez grandement
punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille  passe, vous
n'auriez qu'Á vous adresser Á moi.
     -- Fi donc,  Madame ! dit Porthos comme rÊvoltÊ, ne parlons pas argent,
s'il vous plaÏt, c'est humiliant.
     -- Ainsi,  vous  ne  m'aimez plus ! " dit  lentement et  tristement  la
procureuse.
     Porthos garda un majestueux silence.
     " C'est ainsi que vous me rÊpondez ? HÊlas ! je comprends.
     --  Songez Á l'offense que vous m'avez  faite, Madame : elle est restÊe
lÁ, dit  Porthos,  en  posant la  main Á son  coeur et en l'y appuyant  avec
force.
     -- Je la rÊparerai ; voyons, mon cher Porthos !
     --  D'ailleurs,  que vous demandais-je,  moi ?  reprit  Porthos avec un
mouvement d'Êpaules plein de  bonhomie  ; un  prËt, pas  autre  chose. AprÉs
tout, je ne suis pas  un homme dÊraisonnable.  Je sais  que vous n'Ëtes  pas
riche,  Madame Coquenard, et  que  votre mari  est  obligÊ  de sangsurer les
pauvres plaideurs pour  en tirer quelques  pauvres Êcus. Oh  ! si vous Êtiez
comtesse,  marquise  ou  duchesse,  ce  serait  autre chose,  et vous seriez
impardonnable. "
     La procureuse fut piquÊe.
     " Apprenez,  Monsieur  Porthos,  dit-elle,  que  mon  coffre-fort, tout
coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-Ëtre mieux  garni que celui de
toutes vos mijaurÊes ruinÊes.
     -- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en dÊgageant
le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si vous Ëtes riche, Madame
Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse.
     --  Quand je dis riche,  reprit la procureuse, qui vit qu'elle  s'Êtait
laissÊ entraÏner  trop loin, il ne faut  pas prendre  le mot au  pied de  la
lettre. Je ne suis pas prÊcisÊment riche, je suis Á mon aise.
     -- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en
prie. Vous m'avez mÊconnu ; toute sympathie est Êteinte entre nous.
     -- Ingrat que vous Ëtes !
     -- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos.
     -- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus.
     -- Eh ! elle n'est dÊjÁ point si dÊcharnÊe, que je crois !
     --  Voyons,  Monsieur Porthos,  encore  une  fois,  c'est la derniÉre :
m'aimez-vous encore ?
     --  HÊlas Madame, dit Porthos  du  ton le  plus mÊlancolique  qu'il put
prendre,  quand nous  allons entrer en  campagne, dans  une  campagne oÝ mes
pressentiments me disent que je serai tuÊ...
     --  Oh !  ne dites pas de pareilles choses  ! s'Êcria la  procureuse en
Êclatant en sanglots.
     -- Quelque chose me le  dit, continua  Porthos en mÊlancolisant de plus
en plus.
     -- Dites plutÆt que vous avez un nouvel amour.
     --  Non pas,  je vous parle franc. Nul objet  nouveau ne  me touche, et
mËme je sens lÁ,  au  fond de mon  coeur, quelque chose qui parle pour vous.
Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne  le savez pas,
cette  fatale  campagne s'ouvre ; je vais Ëtre affreusement prÊoccupÊ de mon
Êquipement.  Puis  je vais  faire  un  voyage dans ma famille, au fond de la
Bretagne, pour rÊaliser la somme nÊcessaire Á mon dÊpart. "
     Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice.
     "  Et comme,  continua-t-il,  la duchesse  que  vous  venez  de voir  Á
l'Êglise a ses terres  prÉs des miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les
voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins longs quand on  les fait Á
deux.
     --  Vous  n'avez donc point  d'amis Á Paris, Monsieur Porthos ? dit  la
procureuse.
     -- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mÊlancolique, mais
j'ai bien vu que je me trompais.
     -- Vous en avez, Monsieur Porthos,  vous en avez,  reprit la procureuse
dans  un  transport qui la surprit  elle-mËme ; revenez demain Á la  maison.
Vous Ëtes  le fils  de ma tante,  mon cousin par consÊquent ;  vous venez de
Noyon en Picardie, vous  avez plusieurs procÉs Á Paris, et pas de procureur.
Retiendrez-vous bien tout cela ?
     -- Parfaitement, Madame.
     -- Venez Á l'heure du dÏner.
     -- Fort bien.
     -- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgrÊ ses soixante-
seize ans.
     -- Soixante-seize ans ! peste ! le bel ×ge ! reprit Porthos.
     -- Le grand ×ge, vous voulez dire, Monsieur  Porthos.  Aussi  le pauvre
cher  homme  peut  me laisser  veuve  d'un moment  Á  l'autre,  continua  la
procureuse en jetant un regard significatif Á Porthos. Heureusement que, par
contrat de mariage, nous nous sommes tout passÊ au dernier vivant.
     -- Tout ? dit Porthos.
     -- Tout.
     --  Vous  Ëtes  femme  de  prÊcaution, je  le  vois,  ma  chÉre  Madame
Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse.
     --  Nous  sommes donc  rÊconciliÊs, cher Monsieur Porthos ? dit-elle en
minaudant.
     -- Pour la vie, rÊpliqua Porthos sur le mËme air.
     -- Au revoir donc, mon traÏtre.
     -- Au revoir, mon oublieuse.
     -- A demain, mon ange !
     -- A demain, flamme de ma vie ! "







     D'Artagnan avait suivi  Milady sans Ëtre  aperÚu par  elle :  il la vit
monter dans  son  carrosse, et  il l'entendit  donner  Á  son cocher l'ordre
d'aller Á Saint-Germain.
     Il Êtait inutile d'essayer  de suivre Á  pied  une  voiture emportÊe au
trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue FÊrou.
     Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui Êtait arrËtÊ devant la
boutique d'un p×tissier, et qui semblait en extase devant une brioche de  la
forme la plus appÊtissante.
     Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les Êcuries de M.
de TrÊville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour  lui Planchet, et de venir
le joindre  chez Athos, --  M. de TrÊville,  une fois pour toutes, ayant mis
ses Êcuries au service de d'Artagnan.
     Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue
FÊrou.  Athos  Êtait  chez lui,  vidant tristement une des bouteilles  de ce
fameux vin d'Espagne  qu'il avait rapportÊ de son voyage en Picardie. Il fit
signe Á Grimaud d'apporter un verre pour  d'Artagnan, et Grimaud obÊit comme
d'habitude.
     D'Artagnan raconta  alors Á Athos tout ce qui s'Êtait passÊ  Á l'Êglise
entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade Êtait probablement,
Á cette heure, en voie de s'Êquiper.
     " Quant Á moi, rÊpondit Athos Á tout ce rÊcit, je suis bien tranquille,
ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais.
     -- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'Ëtes, mon cher
Athos,  il  n'y aurait  ni princesses,  ni  reines  Á l'abri  de  vos traits
amoureux.
     -- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les Êpaules.
     Et il fit signe Á Grimaud d'apporter une seconde bouteille.
     En  ce  moment,  Planchet  passa  modestement  la  tËte  par  la  porte
entreb×illÊe, et annonÚa Á son maÏtre que les deux chevaux Êtaient lÁ.
     " Quels chevaux ? demanda Athos.
     -- Deux que M. de TrÊville me prËte pour la promenade, et avec lesquels
je vais aller faire un tour Á Saint-Germain.
     -- Et qu'allez-vous faire Á Saint-Germain ? " demanda encore Athos.
     Alors  d'Artagnan  lui raconta  la  rencontre  qu'il  avait  faite dans
l'Êglise, et comment  il avait retrouvÊ cette femme qui, avec le seigneur au
manteau  noir  et Á la cicatrice prÉs de  la tempe,  Êtait  sa prÊoccupation
Êternelle.
     "  C'est-Á-dire que vous Ëtes amoureux  de celle-lÁ, comme vous l'Êtiez
de Mme  Bonacieux, dit Athos en haussant  dÊdaigneusement les Êpaules, comme
s'il eÙt pris en pitiÊ la faiblesse humaine.
     --  Moi, point du tout ! s'Êcria d'Artagnan. Je suis seulement  curieux
d'Êclaircir  le mystÉre auquel elle se  rattache. Je ne sais pourquoi, je me
figure que cette femme,  tout inconnue qu'elle m'est et  tout inconnu que je
lui suis, a une action sur ma vie.
     --  Au fait, vous avez raison,  dit Athos, je ne connais pas  une femme
qui vaille la  peine qu'on la  cherche quand elle est perdue. Mme  Bonacieux
est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve !
     --  Non, Athos,  non, vous vous trompez,  dit  d'Artagnan  ; j'aime  ma
pauvre Constance plus que jamais, et  si je savais le lieu oÝ elle est, fÙt-
elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis ;
mais je l'ignore, toutes  mes recherches  ont ÊtÊ inutiles. Que voulez-vous,
il faut bien se distraire.
     --  Distrayez-vous  donc  avec  Milady,  mon  cher d'Artagnan ;  je  le
souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser.
     -- Ecoutez,  Athos, dit d'Artagnan, au  lieu de vous  tenir enfermÊ ici
comme si vous Êtiez aux arrËts, montez Á cheval et venez vous promener  avec
moi Á Saint-Germain.
     --  Mon cher, rÊpliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai, sinon
je vais Á pied.
     -- Eh  bien,  moi, rÊpondit d'Artagnan en souriant  de la  misanthropie
d'Athos,  qui dans  un autre l'eÙt certainement  blessÊ, moi, je  suis moins
fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos.
     -- Au revoir  " , dit le mousquetaire  en faisant  signe  Á Grimaud  de
dÊboucher la bouteille qu'il venait d'apporter.
     D'Artagnan  et Planchet  se  mirent en selle  et prirent le  chemin  de
Saint- Germain.
     Tout  le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme  de Mme
Bonacieux  lui revenait  Á  l'esprit.  Quoique  d'Artagnan ne  fÙt pas  d'un
caractÉre fort  sentimental, la  jolie  merciÉre  avait fait  une impression
rÊelle sur son coeur : comme il le disait, il Êtait prËt Á aller au bout  du
monde pour la chercher. Mais le monde  a bien des bouts, par cela mËme qu'il
est rond ; de sorte qu'il ne savait de quel cÆtÊ se tourner.
     En  attendant, il  allait t×cher  de savoir  ce que c'Êtait que Milady.
Milady avait parlÊ Á l'homme au manteau  noir, donc elle le connaissait. Or,
dans  l'esprit  de  d'Artagnan,  c'Êtait l'homme au manteau  noir  qui avait
enlevÊ  Mme  Bonacieux  une  seconde  fois,  comme  il  l'avait  enlevÊe une
premiÉre. D'Artagnan  ne mentait donc  qu'Á moitiÊ,  ce  qui  est  bien  peu
mentir,  quand il disait  qu'en se mettant Á la  recherche  de Milady, il se
mettait en mËme temps Á la recherche de Constance.
     Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d'Êperon
Á   son  cheval,  d'Artagnan  avait  fait  la  route  et   Êtait   arrivÊ  Á
Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon oÝ, dix ans plus tard, devait
naÏtre Louis XIV. Il  traversait une rue fort dÊserte, regardant Á droite et
Á gauche  s'il  ne reconnaÏtrait  pas quelque vestige de  sa belle Anglaise,
lorsque au rez-de-chaussÊe d'une  jolie maison qui, selon l'usage du  temps,
n'avait  aucune  fenËtre sur  la  rue,  il  vit  apparaÏtre  une  figure  de
connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie  de
fleurs. Planchet la reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant
Á d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles ?
     --  Non,  dit  d'Artagnan  ; et cependant je  suis certain que ce n'est
point la premiÉre fois que je le vois, ce visage.
     -- Je le crois pardieu  bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin,  le
laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien accommodÊ il  y a un
mois, Á Calais, sur la route de la maison de campagne du gouverneur.
     -- Ah !  oui  bien, dit d'Artagnan, et  je  le reconnais Á cette heure.
Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ?
     -- Ma foi, Monsieur, il Êtait  si fort  troublÊ que je  doute qu'il ait
gardÊ de moi une mÊmoire bien nette.
     -- Eh bien, va donc causer avec ce  garÚon, dit d'Artagnan, et informe-
toi dans la conversation si son maÏtre est mort. "
     Planchet descendit de  cheval, marcha droit Á Lubin, qui en effet ne le
reconnut  pas, et les  deux  laquais se  mirent  Á causer  dans la meilleure
intelligence du monde,  tandis que d'Artagnan poussait les deux chevaux dans
une  ruelle et,  faisant  le  tour d'une maison, s'en revenait assister Á la
confÊrence derriÉre une haie de coudriers.
     Au bout  d'un  instant d'observation  derriÉre la  haie, il entendit le
bruit d'une voiture,  et  il vit s'arrËter  en face  de lui  le carrosse  de
Milady. Il  n'y avait pas Á s'y tromper. Milady  Êtait dedans. D'Artagnan se
coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans Ëtre vu.
     Milady sortit sa charmante tËte blonde par  la  portiÉre, et  donna des
ordres Á sa femme de chambre.
     Cette derniÉre, jolie fille  de vingt Á vingt-deux ans, alerte et vive,
vÊritable  soubrette de grande  dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel
elle Êtait assise selon l'usage du  temps, et se dirigea vers la terrasse oÝ
d'Artagnan avait aperÚu Lubin.
     D'Artagnan suivit la  soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la
terrasse. Mais, par hasard, un ordre  de l'intÊrieur avait appelÊ  Lubin, de
sorte que Planchet Êtait restÊ seul, regardant de tous cÆtÊs par quel chemin
avait disparu d'Artagnan.
     La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et
lui tendant un petit billet :
     " Pour votre maÏtre, dit-elle.
     -- Pour mon maÏtre ? reprit Planchet ÊtonnÊ.
     -- Oui, et trÉs pressÊ. Prenez donc vite. "
     LÁ-dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retournÊ  Á l'avance du  cÆtÊ
par lequel il Êtait  venu ;  elle s'ÊlanÚa sur le marchepied, et le carrosse
repartit.
     Planchet  tourna  et retourna le billet, puis, accoutumÊ Á l'obÊissance
passive,  il sauta Á bas de  la terrasse, enfila la  ruelle et rencontra  au
bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui.
     " Pour  vous, Monsieur, dit Planchet, prÊsentant  le  billet  au  jeune
homme.
     -- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sÙr ?
     -- Pardieu ! si j'en suis sÙr ; la soubrette a dit : " Pour ton maÏtre.
" Je n'ai d'autre maÏtre que vous ; ainsi... Un  joli brin de fille, ma foi,
que cette soubrette ! "
     D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :
     "  Une personne  qui  s'intÊresse  Á  vous plus qu'elle ne peut le dire
voudrait savoir quel jour vous serez en Êtat de vous promener dans la forËt.
Demain, Á l'hÆtel du Champ du Drap d'Or , un laquais noir et  rouge attendra
votre rÊponse. "
     " Oh ! oh ! se dit d'Artagnan,  voilÁ qui est un peu vif. Il paraÏt que
Milady et moi nous sommes en peine de la santÊ de la mËme personne. Eh bien,
Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ?
     --  Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller  avec quatre coups
d'ÊpÊe dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche, allongÊ quatre, Á
ce cher gentilhomme, et il est encore  bien faible, ayant perdu presque tout
son sang. Comme je l'avais dit Á Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et  m'a
racontÊ d'un bout Á l'autre notre aventure.
     -- Fort bien, Planchet, tu es  le roi des laquais ; maintenant, remonte
Á cheval et rattrapons le carrosse. "
     Ce ne  fut pas long ; au bout  de cinq minutes on aperÚut  le  carrosse
arrËtÊ sur le revers de la route, un cavalier  richement vËtu se tenait Á la
portiÉre.
     La conversation entre Milady et le cavalier Êtait tellement animÊe, que
d'Artagnan s'arrËta de l'autre cÆtÊ du carrosse  sans que personne autre que
la jolie soubrette s'aperÚÙt de sa prÊsence.
     La  conversation  avait  lieu  en  anglais,  langue que  d'Artagnan  ne
comprenait pas ; mais, Á  l'accent, le jeune homme crut deviner que la belle
Anglaise Êtait fort en  colÉre ; elle termina par un geste qui ne lui laissa
point de doute sur  la  nature de  cette  conversation  :  c'Êtait  un  coup
d'Êventail  appliquÊ de  telle force, que  le  petit meuble fÊminin  vola en
mille morceaux.
     Le cavalier poussa un Êclat de rire qui parut exaspÊrer Milady.
     D'Artagnan pensa que c'Êtait le moment d'intervenir ; il  s'approcha de
l'autre portiÉre, et se dÊcouvrant respectueusement :
     " Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me
semble que ce cavalier vous a mise en colÉre. Dites un mot, Madame, et je me
charge de le punir de son manque de courtoisie. "
     Aux  premiÉres paroles, Milady  s'Êtait retournÊe, regardant  le  jeune
homme avec Êtonnement, et lorsqu'il eut fini :
     " Monsieur, dit-elle en trÉs bon franÚais, ce serait de grand coeur que
je me mettrais sous votre protection si la personne qui  me querelle n'Êtait
point mon frÉre.
     --  Ah  !  excusez-moi,  alors,  dit  d'Artagnan,  vous  comprenez  que
j'ignorais cela, Madame.
     --  De quoi donc se  mËle cet  Êtourneau,  s'Êcria en  s'abaissant Á la
hauteur de  la  portiÉre  le  cavalier  que Milady avait  dÊsignÊ comme  son
parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ?
     -- Etourneau vous-mËme, dit d'Artagnan en se baissant Á son tour sur le
cou de son cheval, et en rÊpondant de son cÆtÊ par la portiÉre ; je ne passe
pas mon chemin parce qu'il me plaÏt de m'arrËter ici. "
     Le cavalier adressa quelques mots en anglais Á sa soeur.
     " Je vous  parle franÚais, moi,  dit d'Artagnan  ; faites-moi  donc, je
vous prie, le plaisir de me rÊpondre dans la mËme langue. Vous Ëtes le frÉre
de Madame, soit, mais vous n'Ëtes pas le mien, heureusement. "
     On  eÙt pu croire que Milady, craintive comme l'est  ordinairement  une
femme,  allait  s'interposer  dans  ce  commencement  de  provocation,  afin
d'empËcher que la querelle n'all×t plus loin ; mais, tout au contraire, elle
se rejeta au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher :
     " Touche Á l'hÆtel ! "
     La jolie soubrette jeta un regard d'inquiÊtude sur  d'Artagnan, dont la
bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle.
     Le carrosse partit  et laissa les deux hommes  en face l'un de l'autre,
aucun obstacle matÊriel ne les sÊparant plus.
     Le cavalier  fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan,
dont la colÉre dÊjÁ bouillante  s'Êtait encore augmentÊe en reconnaissant en
lui l'Anglais qui,  Á  Amiens, lui avait  gagnÊ son  cheval et  avait failli
gagner Á Athos son diamant, sauta Á la bride et l'arrËta.
     " Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus Êtourneau que moi,
car  vous  me  faites l'effet d'oublier  qu'il  y a  entre  nous  une petite
querelle engagÊe.
     -- Ah  !  ah  ! dit l'Anglais, c'est  vous,  mon  maÏtre. Il faut  donc
toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ?
     --  Oui,  et cela  me rappelle que  j'ai  une revanche Á  prendre. Nous
verrons, mon cher Monsieur, si vous  maniez aussi adroitement la rapiÉre que
le cornet.
     -- Vous voyez bien  que je n'ai pas d'ÊpÊe, dit l'Anglais ; voulez-vous
faire le brave contre un homme sans armes ?
     -- J'espÉre  bien  que vous en avez chez  vous, rÊpondit d'Artagnan. En
tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une.
     --  Inutile,  dit l'Anglais,  je suis muni  suffisamment  de ces sortes
d'ustensiles.
     -- Eh bien,  mon digne  gentilhomme,  reprit  d'Artagnan, choisissez la
plus longue et venez me la montrer ce soir.
     -- OÝ cela, s'il vous plaÏt ?
     --  DerriÉre  le  Luxembourg,  c'est  un  charmant  quartier  pour  les
promenades dans le genre de celle que je vous propose.
     -- C'est bien, on y sera.
     -- Votre heure ?
     -- Six heures.
     -- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ?
     -- Mais j'en ai trois qui seront  fort  honorÊs de jouer la mËme partie
que moi.
     -- Trois ?  Á merveille ! comme cela  se rencontre  !  dit  d'Artagnan,
c'est juste mon compte.
     -- Maintenant, qui Ëtes-vous ? demanda l'Anglais.
     --  Je suis  M. d'Artagnan,  gentilhomme  gascon, servant  aux  gardes,
compagnie de M. des Essarts. Et vous ?
     -- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.
     -- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan,
quoique vous ayez des noms bien difficiles Á retenir. "
     Et  piquant son cheval,  il  le mit au galop, et reprit  le  chemin  de
Paris.
     Comme il avait l'habitude de le  faire en pareille occasion, d'Artagnan
descendit droit chez Athos.
     Il trouva Athos couchÊ sur un grand canapÊ, oÝ il  attendait,  comme il
l'avait dit, que son Êquipement le vÏnt trouver.
     Il raconta Á Athos tout ce qui venait de se passer, moins  la lettre de
M. de Wardes.
     Athos fut enchantÊ  lorsqu'il  sut  qu'il  allait se battre  contre  un
Anglais. Nous avons dit que c'Êtait son rËve.
     On envoya chercher Á l'instant mËme Porthos et Aramis par  les laquais,
et on les mit au courant de la situation.
     Porthos tira son ÊpÊe hors du fourreau et se mit Á espadonner contre le
mur  en  se  reculant de  temps  en temps et en  faisant  des pliÊs comme un
danseur.  Aramis,  qui  travaillait  toujours Á son poÉme, s'enferma dans le
cabinet d'Athos et pria qu'on ne le dÊrange×t plus qu'au moment de dÊgainer.
     Athos demanda par signe Á Grimaud une bouteille.
     Quant Á  d'Artagnan, il  arrangea en lui-mËme un  petit  plan dont nous
verrons  plus tard  l'exÊcution,  et qui  lui promettait  quelque  gracieuse
aventure, comme on  pouvait  le  voir  aux sourires  qui, de temps en temps,
passaient sur son visage dont ils Êclairaient la rËverie.





     L'heure  venue,  on se  rendit  avec  les  quatre laquais, derriÉre  le
Luxembourg, dans un enclos abandonnÊ aux chÉvres.  Athos donna une piÉce  de
monnaie au  chevrier pour qu'il  s'Êcart×t. Les laquais  furent  chargÊs  de
faire sentinelle.
     BientÆt une troupe silencieuse s'approcha du  mËme enclos, y pÊnÊtra et
joignit les mousquetaires  ;  puis, selon  les  habitudes  d'outre-mer,  les
prÊsentations eurent lieu.
     Les  Anglais  Êtaient tous gens  de la  plus  haute  qualitÊ, les  noms
bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de
surprise, mais encore d'inquiÊtude.
     " Mais, avec  tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent
ÊtÊ nommÊs, nous ne  savons pas qui vous Ëtes,  et nous ne nous battrons pas
avec des noms pareils ; ce sont des noms de bergers, cela.
     -- Aussi,  comme vous  le supposez bien, Milord, ce sont de  faux noms,
dit Athos.
     -- Ce  qui ne nous donne qu'un plus  grand  dÊsir de connaÏtre les noms
vÊritables, rÊpondit l'Anglais.
     --  Vous avez bien  jouÊ contre  nous sans les connaÏtre, dit Athos,  Á
telles enseignes que vous nous avez gagnÊ nos deux chevaux ?
     -- C'est  vrai,  mais nous  ne risquions que nos pistoles ;  cette fois
nous risquons notre sang : on joue avec tout le  monde, on ne se bat qu'avec
ses Êgaux.
     -- C'est  juste " , dit  Athos.  Et  il prit Á l'Êcart celui des quatre
Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout bas.
     Porthos et Aramis en firent autant de leur cÆtÊ.
     "  Cela vous suffit-il, dit Athos Á son  adversaire, et me trouvez-vous
assez grand seigneur pour me faire la gr×ce de croiser l'ÊpÊe avec moi ?
     -- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant.
     -- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit
froidement Athos.
     -- Laquelle ? demanda l'Anglais.
     -- C'est  que vous auriez  aussi bien fait  de ne pas exiger  que je me
fisse connaÏtre.
     -- Pourquoi cela ?
     -- Parce qu'on me  croit mort, que j'ai des raisons pour dÊsirer  qu'on
ne sache pas que  je vis, et que je vais Ëtre obligÊ de vous  tuer, pour que
mon secret ne coure pas les champs. "
     L'Anglais regarda  Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos
ne plaisantait pas le moins du monde.
     "  Messieurs, dit-il en s'adressant  Á la fois  Á ses  compagnons et  Á
leurs adversaires, y sommes-nous ?
     -- Oui, rÊpondirent tout d'une voix Anglais et FranÚais.
     -- Alors, en garde " , dit Athos.
     Et aussitÆt huit ÊpÊes brillÉrent aux  rayons du soleil couchant, et le
combat commenÚa  avec  un  acharnement  bien naturel entre  gens  deux  fois
ennemis.
     Athos s'escrimait avec autant  de  calme et de mÊthode que s'il eÙt ÊtÊ
dans une salle d'armes.
     Porthos,  corrigÊ  sans  doute  de  sa  trop grande  confiance par  son
aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence.
     Aramis, qui avait le troisiÉme chant de son poÉme Á finir, se dÊpËchait
en homme trÉs pressÊ.
     Athos, le premier, tua son adversaire  :  il ne  lui  avait portÊ qu'un
coup, mais, comme il l'en  avait prÊvenu, le  coup  avait ÊtÊ mortel. L'ÊpÊe
lui traversa le coeur.
     Porthos, le second, Êtendit le sien sur l'herbe : il lui avait percÊ la
cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue rÊsistance, lui avait
rendu son ÊpÊe, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse.
     Aramis poussa  le  sien  si  vigoureusement,  qu'aprÉs  avoir rompu une
cinquantaine  de  pas,  il  finit  par prendre la  fuite Á toutes  jambes et
disparut aux huÊes des laquais.
     Quant  Á  d'Artagnan,  il  avait  jouÊ purement  et simplement  un  jeu
dÊfensif  ; puis, lorsqu'il avait  vu  son adversaire bien  fatiguÊ,  il lui
avait,  d'une  vigoureuse flanconade,  fait sauter son  ÊpÊe. Le  baron,  se
voyant dÊsarmÊ, fit deux  ou trois pas en arriÉre ; mais, dans ce mouvement,
son pied glissa, et il tomba Á la renverse.
     D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'ÊpÊe Á la gorge
:
     " Je  pourrais  vous tuer, Monsieur, dit-il Á  l'Anglais, et  vous Ëtes
bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de votre soeur.
"
     D'Artagnan Êtait au  comble de la joie  ; il venait de rÊaliser le plan
qu'il avait  arrËtÊ d'avance, et dont le dÊveloppement avait fait Êclore sur
son visage les sourires dont nous avons parlÊ.
     L'Anglais,  enchantÊ d'avoir affaire  Á un  gentilhomme  d'aussi  bonne
composition, serra d'Artagnan entre  ses bras, fit  mille caresses aux trois
mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos Êtait dÊjÁ installÊ dans la
voiture et  que celui  d'Aramis  avait pris la poudre  d'escampette,  on  ne
songea plus qu'au dÊfunt.
     Comme  Porthos  et Aramis  le  dÊshabillaient  dans  l'espÊrance que sa
blessure n'Êtait pas  mortelle, une grosse bourse s'Êchappa de  sa ceinture.
D'Artagnan la ramassa et la tendit Á Lord de Winter.
     " Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais.
     -- Vous la rendrez Á sa famille, dit d'Artagnan.
     -- Sa famille se soucie bien  de cette  misÉre : elle hÊrite  de quinze
mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos laquais. "
     D'Artagnan mit la bourse dans sa poche.
     " Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l'espÉre, de
vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dÉs ce soir, si vous le voulez bien,
je  vous prÊsenterai Á  ma soeur,  Lady  Clarick ; car je veux  qu'elle vous
prenne Á son  tour dans ses bonnes gr×ces, et, comme elle n'est point tout Á
fait  mal  en cour,  peut-Ëtre  dans  l'avenir un mot dit  par  elle ne vous
serait-il point inutile. "
     D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment.
     Pendant ce temps, Athos s'Êtait approchÊ de d'Artagnan.
     "  Que voulez-vous  faire de  cette bourse ?  lui  dit-il  tout  bas  Á
l'oreille.
     -- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
     -- A moi ? et pourquoi cela ?
     -- Dame, vous l'avez tuÊ : ce sont les dÊpouilles opimes.
     -- Moi, hÊritier d'un  ennemi ! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous
?
     -- C'est l'habitude Á la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi ne serait-ce
pas l'habitude dans un duel ?
     -- MËme sur le champ  de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait cela.
"
     Porthos leva les  Êpaules. Aramis,  d'un  mouvement de lÉvres, approuva
Athos.
     " Alors, dit d'Artagnan,  donnons cet argent aux laquais, comme Lord de
Winter nous a dit de le faire.
     -- Oui, dit Athos,  donnons  cette bourse, non Á nos laquais,  mais aux
laquais anglais. "
     Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher :
     " Pour vous et vos camarades. "
     Cette grandeur  de maniÉres  dans  un homme  entiÉrement  dÊnuÊ  frappa
Porthos lui-mËme, et  cette  gÊnÊrositÊ franÚaise, redite par Lord de Winter
et son  ami, eut partout un  grand succÉs,  exceptÊ  auprÉs  de MM. Grimaud,
Mousqueton, Planchet et Bazin.
     Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur
; elle demeurait place Royale, qui  Êtait  alors le quartier Á  la  mode, au
numÊro  6. D'ailleurs, il s'engageait Á  le venir prendre pour le prÊsenter.
D'Artagnan lui donna rendez-vous Á huit heures, chez Athos.
     Cette prÊsentation Á Milady occupait  fort la tËte de notre Gascon.  Il
se rappelait de quelle faÚon  Êtrange cette femme avait ÊtÊ  mËlÊe jusque-lÁ
dans sa destinÊe. Selon sa conviction, c'Êtait quelque crÊature du cardinal,
et cependant il se sentait invinciblement entraÏnÊ vers  elle, par un de ces
sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule  crainte Êtait que Milady
ne reconnÙt en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il
Êtait des amis de M. de  TrÊville, et par consÊquent qu'il appartenait corps
et  ×me au  roi, ce  qui,  dÉs  lors, lui ferait  perdre une partie  de  ses
avantages, puisque,  connu de Milady comme  il la  connaissait, il  jouerait
avec elle  Á  jeu  Êgal. Quant Á ce commencement d'intrigue entre elle et le
comte de Wardes,  notre  prÊsomptueux ne  s'en prÊoccupait que mÊdiocrement,
bien que le marquis fÙt  jeune, beau, riche  et fort avant dans la faveur du
cardinal.  Ce n'est pas pour  rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on
est nÊ Á Tarbes.
     D'Artagnan commenÚa par aller faire chez lui une toilette flamboyante ;
puis, il s'en revint chez  Athos, et, selon son habitude, lui  raconta tout.
Athos Êcouta ses projets ; puis  il  secoua  la tËte, et  lui  recommanda la
prudence avec une sorte d'amertume.
     " Quoi ! lui  dit-il, vous  venez de  perdre une femme que  vous disiez
bonne, charmante, parfaite, et voilÁ que vous courez  dÊjÁ aprÉs une autre !
"
     D'Artagnan sentit la vÊritÊ de ce reproche.
     " J'aimais Mme Bonacieux avec le  coeur,  tandis que j'aime Milady avec
la tËte,  dit-il ; en me faisant conduire  chez elle, je cherche  surtout  Á
m'Êclairer sur le rÆle qu'elle joue Á la cour.
     -- Le rÆle qu'elle  joue, pardieu ! il n'est  pas  difficile Á  deviner
d'aprÉs  tout ce que vous m'avez dit. C'est  quelque Êmissaire du cardinal :
une femme qui vous attirera dans un piÉge, oÝ vous laisserez votre tËte tout
bonnement.
     -- Diable ! mon cher Athos, vous  voyez  les choses bien en noir, ce me
semble.
     -- Mon  cher, je  me dÊfie des femmes  ; que voulez-vous ! je suis payÊ
pour cela,  et surtout des  femmes  blondes. Milady est blonde, m'avez- vous
dit ?
     -- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
     -- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos.
     -- Ecoutez, je veux m'Êclairer ; puis, quand je saurai ce que je dÊsire
savoir, je m'Êloignerai.
     -- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos.
     Lord  de  Winter arriva  Á l'heure dite, mais Athos,  prÊvenu  Á temps,
passa  dans la seconde  piÉce. Il trouva donc  d'Artagnan seul, et, comme il
Êtait prÉs de huit heures, il emmena le jeune homme.
     Un  ÊlÊgant carrosse attendait en bas, et comme il Êtait attelÊ de deux
excellents chevaux, en un instant on fut place Royale.
     Milady Clarick reÚut gracieusement  d'Artagnan.  Son hÆtel  Êtait d'une
somptuositÊ remarquable ; et, bien que la plupart  des Anglais,  chassÊs par
la  guerre, quittassent la  France, ou fussent sur  le point  de la quitter,
Milady  venait  de  faire  faire chez elle  de nouvelles dÊpenses :  ce  qui
prouvait que la mesure gÊnÊrale qui renvoyait les Anglais  ne  la  regardait
pas.
     " Vous voyez, dit Lord de  Winter en  prÊsentant d'Artagnan Á sa soeur,
un jeune gentilhomme qui a  tenu ma  vie entre ses mains,  et  qui n'a point
voulu abuser  de  ses  avantages, quoique  nous fussions deux  fois ennemis,
puisque  c'est moi qui l'ai insultÊ, et que je  suis  Anglais.  Remerciez-le
donc, Madame, si vous avez quelque amitiÊ pour moi. "
     Milady fronÚa  lÊgÉrement le sourcil  ; un nuage Á  peine visible passa
sur  son front, et un sourire  tellement Êtrange apparut sur ses lÉvres, que
le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.
     Le  frÉre ne  vit rien ; il s'Êtait  retournÊ pour  jouer avec le singe
favori de Milady, qui l'avait tirÊ par son pourpoint.
     " Soyez le  bienvenu, Monsieur, dit Milady  d'une voix dont  la douceur
singuliÉre contrastait avec les symptÆmes  de  mauvaise humeur que venait de
remarquer d'Artagnan, vous  avez acquis aujourd'hui des droits Êternels Á ma
reconnaissance. "
     L'Anglais  alors se  retourna  et raconta  le combat  sans  omettre  un
dÊtail. Milady  l'Êcouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait
facilement, quelque effort qu'elle fÏt pour cacher ses  impressions,  que ce
rÊcit ne  lui Êtait point  agrÊable. Le  sang lui montait Á la tËte,  et son
petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe.
     Lord de Winter  ne  s'aperÚut de  rien.  Puis,  lorsqu'il eut fini,  il
s'approcha d'une table oÝ Êtaient servis sur un plateau une bouteille de vin
d'Espagne  et  des  verres.  Il  emplit  deux  verres  et d'un signe  invita
d'Artagnan Á boire.
     D'Artagnan savait que c'Êtait fort dÊsobliger un Anglais que de refuser
de  toaster  avec  lui. Il  s'approcha  donc de la table, et prit le  second
verre.  Cependant  il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il
s'aperÚut du changement  qui venait  de s'opÊrer sur  son visage. Maintenant
qu'elle croyait  n'Ëtre plus regardÊe,  un sentiment qui ressemblait Á de la
fÊrocitÊ animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir Á belles dents.
     Cette jolie petite  soubrette,  que  d'Artagnan avait  dÊjÁ  remarquÊe,
entra  alors  ;  elle  dit  en anglais quelques mots  Á Lord  de Winter, qui
demanda aussitÆt Á  d'Artagnan la permission de se retirer,  s'excusant  sur
l'urgence de  l'affaire qui l'appelait,  et chargeant sa soeur d'obtenir son
pardon.
     D'Artagnan Êchangea une poignÊe  de  main avec Lord de Winter et revint
prÉs  de Milady. Le  visage de cette femme, avec  une  mobilitÊ surprenante,
avait  repris  son expression gracieuse,  seulement quelques petites  taches
rouges dissÊminÊes  sur  son mouchoir  indiquaient qu'elle s'Êtait mordu les
lÉvres jusqu'au sang.
     Ses lÉvres Êtaient magnifiques, on eÙt dit du corail.
     La conversation prit  une  tournure enjouÊe.  Milady paraissait  s'Ëtre
entiÉrement  remise.  Elle  raconta  que Lord  de  Winter  n'Êtait  que  son
beau-frÉre  et  non  son frÉre : elle  avait ÊpousÊ un cadet  de famille qui
l'avait laissÊe veuve  avec un  enfant. Cet enfant Êtait le seul hÊritier de
Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait  point.  Tout  cela laissait
voir  Á  d'Artagnan  un  voile  qui  enveloppait quelque chose,  mais  il ne
distinguait pas encore sous ce voile.
     Au  reste, au bout d'une demi-heure de  conversation, d'Artagnan  Êtait
convaincu que  Milady Êtait sa compatriote : elle  parlait  le franÚais avec
une puretÊ et une ÊlÊgance qui ne laissaient aucun doute Á cet Êgard.
     D'Artagnan  se  rÊpandit  en  propos  galants  et  en protestations  de
dÊvouement. A toutes  les fadaises  qui ÊchappÉrent Á  notre  Gascon, Milady
sourit avec  bienveillance. L'heure  de se retirer  arriva. D'Artagnan  prit
congÊ de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.
     Sur  l'escalier  il  rencontra la jolie  soubrette,  laquelle le  frÆla
doucement  en passant, et, tout en  rougissant jusqu'aux  yeux, lui  demanda
pardon de l'avoir touchÊ, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordÊ
Á l'instant mËme.
     D'Artagnan revint le lendemain et fut reÚu encore mieux que la  veille.
Lord de Winter n'y Êtait point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous
les honneurs de  la soirÊe. Elle parut  prendre un grand  intÊrËt Á lui, lui
demanda d'oÝ il Êtait,  quels Êtaient ses amis,  et s'il n'avait  pas  pensÊ
quelquefois Á s'attacher au service de M. le cardinal.
     D'Artagnan, qui, comme on le sait, Êtait fort prudent pour un garÚon de
vingt ans, se souvint alors de ses soupÚons sur Milady ; il lui fit un grand
Êloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eÙt point  manquÊ d'entrer  dans  les
gardes du cardinal au lieu  d'entrer dans les gardes du roi, s'il  eÙt connu
par exemple M. de Cavois au lieu de connaÏtre M. de TrÊville.
     Milady  changea  de conversation sans affectation aucune, et demanda  Á
d'Artagnan de la faÚon la plus nÊgligÊe du monde s'il n'avait jamais ÊtÊ  en
Angleterre.
     D'Artagnan rÊpondit  qu'il y  avait ÊtÊ envoyÊ par M.  de TrÊville pour
traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait mËme ramenÊ quatre comme
Êchantillon.
     Milady, dans le cours  de  la conversation, se pinÚa deux ou trois fois
les lÉvres : elle avait affaire Á un Gascon qui jouait serrÊ.
     A la mËme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il
rencontra encore la jolie Ketty  ; c'Êtait le nom  de la soubrette. Celle-ci
le  regarda avec une  expression de mystÊrieuse bienveillance  Á laquelle il
n'y avait  point Á se  tromper. Mais d'Artagnan  Êtait  si prÊoccupÊ  de  la
maÏtresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle.
     D'Artagnan revint  chez  Milady  le lendemain  et le  surlendemain,  et
chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.
     Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit
sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
     Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention  Á
cette persistance de la pauvre Ketty.




     Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouÊ un rÆle si brillant ne
lui  avait  pas  fait  oublier  le dÏner auquel l'avait invitÊ  la femme  du
procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de
brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme
qui est en double bonne fortune.
     Son coeur battait, mais ce n'Êtait pas, comme celui de d'Artagnan, d'un
jeune et impatient amour. Non,  un intÊrËt plus  matÊriel lui  fouettait  le
sang,  il allait enfin franchir,  ce seuil  mystÊrieux, gravir cet  escalier
inconnu qu'avaient montÊ un Á un, les vieux Êcus de maÏtre Coquenard.
     Il  allait voir en rÊalitÊ  certain bahut dont vingt fois  il avait  vu
l'image  dans  ses  rËves ;  bahut  de  forme longue et profonde, cadenassÊ,
verrouillÊ, scellÊ  au sol ;  bahut dont il avait si souvent entendu parler,
et que les mains un peu sÉches, il est vrai, mais  non  pas sans ÊlÊgance de
la procureuse, allaient ouvrir Á ses regards admirateurs.
     Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme
sans famille, le soldat habituÊ aux auberges,  aux  cabarets,  aux tavernes,
aux posadas, le  gourmet forcÊ pour la plupart  du temps  de s'en tenir  aux
lippÊes  de rencontre, il  allait t×ter des  repas  de  mÊnage,  savourer un
intÊrieur confortable, et se laisser faire Á ces petits soins, qui,  plus on
est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
     Venir en qualitÊ de cousin s'asseoir tous les jours Á  une bonne table,
dÊrider le front jaune et plissÊ du vieux procureur, plumer quelque peu  les
jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le  passe-dix et  le lansquenet
dans  leurs  plus  fines  pratiques,  et   en   leur  gagnant   par  maniÉre
d'honoraires,  pour  la  leÚon qu'il  leur  donnerait  en  une  heure, leurs
Êconomies d'un mois, tout cela souriait ÊnormÊment Á Porthos.
     Le mousquetaire se retraÚait bien, de-ci, de-lÁ, les mauvais propos qui
couraient dÉs ce temps-lÁ  sur les procureurs et  qui leur ont  survÊcu : la
lÊsine, la  rognure,  les  jours  de  jeÙne, mais  comme,  aprÉs tout,  sauf
quelques  accÉs  d'Êconomie   que  Porthos  avait   toujours  trouvÊs   fort
intempestifs, il avait vu la procureuse assez libÊrale, pour une procureuse,
bien entendu, il espÊra rencontrer une maison montÊe sur un pied flatteur.
     Cependant, Á  la  porte, le mousquetaire eut  quelques doutes,  l'abord
n'Êtait  point fait pour engager les gens :  allÊe puante et noire, escalier
mal ÊclairÊ par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une
cour voisine ; au premier une porte basse et ferrÊe d'Ênormes clous comme la
porte principale du Grand Ch×telet.
     Porthos heurta du doigt ; un grand clerc p×le et enfoui sous une  forËt
de  cheveux vierges vint ouvrir  et  salua  de  l'air  d'un  homme  forcÊ de
respecter Á la fois dans  un  autre la haute taille  qui  indique  la force,
l'habit  militaire qui  indique l'Êtat,  et  la mine vermeille  qui  indique
l'habitude de bien vivre.
     Autre  clerc  plus petit  derriÉre le  premier,  autre clerc plus grand
derriÉre le second, saute-ruisseau de douze ans derriÉre le troisiÉme.
     En  tout, trois clercs et demi  ; ce qui, pour le temps, annonÚait  une
Êtude des plus achalandÊes.
     Quoique le mousquetaire ne dÙt arriver qu'Á une  heure,  depuis midi la
procureuse avait l'oeil  au guet et comptait sur le coeur et peut-Ëtre aussi
sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure.
     Mme Coquenard arriva donc par la  porte  de  l'appartement, presque  en
mËme  temps  que  son  convive  arrivait  par  la  porte  de  l'escalier, et
l'apparition  de la  digne dame  le tira  d'un  grand  embarras.  Les clercs
avaient  l'oeil curieux,  et lui,  ne sachant trop  que  dire Á cette  gamme
ascendante et descendante, demeurait la langue muette.
     " C'est mon cousin, s'Êcria  la  procureuse ; entrez donc, entrez donc,
Monsieur Porthos. "
     Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui  se mirent Á rire ;
mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrÉrent dans leur gravitÊ.
     On  arriva  dans  le  cabinet   du  procureur  aprÉs   avoir   traversÊ
l'antichambre  oÝ Êtaient les clercs, et l'Êtude oÝ  ils auraient dÙ Ëtre  :
cette  derniÉre  chambre  Êtait une  sorte de  salle  noire  et  meublÊe  de
paperasses. En sortant de l'Êtude on laissa  la  cuisine Á  droite,  et l'on
entra dans la salle de rÊception.
     Toutes ces piÉces qui  se commandaient n'inspirÉrent point Á Porthos de
bonnes idÊes. Les  paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes
ouvertes ; puis, en passant, il avait jetÊ un regard rapide et investigateur
sur la cuisine, et il s'avouait Á lui-mËme, Á la honte de la procureuse et Á
son grand regret, Á lui,  qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce
mouvement  qui, au  moment d'un  bon  repas, rÉgnent  ordinairement dans  ce
sanctuaire de la gourmandise.
     Le procureur  avait sans doute ÊtÊ prÊvenu de cette  visite, car il  ne
tÊmoigna aucune surprise Á  la vue de Porthos, qui s'avanÚa jusqu'Á lui d'un
air assez dÊgagÊ et le salua courtoisement.
     " Nous sommes cousins, Á ce qu'il paraÏt, Monsieur  Porthos ?  " dit le
procureur en se soulevant Á la force des bras sur son fauteuil de canne.
     Le vieillard, enveloppÊ dans un grand pourpoint noir oÝ se  perdait son
corps fluet, Êtait vert et sec ; ses petits yeux  gris brillaient  comme des
escarboucles,  et semblaient, avec sa  bouche grimaÚante, la seule partie de
son visage oÝ la vie fÙt demeurÊe. Malheureusement les jambes commenÚaient Á
refuser  le service Á toute cette  machine osseuse ; depuis cinq ou six mois
que cet affaiblissement s'Êtait  fait sentir, le digne procureur Êtait Á peu
prÉs devenu l'esclave de sa femme.
     Le cousin  fut acceptÊ avec  rÊsignation, voilÁ tout. MaÏtre  Coquenard
ingambe eÙt dÊclinÊ toute parentÊ avec M. Porthos.
     " Oui, Monsieur,  nous sommes cousins, dit sans se dÊconcerter Porthos,
qui,  d'ailleurs,  n'avait  jamais  comptÊ  Ëtre  reÚu  par  le   mari  avec
enthousiasme.
     -- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur.
     Porthos  ne sentit point cette raillerie  et la prit  pour  une naÐvetÊ
dont  il  rit  dans sa grosse  moustache. Mme  Coquenard,  qui savait que le
procureur naÐf  Êtait une variÊtÊ  fort rare dans l'espÉce, sourit un peu et
rougit beaucoup.
     MaÏtre Coquenard avait,  dÉs l'arrivÊe de  Porthos, jetÊ les  yeux avec
inquiÊtude sur  une grande armoire placÊe en  face de  son bureau de  chËne.
Porthos comprit  que cette armoire,  quoiqu'elle  ne  rÊpondÏt point par  la
forme Á celle qu'il avait vue  dans  ses songes,  devait Ëtre le bienheureux
bahut,  et il s'applaudit  de ce que la rÊalitÊ  avait six pieds de plus  en
hauteur que le rËve.
     MaÏtre  Coquenard  ne   poussa   pas  plus   loin  ses   investigations
gÊnÊalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos,
il se contenta de dire :
     " Monsieur notre cousin, avant son dÊpart  pour  la campagne, nous fera
bien la gr×ce de dÏner  une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard !
"
     Cette  fois, Porthos reÚut le  coup en plein estomac et le  sentit ; il
paraÏt que  de son cÆtÊ Mme Coquenard non  plus n'y fut  pas insensible, car
elle ajouta :
     " Mon  cousin ne  reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal  ;
mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps Á passer Á Paris, et par
consÊquent Á nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les
instants dont il peut disposer jusqu'Á son dÊpart.
     --  Oh  ! mes jambes, mes  pauvres jambes  ! oÝ  Ëtes-vous  ? " murmura
Coquenard. Et il essaya de sourire.
     Ce secours qui Êtait arrivÊ Á  Porthos  au moment  oÝ il Êtait  attaquÊ
dans  ses  espÊrances  gastronomiques  inspira  au mousquetaire beaucoup  de
reconnaissance pour sa procureuse.
     BientÆt  l'heure  du  dÏner arriva. On  passa dans la  salle  Á manger,
grande piÉce noire qui Êtait situÊe en face de la cuisine.
     Les  clercs, qui,  Á ce qu'il paraÏt, avaient senti  dans la maison des
parfums inaccoutumÊs,  Êtaient  d'une exactitude  militaire,  et tenaient en
main leurs tabourets, tout prËts qu'ils Êtaient Á s'asseoir. On  les  voyait
d'avance remuer les m×choires avec des dispositions effrayantes.
     " Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamÊs, car
le saute-ruisseau n'Êtait pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de
la table magistrale ; tudieu ! Á la place de mon cousin, je ne garderais pas
de pareils gourmands. On dirait des naufragÊs qui n'ont pas mangÊ depuis six
semaines. "
     MaÏtre Coquenard entra,  poussÊ  sur son fauteuil  Á roulettes  par Mme
Coquenard, Á qui Porthos, Á son tour, vint  en  aide  pour rouler  son  mari
jusqu'Á la table.
     A peine entrÊ, il remua le nez  et  les m×choires  Á l'exemple  de  ses
clercs.
     " Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! "
     " Que diable sentent-ils  donc  d'extraordinaire dans ce potage ? " dit
Porthos Á l'aspect d'un bouillon p×le, abondant, mais parfaitement  aveugle,
et sur lequel quelques croÙtes nageaient rares comme les Ïles d'un archipel.
     Mme  Coquenard sourit, et, sur un signe  d'elle, tout  le monde s'assit
avec empressement.
     MaÏtre  Coquenard fut  le  premier  servi, puis Porthos ;  ensuite  Mme
Coquenard emplit son assiette, et  distribua  les  croÙtes sans bouillon aux
clercs impatients.
     En  ce moment la  porte de la  salle Á manger  s'ouvrit  d'elle-mËme en
criant, et Porthos, Á travers les  battants  entreb×illÊs,  aperÚut le petit
clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain Á la double
odeur de la cuisine et de la salle Á manger.
     AprÉs le potage la  servante apporta une poule bouillie  ; magnificence
qui fit  dilater  les  paupiÉres  des  convives,  de  telle  faÚon  qu'elles
semblaient prËtes Á se fendre.
     "  On  voit  que  vous aimez  votre famille, Madame Coquenard,  dit  le
procureur avec un sourire presque tragique ; voilÁ certes une galanterie que
vous faites Á votre cousin. "
     La  pauvre  poule Êtait  maigre et revËtue d'une de  ces  grosses peaux
hÊrissÊes que les os  ne percent jamais  malgrÊ  leurs efforts  ; il fallait
qu'on  l'eÙt  cherchÊe bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir oÝ
elle s'Êtait retirÊe pour mourir de vieillesse.
     "  Diable ! pensa  Porthos, voilÁ qui est fort triste ;  je respecte la
vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rÆtie. "
     Et il regarda Á la ronde pour voir si son opinion Êtait partagÊe ; mais
tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dÊvoraient
d'avance cette sublime poule, objet de ses mÊpris.
     Mme Coquenard tira le plat Á elle, dÊtacha adroitement les deux grandes
pattes  noires,  qu'elle plaÚa sur l'assiette  de son mari ; trancha le cou,
qu'elle  mit avec la tËte Á part pour elle-mËme ;  leva l'aile pour Porthos,
et remit Á la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna
presque intact,  et qui avait disparu avant  que  le mousquetaire  eÙt eu le
temps  d'examiner  les  variations  que  le  dÊsappointement  amÉne  sur les
visages, selon les caractÉres et les tempÊraments de ceux qui l'Êprouvent.
     Au lieu de poulet,  un plat de fÉves fit son entrÊe,  plat Ênorme, dans
lequel quelques  os  de  mouton,  qu'on  eÙt  pu, au  premier abord,  croire
accompagnÊs de viande, faisaient semblant de se montrer.
     Mais les clercs ne furent pas dupes de  cette supercherie, et les mines
lugubres devinrent des visages rÊsignÊs.
     Mme  Coquenard distribua  ce mets  aux jeunes gens  avec  la modÊration
d'une bonne mÊnagÉre.
     Le tour du  vin Êtait venu. MaÏtre  Coquenard versa  d'une bouteille de
grÉs fort exiguÌ le tiers d'un verre Á chacun des jeunes gens, s'en  versa Á
lui-mËme  dans des  proportions  Á peu  prÉs Êgales, et  la bouteille  passa
aussitÆt du cÆtÊ de Porthos et de Mme Coquenard.
     Les jeunes gens remplissaient d'eau  ce tiers de vin,  puis, lorsqu'ils
avaient bu la moitiÊ du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient
toujours ainsi ; ce qui  les amenait Á  la fin du repas Á avaler une boisson
qui de la couleur du rubis Êtait passÊe Á celle de la topaze brÙlÊe.
     Porthos mangea timidement son aile de poule, et frÊmit lorsqu'il sentit
sous  la table le genou de la procureuse  qui venait trouver le sien. Il but
aussi  un  demi-verre  de ce vin fort  mÊnagÊ, et  qu'il reconnut  pour  cet
horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercÊs.
     MaÏtre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
     " Mangerez-vous bien  de  ces  fÉves, mon cousin Porthos  ?  " dit  Mme
Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas.
     " Du diable si j'en goÙte ! " murmura tout bas Porthos...
     Puis tout haut :
     " Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. "
     Il se fit un  silence : Porthos ne  savait quelle  contenance tenir. Le
procureur rÊpÊta plusieurs fois :
     "  Ah !  Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dÏner
Êtait un vÊritable festin ; Dieu ! ai-je mangÊ ! "
     MaÏtre Coquenard avait mangÊ  son potage, les pattes noires de la poule
et le seul os de mouton oÝ il y eÙt un peu de viande.
     Porthos crut qu'on le mystifiait, et commenÚa Á relever sa moustache et
Á froncer le sourcil  ;  mais le genou de Mme Coquenard vint  tout doucement
lui conseiller la patience.
     Ce  silence  et  cette  interruption de  service,  qui  Êtaient  restÊs
inintelligibles  pour   Porthos,  avaient  au  contraire  une  signification
terrible  pour les  clercs  ; sur  un  regard du procureur,  accompagnÊ d'un
sourire de Mme Coquenard, ils se levÉrent lentement de table, pliÉrent leurs
serviettes plus lentement encore, puis ils saluÉrent et partirent.
     " Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en  travaillant "  , dit
gravement le procureur.
     Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau
de fromage,  des  confitures  de  coings  et  un  g×teau qu'elle avait  fait
elle-mËme avec des amandes et du miel.
     MaÏtre  Coquenard fronÚa le sourcil, parce qu'il voyait  trop de mets ;
Porthos se pinÚa les  lÉvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi
dÏner.
     Il regarda si le plat  de fÉves Êtait encore lÁ, le plat de fÉves avait
disparu.
     " Festin  dÊcidÊment,  s'Êcria  maÏtre  Coquenard en  s'agitant  sur sa
chaise, vÊritable festin, epula epularum ; Lucullus dÏne chez Lucullus. "
     Porthos  regarda  la  bouteille qui  Êtait prÉs  de lui,  et  il espÊra
qu'avec du vin, du pain et du fromage il dÏnerait ; mais le vin manquait, la
bouteille Êtait  vide  ; M. et  Mme  Coquenard n'eurent point l'air  de s'en
apercevoir.
     " C'est bien, se dit Porthos Á lui-mËme, me voilÁ prÊvenu. "
     Il passa la langue sur une petite cuillerÊe de confitures, et  s'englua
les dents dans la p×te collante de Mme Coquenard.
     "  Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommÊ. Ah ! si je n'avais
pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! "
     MaÏtre Coquenard,  aprÉs les dÊlices  d'un pareil repas, qu'il appelait
un excÉs,  Êprouva  le  besoin de faire sa sieste.  Porthos espÊrait que  la
chose  aurait  lieu  sÊance tenante  et dans  la  localitÊ  mËme  ;  mais le
procureur maudit ne voulut entendre Á rien :  il fallut le conduire  dans sa
chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant  son armoire, sur  le rebord
de laquelle, pour plus de prÊcaution encore, il posa ses pieds.
     La procureuse emmena  Porthos dans une chambre voisine et l'on commenÚa
de poser les bases de la rÊconciliation.
     " Vous pourrez venir dÏner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard.
     -- Merci, dit Porthos, je n'aime pas Á abuser ; d'ailleurs, il faut que
je songe Á mon Êquipement.
     -- C'est vrai,  dit la procureuse en gÊmissant... c'est  ce  malheureux
Êquipement.
     -- HÊlas ! oui, dit Porthos, c'est lui.
     --  Mais  de quoi donc se compose l'Êquipement de votre corps, Monsieur
Porthos ?
     -- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous
savez, sont soldats d'Êlite, et il leur faut  beaucoup d'objets inutiles aux
gardes ou aux Suisses.
     -- Mais encore, dÊtaillez-le-moi.
     -- Mais cela peut aller Á... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter
le total que le menu.
     La procureuse attendait frÊmissante.
     " A combien ? dit-elle, j'espÉre bien que cela ne passe point... "
     Elle s'arrËta, la parole lui manquait.
     " Oh !  non, dit Porthos,  cela  ne passe point deux mille  cinq  cents
livres ; je crois mËme qu'en y mettant de l'Êconomie, avec deux mille livres
je m'en tirerai.
     --  Bon  Dieu,  deux  mille  livres  !  s'Êcria-t-elle, mais  c'est une
fortune. "
     Porthos  fit  une  grimace  des  plus  significatives, Mme Coquenard la
comprit.
     " Je demandais le dÊtail, dit-elle,  parce qu'ayant beaucoup de parents
et de pratiques dans le commerce, j'Êtais presque sÙre  d'obtenir les choses
Á cent pour cent au-dessous du prix oÝ vous les payeriez vous- mËme.
     -- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire !
     -- Oui,  cher Monsieur Porthos !  ainsi ne vous faut-il pas d'abord  un
cheval ?
     -- Oui, un cheval.
     -- Eh bien, justement j'ai votre affaire.
     -- Ah ! dit  Porthos  rayonnant, voilÁ donc  qui va  bien quant  Á  mon
cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets
qu'un mousquetaire seul peut acheter, et  qui  ne montera pas, d'ailleurs, Á
plus de trois cents livres.
     -- Trois  cents  livres : alors mettons trois cents livres "  , dit  la
procureuse avec un soupir.
     Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui  lui venait de
Buckingham,  c'Êtait  donc   trois  cents  livres   qu'il   comptait  mettre
sournoisement dans sa poche.
     " Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon  laquais et ma valise  ;
quant aux armes, il est inutile que vous vous en prÊoccupiez, je les ai.
     -- Un cheval pour votre laquais ? reprit  en hÊsitant la  procureuse  ;
mais c'est bien grand seigneur, mon ami.
     -- Eh ! Madame ! dit fiÉrement Porthos, est-ce que je suis un croquant,
par hasard ?
     -- Non  ; je vous  disais seulement qu'un  joli mulet avait quelquefois
aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en  vous procurant un joli
mulet pour Mousqueton...
     --  Va pour un joli mulet, dit Porthos  ; vous avez raison,  j'ai vu de
trÉs  grands seigneurs espagnols dont  toute la suite Êtait  Á mulets.  Mais
alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec  des panaches et  des
grelots ?
     -- Soyez tranquille, dit la procureuse.
     -- Reste la valise, reprit Porthos.
     --  Oh ! que cela ne vous inquiÉte  point, s'Êcria Mme Coquenard :  mon
mari a cinq  ou six valises, vous choisirez  la  meilleure  ; il y en  a une
surtout qu'il affectionnait dans ses voyages,  et qui  est grande Á tenir un
monde.
     -- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naÐvement Porthos.
     -- AssurÊment  qu'elle est  vide,  rÊpondit  naÐvement de  son cÆtÊ  la
procureuse.
     -- Ah !  mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma
chÉre. "
     Mme Coquenard  poussa de nouveaux soupirs. MoliÉre n'avait  pas  encore
Êcrit sa scÉne de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon.
     Enfin le reste de l'Êquipement  fut  successivement  dÊbattu de la mËme
maniÉre ; et le rÊsultat de la scÉne fut que la procureuse demanderait Á son
mari un prËt  de huit cents livres en argent, et  fournirait le cheval et le
mulet qui auraient l'honneur de porter Á la gloire Porthos et Mousqueton.
     Ces conditions arrËtÊes, et les intÊrËts stipulÊs ainsi que l'Êpoque du
remboursement, Porthos prit congÊ de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le
retenir  en lui faisant les  yeux doux ; mais Porthos prÊtexta les exigences
du service, et il fallut que la procureuse cÊd×t le pas au roi.
     Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur.




     Cependant, comme nous l'avons dit, malgrÊ les cris  de sa conscience et
les  sages  conseils  d'Athos,  d'Artagnan  devenait d'heure en  heure  plus
amoureux  de Milady  ; aussi  ne manquait-il  pas tous les jours d'aller lui
faire  une  cour  Á laquelle l'aventureux  Gascon Êtait convaincu qu'elle ne
pouvait, tÆt ou tard, manquer de rÊpondre.
     Un soir qu'il arrivait le nez au  vent, lÊger comme un homme qui attend
une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochÉre ; mais cette
fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui
prit doucement la main.
     " Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargÊe de quelque message pour moi de
la  part de sa maÏtresse  ;  elle  va m'assigner  quelque rendez-vous  qu'on
n'aura pas osÊ me donner de vive voix. "
     Et  il  regarda  la  belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il  put
prendre.
     " Je  voudrais bien  vous  dire deux mots,  Monsieur le  chevalier... ,
balbutia la soubrette.
     -- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'Êcoute.
     -- Ici, impossible : ce  que j'ai Á vous dire  est trop long et surtout
trop secret.
     -- Eh bien, mais comment faire alors ?
     -- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.
     -- OÝ tu voudras, ma belle enfant.
     -- Alors, venez. "
     Et Ketty, qui n'avait point l×chÊ la main de d'Artagnan, l'entraÏna par
un petit  escalier sombre et tournant, et,  aprÉs lui  avoir fait monter une
quinzaine de marches, ouvrit une porte.
     " Entrez, Monsieur  le chevalier,  dit-elle, ici nous  serons seuls  et
nous pourrons causer.
     --  Et  quelle  est donc  cette  chambre,  ma belle  enfant  ?  demanda
d'Artagnan.
     -- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec  celle
de  ma maÏtresse par  cette  porte.  Mais soyez  tranquille, elle  ne pourra
entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'Á minuit. "
     D'Artagnan jeta un  coup d'oeil autour de lui.  La petite chambre Êtait
charmante de goÙt et  de propretÊ ;  mais, malgrÊ  lui, ses yeux se fixÉrent
sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire Á la chambre de Milady.
     Ketty devina  ce qui se passait dans l'×me  du jeune homme et poussa un
soupir.
     " Vous aimez donc bien ma maÏtresse, Monsieur le chevalier, dit-elle.
     -- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! "
     Ketty poussa un second soupir.
     " HÊlas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage !
     -- Et que diable vois-tu donc lÁ de si f×cheux ? demanda d'Artagnan.
     -- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maÏtresse ne vous aime  pas du
tout.
     -- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargÊe de me le dire ?
     -- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intÊrËt  pour vous,
ai pris la rÊsolution de vous en prÊvenir.
     --  Merci,  ma  bonne  Ketty,  mais  de l'intention  seulement, car  la
confidence, tu en conviendras, n'est point agrÊable.
     -- C'est-Á-dire  que  vous ne  croyez  point  Á  ce que je vous ai dit,
n'est-ce pas ?
     -- On a toujours peine Á croire de  pareilles choses,  ma belle enfant,
ne fÙt-ce que par amour-propre.
     -- Donc vous ne me croyez pas ?
     -- J'avoue que jusqu'Á ce  que tu daignes me donner quelques preuves de
ce que tu avances...
     -- Que dites-vous de celle-ci ? "
     Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
     " Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre.
     -- Non, pour un autre.
     -- Pour un autre ?
     -- Oui.
     -- Son nom, son nom ! s'Êcria d'Artagnan.
     -- Voyez l'adresse.
     -- M. le comte de Wardes. "
     Le  souvenir  de  la scÉne  de  Saint-Germain se  prÊsenta  aussitÆt  Á
l'esprit  du prÊsomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme  la pensÊe,
il  dÊchira  l'enveloppe malgrÊ le cri que poussa  Ketty en  voyant ce qu'il
allait faire, ou plutÆt ce qu'il faisait.
     " Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ?
     -- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut :
     "  Vous  n'avez  pas  rÊpondu Á  mon premier  billet  ;  Ëtes-vous donc
souffrant, ou bien auriez-vous oubliÊ quels yeux vous me fÏtes au bal de Mme
de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas Êchapper. "
     D'Artagnan p×lit ; il Êtait blessÊ  dans son  amour-propre, il se  crut
blessÊ dans son amour.
     " Pauvre cher  Monsieur  d'Artagnan  ! dit Ketty  d'une  voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
     -- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan.
     -- Oh ! oui, de tout mon coeur !  car je sais ce que c'est que l'amour,
moi !
     -- Tu sais ce que c'est que l'amour ?  dit d'Artagnan la regardant pour
la premiÉre fois avec une certaine attention.
     -- HÊlas ! oui.
     --  Eh  bien, au lieu  de me plaindre, alors, tu ferais bien  mieux  de
m'aider Á me venger de ta maÏtresse.
     -- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ?
     -- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival.
     -- Je  ne  vous aiderai jamais  Á  cela, Monsieur  le  chevalier !  dit
vivement Ketty.
     -- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan.
     -- Pour deux raisons.
     -- Lesquelles ?
     -- La premiÉre, c'est que jamais ma maÏtresse ne vous aimera.
     -- Qu'en sais-tu ?
     -- Vous l'avez blessÊe au coeur.
     -- Moi !  en quoi puis-je  l'avoir blessÊe,  moi qui, depuis que je  la
connais, vis Á ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie.
     -- Je  n'avouerais jamais cela qu'Á l'homme... qui lirait jusqu'au fond
de mon ×me ! "
     D'Artagnan  regarda Ketty pour  la seconde  fois. La jeune fille  Êtait
d'une fraÏcheur et d'une  beautÊ que bien des duchesses  eussent achetÊes de
leur couronne.
     "  Ketty, dit-il, je lirai  jusqu'au fond de ton ×me quand tu voudras ;
qu'Á cela ne tienne, ma chÉre enfant. "
     Et il  lui donna  un baiser  sous lequel  la pauvre enfant devint rouge
comme une cerise.
     " Oh ! non, s'Êcria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maÏtresse que
vous aimez, vous me l'avez dit tout Á l'heure.
     -- Et cela t'empËche-t-il de me faire connaÏtre la seconde raison ?
     -- La seconde raison, Monsieur le  chevalier, reprit Ketty enhardie par
le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est
qu'en amour chacun pour soi. "
     Alors seulement d'Artagnan  se rappela les coups d'oeil languissants de
Ketty,  ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor,
ses  frÆlements  de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et  ses soupirs
ÊtouffÊs  ; mais, absorbÊ par le dÊsir de plaire Á la grande dame,  il avait
dÊdaignÊ la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiÉte pas du passereau.
     Mais  cette fois notre Gascon vit d'un seul  coup d'oeil tout le  parti
qu'on  pouvait tirer  de cet amour que Ketty  venait d'avouer d'une faÚon si
naÐve ou  si effrontÊe : interception  des  lettres  adressÊes  au  comte de
Wardes, intelligences dans la place, entrÊe Á toute heure dans la chambre de
Ketty, contiguÌ Á  celle  de sa  maÏtresse. Le perfide,  comme on  le  voit,
sacrifiait dÊjÁ  en idÊe  la pauvre  fille pour obtenir Milady de grÊ ou  de
force.
     " Eh  bien, dit-il Á la jeune fille, veux-tu, ma chÉre Ketty, que je te
donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?
     -- De quel amour ? demanda la jeune fille.
     -- De celui que je suis tout prËt Á ressentir pour toi.
     -- Et quelle est cette preuve ?
     -- Veux-tu  que  ce  soir je  passe  avec toi le  temps  que  je  passe
ordinairement avec ta maÏtresse ?
     -- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.
     -- Eh bien, ma chÉre enfant,  dit d'Artagnan en  s'Êtablissant  dans un
fauteuil, viens ÚÁ  que je te dise  que tu es  la  plus  jolie soubrette que
j'aie jamais vue ! "
     Et il le  lui dit  tant et  si  bien,  que  la  pauvre enfant,  qui  ne
demandait pas  mieux  que  de  le  croire,  le crut...  Cependant, au  grand
Êtonnement  de  d'Artagnan, la  jolie Ketty  se dÊfendait avec une  certaine
rÊsolution.
     Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en dÊfenses.
     Minuit  sonna, et l'on  entendit  presque  en mËme  temps  retentir  la
sonnette dans la chambre de Milady.
     " Grand Dieu !  s'Êcria  Ketty,  voici  ma maÏtresse  qui  m'appelle  !
Partez, partez vite ! "
     D'Artagnan  se  leva, prit  son  chapeau  comme  s'il avait l'intention
d'obÊir ; puis,  ouvrant  vivement  la porte d'une  grande  armoire  au lieu
d'ouvrir celle de l'escalier,  il se  blottit dedans  au milieu des robes et
des peignoirs de Milady.
     " Que faites-vous donc ? " s'Êcria Ketty.
     D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire
sans rÊpondre.
     " Eh bien, cria Milady  d'une voix  aigre, dormez-vous donc que vous ne
venez pas quand je sonne ? "
     Et   d'Artagnan  entendit   qu'on  ouvrit   violemment  la   porte   de
communication.
     " Me  voici,  Milady, me voici  "  , s'Êcria  Ketty  en s'ÊlanÚant Á la
rencontre de sa maÏtresse.
     Toutes deux rentrÉrent dans la chambre Á coucher, et comme la porte  de
communication  resta ouverte,  d'Artagnan put  entendre quelque temps encore
Milady gronder  sa  suivante, puis enfin elle s'apaisa,  et la  conversation
tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maÏtresse.
     " Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ?
     -- Comment,  Madame, dit  Ketty, il n'est pas  venu  ! Serait-il volage
avant d'Ëtre heureux ?
     -- Oh non ! il  faut qu'il ait ÊtÊ empËchÊ par M. de TrÊville ou par M.
des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-lÁ.
     -- Qu'en fera Madame ?
     -- Ce  que  j'en  ferai !... Sois tranquille,  Ketty,  il y a entre cet
homme et  moi une  chose  qu'il ignore... il a manquÊ  me faire  perdre  mon
crÊdit prÉs de Son Eminence... Oh ! je me vengerai !
     -- Je croyais que Madame l'aimait ?
     -- Moi, l'aimer ! je le dÊteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de
Winter  entre ses mains et qui ne le tue pas,  et qui  me  fait perdre trois
cent mille livres de rente !
     --  C'est  vrai, dit Ketty,  votre fils Êtait  le seul hÊritier de  son
oncle, et jusqu'Á sa majoritÊ vous auriez eu la jouissance de sa fortune. "
     D'Artagnan frissonna jusqu'Á  la moelle des os en entendant cette suave
crÊature  lui reprocher, avec  cette  voix  stridente qu'elle  avait tant de
peine Á  cacher dans la  conversation, de n'avoir  pas  tuÊ  un homme  qu'il
l'avait vue combler d'amitiÊ.
     " Aussi, continua Milady, je me serais dÊjÁ vengÊe sur lui-mËme, si, je
ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandÊ de le mÊnager.
     --  Oh !  oui, mais Madame n'a  point  mÊnagÊ  cette petite femme qu'il
aimait.
     --  Oh  ! la merciÉre de la rue des Fossoyeurs :  est-ce qu'il  n'a pas
dÊjÁ oubliÊ qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! "
     Une sueur froide coulait sur le front de  d'Artagnan : c'Êtait  donc un
monstre que cette femme.
     Il se remit Á Êcouter, mais malheureusement la toilette Êtait finie.
     " C'est  bien,  dit Milady,  rentrez chez  vous  et demain t×chez enfin
d'avoir une rÊponse Á cette lettre que je vous ai donnÊe.
     -- Pour M. de Wardes ? dit Ketty.
     -- Sans doute, pour M. de Wardes.
     -- En voilÁ un, dit Ketty, qui m'a  bien l'air d'Ëtre tout le contraire
de ce pauvre M. d'Artagnan.
     -- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. "
     D'Artagnan  entendit la porte  qui se refermait, puis  le bruit de deux
verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son cÆtÊ,  mais
le plus  doucement qu'elle put,  Ketty donna Á la serrure  un tour de clef ;
d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire.
     "  O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ?  et  comme vous Ëtes
p×le !
     -- L'abominable crÊature ! murmura d'Artagnan.
     -- Silence ! silence !  sortez,  dit Ketty  ; il  n'y  a qu'une cloison
entre ma chambre et celle  de Milady, on  entend de l'une tout ce qui se dit
dans l'autre !
     -- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan.
     -- Comment ? fit Ketty en rougissant.
     -- Ou du moins que je sortirai... plus tard. "
     Et il attira Ketty  Á lui  ;  il n'y avait  plus moyen de rÊsister,  la
rÊsistance fait tant de bruit ! aussi Ketty cÊda.
     C'Êtait  un mouvement  de vengeance  contre Milady.  D'Artagnan  trouva
qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi,
avec un peu  de coeur,  se serait-il contentÊ de  cette  nouvelle conquËte ;
mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil.
     Cependant, il faut le  dire Á sa louange, le premier emploi qu'il avait
fait  de  son influence sur Ketty avait  ÊtÊ  d'essayer de savoir d'elle  ce
qu'Êtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille  jura sur le crucifix Á
d'Artagnan qu'elle  l'ignorait complÉtement, sa maÏtresse ne laissant jamais
pÊnÊtrer que la moitiÊ  de ses secrets  ;  seulement,  elle  croyait pouvoir
rÊpondre qu'elle n'Êtait pas morte.
     Quant Á la cause qui avait manquÊ faire perdre Á Milady son crÊdit prÉs
du cardinal, Ketty n'en savait  pas davantage ; mais cette fois,  d'Artagnan
Êtait  plus avancÊ qu'elle  : comme il  avait aperÚu  Milady sur un b×timent
consignÊ  au  moment  oÝ lui-mËme quittait l'Angleterre,  il se douta  qu'il
Êtait question cette fois des ferrets de diamants.
     Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la  haine
vÊritable, la haine profonde, la  haine invÊtÊrÊe de Milady lui venait de ce
qu'il n'avait pas tuÊ son beau-frÉre.
     D'Artagnan  retourna  le  lendemain  chez  Milady. Elle  Êtait  de fort
mÊchante humeur, d'Artagnan se douta que c'Êtait le dÊfaut  de rÊponse de M.
de Wardes  qui  l'agaÚait ainsi. Ketty  entra ; mais  Milady  la  reÚut fort
durement.  Un coup  d'oeil  qu'elle  lanÚa Á  d'Artagnan voulait dire : Vous
voyez ce que je souffre pour vous.
     Cependant vers la  fin  de la soirÊe,  la belle  lionne s'adoucit, elle
Êcouta en souriant  les  doux propos de d'Artagnan,  elle lui donna mËme  sa
main Á baiser.
     D'Artagnan sortit  ne sachant  plus que penser :  mais comme c'Êtait un
garÚon Á qui on ne faisait pas facilement perdre la tËte, tout en faisant sa
cour Á Milady il avait b×ti dans son esprit un petit plan.
     Il trouva Ketty Á la porte, et comme la veille il monta chez  elle pour
avoir des nouvelles.  Ketty avait ÊtÊ  fort grondÊe,  on  l'avait accusÊe de
nÊgligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle
lui avait ordonnÊ d'entrer chez elle Á neuf  heures du matin pour y  prendre
une troisiÉme lettre.
     D'Artagnan fit  promettre Á Ketty de lui apporter chez lui cette lettre
le lendemain matin ;  la pauvre fille promit tout  ce que voulut son amant :
elle Êtait folle.
     Les choses se passÉrent comme la veille : d'Artagnan s'enferma dans son
armoire, Milady  appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte.
Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez lui qu'Á cinq heures du matin.
     A onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait Á la  main un nouveau
billet de  Milady. Cette fois, la pauvre  enfant  n'essaya  pas mËme  de  le
disputer Á d'Artagnan ; elle le laissa faire ; elle appartenait corps et ×me
Á son beau soldat.
     D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :
     "  VoilÁ la troisiÉme fois que je vous Êcris pour vous dire que je vous
aime. Prenez garde que je ne vous Êcrive une quatriÉme pour vous dire que je
vous dÊteste.
     "  Si  vous vous repentez de  la faÚon dont vous avez agi  avec moi, la
jeune  fille qui  vous  remettra ce billet vous dira  de quelle  maniÉre  un
galant homme peut obtenir son pardon. "
     D'Artagnan rougit et p×lit plusieurs fois en lisant ce billet.
     " Oh ! vous l'aimez toujours ! dit  Ketty, qui n'avait  pas dÊtournÊ un
instant les yeux du visage du jeune homme.
     --  Non,  Ketty,  tu te trompes, je ne l'aime plus  ;  mais  je veux me
venger de ses mÊpris.
     -- Oui, je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite.
     -- Que t'importe, Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que j'aime.
     -- Comment peut-on savoir cela ?
     -- Par le mÊpris que je ferai d'elle. "
     Ketty soupira.
     D'Artagnan prit une plume et Êcrivit :
     " Madame, jusqu'ici j'avais  doutÊ que ce fÙt bien Á moi  que vos  deux
premiers  billets eussent ÊtÊ  adressÊs,  tant je  me  croyais indigne  d'un
pareil  honneur ;  d'ailleurs j'Êtais si  souffrant, que j'eusse en tout cas
hÊsitÊ Á y rÊpondre.
     " Mais aujourd'hui il faut bien  que  je croie Á l'excÉs de vos bontÊs,
puisque non  seulement votre lettre,  mais  encore votre suivante, m'affirme
que j'ai le bonheur d'Ëtre aimÊ de vous.
     " Elle n'a pas besoin de me dire de quelle maniÉre un galant homme peut
obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce soir Á onze heures.
Tarder  d'un  jour  serait Á mes  yeux, maintenant, vous faire une  nouvelle
offense.
     " Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
     " Comte DE WARDES. "
     Ce billet Êtait d'abord  un faux, c'Êtait ensuite  une indÊlicatesse  ;
c'Êtait mËme, au point  de vue de nos  moeurs actuelles, quelque chose comme
une  infamie ; mais  on se mÊnageait moins  Á cette Êpoque qu'on ne  le fait
aujourd'hui.  D'ailleurs  d'Artagnan, par  ses propres aveux,  savait Milady
coupable de  trahison Á des chefs plus  importants,  et il n'avait pour elle
qu'une estime fort mince. Et  cependant malgrÊ ce  peu d'estime,  il sentait
qu'une passion insensÊe le brÙlait pour cette femme. Passion ivre de mÊpris,
mais passion ou soif, comme on voudra.
     L'intention de d'Artagnan Êtait bien simple  : par  la chambre de Ketty
il arrivait  Á celle de sa maÏtresse ;  il profitait  du premier  moment  de
surprise,  de honte,  de terreur pour  triompher  d'elle  ;  peut-Ëtre aussi
Êchouerait-il, mais  il fallait bien donner  quelque  chose  au hasard. Dans
huit jours la campagne  s'ouvrait, et il fallait partir ; d'Artagnan n'avait
pas le temps de filer le parfait amour.
     " Tiens,  dit  le jeune homme  en  remettant  Á Ketty  le  billet  tout
cachetÊ, donne cette lettre Á Milady ; c'est la rÊponse de M. de Wardes. "
     La pauvre  Ketty devint p×le  comme la mort, elle se doutait de ce  que
contenait le billet.
     " Ecoute, ma chÉre enfant, lui  dit d'Artagnan, tu comprends qu'il faut
que tout cela finisse d'une faÚon ou  de l'autre ; Milady peut dÊcouvrir que
tu as remis  le premier billet Á  mon valet, au lieu de le remettre au valet
du comte ; que c'est  moi qui  ai  dÊcachetÊ les  autres qui  devaient  Ëtre
dÊcachetÊs par M. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais,  ce
n'est pas une femme Á borner lÁ sa vengeance.
     -- HÊlas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposÊe Á tout cela ?
     -- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi
je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure.
     -- Mais enfin, que contient votre billet ?
     -- Milady te le dira.
     --  Ah  ! vous  ne  m'aimez  pas  ! s'Êcria  Ketty,  et  je  suis  bien
malheureuse ! "
     A ce  reproche il  y a une  rÊponse  Á laquelle les  femmes se trompent
toujours ; d'Artagnan rÊpondit de maniÉre que  Ketty  demeur×t dans la  plus
grande erreur.
     Cependant  elle pleura  beaucoup avant de se dÊcider  Á remettre  cette
lettre  Á  Milady, mais  enfin elle se  dÊcida,  c'est tout ce  que  voulait
d'Artagnan.
     D'ailleurs il lui promit que  le soir il sortirait  de  bonne heure  de
chez sa maÏtresse, et qu'en sortant de chez  sa maÏtresse  il monterait chez
elle.
     Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.




     Depuis  que  les  quatre  amis  Êtaient  chacun  Á  la  chasse  de  son
Êquipement, il  n'y avait  plus entre eux de rÊunion  arrËtÊe. On dÏnait les
uns  sans  les autres, oÝ  l'on se  trouvait, ou plutÆt oÝ l'on  pouvait. Le
service,  de son cÆtÊ,  prenait  aussi  sa  part de ce temps  prÊcieux,  qui
s'Êcoulait si vite.  Seulement on Êtait  convenu de  se trouver une fois  la
semaine, vers une heure, au  logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le
serment qu'il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
     C'Êtait  le jour mËme oÝ Ketty Êtait venue trouver d'Artagnan chez lui,
jour de rÊunion.
     A  peine Ketty fut-elle sortie,  que d'Artagnan se  dirigea vers la rue
FÊrou.
     Il trouva  Athos et  Aramis qui philosophaient.  Aramis avait  quelques
vellÊitÊs de  revenir  Á  la  soutane.  Athos, selon ses  habitudes,  ne  le
dissuadait ni ne l'encourageait. Athos Êtait pour qu'on laiss×t Á chacun son
libre arbitre. Il ne donnait jamais de  conseils qu'on ne les lui  demand×t.
Encore fallait-il les lui demander deux fois.
     " En gÊnÊral, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas
suivre ; ou, si on les a suivis, que pour  avoir quelqu'un Á qui l'on puisse
faire le reproche de les avoir donnÊs. "
     Porthos  arriva  un  instant  aprÉs  d'Artagnan.  Les  quatre  amis  se
trouvaient donc rÊunis.
     Les  quatre visages exprimaient quatre sentiments diffÊrents : celui de
Porthos  la  tranquillitÊ,  celui de  d'Artagnan  l'espoir,  celui  d'Aramis
l'inquiÊtude, celui d'Athos l'insouciance.
     Au  bout  d'un  instant  de  conversation dans laquelle Porthos  laissa
entrevoir  qu'une personne haut placÊe avait bien voulu  se  charger  de  le
tirer d'embarras, Mousqueton entra.
     Il venait prier Porthos de passer Á  son  logis, oÝ, disait-il d'un air
fort piteux, sa prÊsence Êtait urgente.
     " Sont-ce mes Êquipages ? demanda Porthos.
     -- Oui et non, rÊpondit Mousqueton.
     -- Mais enfin que veux-tu dire ?...
     -- Venez, Monsieur. "
     Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
     Un instant aprÉs, Bazin apparut au seuil de la porte.
     " Que  me  voulez-vous,  mon  ami ?  dit  Aramis avec cette douceur  de
langage que l'on remarquait  en lui chaque fois que  ses idÊes le ramenaient
vers l'Eglise...
     -- Un homme attend Monsieur Á la maison, rÊpond Bazin.
     -- Un homme ! quel homme ?
     -- Un mendiant.
     --  Faites-lui l'aumÆne, Bazin,  et dites-lui de prier  pour  un pauvre
pÊcheur.
     -- Ce  mendiant veut Á toute force  vous parler, et  prÊtend  que  vous
serez bien aise de le voir.
     -- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi ?
     -- Si fait. " Si M. Aramis, a-t-il dit, hÊsite Á me venir trouver, vous
lui annoncerez que j'arrive de Tours. "
     -- De  Tours  ? s'Êcria Aramis ;  Messieurs, mille pardons,  mais  sans
doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais. "
     Et, se levant aussitÆt, il s'Êloigna rapidement.
     RestÉrent Athos et d'Artagnan.
     " Je  crois que ces gaillards-lÁ ont trouvÊ leur affaire. Qu'en pensez-
vous, d'Artagnan ? dit Athos.
     -- Je sais que Porthos  Êtait en bon train, dit d'Artagnan ; et quant Á
Aramis, Á vrai dire, je n'en ai jamais ÊtÊ sÊrieusement inquiet : mais vous,
mon cher Athos, vous qui avez  si gÊnÊreusement  distribuÊ  les pistoles  de
l'Anglais qui Êtaient votre bien lÊgitime, qu'allez-vous faire ?
     -- Je suis fort content d'avoir  tuÊ ce drÆle, mon enfant, vu que c'est
pain bÊnit que  de tuer  un Anglais : mais si j'avais empochÊ  ses pistoles,
elles me pÉseraient comme un remords.
     --  Allons  donc,  mon  cher  Athos  ! vous  avez  vraiment  des  idÊes
inconcevables.
     -- Passons, passons !  Que me  disait donc M. de  TrÊville, qui me  fit
l'honneur  de me venir voir hier, que vous hantez ces  Anglais suspects  que
protÉge le cardinal ?
     -- C'est-Á-dire que je rends visite Á une Anglaise, celle dont je  vous
ai parlÊ.
     -- Ah ! oui, la femme  blonde au sujet de laquelle je vous ai donnÊ des
conseils que naturellement vous vous Ëtes bien gardÊ de suivre.
     -- Je vous ai donnÊ mes raisons.
     -- Oui ; vous voyez lÁ votre Êquipement, je crois, Á ce que vous m'avez
dit.
     -- Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette  femme Êtait pour
quelque chose dans l'enlÉvement de Mme Bonacieux.
     -- Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour
Á une autre : c'est le chemin le plus long, mais le plus amusant. "
     D'Artagnan fut sur  le point de tout raconter Á Athos ;  mais  un point
l'arrËta : Athos Êtait un gentilhomme sÊvÉre sur le point d'honneur, et il y
avait, dans tout ce petit plan  que notre amoureux  avait arrËtÊ Á l'endroit
de Milady, certaines choses qui, d'avance, il en Êtait sÙr,  n'obtiendraient
pas l'assentiment du puritain ; il prÊfÊra donc garder  le silence, et comme
Athos Êtait  l'homme  le moins  curieux  de  la  terre, les  confidences  de
d'Artagnan en Êtaient restÊes lÁ.
     Nous  quitterons  donc  les deux  amis,  qui  n'avaient  rien  de  bien
important Á se dire, pour suivre Aramis.
     A cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de Tours,
nous avons vu  avec quelle  rapiditÊ le  jeune  homme  avait suivi ou plutÆt
devancÊ  Bazin  ; il  ne fit donc  qu'un  saut de la rue  FÊrou Á  la rue de
Vaugirard.
     En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille,
aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
     " C'est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.
     -- C'est-Á-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui vous appelez
ainsi ?
     -- Moi-mËme : vous avez quelque chose Á me remettre ?
     -- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodÊ.
     -- Le  voici,  dit Aramis  en  tirant  une clef  de sa poitrine, et  en
ouvrant un petit coffret de bois d'ÊbÉne incrustÊ de nacre, le voici, tenez.
     -- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. "
     En effet,  Bazin, curieux de savoir ce  que le mendiant voulait  Á  son
maÏtre,  avait rÊglÊ  son pas  sur le sien,  et Êtait arrivÊ presque en mËme
temps que lui ; mais cette  cÊlÊritÊ ne lui servit pas  Á grand-chose  ; sur
l'invitation  du mendiant, son  maÏtre lui fit signe de se retirer, et force
lui fut d'obÊir.
     Bazin  parti,  le mendiant jeta  un  regard rapide autour  de lui, afin
d'Ëtre sÙr que personne ne  pouvait ni le voir ni l'entendre, et  ouvrant sa
veste en haillons mal serrÊe par une ceinture de  cuir, il se mit Á dÊcoudre
le haut de son pourpoint, d'oÝ il tira une lettre.
     Aramis jeta un cri  de  joie Á la vue du cachet,  baisa l'Êcriture,  et
avec  un respect presque religieux, il ouvrit l'ÊpÏtre  qui contenait ce qui
suit :
     " Ami, le sort veut que nous soyons sÊparÊs quelque temps encore ; mais
les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans  retour. Faites votre
devoir au camp ; je fais le mien autre part. Prenez  ce que le porteur  vous
remettra ;  faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez  Á moi,
qui baise tendrement vos yeux noirs.
     " Adieu, ou plutÆt au revoir ! "
     Le mendiant dÊcousait toujours ;  il tira une Á une de ses sales habits
cent cinquante doubles pistoles d'Espagne, qu'il aligna sur la table ; puis,
il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupÊfait, eÙt
osÊ lui adresser une parole.
     Aramis alors relut  la lettre, et  s'aperÚut que cette  lettre avait un
post- scriptum .
     " -- P.--S. --  Vous  pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et
grand d'Espagne. "
     " RËves  dorÊs ! s'Êcria Aramis. Oh ! la belle vie  ! oui,  nous sommes
jeunes  ! Oui, nous aurons encore des jours heureux ! Oh ! Á toi, mon amour,
mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma belle maÏtresse ! "
     Et  il  baisait la lettre  avec  passion, sans mËme  regarder  l'or qui
Êtincelait sur la table.
     Bazin gratta Á la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour le tenir Á
distance ; il lui permit d'entrer.
     Bazin resta  stupÊfait Á  la vue  de cet  or, et  oublia  qu'il  venait
annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce  que c'Êtait que le mendiant,
venait chez Aramis en sortant de chez Athos.
     Or, comme d'Artagnan ne  se  gËnait  pas  avec Aramis, voyant que Bazin
oubliait de l'annoncer, il s'annonÚa lui-mËme.
     " Ah !  diable,  mon  cher Aramis, dit  d'Artagnan,  si ce sont  lÁ les
pruneaux  qu'on  nous  envoie de  Tours,  vous en  ferez mon  compliment  au
jardinier qui les rÊcolte.
     -- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c'est mon
libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poÉme en  vers  d'une  syllabe
que j'avais commencÊ lÁ-bas.
     -- Ah  !  vraiment  ! dit  d'Artagnan  ;  Eh  bien, votre  libraire est
gÊnÊreux, mon cher Aramis, voilÁ tout ce que je puis vous dire.
     -- Comment, Monsieur  ! s'Êcria Bazin, un poÉme se vend si cher ! c'est
incroyable !  Oh !  Monsieur  !  vous faites tout ce que vous  voulez,  vous
pouvez devenir l'Êgal de M.  de Voiture et de M. de Benserade. J'aime encore
cela,  moi.  Un  poÉte,  c'est  presque  un  abbÊ.  Ah  !  Monsieur  Aramis,
mettez-vous donc poÉte, je vous en prie.
     --  Bazin,  mon  ami,  dit Aramis,  je crois que  vous  vous mËlez Á la
conversation. "
     Bazin comprit qu'il Êtait dans son tort ; il baissa la tËte, et sortit.
     " Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire,  vous  vendez vos productions au
poids de l'or : vous Ëtes  bien heureux, mon ami ;  mais prenez  garde, vous
allez perdre cette lettre qui sort de  votre casaque, et qui est sans  doute
aussi de votre libraire. "
     Aramis  rougit  jusqu'au  blanc  des   yeux,  renfonÚa  sa  lettre,  et
reboutonna son pourpoint.
     " Mon  cher  d'Artagnan, dit-il, nous allons, si  vous  le voulez bien,
aller  trouver  nos amis ;  et puisque  je suis riche,  nous  recommencerons
aujourd'hui  Á dÏner ensemble  en  attendant que  vous soyez  riches Á votre
tour.
     --  Ma foi ! dit d'Artagnan, avec  grand plaisir.  Il y a longtemps que
nous n'avons  fait un  dÏner convenable ; et comme j'ai pour mon compte  une
expÊdition quelque  peu hasardeuse Á faire ce soir, je  ne serais pas f×chÊ,
je l'avoue, de me  monter un peu la  tËte  avec quelques bouteilles de vieux
bourgogne.
     -- Va  pour le vieux bourgogne ; je ne le dÊteste pas  non plus " , dit
Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevÊ  comme avec la main ses  idÊes de
retraite.
     Et ayant  mis  trois  ou  quatre  doubles pistoles  dans sa poche  pour
rÊpondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d'ÊbÉne
incrustÊ de nacre, oÝ  Êtait dÊjÁ le fameux mouchoir qui  lui avait servi de
talisman.
     Les deux  amis  se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidÉle au serment
qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter Á dÏner chez
lui : comme il entendait Á merveille les  dÊtails gastronomiques, d'Artagnan
et Aramis ne firent aucune difficultÊ de lui abandonner ce soin important.
     Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue  du  Bac, ils
rencontrÉrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait devant lui un mulet
et un cheval.
     D'Artagnan  poussa  un  cri de surprise, qui  n'Êtait  pas  exempt d'un
mÊlange de joie.
     " Ah ! mon cheval jaune ! s'Êcria-t-il. Aramis, regardez ce cheval !
     -- Oh ! l'affreux roussin ! dit Aramis.
     -- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan,  c'est le cheval sur lequel je
suis venu Á Paris.
     -- Comment, Monsieur connaÏt ce cheval ? dit Mousqueton.
     -- Il est d'une couleur originale, fit Aramis ; c'est le seul que j'aie
jamais vu de ce poil-lÁ.
     -- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois Êcus,
et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas
dix-  huit livres. Mais comment ce cheval  se trouve-t-il  entre tes  mains,
Mousqueton ?
     -- Ah ! dit le  valet, ne m'en  parlez pas, Monsieur, c'est un  affreux
tour du mari de notre duchesse !
     -- Comment cela, Mousqueton ?
     -- Oui, nous sommes vus d'un trÉs bon oeil par une femme de qualitÊ, la
duchesse  de... ; mais pardon ! mon maÏtre m'a recommandÊ  d'Ëtre discret  :
elle nous avait forcÊs d'accepter un  petit  souvenir, un  magnifique  genet
d'Espagne  et un mulet andalou, que c'Êtait merveilleux Á voir  ;  le mari a
appris la chose, il a confisquÊ  au passage les deux magnifiques bËtes qu'on
nous envoyait, et il leur a substituÊ ces horribles animaux !
     -- Que tu lui ramÉnes ? dit d'Artagnan.
     -- Justement ! reprit Mousqueton  ; vous  comprenez que nous ne pouvons
point accepter  de  pareilles montures en  Êchange de celles  que l'on  nous
avait promises.
     -- Non, pardieu,  quoique j'eusse  voulu voir Porthos  sur mon  Bouton-
d'Or ; cela m'aurait donnÊ  une idÊe  de ce que j'Êtais moi-mËme,  quand  je
suis arrivÊ Á Paris. Mais que nous ne t'arrËtions pas, Mousqueton ; va faire
la commission de ton maÏtre, va. Est-il chez lui ?
     -- Oui, Monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! "
     Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que
les  deux amis allaient sonner  Á la porte de  l'infortunÊ Porthos. Celui-ci
les  avait  vus traversant  la cour,  et  il  n'avait  garde  d'ouvrir.  Ils
sonnÉrent donc inutilement.
     Cependant,  Mousqueton  continuait  sa route, et, traversant  le  Pont-
Neuf, toujours chassant devant lui  ses deux haridelles, il atteignit la rue
aux Ours. ArrivÊ  lÁ, il attacha, selon les ordres de son  maÏtre, cheval et
mulet au marteau  de la porte  du procureur ; puis, sans s'inquiÊter de leur
sort futur, il s'en revint trouver Porthos et lui annonÚa que sa  commission
Êtait faite.
     Au bout  d'un certain temps, les deux malheureuses bËtes, qui n'avaient
pas mangÊ depuis le matin, firent un tel bruit en  soulevant et  en laissant
retomber  le   marteau  de  la  porte,  que   le  procureur  ordonna  Á  son
saute-ruisseau d'aller  s'informer dans  le voisinage Á qui appartenaient ce
cheval et ce mulet.
     Mme Coquenard reconnut son prÊsent, et ne comprit rien  d'abord Á cette
restitution  ;  mais bientÆt la visite de Porthos l'Êclaira. Le courroux qui
brillait   dans  les  yeux  du  mousquetaire,  malgrÊ  la  contrainte  qu'il
s'imposait, Êpouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n'avait point
cachÊ  Á  son  maÏtre qu'il  avait rencontrÊ d'Artagnan  et  Aramis,  et que
d'Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet bÊarnais sur lequel
il Êtait venu Á Paris, et qu'il avait vendu trois Êcus.
     Porthos sortit aprÉs avoir donnÊ  rendez-vous Á la procureuse  dans  le
cloÏtre Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l'invita Á
dÏner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majestÊ.
     Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloÏtre Saint-Magloire, car
elle devinait les reproches qui l'y attendaient ; mais elle  Êtait  fascinÊe
par les grandes faÚons de Porthos.
     Tout ce qu'un homme blessÊ dans  son  amour-propre  peut laisser tomber
d'imprÊcations et de  reproches sur  la tËte d'une  femme, Porthos le laissa
tomber sur la tËte courbÊe de la procureuse.
     "  HÊlas ! dit-elle, j'ai fait pour  le mieux. Un  de  nos clients  est
marchand  de  chevaux, il  devait de  l'argent  Á l'Êtude,  et s'est  montrÊ
rÊcalcitrant. J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il nous devait ; il
m'avait promis deux montures royales.
     -- Eh bien ! Madame, dit  Porthos, s'il vous devait plus de  cinq Êcus,
votre maquignon est un voleur.
     -- Il n'est pas dÊfendu  de chercher le  bon marchÊ,  Monsieur Porthos,
dit la procureuse cherchant Á s'excuser.
     -- Non, Madame, mais ceux qui cherchent le bon marchÊ doivent permettre
aux autres de chercher des amis plus gÊnÊreux. "
     Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
     " Monsieur Porthos !  Monsieur  Porthos !  s'Êcria la procureuse,  j'ai
tort,  je  le reconnais, je n'aurais  pas  dÙ marchander quand il s'agissait
d'Êquiper un cavalier comme vous ! "
     Porthos, sans rÊpondre, fit un second pas de retraite.
     La  procureuse crut le voir dans un nuage  Êtincelant  tout  entourÊ de
duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d'or sous les pieds.
     " ArrËtez, au nom du Ciel ! Monsieur  Porthos, s'Êcria-t-elle,  arrËtez
et causons.
     -- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
     -- Mais, dites-moi, que demandez-vous ?
     --  Rien,  car  cela revient au mËme que  si je vous  demandais quelque
chose. "
     La procureuse  se  pendit au  bras  de Porthos,  et,  dans l'Êlan de sa
douleur, elle s'Êcria :
     "  Monsieur Porthos, je  suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je  ce
que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des harnais ?
     -- Il fallait vous en  rapporter Á moi, qui m'y  connais, Madame ; mais
vous avez voulu mÊnager, et, par consÊquent, prËter Á usure.
     -- C'est un tort,  Monsieur Porthos,  et je le rÊparerai  sur ma parole
d'honneur.
     -- Et comment cela ? demanda le mousquetaire.
     -- Ecoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l'a
mandÊ. C'est pour une consultation qui durera  deux heures au moins,  venez,
nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
     -- A la bonne heure ! voilÁ qui est parler, ma chÉre !
     -- Vous me pardonnez ?
     -- Nous verrons " , dit majestueusement Porthos.
     Et tous deux se sÊparÉrent en se disant : " A ce soir. "
     "  Diable  ! pensa  Porthos  en  s'Êloignant, il me  semble que  je  me
rapproche enfin du bahut de maÏtre Coquenard. "




     Ce soir,  attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan, arriva
enfin.
     D'Artagnan, comme d'habitude,  se prÊsenta vers  les  neuf  heures chez
Milady. Il la trouva d'une humeur charmante ; jamais elle ne l'avait si bien
reÚu.  Notre  Gascon vit du premier  coup d'oeil  que son billet  avait  ÊtÊ
remis, et ce billet faisait son effet.
     Ketty  entra pour apporter des sorbets.  Sa maÏtresse lui  fit une mine
charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire  ; mais, hÊlas, la pauvre
fille Êtait si triste, qu'elle ne s'aperÚut mËme  pas de la bienveillance de
Milady.
     D'Artagnan regardait  l'une aprÉs l'autre ces deux  femmes, et il Êtait
forcÊ de s'avouer que la nature s'Êtait trompÊe en les formant ; Á la grande
dame  elle avait donnÊ une  ×me vÊnale  et  vile,  Á la soubrette elle avait
donnÊ le coeur d'une duchesse.
     A dix heures Milady commenÚa Á paraÏtre inquiÉte, d'Artagnan comprit ce
que cela  voulait dire ; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait,
souriait Á d'Artagnan  d'un air qui voulait  dire  : Vous Ëtes fort  aimable
sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez !
     D'Artagnan  se leva et prit son chapeau ;  Milady lui donna  sa main  Á
baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et comprit que c'Êtait
par un sentiment non pas de coquetterie, mais  de reconnaissance Á  cause de
son dÊpart.
     " Elle l'aime diablement " , murmura-t-il. Puis il sortit.
     Cette  fois  Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre, ni
dans le corridor, ni  sous la grande porte. Il fallut que d'Artagnan trouv×t
tout seul l'escalier et la petite chambre.
     Ketty Êtait assise la tËte cachÊe dans ses mains, et pleurait.
     Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la tËte ; le
jeune homme  alla Á  elle  et  lui  prit  les mains,  alors  elle Êclata  en
sanglots.
     Comme l'avait prÊsumÊ d'Artagnan, Milady, en recevant la lettre, avait,
dans le  dÊlire de sa joie, tout dit  Á sa suivante ; puis, en rÊcompense de
la  maniÉre dont cette fois elle avait  fait  la commission,  elle lui avait
donnÊ une bourse. Ketty, en rentrant chez elle, avait jetÊ la bourse dans un
coin, oÝ elle Êtait restÊe tout ouverte, dÊgorgeant  trois ou quatre  piÉces
d'or sur le tapis.
     La pauvre fille, Á la voix de  d'Artagnan, releva  la  tËte. D'Artagnan
lui- mËme fut  effrayÊ du bouleversement de son  visage  ; elle joignit  les
mains d'un air suppliant, mais sans oser dire une parole.
     Si peu sensible que fÙt le  coeur de d'Artagnan, il  se sentit attendri
par  cette douleur muette  ; mais il tenait trop Á ses projets et surtout  Á
celui-  ci, pour rien changer au programme qu'il avait fait d'avance.  Il ne
laissa donc  Á Ketty  aucun espoir de le flÊchir, seulement il  lui prÊsenta
son action comme une simple vengeance.
     Cette vengeance, au reste,  devenait  d'autant plus facile, que Milady,
sans  doute  pour  cacher sa rougeur  Á son amant, avait recommandÊ  Á Ketty
d'Êteindre toutes les lumiÉres dans l'appartement, et  mËme dans sa chambre,
Á  elle.  Avant  le  jour,  M.  de  Wardes   devait  sortir,  toujours  dans
l'obscuritÊ.
     Au  bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait  dans sa chambre.
D'Artagnan s'ÊlanÚa aussitÆt dans son armoire. A peine y Êtait-il blotti que
la sonnette se fit entendre.
     Ketty entra  chez sa maÏtresse,  et ne  laissa point la porte ouverte ;
mais la cloison Êtait si mince, que l'on entendait Á peu prÉs tout ce qui se
disait entre les deux femmes.
     Milady semblait ivre  de joie, elle se faisait  rÊpÊter  par Ketty  les
moindres dÊtails de  la  prÊtendue entrevue de la  soubrette avec de Wardes,
comment il  avait reÚu  sa  lettre, comment il avait rÊpondu,  quelle  Êtait
l'expression de son visage, s'il paraissait bien amoureux ;  et Á toutes ces
questions la pauvre Ketty, forcÊe de faire bonne contenance, rÊpondait d'une
voix ÊtouffÊe dont sa maÏtresse ne  remarquait mËme pas l'accent douloureux,
tant le bonheur est ÊgoÐste.
     Enfin, comme  l'heure de son entretien avec le comte approchait, Milady
fit en effet tout Êteindre chez elle, et ordonna Á  Ketty de rentrer dans sa
chambre, et d'introduire de Wardes aussitÆt qu'il se prÊsenterait.
     L'attente de Ketty ne  fut pas longue. A peine d'Artagnan eut-il vu par
le trou  de la  serrure de  son  armoire  que tout l'appartement Êtait  dans
l'obscuritÊ, qu'il s'ÊlanÚa de sa cachette au moment mËme oÝ Ketty refermait
la porte de communication.
     " Qu'est-ce que ce bruit ? demanda Milady.
     -- C'est moi, dit d'Artagnan Á demi-voix ; moi, le comte de Wardes.
     -- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n'a pas mËme pu attendre
l'heure qu'il avait fixÊe lui-mËme !
     -- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-il pas
? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! "
     A cet appel,  d'Artagnan Êloigna  doucement  Ketty et s'ÊlanÚa dans  la
chambre de Milady.
     Si  la  rage  et la douleur doivent torturer une  ×me,  c'est  celle de
l'amant  qui reÚoit sous un  nom qui  n'est  pas le  sien des  protestations
d'amour qui s'adressent Á son heureux rival.
     D'Artagnan  Êtait dans  une  situation  douloureuse  qu'il n'avait  pas
prÊvue, la jalousie le mordait au coeur,  et il souffrait presque autant que
la pauvre Ketty, qui pleurait en ce mËme moment dans la chambre voisine.
     " Oui,  comte,  disait  Milady de  sa plus douce  voix  en lui  serrant
tendrement la main  dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l'amour  que
vos  regards  et  vos paroles m'ont exprimÊ chaque fois que nous nous sommes
rencontrÊs. Moi  aussi,  je  vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque
gage  de vous  qui me  prouve  que vous pensez Á moi, et comme vous pourriez
m'oublier, tenez. "
     Et elle passa une bague de son doigt Á celui de d'Artagnan.
     D'Artagnan se rappela avoir vu  cette  bague Á  la  main  de  Milady  :
c'Êtait un magnifique saphir entourÊ de brillants.
     Le  premier mouvement de  d'Artagnan fut de le lui rendre, mais  Milady
ajouta :
     " Non,  non ;  gardez cette bague pour  l'amour de moi.  Vous me rendez
d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix  Êmue, un service  bien
plus grand que vous ne sauriez l'imaginer. "
     "  Cette  femme  est  pleine  de  mystÉres  "  ,  murmura  en  lui-mËme
d'Artagnan.
     En ce moment il se sentit prËt Á tout rÊvÊler. Il ouvrit la bouche pour
dire  Á Milady  qui il  Êtait, et dans quel  but de vengeance il Êtait venu,
mais elle ajouta :
     " Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! "
     Le monstre, c'Êtait lui.
     "  Oh ! continua Milady,  est-ce  que  vos blessures  vous font  encore
souffrir ?
     -- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que rÊpondre.
     --  Soyez  tranquille,  murmura  Milady,   je  vous  vengerai,  moi  et
cruellement ! "
     " Peste ! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas encore
venu. "
     Il fallut  quelque  temps  Á d'Artagnan pour  se remettre de  ce  petit
dialogue  :  mais  toutes  les  idÊes  de  vengeance qu'il  avait  apportÊes
s'Êtaient   complÉtement  Êvanouies.  Cette  femme  exerÚait   sur  lui  une
incroyable puissance,  il la  haÐssait  et  l'adorait Á la  fois, il n'avait
jamais  cru que deux sentiments si contraires  pussent habiter dans le  mËme
coeur, et  en  se  rÊunissant, former un amour  Êtrange et  en quelque sorte
diabolique.
     Cependant  une  heure  venait  de  sonner  ;  il  fallut  se sÊparer  ;
d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne  sentit plus qu'un vif regret de
s'Êloigner,  et, dans l'adieu passionnÊ qu'ils s'adressÉrent rÊciproquement,
une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty
espÊrait  pouvoir adresser quelques  mots Á d'Artagnan  lorsqu'il  passerait
dans sa chambre ; mais Milady le  reconduisit elle-mËme  dans l'obscuritÊ et
ne le quitta que sur l'escalier.
     Le lendemain au matin,  d'Artagnan courut chez  Athos.  Il Êtait engagÊ
dans une  si singuliÉre aventure  qu'il voulait lui demander conseil. Il lui
raconta tout : Athos fronÚa plusieurs fois le sourcil.
     "  Votre Milady,  lui dit-il, me paraÏt  une crÊature inf×me, mais vous
n'en  avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilÁ d'une faÚon ou d'une
autre une ennemie terrible sur les bras. "
     Et tout  en  lui  parlant, Athos  regardait  avec attention  le  saphir
entourÊ  de diamants qui avait pris  au  doigt de d'Artagnan  la place de la
bague de la reine, soigneusement remise dans un Êcrin.
     "  Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux d'Êtaler aux
regards de ses amis un si riche prÊsent.
     -- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
     -- Elle est belle, n'est-ce pas ? dit d'Artagnan.
     -- Magnifique ! rÊpondit Athos ; je  ne croyais pas qu'il  exist×t deux
saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc troquÊe contre votre diamant ?
     --  Non, dit  d'Artagnan  ; c'est  un cadeau de  ma belle  Anglaise, ou
plutÆt de ma belle FranÚaise : car, quoique je ne le lui aie point  demandÊ,
je suis convaincu qu'elle est nÊe en France.
     -- Cette bague vous vient de Milady ? s'Êcria Athos  avec une voix dans
laquelle il Êtait facile de distinguer une grande Êmotion.
     -- D'elle-mËme ; elle me l'a donnÊe cette nuit.
     -- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
     -- La voici " , rÊpondit d'Artagnan en la tirant de son doigt.
     Athos l'examina  et devint trÉs p×le, puis il l'essaya Á l'annulaire de
sa  main gauche ; elle  allait Á  ce doigt comme si elle eÙt  ÊtÊ faite pour
lui.  Un nuage de  colÉre et de  vengeance  passa sur le front ordinairement
calme du gentilhomme.
     "  Il est impossible que ce soit la  mËme, dit-il ; comment cette bague
se  trouverait-elle entre  les mains de Milady Clarick ? Et cependant il est
bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.
     -- Connaissez-vous cette bague ? demanda d'Artagnan.
     -- J'avais cru  la reconnaÏtre,  dit Athos, mais  sans doute  que je me
trompais. "
     Et il la rendit Á d'Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.
     " Tenez, dit-il  au  bout d'un instant, d'Artagnan, Ætez cette bague de
votre doigt  ou tournez-en le chaton  en dedans ;  elle me  rappelle  de  si
cruels  souvenirs, que je n'aurais pas  ma tËte pour  causer avec  vous.  Ne
veniez-vous pas  me demander des conseils, ne  me disiez-vous point que vous
Êtiez  embarrassÊ  sur ce  que  vous  deviez  faire  ?...  Mais  attendez...
rendez-moi  ce saphir : celui  dont je voulais parler doit avoir une  de ses
faces ÊraillÊe par suite d'un accident. "
     D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit Á Athos.
     Athos tressaillit :
     " Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas Êtrange ? "
     Et il montrait Á d'Artagnan cette Êgratignure qu'il se rappelait devoir
exister.
     " Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
     --  De ma mÉre, qui le  tenait de sa mÉre Á elle. Comme je vous le dis,
c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la famille.
     -- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hÊsitation d'Artagnan.
     -- Non, reprit  Athos avec un singulier sourire ; je l'ai donnÊ pendant
une nuit d'amour, comme il vous a ÊtÊ donnÊ Á vous. "
     D'Artagnan resta pensif Á son tour, il lui semblait voir dans  l'×me de
Milady des abÏmes dont les profondeurs Êtaient sombres et inconnues.
     Il remit la bague non pas Á son doigt, mais dans sa poche.
     " Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous  savez si je vous
aime, d'Artagnan ; j'aurais  un fils que je ne l'aimerais pas plus que vous.
Eh bien, croyez-moi, renoncez Á cette femme. Je ne la connais pas,  mais une
espÉce  d'intuition  me  dit  que c'est une  crÊature  perdue, et qu'il y  a
quelque chose de fatal en elle.
     -- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sÊpare ; je vous
avoue que cette femme m'effraie moi-mËme.
     -- Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
     -- Je l'aurai, rÊpondit d'Artagnan, et Á l'instant mËme.
     -- Eh bien, vrai, mon enfant,  vous avez  raison, dit le gentilhomme en
serrant la  main du  Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu
veuille que  cette femme, qui est Á peine entrÊe  dans votre vie, n'y laisse
pas une trace funeste ! "
     Et  Athos  salua  d'Artagnan  de  la  tËte,  en  homme qui  veut  faire
comprendre qu'il n'est pas f×chÊ de rester seul avec ses pensÊes.
     En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait.  Un mois
de fiÉvre  n'eÙt pas plus changÊ  la pauvre enfant qu'elle  ne  l'Êtait pour
cette nuit d'insomnie et de douleur.
     Elle  Êtait  envoyÊe par sa maÏtresse  au faux de  Wardes. Sa maÏtresse
Êtait folle d'amour, ivre de joie : elle voulait  savoir quand le  comte lui
donnerait une seconde entrevue.
     Et  la pauvre  Ketty,  p×le  et  tremblante,  attendait  la  rÊponse de
d'Artagnan.
     Athos  avait une grande influence sur le  jeune homme : les conseils de
son ami joints  aux cris de son propre coeur l'avaient dÊterminÊ, maintenant
que son orgueil Êtait sauvÊ et  sa  vengeance satisfaite,  Á ne  plus revoir
Milady.  Pour toute  rÊponse  il prit  donc une plume et Êcrivit  la  lettre
suivante :
     " Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis
ma  convalescence j'ai  tant d'occupations  de  ce genre  qu'il m'a  fallu y
mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de vous
en faire part.
     " Je vous baise les mains.
     " Comte DE WARDES. "
     Du  saphir  pas un mot :  le  Gascon voulait-il garder une arme  contre
Milady  ?  ou  bien, soyons franc,  ne conservait-il pas ce saphir comme une
derniÉre ressource pour l'Êquipement ?
     On  aurait tort au reste de  juger les actions d'une Êpoque au point de
vue  d'une  autre Êpoque. Ce qui aujourd'hui serait  regardÊ comme une honte
pour  un galant homme  Êtait  dans ce temps une chose toute  simple et toute
naturelle,  et  les cadets des meilleures  familles se  faisaient en gÊnÊral
entretenir par leurs maÏtresses.
     D'Artagnan passa  sa lettre  tout ouverte  Á  Ketty, qui la lut d'abord
sans la  comprendre et qui faillit devenir  folle de joie en la relisant une
seconde fois.
     Ketty  ne  pouvait croire Á  ce bonheur : d'Artagnan  fut forcÊ  de lui
renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par Êcrit ;
et quel que fÙt,  avec  le caractÉre emportÊ de Milady, le danger que courÙt
la pauvre enfant Á  remettre ce billet Á sa maÏtresse, elle n'en  revint pas
moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
     Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour  les douleurs d'une
rivale.
     Milady  ouvrit  la lettre avec un  empressement Êgal Á  celui que Ketty
avait mis Á l'apporter, mais au  premier mot qu'elle lut, elle devint livide
; puis elle froissa le papier ; puis  elle se retourna  avec un  Êclair dans
les yeux du cÆtÊ de Ketty.
     " Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle.
     --  Mais  c'est la rÊponse  Á  celle  de Madame,  rÊpondit Ketty  toute
tremblante.
     -- Impossible ! s'Êcria Milady ; impossible qu'un gentilhomme ait Êcrit
Á une femme une pareille lettre ! "
     Puis tout Á coup tressaillant :
     " Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrËta.
     Ses dents grinÚaient, elle Êtait couleur  de cendre : elle voulut faire
un  pas vers la  fenËtre pour aller  chercher de  l'air ;  mais elle ne  put
qu'Êtendre  les bras,  les  jambes lui  manquÉrent,  et  elle tomba  sur  un
fauteuil.
     Ketty crut  qu'elle  se  trouvait  mal et se prÊcipita pour ouvrir  son
corsage. Mais Milady se releva vivement :
     "  Que me voulez-vous ?  dit-elle, et pourquoi portez-vous  la main sur
moi ?
     --  J'ai pensÊ  que  Madame se  trouvait mal  et j'ai  voulu lui porter
secours, rÊpondit  la  suivante  tout  ÊpouvantÊe  de  l'expression terrible
qu'avait prise la figure de sa maÏtresse.
     -- Me trouver  mal, moi ? moi  ? me  prenez-vous pour  une femmelette ?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez- vous ! "
     Et de la main elle fit signe Á Ketty de sortir.




     Le soir Milady donna l'ordre d'introduire  M. d'Artagnan aussitÆt qu'il
viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
     Le lendemain Ketty vint voir  de nouveau le jeune homme  et lui raconta
tout ce qui s'Êtait passÊ la veille  :  d'Artagnan sourit  ;  cette  jalouse
colÉre de Milady, c'Êtait sa vengeance.
     Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela
l'ordre  relatif   au  Gascon  ;   mais  comme  la  veille  elle  l'attendit
inutilement.
     Le lendemain Ketty  se prÊsenta chez  d'Artagnan, non  plus  joyeuse et
alerte comme les deux jours prÊcÊdents, mais au contraire triste Á mourir.
     D'Artagnan demanda Á la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais  celle-ci,
pour toute rÊponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
     Cette lettre Êtait de l'Êcriture de Milady : seulement cette fois  elle
Êtait bien Á l'adresse de d'Artagnan et non Á celle de M. de Wardes.
     Il l'ouvrit et lut ce qui suit :
     " Cher  Monsieur  d'Artagnan,  c'est mal  de nÊgliger  ainsi ses  amis,
surtout au moment oÝ l'on  va les quitter pour si longtemps. Mon beau- frÉre
et moi  nous avons attendu  hier et avant-hier inutilement. En sera- t-il de
mËme ce soir ?
     " Votre bien reconnaissante,
     " LADY CLARICK. "
     " C'est tout  simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais Á cette lettre.
Mon crÊdit hausse de la baisse du comte de Wardes.
     -- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
     -- Ecoute, ma chÉre enfant, dit  le Gascon, qui cherchait Á s'excuser Á
ses  propres  yeux de manquer  Á la promesse qu'il  avait faite  Á Athos, tu
comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre Á une  invitation  si
positive.  Milady,  en  ne  me  voyant pas revenir,  ne comprendrait rien  Á
l'interruption de mes visites, elle pourrait se douter  de quelque chose, et
qui peut dire jusqu'oÝ irait la vengeance d'une femme de cette trempe ?
     -- Oh ! mon Dieu !  dit Ketty, vous savez prÊsenter les choses de faÚon
que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et
si cette fois vous alliez lui plaire sous votre  vÊritable nom et votre vrai
visage, ce serait bien pis que la premiÉre fois ! "
     L'instinct  faisait  deviner Á  la pauvre fille une  partie de  ce  qui
allait arriver.
     D'Artagnan  la  rassura  du mieux qu'il  put  et lui promit  de  rester
insensible aux sÊductions de Milady.
     Il lui fit  rÊpondre  qu'il Êtait on ne peut plus  reconnaissant de ses
bontÊs et qu'il se rendrait Á ses ordres  ; mais il n'osa lui Êcrire de peur
de  ne  pouvoir, Á  des  yeux  aussi exercÊs que ceux  de  Milady,  dÊguiser
suffisamment son Êcriture.
     A neuf heures sonnant, d'Artagnan Êtait  place Royale. Il Êtait Êvident
que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre Êtaient prÊvenus, car
aussitÆt que d'Artagnan parut, avant mËme qu'il eÙt  demandÊ si Milady Êtait
visible, un d'eux courut l'annoncer.
     " Faites entrer "  , dit Milady  d'une voix brÉve, mais si perÚante que
d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
     On l'introduisit.
     " Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne.
"
     Le laquais sortit.
     D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle Êtait p×le et avait
les yeux fatiguÊs, soit par les larmes, soit par l'insomnie.  On avait  avec
intention diminuÊ  le nombre habituel des lumiÉres,  et  cependant la  jeune
femme  ne  pouvait arriver  Á cacher les  traces  de la  fiÉvre  qui l'avait
dÊvorÊe depuis deux jours.
     D'Artagnan  s'approcha d'elle avec  sa  galanterie ordinaire ; elle fit
alors  un effort  suprËme  pour le recevoir, mais  jamais  physionomie  plus
bouleversÊe ne dÊmentit sourire plus aimable.
     Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santÊ :
     " Mauvaise, rÊpondit-elle, trÉs mauvaise.
     -- Mais alors, dit d'Artagnan,  je suis indiscret, vous avez  besoin de
repos sans doute et je vais me retirer.
     --  Non pas,  dit  Milady ; au contraire, restez,  Monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira. "
     "  Oh  !  oh  ! pensa  d'Artagnan,  elle  n'a  jamais ÊtÊ si charmante,
dÊfions- nous. "
     Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout
l'Êclat  possible Á  sa conversation. En mËme temps cette fiÉvre qui l'avait
abandonnÊe un instant revenait rendre l'Êclat  Á ses yeux, le coloris Á  ses
joues, le carmin Á ses lÉvres. D'Artagnan retrouva la CircÊ qui l'avait dÊjÁ
enveloppÊ de  ses enchantements. Son  amour,  qu'il  croyait  Êteint et  qui
n'Êtait  qu'assoupi,   se  rÊveilla  dans  son  coeur.  Milady  souriait  et
d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
     Il y  eut un moment oÝ  il sentit quelque  chose comme un remords de ce
qu'il avait fait contre elle.
     Peu Á peu Milady devint  plus communicative. Elle  demanda Á d'Artagnan
s'il avait une maÏtresse.
     "  HÊlas ! dit  d'Artagnan  de  l'air  le  plus sentimental  qu'il  put
prendre, pouvez-vous Ëtre assez cruelle pour me faire une pareille question,
Á moi qui, depuis que je vous ai vue, ne  respire et ne soupire que par vous
et pour vous ! "
     Milady sourit d'un Êtrange sourire.
     " Ainsi vous m'aimez ? dit-elle.
     -- Ai-je  besoin de vous le dire, et ne vous en Ëtes-vous point aperÚue
?
     --  Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils
sont difficiles Á prendre.
     -- Oh ! les  difficultÊs ne m'effraient pas, dit  d'Artagnan ; il n'y a
que les impossibilitÊs qui m'Êpouvantent.
     -- Rien n'est impossible, dit Milady, Á un vÊritable amour.
     -- Rien, Madame ?
     -- Rien " , reprit Milady.
     "  Diable  ! reprit  d'Artagnan  Á  part  lui,  la  note  est  changÊe.
Deviendrait-  elle  amoureuse  de  moi,   par  hasard,  la  capricieuse,  et
serait-elle disposÊe  Á me donner Á  moi-mËme quelque  autre saphir pareil Á
celui qu'elle m'a donnÊ me prenant pour de Wardes ? "
     D'Artagnan rapprocha vivement son siÉge de celui de Milady.
     " Voyons,  dit-elle, que feriez-vous  bien  pour prouver cet amour dont
vous parlez ?
     -- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prËt.
     -- A tout ?
     -- A  tout !  s'Êcria  d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas
grand- chose Á risquer en s'engageant ainsi.
     -- Eh bien,  causons un peu, dit  Á son tour Milady en rapprochant  son
fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
     -- Je vous Êcoute, Madame " , dit celui-ci.
     Milady resta  un instant soucieuse  et comme indÊcise ; puis paraissant
prendre une rÊsolution :
     " J'ai un ennemi, dit-elle.
     --  Vous, Madame  !  s'Êcria  d'Artagnan  jouant  la  surprise,  est-ce
possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'Ëtes !
     -- Un ennemi mortel.
     -- En vÊritÊ ?
     -- Un ennemi qui m'a insultÊe si cruellement que c'est entre lui et moi
une guerre Á mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? "
     D'Artagnan comprit sur-le-champ oÝ la  vindicative crÊature  en voulait
venir.
     " Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma  vie vous
appartiennent comme mon amour.
     -- Alors, dit Milady, puisque vous Ëtes aussi gÊnÊreux qu'amoureux... "
     Elle s'arrËta.
     " Eh bien ? demanda d'Artagnan.
     --  Eh  bien, reprit  Milady  aprÉs  un moment de  silence, cessez  dÉs
aujourd'hui de parler d'impossibilitÊs.
     -- Ne  m'accablez  pas de  mon bonheur "  , s'Êcria  d'Artagnan  en  se
prÊcipitant  Á  genoux et  en  couvrant  de  baisers  les  mains  qu'on  lui
abandonnait.
     " Venge-moi de cet inf×me de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et
je  saurai bien  me dÊbarrasser  de toi  ensuite,  double sot,  lame  d'ÊpÊe
vivante ! "
     "   Tombe  volontairement  entre  mes  bras  aprÉs  m'avoir  raillÊ  si
effrontÊment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son cÆtÊ,
et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. "
     D'Artagnan releva la tËte.
     " Je suis prËt, dit-il.
     -- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady.
     -- Je devinerais un de vos regards.
     -- Ainsi vous  emploieriez pour  moi votre bras, qui s'est dÊjÁ  acquis
tant de renommÊe ?
     -- A l'instant mËme.
     --  Mais moi,  dit Milady, comment paierai-je  un  pareil service  ; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?
     -- Vous savez la  seule rÊponse que je dÊsire, dit d'Artagnan, la seule
qui soit digne de vous et de moi ! "
     Et il l'attira doucement vers lui.
     Elle rÊsista Á peine.
     " IntÊressÊ ! dit-elle en souriant.
     --  Ah !  s'Êcria d'Artagnan vÊritablement emportÊ  par la passion  que
cette femme  avait le  don  d'allumer  dans  son coeur, ah !  c'est que  mon
bonheur me  paraÏt invraisemblable,  et  qu'ayant toujours peur  de  le voir
s'envoler comme un rËve, j'ai h×te d'en faire une rÊalitÊ.
     -- Eh bien, mÊritez donc ce prÊtendu bonheur.
     -- Je suis Á vos ordres, dit d'Artagnan.
     -- Bien sÙr ? fit Milady avec un dernier doute.
     -- Nommez-moi l'inf×me qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
     -- Qui vous dit que j'ai pleurÊ ? dit-elle.
     -- Il me semblait...
     -- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
     -- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
     -- Songez que son nom c'est tout mon secret.
     -- Il faut cependant que je sache son nom.
     -- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
     -- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ?
     -- Vous le connaissez.
     -- Vraiment ?
     -- Oui.
     --  Ce  n'est  pas  un  de  mes amis  ?  reprit  d'Artagnan  en  jouant
l'hÊsitation pour faire croire Á son ignorance.
     -- Si c'Êtait  un de vos amis, vous hÊsiteriez donc ? " s'Êcria Milady.
Et un Êclair de menace passa dans ses yeux.
     " Non,  fÙt-ce  mon frÉre  ! "  s'Êcria  d'Artagnan  comme emportÊ  par
l'enthousiasme.
     Notre Gascon s'avanÚait sans risque ; car il savait oÝ il allait.
     " J'aime votre dÊvouement, dit Milady.
     -- HÊlas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan.
     -- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main.
     Et  l'ardente  pression  fit  frissonner d'Artagnan, comme  si, par  le
toucher, cette fiÉvre qui brÙlait Milady le gagnait lui-mËme.
     " Vous m'aimez, vous ! s'Êcria-t-il. Oh ! si cela Êtait, ce serait Á en
perdre la raison. "
     Et  il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'Êcarter  ses
lÉvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.
     Ses  lÉvres  Êtaient froides  :  il sembla Á  d'Artagnan  qu'il  venait
d'embrasser une statue.
     Il n'en  Êtait pas moins  ivre de joie, ÊlectrisÊ d'amour ; il  croyait
presque Á la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes.
Si de Wardes eÙt ÊtÊ en ce moment sous sa main, il l'eÙt tuÊ.
     Milady saisit l'occasion.
     " Il s'appelle... , dit-elle Á son tour.
     -- De Wardes, je le sais, s'Êcria d'Artagnan.
     -- Et comment le savez-vous  ? " demanda  Milady  en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son ×me.
     D'Artagnan sentit  qu'il s'Êtait laissÊ emporter,  et  qu'il avait fait
une faute.
     "  Dites, dites, mais dites donc !  rÊpÊtait Milady, comment le  savez-
vous ?
     -- Comment je le sais ? dit d'Artagnan.
     -- Oui.
     -- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon  oÝ j'Êtais, a
montrÊ une bague qu'il a dit tenir de vous.
     -- Le misÊrable ! " s'Êcria Milady.
     L'ÊpithÉte, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au  fond du coeur
de d'Artagnan.
     " Eh bien ? continua-t-elle.
     -- Eh bien, je  vous vengerai de  ce misÊrable, reprit d'Artagnan en se
donnant des airs de don Japhet d'ArmÊnie.
     -- Merci, mon brave ami ! s'Êcria Milady ; et quand serai-je vengÊe ?
     -- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. "
     Milady allait s'Êcrier : " Tout de suite " ; mais elle rÊflÊchit qu'une
pareille prÊcipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan.
     D'ailleurs,  elle avait mille  prÊcautions Á prendre, mille conseils  Á
donner Á son  dÊfenseur, pour  qu'il Êvit×t  les explications devant tÊmoins
avec le comte. Tout cela se trouva prÊvu par un mot de d'Artagnan.
     " Demain, dit-il, vous serez vengÊe ou je serai mort.
     -- Non !  dit-elle, vous me  vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est
un l×che.
     --  Avec  les femmes  peut-Ëtre,  mais pas  avec les  hommes. J'en sais
quelque chose, moi.
     -- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez  pas eu
Á vous plaindre de la fortune.
     -- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut  me trahir
demain.
     -- Ce qui veut dire que vous hÊsitez maintenant.
     -- Non, je  n'hÊsite pas,  Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me
laisser  aller Á une mort possible sans  m'avoir donnÊ au moins un peu  plus
que de l'espoir ? "
     Milady rÊpondit par un coup d'oeil qui voulait dire :
     " N'est-ce que cela ? parlez donc. "
     Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives :
     " C'est trop juste, dit-elle tendrement.
     -- Oh ! vous Ëtes un ange, dit le jeune homme.
     -- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
     -- Sauf ce que je vous demande, chÉre ×me !
     -- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier Á ma tendresse ?
     -- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
     --  Silence ; j'entends  mon frÉre  : il est inutile qu'il  vous trouve
ici. "
     Elle sonna ; Ketty parut.
     "  Sortez  par  cette  porte,  dit-elle  en poussant  une petite  porte
dÊrobÊe,  et revenez Á onze  heures  ; nous achÉverons cet entretien : Ketty
vous introduira chez moi. "
     La pauvre enfant pensa tomber Á la renverse en entendant ces paroles.
     " Eh  bien !  que  faites-vous, Mademoiselle, Á demeurer  lÁ,  immobile
comme une statue ?  Allons,  reconduisez le  chevalier ;  et ce soir, Á onze
heures, vous avez entendu ! "
     " Il paraÏt que  ses rendez-vous sont Á onze heures, pensa d'Artagnan :
c'est une habitude prise. "
     Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
     " Voyons, dit-il en se retirant et en  rÊpondant Á peine aux  reproches
de Ketty, voyons,  ne  soyons pas  un sot ; dÊcidÊment cette  femme est  une
grande scÊlÊrate : prenons garde. "




     D'Artagnan  Êtait sorti de l'hÆtel au lieu de monter tout de suite chez
Ketty, malgrÊ  les instances que lui avait faites  la jeune fille,  et  cela
pour  deux  raisons : la premiÉre, parce que de cette faÚon  il  Êvitait les
reproches, les rÊcriminations, les priÉres ; la seconde, parce qu'il n'Êtait
pas f×chÊ de lire un peu dans sa pensÊe, et, s'il Êtait possible, dans celle
de cette femme.
     Tout ce  qu'il y avait  de  plus clair lÁ-dedans,  c'est que d'Artagnan
aimait Milady comme  un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un
instant d'Artagnan comprit que ce qu'il  aurait de mieux Á  faire serait  de
rentrer chez lui et d'Êcrire Á Milady une longue lettre dans laquelle il lui
avouerait que lui  et de Wardes Êtaient  jusqu'Á prÊsent absolument le mËme,
que par consÊquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, Á tuer de
Wardes. Mais lui aussi Êtait  ÊperonnÊ  d'un fÊroce dÊsir de vengeance ;  il
voulait possÊder Á son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette
vengeance  lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point  y
renoncer.
     Il fit  cinq ou six fois le tour de la  place  Royale, se retournant de
dix  pas en  dix pas pour regarder la lumiÉre  de  l'appartement de  Milady,
qu'on  apercevait  Á travers les jalousies ; il Êtait Êvident que cette fois
la  jeune femme  Êtait moins  pressÊe  que la  premiÉre de rentrer  dans  sa
chambre.
     Enfin la lumiÉre disparut.
     Avec cette lueur s'Êteignit la  derniÉre irrÊsolution dans le coeur  de
d'Artagnan ;  il se rappela  les dÊtails  de la premiÉre nuit,  et, le coeur
bondissant,  la tËte en feu, il rentra  dans l'hÆtel et se prÊcipita dans la
chambre de Ketty.
     La jeune  fille,  p×le  comme  la mort, tremblant  de tous ses membres,
voulut arrËter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait  entendu le
bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte.
     " Venez " , dit-elle.
     Tout  cela Êtait  d'une si incroyable imprudence,  d'une si monstrueuse
effronterie,  qu'Á peine si d'Artagnan pouvait croire Á ce qu'il voyait et Á
ce  qu'il  entendait.  Il  croyait Ëtre  entraÏnÊ  dans  quelqu'une  de  ces
intrigues fantastiques comme on en accomplit en rËve.
     Il  ne s'ÊlanÚa  pas moins  vers Milady, cÊdant Á  cette attraction que
l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derriÉre eux.
     Ketty s'ÊlanÚa Á son tour contre la porte.
     La  jalousie, la fureur,  l'orgueil offensÊ,  toutes les passions enfin
qui se  disputent le  coeur  d'une  femme  amoureuse  la  poussaient  Á  une
rÊvÊlation ; mais elle Êtait  perdue si elle avouait avoir donnÊ les mains Á
une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan Êtait perdu  pour
elle.  Cette  derniÉre  pensÊe  d'amour  lui  conseilla  encore  ce  dernier
sacrifice.
     D'Artagnan, de son  cÆtÊ, Êtait arrivÊ au comble de tous ses voeux : ce
n'Êtait plus un rival  qu'on  aimait  en  lui,  c'Êtait lui-mËme qu'on avait
l'air  d'aimer.  Une  voix secrÉte lui  disait bien  au  fond du coeur qu'il
n'Êtait qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en  attendant qu'il
donn×t la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient
taire cette voix, Êtouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait Á de Wardes et se demandait
pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-mËme.
     Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut
plus  pour lui cette femme aux intentions fatales  qui  l'avait  un  instant
ÊpouvantÊ, ce fut  une maÏtresse  ardente  et passionnÊe  s'abandonnant tout
entiÉre Á un amour qu'elle semblait  Êprouver elle- mËme.  Deux heures Á peu
prÉs s'ÊcoulÉrent ainsi.
     Cependant les  transports  des deux amants  se calmÉrent ;  Milady, qui
n'avait  point les  mËmes  motifs  que d'Artagnan  pour  oublier,  revint la
premiÉre Á la rÊalitÊ et  demanda au jeune homme si les mesures qui devaient
amener  le  lendemain entre lui  et de  Wardes  une rencontre  Êtaient  bien
arrËtÊes d'avance dans son esprit.
     Mais d'Artagnan,  dont  les idÊes  avaient  pris un tout  autre  cours,
s'oublia  comme  un sot  et rÊpondit galamment qu'il  Êtait bien  tard  pour
s'occuper de duels Á coups d'ÊpÊe.
     Cette  froideur  pour  les seuls  intÊrËts  qui  l'occupassent  effraya
Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
     Alors  d'Artagnan, qui  n'avait jamais  sÊrieusement  pensÊ  Á ce  duel
impossible, voulut dÊtourner la conversation, mais il n'Êtait plus de force.
     Milady le contint dans les limites qu'elle avait  tracÊes d'avance avec
son esprit irrÊsistible et sa volontÊ de fer.
     D'Artagnan se crut  fort spirituel en conseillant Á Milady de renoncer,
en pardonnant Á de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait formÊs.
     Mais aux  premiers mots  qu'il  dit,  la  jeune  femme  tressaillit  et
s'Êloigna.
     " Auriez-vous  peur,  cher d'Artagnan  ? dit-elle d'une voix  aiguÌ  et
railleuse qui rÊsonna Êtrangement dans l'obscuritÊ.
     -- Vous ne le pensez pas, chÉre ×me ! rÊpondit d'Artagnan ; mais enfin,
si ce pauvre comte de Wardes Êtait moins coupable que vous ne le pensez ?
     -- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompÊe,  et  du moment oÝ
il m'a trompÊe il a mÊritÊ la mort.
     -- Il mourra donc, puisque  vous le condamnez  !  " dit d'Artagnan d'un
ton  si ferme,  qu'il parut Á  Milady l'expression  d'un dÊvouement  Á toute
Êpreuve.
     AussitÆt elle se rapprocha de lui.
     Nous  ne  pourrions  dire  le temps que dura la nuit pour Milady ; mais
d'Artagnan  croyait Ëtre prÉs d'elle depuis  deux heures Á peine lorsque  le
jour parut aux  fentes des jalousies  et bientÆt  envahit la chambre  de  sa
lueur blafarde.
     Alors Milady, voyant  que d'Artagnan allait la quitter,  lui rappela la
promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
     " Je  suis tout prËt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais  Ëtre
certain d'une chose.
     -- De laquelle ? demanda Milady.
     -- C'est que vous m'aimez.
     -- Je vous en ai donnÊ la preuve, ce me semble.
     -- Oui, aussi je suis Á vous corps et ×me.
     --  Merci, mon  brave amant ! mais  de  mËme que je vous  ai prouvÊ mon
amour, vous me prouverez le vÆtre Á votre tour, n'est-ce pas ?
     --  Certainement. Mais si  vous m'aimez comme vous me le dites,  reprit
d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?
     -- Que puis-je craindre ?
     -- Mais enfin, que je sois blessÊ dangereusement, tuÊ mËme.
     --  Impossible,  dit Milady, vous Ëtes un homme si vaillant  et une  si
fine ÊpÊe.
     -- Vous ne prÊfÊreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous
vengerait de mËme tout en rendant inutile le combat. "
     Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers
rayons du jour donnait Á ses yeux clairs une expression Êtrangement funeste.
     " Vraiment, dit-elle, je crois que voilÁ que vous hÊsitez maintenant.
     -- Non,  je n'hÊsite pas ; mais c'est que  ce pauvre comte de Wardes me
fait vraiment  peine depuis que vous ne l'aimez plus, et  il me semble qu'un
homme doit Ëtre si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il
n'a pas besoin d'autre ch×timent :
     -- Qui vous dit que je l'aie aimÊ ? demanda Milady.
     -- Au moins puis-je croire maintenant  sans trop de fatuitÊ que vous en
aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le rÊpÉte,
je m'intÊresse au comte.
     -- Vous ? demanda Milady.
     -- Oui moi.
     -- Et pourquoi vous ?
     -- Parce que seul je sais...
     -- Quoi ?
     -- Qu'il est loin d'Ëtre ou  plutÆt  d'avoir ÊtÊ  aussi coupable envers
vous qu'il le paraÏt.
     -- En vÊritÊ ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car  je ne
sais vraiment ce que vous voulez dire. "
     Et elle regardait d'Artagnan,  qui  la  tenait embrassÊe, avec des yeux
qui semblaient s'enflammer peu Á peu.
     "  Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan  dÊcidÊ Á en finir ;
et depuis  que votre amour est  Á moi, que je suis bien sÙr de  le possÊder,
car je le possÉde, n'est-ce pas ?...
     -- Tout entier, continuez.
     -- Eh bien, je me sens comme transportÊ, un aveu me pÉse.
     -- Un aveu ?
     -- Si j'eusse doutÊ de votre  amour je ne l'eusse pas fait ;  mais vous
m'aimez, ma belle maÏtresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ?
     -- Sans doute.
     -- Alors si par  excÉs  d'amour je me suis rendu coupable envers  vous,
vous me pardonnerez ?
     -- Peut-Ëtre ! "
     D'Artagnan  essaya,  avec le plus doux  sourire  qu'il  pÙt prendre, de
rapprocher ses lÉvres des lÉvres de Milady, mais celle-ci l'Êcarta.
     " Cet aveu, dit-elle en p×lissant, quel est cet aveu ?
     --  Vous aviez donnÊ rendez-vous Á de Wardes, jeudi dernier, dans cette
mËme chambre, n'est-ce pas ?
     -- Moi,  non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton  de voix si ferme et
d'un visage  si impassible, que  si d'Artagnan n'eÙt pas eu une certitude si
parfaite, il eÙt doutÊ.
     --  Ne mentez pas,  mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait
inutile.
     -- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !
     --  Oh ! rassurez-vous, vous n'Ëtes point  coupable envers moi,  et  je
vous ai dÊjÁ pardonnÊ !
     -- AprÉs, aprÉs ?
     -- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
     -- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-mËme que cette bague...
     -- Cette bague, mon  amour, c'est moi  qui l'ai.  Le comte de Wardes de
jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mËme personne. "
     L'imprudent s'attendait  Á une surprise mËlÊe  de pudeur,  Á  un  petit
orage qui se rÊsoudrait en larmes ;  mais il se trompait Êtrangement, et son
erreur ne fut pas longue.
     P×le  et terrible, Milady se redressa,  et,  repoussant d'Artagnan d'un
violent coup dans la poitrine, elle s'ÊlanÚa hors du lit.
     Il faisait alors presque grand jour.
     D'Artagnan  la retint  par son peignoir  de fine  toile  des Indes pour
implorer  son pardon ;  mais elle, d'un mouvement puissant  et rÊsolu,  elle
essaya de fuir. Alors la batiste se dÊchira en laissant Á nu les Êpaules, et
sur l'une de  ces belles  Êpaules  rondes et blanches,  d'Artagnan,  avec un
saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque indÊlÊbile
qu'imprime la main infamante du bourreau.
     " Grand Dieu ! " s'Êcria d'Artagnan en l×chant le peignoir.
     Et il demeura muet, immobile et glacÊ sur le lit.
     Mais  Milady se sentait dÊnoncÊe par l'effroi mËme  de d'Artagnan. Sans
doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret
terrible, que tout le monde ignorait, exceptÊ lui.
     Elle  se  retourna,  non  plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthÉre blessÊe.
     " Ah ! misÊrable, dit-elle, tu m'as l×chement trahie, et de  plus tu as
mon secret ! Tu mourras ! "
     Et  elle  courut Á un  coffret  de  marqueterie posÊ  sur la  toilette,
l'ouvrit  d'une  main  fiÊvreuse et tremblante,  en tira un petit poignard Á
manche d'or, Á la lame aiguÌ et mince, et revint d'un  bond sur d'Artagnan Á
demi nu.
     Quoique le jeune homme fÙt brave, on le sait, il fut ÊpouvantÊ de cette
figure  bouleversÊe, de ces  pupilles dilatÊes  horriblement,  de ces  joues
p×les  et de ces lÉvres sanglantes ; il recula jusqu'Á  la ruelle,  comme il
eÙt fait Á l'approche d'un serpent qui eÙt rampÊ  vers lui, et  son ÊpÊe  se
rencontrant sous sa main souillÊe de sueur, il la tira du fourreau.
     Mais sans s'inquiÊter de l'ÊpÊe, Milady essaya de remonter  sur le  lit
pour le frapper, et elle ne s'arrËta que lorsqu'elle sentit  la pointe aiguÌ
sur sa gorge.
     Alors elle  essaya de saisir cette  ÊpÊe avec les mains mais d'Artagnan
l'Êcarta toujours de ses Êtreintes, et, la  lui prÊsentant tantÆt  aux yeux,
tantÆt Á  la poitrine, il se laissa glisser  Á  bas du lit,  cherchant  pour
faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty.
     Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports,
rugissant d'une faÚon formidable.
     Cependant  cela ressemblait Á  un duel, aussi  d'Artagnan se  remettait
petit Á petit.
     " Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de  par Dieu,  calmez-vous,
ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre Êpaule.
     -- Inf×me ! inf×me ! " hurlait Milady.
     Mais  d'Artagnan,  cherchant  toujours  la  porte,  se  tenait  sur  la
dÊfensive.
     Au  bruit qu'ils faisaient, elle  renversant  les meubles pour  aller Á
lui,  lui  s'abritant  derriÉre les meubles  pour se garantir d'elle,  Ketty
ouvrit  la  porte.  D'Artagnan, qui  avait  sans  cesse  manoeuvrÊ  pour  se
rapprocher de cette porte, n'en Êtait plus qu'Á trois pas. D'un seul Êlan il
s'ÊlanÚa de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme
l'Êclair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.
     Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui  l'enfermait dans sa
chambre,  avec  des forces  bien au-dessus  de  celles d'une  femme  ; puis,
lorsqu'elle  sentit que  c'Êtait chose impossible,  elle  cribla la porte de
coups de poignard, dont quelques-uns traversÉrent l'Êpaisseur du bois.
     Chaque coup Êtait accompagnÊ d'une imprÊcation terrible.
     " Vite,  vite,  Ketty,  dit d'Artagnan Á  demi-voix lorsque les verrous
furent  mis, fais-moi sortir de l'hÆtel, ou si nous lui laissons le temps de
se retourner, elle me fera tuer par les laquais.
     -- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous Ëtes tout nu.
     -- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperÚut alors seulement du costume
dans lequel il  se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais
h×tons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! "
     Ketty ne comprenait que trop ; en un tour  de main elle l'affubla d'une
robe Á fleurs, d'une large  coiffe et  d'un  mantelet ;  elle  lui donna des
pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entraÏna par
les  degrÊs.  Il  Êtait  temps, Milady  avait  dÊjÁ sonnÊ et  rÊveillÊ  tout
l'hÆtel. Le portier tira le  cordon  Á la voix  de Ketty  au moment mËme  oÝ
Milady, Á demi nue de son cÆtÊ, criait par la fenËtre :
     " N'ouvrez pas ! "




     Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le  menaÚait  encore d'un  geste
impuissant. Au moment oÝ elle le perdit  de vue, Milady  tomba Êvanouie dans
sa chambre.
     D'Artagnan Êtait  tellement bouleversÊ, que, sans s'inquiÊter de ce que
deviendrait Ketty, il traversa  la moitiÊ de Paris tout  en courant,  et  ne
s'arrËta que devant la porte d'Athos. L'Êgarement de son esprit, la  terreur
qui  l'Êperonnait,  les  cris  de quelques  patrouilles qui  se mirent Á  sa
poursuite, et  les  huÊes de  quelques  passants  qui,  malgrÊ  l'heure  peu
avancÊe, se rendaient Á leurs affaires, ne firent que prÊcipiter sa course.
     Il traversa la cour, monta les deux Êtages d'Athos et frappa Á la porte
Á tout rompre.
     Grimaud vint  ouvrir les yeux bouffis de  sommeil.  D'Artagnan s'ÊlanÚa
avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant.
     MalgrÊ le mutisme habituel  du pauvre garÚon, cette  fois la parole lui
revint.
     "  HÊ, lÁ, lÁ ! s'Êcria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-
vous, drÆlesse ? "
     D'Artagnan releva  ses coiffes et  dÊgagea  ses  mains de  dessous  son
mantelet  ; Á la vue de  ses moustaches et de son ÊpÊe nue, le pauvre diable
s'aperÚut qu'il avait affaire Á un homme.
     Il crut alors que c'Êtait quelque assassin.
     " Au secours ! Á l'aide ! au secours ! s'Êcria-t-il.
     -- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me
reconnais-tu pas ? OÝ est ton maÏtre ?
     -- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'Êcria Grimaud ÊpouvantÊ. Impossible.
     -- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je
crois que vous vous permettez de parler.
     -- Ah ! Monsieur ! c'est que...
     -- Silence. "
     Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan Á son maÏtre.
     Athos  reconnut  son  camarade, et,  tout  flegmatique qu'il  Êtait, il
partit d'un Êclat de rire que motivait bien la mascarade Êtrange qu'il avait
sous les yeux  : coiffes  de  travers, jupes  tombantes sur  les  souliers ;
manches retroussÊes et moustaches raides d'Êmotion.
     "  Ne  riez pas,  mon ami, s'Êcria  d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez
pas, car, sur mon ×me, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. "
     Et il prononÚa ces mots d'un  air si solennel et avec une Êpouvante  si
vraie qu'Athos lui prit aussitÆt les mains en s'Êcriant :
     " Seriez-vous blessÊ, mon ami ? vous Ëtes bien p×le !
     -- Non,  mais il vient  de m'arriver un  terrible  ÊvÊnement. Etes-vous
seul, Athos ?
     -- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi Á cette heure ?
     -- Bien, bien. "
     Et d'Artagnan se prÊcipita dans la chambre d'Athos.
     " HÊ, parlez ! dit  celui-ci en refermant la  porte et en  poussant les
verrous  pour n'Ëtre pas dÊrangÊs. Le roi est-il mort ? Avez-vous tuÊ M.  le
cardinal  ?  Vous Ëtes tout renversÊ ;  voyons,  voyons, dites, car je meurs
vÊritablement d'inquiÊtude.
     -- Athos, dit d'Artagnan  se dÊbarrassant de ses vËtements de  femme et
apparaissant en chemise,  prÊparez-vous Á  entendre une histoire incroyable,
inouÐe.
     -- Prenez d'abord  cette robe de chambre  " , dit le mousquetaire Á son
ami.
     D'Artagnan passa la robe de  chambre, prenant une manche pour une autre
tant il Êtait encore Êmu.
     " Eh bien ? dit Athos.
     -- Eh bien, rÊpondit  d'Artagnan  en se courbant vers l'oreille d'Athos
et en baissant la voix, Milady est marquÊe d'une fleur de lys Á l'Êpaule.
     --  Ah ! cria le mousquetaire  comme  s'il eÙt reÚu une balle  dans  le
coeur.
     -- Voyons, dit d'Artagnan, Ëtes-vous sÙr que l'autre soit bien morte ?
     -- L'autre ?  dit  Athos d'une voix si sourde, qu'Á peine si d'Artagnan
l'entendit.
     -- Oui, celle dont vous m'avez parlÊ un jour Á Amiens. "
     Athos poussa un gÊmissement et laissa tomber sa tËte dans ses mains.
     "  Celle-ci,  continua d'Artagnan,  est une femme de vingt-six Á vingt-
huit ans.
     -- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ?
     -- Oui.
     -- Des yeux bleu clair, d'une clartÊ Êtrange, avec des cils et sourcils
noirs ?
     -- Oui.
     --  Grande, bien faite ?  Il  lui manque  une dent prÉs  de  l'oeillÉre
gauche.
     -- Oui.
     -- La fleur de  lys est  petite, rousse de couleur et comme effacÊe par
les couches de p×te qu'on y applique.
     -- Oui.
     -- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !
     -- On l'appelle  Milady, mais elle  peut Ëtre  FranÚaise. MalgrÊ  cela,
Lord de Winter n'est que son beau-frÉre.
     -- Je veux la voir, d'Artagnan.
     -- Prenez garde,  Athos, prenez garde ; vous  avez voulu la tuer,  elle
est femme Á vous rendre la pareille et Á ne pas vous manquer.
     -- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dÊnoncer elle-mËme.
     -- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ?
     -- Non, dit Athos.
     -- Une tigresse, une panthÉre ! Ah ! mon cher  Athos !  j'ai bien  peur
d'avoir attirÊ sur nous deux une vengeance terrible ! "
     D'Artagnan raconta  tout alors :  la  colÉre  insensÊe de Milady et ses
menaces de mort.
     "  Vous  avez raison, et,  sur mon  ×me, je  donnerais ma vie  pour  un
cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est  aprÉs-demain que nous quittons Paris
; nous allons, selon toute probabilitÊ, Á La Rochelle, et une fois partis...
     --  Elle  vous  suivra  jusqu'au  bout  du monde, Athos, si  elle  vous
reconnaÏt ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
     --  Ah ! mon cher ! que m'importe  qu'elle  me tue ! dit Athos ; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens Á la vie ?
     -- Il y  a quelque  horrible mystÉre sous tout cela.  ,  Athos  ! cette
femme est l'espion du cardinal, j'en suis sÙr !
     -- En ce cas, prenez  garde Á vous. Si le  cardinal  ne vous a pas dans
une haute admiration pour l'affaire de Londres, il  vous a en grande haine ;
mais  comme,  au   bout   du  compte,  il  ne   peut   rien  vous  reprocher
ostensiblement, et qu'il  faut que haine  se satisfasse, surtout quand c'est
une haine de cardinal, prenez garde  Á  vous ! Si vous sortez, ne sortez pas
seul ; si vous mangez,  prenez  vos prÊcautions : mÊfiez-vous de tout enfin,
mËme de votre ombre.
     -- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'Á
aprÉs-demain soir sans encombre, car une fois Á l'armÊe nous  n'aurons plus,
je l'espÉre, que des hommes Á craindre.
     -- En attendant,  dit Athos, je renonce Á mes projets de  rÊclusion, et
je vais partout avec vous :  il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs,
je vous accompagne.
     --  Mais  si prÉs que ce soit  d'ici, reprit d'Artagnan,  je ne  puis y
retourner comme cela.
     -- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette.
     Grimaud entra.
     Athos  lui fit signe d'aller  chez d'Artagnan,  et d'en  rapporter  des
habits.
     Grimaud  rÊpondit  par un autre signe qu'il comprenait parfaitement  et
partit.
     "  Ah ÚÁ ! mais  voilÁ qui  ne nous avance pas pour l'Êquipement,  cher
ami, dit  Athos ;  car, si je  ne  m'abuse,  vous  avez laissÊ  toute  votre
dÊfroque  chez Milady, qui n'aura  sans  doute  pas l'attention de  vous  la
retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
     --  Le saphir est Á vous, mon  cher  Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que
c'Êtait une bague de famille ?
     -- Oui, mon pÉre l'acheta deux mille Êcus, Á ce  qu'il me dit autrefois
; il faisait partie  des  cadeaux  de noce qu'il fit Á ma mÉre ;  et il  est
magnifique. Ma mÉre  me  le donna,  et moi, fou que j'Êtais, plutÆt  que  de
garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai Á mon tour Á cette
misÊrable.
     -- Alors, mon cher, reprenez  cette  bague, Á laquelle je comprends que
vous devez tenir.
     --  Moi, reprendre cette bague, aprÉs qu'elle a passÊ par les mains  de
l'inf×me ! jamais : cette bague est souillÊe, d'Artagnan.
     -- Vendez-la donc.
     --  Vendre  un diamant  qui  vient  de ma mÉre !  je vous avoue  que je
regarderais cela comme une profanation.
     --  Alors  engagez-la,  on vous prËtera bien  dessus un millier d'Êcus.
Avec  cette somme  vous serez au-dessus de  vos affaires, puis,  au  premier
argent qui  vous rentrera, vous la dÊgagerez, et vous la reprendrez lavÊe de
ses anciennes taches, car elle aura passÊ par les mains des usuriers. "
     Athos sourit.
     " Vous Ëtes un charmant compagnon, dit-il,  mon cher d'Artagnan  ; vous
relevez par votre Êternelle gaietÊ les pauvres esprits dans l'affliction. Eh
bien, oui, engageons cette bague, mais Á une condition !
     -- Laquelle ?
     -- C'est qu'il y aura cinq cents Êcus pour vous et cinq cents Êcus pour
moi.
     -- Y songez-vous, Athos ? Je  n'ai pas besoin du quart de cette  somme,
moi qui  suis dans  les gardes, et  en vendant ma selle je me la procurerai.
Que me faut-il ? Un cheval pour  Planchet, voilÁ tout. Puis vous oubliez que
j'ai une bague aussi.
     -- A laquelle vous  tenez encore plus,  ce me semble, que je ne  tiens,
moi, Á la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
     -- Oui,  car dans  une circonstance extrËme  elle peut  nous tirer  non
seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque  grand danger  ;
c'est  non  seulement un diamant  prÊcieux, mais  c'est  encore  un talisman
enchantÊ.
     -- Je  ne vous comprends pas,  mais  je crois Á ce que  vous  me dites.
Revenons donc Á ma bague, ou plutÆt Á la vÆtre ; vous toucherez la moitiÊ de
la  somme qu'on nous donnera sur  elle ou je la jette  dans  la Seine, et je
doute que, comme Á Polycrate, quelque  poisson soit  assez complaisant  pour
nous la rapporter.
     -- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan.
     En ce moment Grimaud rentra accompagnÊ de Planchet ;  celui-ci, inquiet
de son maÏtre et curieux de savoir ce qui lui Êtait arrivÊ, avait profitÊ de
la circonstance et apportait les habits lui-mËme.
     D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent
prËts Á sortir, ce dernier fit Á Grimaud le signe d'un homme qui met en joue
; celui-ci dÊcrocha aussitÆt  son  mousqueton et s'apprËta Á accompagner son
maÏtre.
     Athos et  d'Artagnan suivis de  leurs valets arrivÉrent sans incident Á
la rue des  Fossoyeurs. Bonacieux Êtait sur la porte,  il regarda d'Artagnan
d'un air goguenard.
     " Eh, mon cher locataire ! dit-il, h×tez-vous donc, vous avez une belle
jeune  fille  qui vous attend  chez  vous, et  les  femmes, vous  le  savez,
n'aiment pas qu'on les fasse attendre !
     -- C'est Ketty ! " s'Êcria d'Artagnan.
     Et il s'ÊlanÚa dans l'allÊe.
     Effectivement, sur le carrÊ conduisant Á sa chambre, et tapie contre sa
porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. DÉs qu'elle l'aperÚut :
     " Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me  sauver
de sa colÉre, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui m'avez perdue !
     --  Oui, sans  doute,  dit  d'Artagnan,  sois  tranquille,  Ketty. Mais
qu'est-il arrivÊ aprÉs mon dÊpart ?
     -- Le sais-je  ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussÊs les laquais sont
accourus, elle Êtait folle  de colÉre  ; tout ce qu'il existe d'imprÊcations
elle les  a vomies contre vous. Alors j'ai pensÊ qu'elle se rappellerait que
c'Êtait par  ma chambre  que vous aviez pÊnÊtrÊ dans la sienne, et  qu'alors
elle songerait  que j'Êtais  votre complice ; j'ai  pris le peu d'argent que
j'avais, mes hardes les plus prÊcieuses, et je me suis sauvÊe.
     --  Pauvre  enfant  !   Mais  que  vais-je  faire  de  toi  ?  Je  pars
aprÉs-demain.  --  --  Tout  ce  que  vous voudrez,  Monsieur le  chevalier,
faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.
     -- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siÉge de La Rochelle,
dit d'Artagnan.
     -- Non ; mais vous  pouvez me placer en province, chez  quelque dame de
votre connaissance : dans votre pays, par exemple.
     -- Ah  !  ma chÉre amie ! dans mon pays les dames n'ont point de femmes
de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me chercher Aramis
: qu'il vienne  tout de suite. Nous avons quelque chose de trÉs  important Á
lui dire.
     --  Je comprends, dit Athos ; mais  pourquoi pas Porthos ? Il me semble
que sa marquise...
     -- La marquise de Porthos se fait habiller par les  clercs de son mari,
dit  d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer  rue aux
Ours, n'est-ce pas, Ketty ?
     --  Je demeurerai oÝ  l'on voudra, dit Ketty,  pourvu que je sois  bien
cachÊe et que l'on ne sache pas oÝ je suis.
     -- Maintenant, Ketty, que nous allons nous sÊparer,  et  par consÊquent
que tu n'es plus jalouse de moi...
     --  Monsieur  le  chevalier,  de  loin  ou de  prÉs, dit Ketty, je vous
aimerai toujours. "
     " OÝ diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura Athos.
     " Moi  aussi, dit  d'Artagnan, moi  aussi,  je t'aimerai toujours, sois
tranquille.  Mais  voyons,  rÊponds-moi.  Maintenant  j'attache  une  grande
importance Á la question que je te fais : n'aurais-tu jamais  entendu parler
d'une jeune dame qu'on aurait enlevÊe pendant une nuit.
     -- Attendez donc... Oh ! mon  Dieu  ! Monsieur le chevalier, est-ce que
vous aimez encore cette femme ?
     -- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que voilÁ.
     --  Moi  ! s'Êcria Athos avec un accent pareil Á celui  d'un  homme qui
s'aperÚoit qu'il va marcher sur une couleuvre.
     --  Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant  la main d'Athos. Vous
savez bien  l'intÊrËt que  nous  prenons  tous  Á  cette  pauvre petite  Mme
Bonacieux. D'ailleurs  Ketty  ne  dira  rien  :  n'est-ce  pas,  Ketty ?  Tu
comprends, mon  enfant, continua d'Artagnan, c'est la  femme de  cet affreux
magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.
     --  Oh ! mon Dieu ! s'Êcria  Ketty, vous  me rappelez ma peur  ; pourvu
qu'il ne m'ait pas reconnue !
     -- Comment, reconnue ! tu as donc dÊjÁ vu cet homme ?
     -- Il est venu deux fois chez Milady.
     -- C'est cela. Vers quelle Êpoque ?
     -- Mais il y a quinze ou dix-huit jours Á peu prÉs.
     -- Justement.
     -- Et hier soir il est revenu.
     -- Hier soir.
     -- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-mËme.
     -- Mon cher Athos, nous sommes enveloppÊs dans un rÊseau d'espions ! Et
tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ?
     -- J'ai baissÊ ma coiffe en l'apercevant, mais peut-Ëtre Êtait-il  trop
tard.
     -- Descendez, Athos, vous dont il se  mÊfie moins que  de moi, et voyez
s'il est toujours sur sa porte. "
     Athos descendit et remonta bientÆt.
     " Il est parti, dit-il, et la maison est fermÊe.
     -- Il est allÊ faire son rapport, et dire que tous  les pigeons sont en
ce moment au colombier.
     -- Eh  bien,  mais, envolons-nous, dit  Athos, et  ne laissons  ici que
Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
     -- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyÊ chercher !
     -- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. "
     En ce moment Aramis entra.
     On lui  exposa l'affaire,  et on lui  dit  comment  il Êtait urgent que
parmi toutes ses hautes connaissances il trouv×t une place Á Ketty.
     Aramis rÊflÊchit un instant, et dit en rougissant :
     " Cela vous rendra-t-il bien rÊellement service, d'Artagnan ?
     -- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
     --  Eh bien,  Mme  de Bois-Tracy m'a demandÊ, pour une de ses amies qui
habite la province, je crois, une femme de chambre sÙre ; et si vous pouvez,
mon cher d'Artagnan, me rÊpondre de Mademoiselle...
     -- Oh  !  Monsieur,  s'Êcria Ketty,  je serai  toute  dÊvouÊe, soyez-en
certain, Á la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
     -- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. "
     Il  se  mit Á une  table et Êcrivit un petit mot qu'il cacheta avec une
bague, et donna le billet Á Ketty.
     "  Maintenant, mon enfant,  dit d'Artagnan,  tu sais qu'il ne fait  pas
meilleur  ici  pour  nous  que pour  toi.  Ainsi  sÊparons-nous.  Nous  nous
retrouverons dans des jours meilleurs.
     -- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu
que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous
aime aujourd'hui. "
     " Serment de  joueur  "  ,  dit  Athos  pendant  que  d'Artagnan allait
reconduire Ketty sur l'escalier.
     Un  instant aprÉs,  les trois  jeunes  gens  se sÊparÉrent  en  prenant
rendez- vous Á quatre heures chez Athos et  en laissant Planchet pour garder
la maison.
     Aramis  rentra chez  lui,  et  Athos  et  d'Artagnan s'inquiÊtÉrent  du
placement du saphir.
     Comme  l'avait prÊvu notre Gascon,  on  trouva facilement  trois  cents
pistoles sur la  bague. De plus, le juif annonÚa  que si on  voulait la  lui
vendre,  comme  elle  lui  ferait un  pendant  magnifique  pour  des boucles
d'oreilles, il en donnerait jusqu'Á cinq cents pistoles.
     Athos et d'Artagnan, avec  l'activitÊ de deux soldats  et la science de
deux  connaisseurs, mirent trois  heures Á peine Á acheter tout l'Êquipement
du  mousquetaire.  D'ailleurs  Athos  Êtait de bonne  composition  et  grand
seigneur jusqu'au bout des ongles.  Chaque fois qu'une chose  lui convenait,
il  payait  le prix  demandÊ sans essayer  mËme  d'en  rabattre.  D'Artagnan
voulait bien lÁ-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main
sur l'Êpaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'Êtait bon pour lui,
petit gentilhomme  gascon,  de marchander, mais non pour un homme  qui avait
les airs d'un prince.
     Le  mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme  du jais,
aux  narines de feu, aux jambes fines et ÊlÊgantes, qui prenait six  ans. Il
l'examina et le trouva  sans  dÊfaut. On le lui fit mille livres. Peut- Ëtre
l'eÙt-il  eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur  le  prix
avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.
     Grimaud  eut un  cheval picard, trapu  et  fort,  qui coÙta trois cents
livres.
     Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetÊes, il
ne  restait  plus  un sou des  cent cinquante  pistoles d'Athos.  D'Artagnan
offrit Á son ami de mordre une bouchÊe dans la part qui lui revenait, quitte
Á lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait empruntÊ.
     Mais Athos, pour toute rÊponse, se contenta de hausser les Êpaules.
     " Combien le juif donnait-il  du saphir pour l'avoir en toute propriÊtÊ
? demanda Athos.
     -- Cinq cents pistoles.
     -- C'est-Á-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous,
cent pistoles pour moi. Mais c'est  une  vÊritable fortune,  cela,  mon ami,
retournez chez le juif.
     -- Comment, vous voulez...
     -- Cette bague, dÊcidÊment, me rappellerait de trop tristes souvenirs ;
puis nous  n'aurons jamais  trois cents pistoles  Á lui rendre, de sorte que
nous  perdrions deux  mille livres Á ce marchÊ.  Allez lui dire que la bague
est Á lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.
     -- RÊflÊchissez, Athos.
     -- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir
faire  des  sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera
avec son mousqueton. "
     Une  demi-heure aprÉs, d'Artagnan revint avec les deux mille livres  et
sans qu'il lui fÙt arrivÊ aucun accident.
     Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son mÊnage  des ressources auxquelles
il ne s'attendait pas.




     A quatre heures, les quatre amis Êtaient donc rÊunis chez  Athos. Leurs
prÊoccupations  sur  l'Êquipement avaient  tout Á fait  disparu,  et  chaque
visage  ne  conservait plus  l'expression que  de  ses propres  et  secrÉtes
inquiÊtudes  ;  car derriÉre tout bonheur  prÊsent est cachÊe  une crainte Á
venir.
     Tout Á coup  Planchet  entra  apportant  deux  lettres  Á l'adresse  de
d'Artagnan.
     L'une Êtait un petit billet gentiment pliÊ en long avec un joli  cachet
de cire verte sur lequel  Êtait empreinte  une colombe rapportant  un rameau
vert.
     L'autre Êtait une  grande  ÊpÏtre  carrÊe et resplendissante des  armes
terribles de Son Eminence le cardinal-duc.
     A la vue  de  la  petite lettre, le coeur de  d'Artagnan bondit, car il
avait cru  reconnaÏtre  l'Êcriture ; et  quoiqu'il n'eÙt  vu  cette Êcriture
qu'une fois, la mÊmoire en Êtait restÊe au plus profond de son coeur.
     Il prit donc la petite ÊpÏtre et la dÊcacheta vivement.
     " Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures Á sept
heures du soir, sur la  route de Chaillot,  et regardez  avec soin  dans les
carrosses qui passeront,  mais si vous tenez Á votre vie et Á celle des gens
qui  vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse
faire croire  que  vous avez  reconnu  celle qui s'expose  Á  tout pour vous
apercevoir un instant. "
     Pas de signature.
     " C'est un piÉge, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan.
     -- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaÏtre l'Êcriture.
     -- Elle est peut-Ëtre contrefaite, reprit Athos ; Á six ou sept heures,
dans ce temps-ci, la route  de Chaillot est tout Á fait dÊserte : autant que
vous alliez vous promener dans la forËt de Bondy.
     -- Mais si nous y allions tous ! dit  d'Artagnan  ; que diable !  on ne
nous dÊvorera point  tous les quatre  ; plus,  quatre laquais  ;  plus,  les
chevaux ; plus les armes.
     -- Puis ce sera une occasion de montrer nos Êquipages, dit Porthos.
     -- Mais  si  c'est une femme qui Êcrit, dit Aramis, et  que cette femme
dÊsire ne pas Ëtre vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui
est mal de la part d'un gentilhomme.
     -- Nous resterons en arriÉre, dit Porthos, et lui seul s'avancera.
     --  Oui, mais  un coup de pistolet est  bientÆt tirÊ  d'un carrosse qui
marche au galop.
     --  Bah ! dit  d'Artagnan, on me  manquera. Nous  rejoindrons  alors le
carrosse,  et  nous  exterminerons  ceux qui  se trouvent  dedans.  Ce  sera
toujours autant d'ennemis de moins.
     -- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes
d'ailleurs.
     --  Bah !  donnons-nous  ce plaisir,  dit  Aramis de son  air  doux  et
nonchalant.
     -- Comme vous voudrez, dit Athos.
     -- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre  heures et  demie,  et nous
avons le temps Á peine d'Ëtre Á six heures sur la route de Chaillot.
     -- Puis, si nous  sortions trop tard,  dit  Porthos, on ne nous verrait
pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprËter, Messieurs.
     -- Mais cette seconde lettre,  dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble
que le cachet indique cependant qu'elle mÊrite bien d'Ëtre ouverte : quant Á
moi,  je vous dÊclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que
du petit brimborion que vous  venez  tout  doucement  de glisser  sur  votre
coeur. "
     D'Artagnan rougit.
     "  Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce  que  me veut Son
Eminence. "
     Et d'Artagnan dÊcacheta la lettre et lut :
     " M. d'Artagnan, garde  du roi, compagnie  des Essarts, est attendu  au
Palais-Cardinal ce soir Á huit heures.
     " LA HOUDINIERE,
     " Capitaine des gardes. "
     " Diable ! dit  Athos,  voici un rendez-vous bien  autrement inquiÊtant
que l'autre.
     -- J'irai au second  en sortant du premier, dit d'Artagnan :  l'un  est
pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout.
     --  Hum !  je n'irais pas,  dit Aramis :  un galant chevalier  ne  peut
manquer Á un rendez-vous donnÊ  par une dame  ; mais un  gentilhomme prudent
peut s'excuser  de ne pas  se rendre chez Son Eminence, surtout  lorsqu'il a
quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments.
     -- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos.
     -- Messieurs,  rÊpondit d'Artagnan, j'ai dÊjÁ  reÚu  par  M.  de Cavois
pareille invitation de Son  Eminence, je l'ai nÊgligÊe,  et  le lendemain il
m'est  arrivÊ  un  grand malheur ! Constance  a disparu ; quelque  chose qui
puisse advenir, j'irai.
     -- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites.
     -- Mais la Bastille ? dit Aramis.
     -- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan.
     -- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec  un aplomb admirable et
comme si c'Êtait la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ;
mais, en attendant, comme nous devons partir aprÉs-demain, vous feriez mieux
de ne pas risquer cette Bastille.
     --  Faisons  mieux,  dit  Athos,  ne  le  quittons  pas de  la  soirÊe,
attendons- le chacun Á une porte du palais avec trois mousquetaires derriÉre
nous ; si  nous voyons sortir quelque  voiture Á portiÉre fermÊe  et  Á demi
suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille
Á  partir  avec les gardes de  M.  le cardinal, et M. de TrÊville doit  nous
croire morts.
     -- DÊcidÊment, Athos, dit  Aramis, vous Êtiez  fait  pour  Ëtre gÊnÊral
d'armÊe ; que dites-vous du plan, Messieurs ?
     -- Admirable ! rÊpÊtÉrent en choeur les jeunes gens.
     -- Eh  bien, dit Porthos, je cours Á l'hÆtel, je prÊviens nos camarades
de se  tenir prËts pour huit heures, le  rendez-vous  sera  sur la  place du
Palais-Cardinal  ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les
laquais.
     -- Mais moi, je  n'ai pas de cheval, dit  d'Artagnan ; mais je  vais en
faire prendre un chez M. de TrÊville.
     -- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
     -- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan.
     -- Trois, rÊpondit en souriant Aramis.
     -- Mon cher ! dit Athos, vous Ëtes certainement le poÉte le mieux montÊ
de France et de Navarre.
     -- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux,
n'est-ce pas ? je ne comprends pas mËme que vous ayez achetÊ trois chevaux.
     -- Aussi, je n'en ai achetÊ que deux, dit Aramis.
     -- Le troisiÉme vous est donc tombÊ du ciel ?
     -- Non, le troisiÉme m'a ÊtÊ amenÊ ce matin mËme par un domestique sans
livrÊe  qui n'a  pas voulu me dire  Á qui il appartenait et qui m'a  affirmÊ
avoir reÚu l'ordre de son maÏtre...
     -- Ou de sa maÏtresse, interrompit d'Artagnan.
     --  La chose n'y fait  rien,  dit Aramis en rougissant...  et  qui  m'a
affirmÊ, dis-je, avoir reÚu l'ordre de sa maÏtresse de mettre ce cheval dans
mon Êcurie sans me dire de quelle part il venait.
     -- Il n'y a qu'aux poÉtes que ces choses-lÁ arrivent, reprit  gravement
Athos.
     -- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit  d'Artagnan ; lequel des deux
chevaux monterez-vous  : celui que vous avez achetÊ, ou  celui  qu'on vous a
donnÊ ?
     --  Celui   que  l'on  m'a  donnÊ  sans  contredit  ;  vous  comprenez,
d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure...
     -- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan.
     -- Ou Á la donatrice mystÊrieuse, dit Athos.
     -- Celui que vous avez achetÊ vous devient donc inutile ?
     -- A peu prÉs.
     -- Et vous l'avez choisi vous-mËme ?
     -- Et avec le  plus grand soin ; la sÙretÊ du cavalier, vous  le savez,
dÊpend presque toujours de son cheval !
     -- Eh bien, cÊdez-le-moi pour le prix qu'il vous a coÙtÊ !
     -- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le
temps qui vous sera nÊcessaire pour me rendre cette bagatelle.
     -- Et combien vous coÙte-t-il ?
     -- Huit cents livres.
     --  Voici quarante doubles pistoles, mon  cher ami, dit  d'Artagnan  en
tirant la somme de sa poche  ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on
vous paie vos poÉmes.
     -- Vous Ëtes donc en fonds ? dit Aramis.
     -- Riche, richissime, mon cher ! "
     Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.
     " Envoyez votre selle Á l'HÆtel des Mousquetaires, et l'on vous amÉnera
votre cheval ici avec les nÆtres.
     -- TrÉs bien ; mais il est bientÆt cinq heures, h×tons-nous. "
     Un quart d'heure aprÉs, Porthos apparut  Á  un bout de la rue FÊrou sur
un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit,
mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil.
     En  mËme temps Aramis  apparut  Á l'autre bout  de la rue  montÊ sur un
superbe coursier anglais ;  Bazin  le suivait sur un cheval rouan, tenant en
laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'Êtait la monture de d'Artagnan.
     Les  deux  mousquetaires  se  rencontrÉrent  Á  la  porte  :  Athos  et
d'Artagnan les regardaient par la fenËtre.
     "  Diable  ! dit  Aramis, vous  avez lÁ un  superbe  cheval,  mon  cher
Porthos.
     -- Oui, rÊpondit  Porthos  ; c'est  celui qu'on  devait m'envoyer  tout
d'abord : une mauvaise plaisanterie du  mari lui a substituÊ  l'autre ; mais
le mari a ÊtÊ puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. "
     Planchet et Grimaud parurent  alors  Á leur tour,  tenant  en  main les
montures de leurs  maÏtres ; d'Artagnan et Athos  descendirent, se mirent en
selle prÉs  de  leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos
sur le  cheval qu'il devait Á sa  femme, Aramis sur le cheval qu'il devait Á
sa  maÏtresse,  Porthos  sur le cheval  qu'il  devait Á  sa  procureuse,  et
d'Artagnan sur le cheval  qu'il  devait  Á  sa  bonne fortune,  la meilleure
maÏtresse qui soit.
     Les valets suivirent.
     Comme l'avait pensÊ  Porthos,  la cavalcade  fit  bon effet ; et si Mme
Coquenard s'Êtait trouvÊe sur le chemin de Porthos et eÙt pu voir quel grand
air il  avait sur son  beau genet  d'Espagne, elle n'aurait  pas regrettÊ la
saignÊe qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari.
     PrÉs  du  Louvre  les quatre  amis rencontrÉrent  M.  de  TrÊville  qui
revenait  de Saint-Germain ; il les arrËta  pour leur faire  compliment  sur
leur Êquipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de
badauds.
     D'Artagnan profita de la circonstance pour parler Á M.  de TrÊville  de
la lettre au grand cachet rouge et aux  armes ducales ; il est  bien entendu
que de l'autre il n'en souffla point mot.
     M. de TrÊville  approuva la rÊsolution qu'il avait prise,  et  l'assura
que, si le  lendemain il n'avait pas reparu, il  saurait  bien le retrouver,
lui, partout oÝ il serait.
     En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre
amis s'excusÉrent sur un rendez-vous, et prirent congÊ de M. de TrÊville.
     Un temps  de galop les  conduisit sur la  route  de Chaillot ; le  jour
commenÚait Á baisser, les  voitures passaient  et  repassaient ; d'Artagnan,
gardÊ  Á quelques  pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des
carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance.
     Enfin, aprÉs, un quart d'heure d'attente et comme le crÊpuscule tombait
tout Á fait, une voiture  apparut, arrivant  au  grand galop par la route de
SÉvres  ;  un pressentiment  dit d'avance  Á  d'Artagnan  que  cette voiture
renfermait la personne qui lui avait donnÊ rendez-vous :  le jeune homme fut
tout ÊtonnÊ  lui-mËme  de  sentir  son coeur battre si  violemment.  Presque
aussitÆt  une tËte  de  femme  sortit par  la  portiÉre, deux doigts  sur la
bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ;
d'Artagnan poussa  un  lÊger  cri  de  joie, cette femme,  ou  plutÆt  cette
apparition, car la voiture Êtait passÊe avec la rapiditÊ d'une vision, Êtait
Mme Bonacieux.
     Par un  mouvement  involontaire, et  malgrÊ  la  recommandation  faite,
d'Artagnan lanÚa son  cheval  au  galop  et  en quelques bonds rejoignit  la
voiture  ;  mais la glace de  la portiÉre Êtait  hermÊtiquement fermÊe :  la
vision avait disparu.
     D'Artagnan  se  rappela alors cette  recommandation : " Si vous tenez Á
votre vie et Á celle des  personnes  qui  vous aiment, demeurez immobile  et
comme si vous n'aviez rien vu. "
     Il s'arrËta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui
Êvidemment s'Êtait exposÊe Á un grand pÊril en lui donnant ce rendez- vous.
     La  voiture  continua  sa  route  toujours marchant  Á fond  de  train,
s'enfonÚa dans Paris et disparut.
     D'Artagnan  Êtait  restÊ  interdit Á la mËme place  et ne  sachant  que
penser. Si  c'Êtait Mme  Bonacieux  et si elle revenait Á Paris, pourquoi ce
rendez-vous fugitif,  pourquoi ce simple Êchange d'un coup d'oeil,  pourquoi
ce baiser  perdu  ?  Si d'un autre cÆtÊ  ce  n'Êtait pas elle,  ce qui Êtait
encore  bien possible, car  le  peu de jour  qui restait rendait une  erreur
facile, si ce n'Êtait pas  elle, ne serait-ce  pas le commencement d'un coup
de  main  montÊ  contre lui avec  l'app×t de  cette  femme pour laquelle  on
connaissait son amour ?
     Les trois  compagnons  se  rapprochÉrent  de  lui.  Tous  trois avaient
parfaitement  vu  une  tËte  de femme apparaÏtre  Á  la portiÉre, mais aucun
d'eux,  exceptÊ  Athos,  ne connaissait  Mme Bonacieux.  L'avis d'Athos,  au
reste, fut que c'Êtait bien elle ; mais moins prÊoccupÊ que d'Artagnan de ce
joli visage, il avait cru voir une seconde tËte, une tËte d'homme au fond de
la voiture.
     "  S'il en est  ainsi, dit  d'Artagnan, ils la transportent  sans doute
d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre
crÊature, et comment la rejoindrai-je jamais ?
     -- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls
qu'on ne soit pas exposÊ Á rencontrer sur la  terre. Vous  en savez  quelque
chose ainsi  que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre maÏtresse n'est pas morte,
si c'est elle  que  nous  venons  de  voir, vous la  retrouverez  un jour ou
l'autre.  Et peut-Ëtre, mon Dieu, ajouta-t-il  avec un accent misanthropique
qui lui Êtait propre, peut-Ëtre plus tÆt que vous ne voudrez. "
     Sept  heures et  demie  sonnÉrent,  la voiture  Êtait  en  retard d'une
vingtaine de minutes  sur le rendez-vous donnÊ.  Les amis  de d'Artagnan lui
rappelÉrent qu'il avait  une visite  Á faire,  tout en lui faisant  observer
qu'il Êtait encore temps de s'en dÊdire.
     Mais d'Artagnan Êtait Á la fois entËtÊ et curieux. Il avait mis dans sa
tËte qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il  saurait ce  que  voulait  lui
dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de rÊsolution.
     On arriva rue  Saint-HonorÊ, et place  du Palais-Cardinal on trouva les
douze  mousquetaires  convoquÊs  qui  se  promenaient  en   attendant  leurs
camarades. LÁ seulement, on leur expliqua ce dont il Êtait question.
     D'Artagnan Êtait fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du
roi, oÝ l'on savait qu'il prendrait un  jour sa place ; on le regardait donc
d'avance comme un camarade. Il rÊsulta de ces antÊcÊdents que chacun accepta
de grand coeur la  mission pour  laquelle  il  Êtait conviÊ ;  d'ailleurs il
s'agissait, selon  toute  probabilitÊ,  de jouer  un mauvais tour  Á  M.  le
cardinal  et  Á ses  gens, et pour  de  pareilles  expÊditions,  ces  dignes
gentilshommes Êtaient toujours prËts.
     Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un,
donna le second Á Aramis et le troisiÉme Á  Porthos, puis chaque groupe alla
s'embusquer en face d'une sortie.
     D'Artagnan, de son cÆtÊ, entra bravement par la porte principale.
     Quoiqu'il se sentÏt  vigoureusement appuyÊ,  le jeune homme n'Êtait pas
sans inquiÊtude en  montant  pas Á pas le grand escalier.  Sa  conduite avec
Milady ressemblait tant  soit peu  Á une  trahison,  et  il se  doutait  des
relations politiques qui existaient entre  cette femme et le cardinal  ;  de
plus,  de Wardes,  qu'il avait si  mal accommodÊ, Êtait des  fidÉles de  Son
Eminence, et d'Artagnan  savait  que  si Son  Eminence Êtait terrible  Á ses
ennemis, elle Êtait fort attachÊe Á ses amis.
     "  Si de Wardes a racontÊ toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est
pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder Á
peu prÉs  comme un homme condamnÊ,  disait d'Artagnan en  secouant  la tËte.
Mais  pourquoi  a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady
aura portÊ plainte  contre  moi avec cette hypocrite douleur qui la rend  si
intÊressante, et ce dernier crime aura fait dÊborder le vase.
     " Heureusement,  ajouta-t-il, mes bons amis sont  en bas, et ils ne  me
laisseront  pas  emmener  sans  me  dÊfendre.  Cependant  la  compagnie  des
mousquetaires de M. de TrÊville ne peut  pas faire Á elle seule la guerre au
cardinal, qui  dispose des forces  de toute la  France, et devant  lequel la
reine est  sans pouvoir et le  roi sans volontÊ.  D'Artagnan, mon ami, tu es
brave, tu as d'excellentes qualitÊs, mais les femmes te perdront ! "
     Il  en   Êtait   Á   cette  triste  conclusion  lorsqu'il  entra   dans
l'antichambre. Il remit sa lettre Á l'huissier  de service qui le fit passer
dans la salle d'attente et s'enfonÚa dans l'intÊrieur du palais.
     Dans cette  salle  d'attente  Êtaient  cinq  ou  six  gardes  de M.  le
cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'Êtait lui qui avait
blessÊ Jussac, le regardÉrent en souriant d'un singulier sourire.
     Ce sourire parut  Á d'Artagnan d'un  mauvais  augure ; seulement, comme
notre Gascon n'Êtait pas facile Á intimider, ou que plutÆt, gr×ce Á un grand
orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas  voir facilement ce
qui se passait dans  son ×me, quand  ce qui s'y passait ressemblait Á  de la
crainte, il se campa fiÉrement devant MM. les gardes et attendit la main sur
la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majestÊ.
     L'huissier rentra et  fit signe Á d'Artagnan de le suivre. Il sembla au
jeune  homme que les gardes, en le  regardant s'Êloigner, chuchotaient entre
eux.
     Il  suivit  un  corridor,  traversa  un  grand salon,  entra  dans  une
bibliothÉque, et se trouva en face  d'un homme assis devant un bureau et qui
Êcrivait.
     L'huissier l'introduisit et se retira sans dire  une parole. D'Artagnan
crut d'abord  qu'il avait affaire Á quelque juge examinant son dossier, mais
il s'aperÚut que l'homme de bureau Êcrivait ou plutÆt corrigeait des  lignes
d'inÊgales longueurs, en  scandant des mots sur ses  doigts ; il  vit  qu'il
Êtait en face d'un poÉte. Au bout d'un instant, le poÉte ferma son manuscrit
sur  la couverture duquel Êtait  Êcrit : MIRAME, tragÊdie en cinq actes , et
leva la tËte.
     D'Artagnan reconnut le cardinal.




     Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et
regarda  un  instant  le jeune homme. Nul  n'avait l'oeil  plus profondÊment
scrutateur  que le  cardinal de  Richelieu,  et d'Artagnan sentit  ce regard
courir par ses veines comme une fiÉvre.
     Cependant il  fit bonne contenance, tenant son  feutre  Á la  main,  et
attendant le bon  plaisir de  Son Eminence, sans trop  d'orgueil, mais aussi
sans trop d'humilitÊ.
     " Monsieur, lui dit le cardinal, Ëtes-vous un d'Artagnan du BÊarn ?
     -- Oui, Monseigneur, rÊpondit le jeune homme.
     --  Il  y  a  plusieurs branches  de d'Artagnan  Á  Tarbes et dans  les
environs, dit le cardinal, Á laquelle appartenez-vous ?
     -- Je suis le fils de celui qui a fait les  guerres de religion avec le
grand roi Henri, pÉre de Sa Gracieuse MajestÊ.
     -- C'est bien cela. C'est vous qui Ëtes parti, il y a sept Á huit  mois
Á peu prÉs, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ?
     -- Oui, Monseigneur.
     -- Vous Ëtes venu par Meung, oÝ il vous est arrivÊ quelque chose, je ne
sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
     -- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivÊ...
     --  Inutile, inutile, reprit le  cardinal avec un sourire qui indiquait
qu'il  connaissait l'histoire  aussi  bien  que  celui  qui  voulait  la lui
raconter ; vous Êtiez recommandÊ Á M. de TrÊville, n'est-ce pas ?
     -- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de
Meung...
     -- La lettre avait ÊtÊ perdue, reprit l'Eminence ; oui,  je sais cela ;
mais M. de TrÊville est un habile physionomiste  qui connaÏt les hommes Á la
premiÉre vue, et il vous a placÊ dans la compagnie de son beau-frÉre, M. des
Essarts, en vous laissant espÊrer qu'un jour ou l'autre vous entreriez  dans
les mousquetaires.
     -- Monseigneur est parfaitement renseignÊ, dit d'Artagnan.
     -- Depuis ce  temps-lÁ, il vous est arrivÊ bien des choses  : vous vous
Ëtes promenÊ derriÉre les Chartreux,  un jour qu'il eÙt mieux valu que  vous
fussiez ailleurs ; puis, vous avez  fait avec vos amis un voyage aux eaux de
Forges ; eux se  sont arrËtÊs en route ; mais vous, vous avez continuÊ votre
chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
     -- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais...
     -- A la chasse, Á Windsor, ou ailleurs,  cela ne regarde  personne.  Je
sais cela, moi, parce que mon Êtat est de  tout savoir. A votre retour, vous
avez  ÊtÊ  reÚu  par une auguste personne, et je  vois avec plaisir que vous
avez conservÊ le souvenir qu'elle vous a donnÊ. "
     -- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait  de la reine, et en
tourna vivement le chaton en dedans ; mais il Êtait trop tard.
     " Le lendemain  de ce jour, vous  avez reÚu la visite de Cavois, reprit
le cardinal ; il allait vous prier de passer au  palais ;  cette visite vous
ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
     --  Monseigneur,  je  craignais  d'avoir encouru la disgr×ce  de  Votre
Eminence.
     -- Eh ! pourquoi  cela, Monsieur ? pour avoir  suivi les  ordres de vos
supÊrieurs  avec  plus d'intelligence  et de  courage  que  ne l'eÙt fait un
autre, encourir ma  disgr×ce quand  vous mÊritiez  des Êloges !  Ce sont les
gens qui n'obÊissent  pas  que je punis, et  non  pas ceux  qui, comme vous,
obÊissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour oÝ je
vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mÊmoire ce qui
est arrivÊ le soir mËme. "
     C'Êtait le  soir mËme qu'avait eu lieu  l'enlÉvement de Mme  Bonacieux.
D'Artagnan frissonna ; et  il  se  rappela qu'une  demi-heure auparavant  la
pauvre femme  Êtait  passÊe  prÉs de lui, sans doute encore  emportÊe par la
mËme puissance qui l'avait fait disparaÏtre.
     " Enfin, continua  le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous
depuis quelque  temps,  j'ai voulu  savoir ce  que vous faisiez. D'ailleurs,
vous me  devez bien  quelque remerciement -- : vous avez remarquÊ  vous-mËme
combien vous avez ÊtÊ mÊnagÊ dans toutes les circonstances. "
     D'Artagnan s'inclina avec respect.
     "  Cela, continua  le cardinal,  partait non  seulement d'un  sentiment
d'ÊquitÊ naturelle,  mais  encore  d'un plan que  je m'Êtais  tracÊ  Á votre
Êgard. "
     D'Artagnan Êtait de plus en plus ÊtonnÊ.
     "  Je voulais vous exposer ce plan  le jour oÝ vous reÚÙtes ma premiÉre
invitation ;  mais vous n'Ëtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour
ce  retard,  et  aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous lÁ,  devant
moi, Monsieur d'Artagnan  :  vous  Ëtes  assez  bon gentilhomme pour  ne pas
Êcouter debout. "
     Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui Êtait si
ÊtonnÊ de ce qui se passait, que, pour obÊir, il attendit un second signe de
son interlocuteur.
     " Vous Ëtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous Ëtes
prudent, ce qui vaut  mieux. J'aime les hommes de tËte et de coeur, moi ; ne
vous effrayez  pas, dit-il en souriant, par les hommes  de coeur,  j'entends
les hommes de  courage ; mais, tout jeune que  vous Ëtes, et Á peine entrant
dans le  monde, vous avez  des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde,
ils vous perdront !
     --  HÊlas ! Monseigneur, rÊpondit  le jeune  homme, ils le feront  bien
facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyÊs, tandis que  moi
je suis seul !
     -- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous Ëtes, vous avez dÊjÁ fait
beaucoup,  et  vous  ferez encore plus, je n'en doute  pas.  Cependant, vous
avez, je le crois,  besoin d'Ëtre guidÊ dans l'aventureuse carriÉre que vous
avez entreprise ; car, si je  ne me  trompe,  vous  Ëtes  venu  Á Paris avec
l'ambitieuse idÊe de faire fortune.
     --   Je  suis  dans  l'×ge  des  folles  espÊrances,  Monseigneur,  dit
d'Artagnan.
     -- Il n'y a de  folles espÊrances que pour les sots,  Monsieur, et vous
Ëtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes,
et d'une compagnie aprÉs la campagne ?
     -- Ah ! Monseigneur !
     -- Vous acceptez, n'est-ce pas ?
     -- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassÊ.
     -- Comment, vous refusez ? s'Êcria le cardinal avec Êtonnement.
     -- Je suis dans les gardes de Sa MajestÊ, Monseigneur, et je n'ai point
de raisons d'Ëtre mÊcontent.
     -- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, Á moi, sont aussi
les gardes de Sa MajestÊ, et que, pourvu qu'on serve dans un corps franÚais,
on sert le roi.
     -- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles.
     -- Vous voulez un  prÊtexte, n'est-ce pas  ? Je comprends.  Eh bien, ce
prÊtexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que
je vous  offre,  voilÁ pour  le monde ; pour vous, le besoin  de protections
sÙres ;  car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai reÚu
des  plaintes  graves contre vous,  vous ne consacrez pas  exclusivement vos
jours et vos nuits au service du roi. "
     D'Artagnan rougit.
     "  Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une  liasse  de
papiers, j'ai lÁ tout un dossier qui vous concerne ;  mais avant de le lire,
j'ai voulu  causer  avec  vous.  Je  vous sais  homme  de rÊsolution, et vos
services bien  dirigÊs,  au  lieu  de vous  mener  Á  mal,  pourraient  vous
rapporter beaucoup. Allons, rÊflÊchissez, et dÊcidez-vous.
     -- Votre  bontÊ me confond,  Monseigneur,  rÊpondit d'Artagnan,  et  je
reconnais dans Votre  Eminence une grandeur d'×me qui me fait petit comme un
ver  de  terre  ;  mais enfin, puisque Monseigneur  me permet de lui  parler
franchement... "
     D'Artagnan s'arrËta.
     " Oui, parlez.
     --  Eh  bien,  je dirai Á Votre  Eminence  que  tous mes  amis sont aux
mousquetaires et  aux gardes du  roi, et que  mes ennemis,  par une fatalitÊ
inconcevable,  sont Á Votre Eminence ; je serais  donc  mal venu  ici et mal
regardÊ lÁ-bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur.
     -- Auriez-vous dÊjÁ cette orgueilleuse idÊe que je ne vous offre pas ce
que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de dÊdain.
     -- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au
contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour  Ëtre  digne  de ses
bontÊs.  Le siÉge de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous
les yeux de Votre Eminence, et si j'ai  le bonheur de me conduire Á ce siÉge
de telle faÚon  que je mÊrite d'attirer ses regards, Eh bien,  aprÉs j'aurai
au moins  derriÉre moi quelque action d'Êclat pour  justifier  la protection
dont  elle voudra bien  m'honorer. Toute  chose  doit se faire Á  son temps,
Monseigneur ;  peut-Ëtre plus tard aurai-je le droit  de me  donner, Á cette
heure j'aurais l'air de me vendre.
     --  C'est-Á-dire que  vous refusez  de  me  servir,  Monsieur,  dit  le
cardinal  avec  un  ton de dÊpit  dans  lequel perÚait  cependant une  sorte
d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.
     -- Monseigneur...
     -- Bien, bien,  dit le  cardinal, je  ne  vous en  veux pas, mais  vous
comprenez, on a assez de dÊfendre ses amis et de les rÊcompenser, on ne doit
rien Á  ses ennemis, et cependant je vous  donnerai  un conseil : tenez-vous
bien,  Monsieur  d'Artagnan, car,  du moment que j'aurai retirÊ ma  main  de
dessus vous, je n'achÉterai pas votre vie pour une obole.
     --  J'y  t×cherai,  Monseigneur,  rÊpondit le  Gascon  avec  une  noble
assurance.
     -- Songez plus tard, et Á un certain moment, s'il vous arrive  malheur,
dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai ÊtÊ vous chercher, et que
j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arriv×t pas.
     -- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa
poitrine et en s'inclinant, une Êternelle reconnaissance Á Votre Eminence de
ce qu'elle fait pour moi en ce moment.
     -- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous
reverrons  aprÉs  la  campagne ;  je  vous suivrai des  yeux  ; car je serai
lÁ-bas, reprit le  cardinal en montrant du doigt Á d'Artagnan une magnifique
armure qu'il devait endosser, et Á notre retour, Eh bien, nous compterons !
     -- Ah ! Monseigneur, s'Êcria d'Artagnan, Êpargnez-moi le poids de votre
disgr×ce ; restez neutre, Monseigneur, si  vous trouvez que j'agis en galant
homme.
     --  Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce
que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. "
     Cette derniÉre parole de Richelieu exprimait  un doute terrible ;  elle
consterna  d'Artagnan  plus  que  n'eÙt  fait  une  menace,  car c'Êtait  un
avertissement. Le cardinal cherchait donc Á le  prÊserver de quelque malheur
qui le menaÚait. Il ouvrit la bouche pour rÊpondre, mais d'un geste hautain,
le cardinal le congÊdia.
     D'Artagnan sortit ; mais Á la porte le coeur fut prËt Á lui manquer, et
peu s'en  fallut  qu'il  ne rentr×t.  Cependant  la figure  grave  et sÊvÉre
d'Athos lui apparut  : s'il faisait avec le cardinal  le  pacte que celui-ci
lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait.
     Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un
caractÉre vraiment grand sur tout ce qui l'entoure.
     D'Artagnan descendit  par le mËme escalier qu'il Êtait entrÊ, et trouva
devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour
et  qui commenÚaient  Á  s'inquiÊter. D'un  mot d'Artagnan les  rassura,  et
Planchet courut prÊvenir les autres postes qu'il Êtait inutile de monter une
plus  longue  garde, attendu  que son maÏtre Êtait  sorti  sain et  sauf  du
Palais-Cardinal.
     RentrÊs chez Athos, Aramis  et Porthos s'informÉrent des causes de  cet
Êtrange  rendez-vous  ; mais d'Artagnan se  contenta de leur dire  que M. de
Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec
le grade d'enseigne, et qu'il avait refusÊ.
     " Et  vous avez eu raison " , s'ÊcriÉrent d'une seule voix  Porthos  et
Aramis.
     Athos  tomba dans  une  profonde rËverie  et  ne  rÊpondit  rien.  Mais
lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan :
     " Vous  avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais
peut-Ëtre avez-vous eu tort. "
     D'Artagnan  poussa  un  soupir ;  car cette voix rÊpondait  Á  une voix
secrÉte de son ×me, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient.
     La journÊe du lendemain se passa en prÊparatifs  de dÊpart ; d'Artagnan
alla faire ses adieux Á M. de  TrÊville. A cette heure on croyait encore que
la  sÊparation des  gardes et  des mousquetaires  serait momentanÊe,  le roi
tenant son parlement  le  jour mËme  et  devant partir  le lendemain. M.  de
TrÊville se contenta donc de demander Á d'Artagnan s'il avait besoin de lui,
mais d'Artagnan rÊpondit fiÉrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait.
     La nuit  rÊunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des
Essarts et de  la compagnie des mousquetaires de M. de TrÊville, qui avaient
fait amitiÊ ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait Á Dieu
et s'il plaisait Á Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes,  comme on peut
le  penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrËme prÊoccupation
que par l'extrËme insouciance.
     Le  lendemain, au premier  son des trompettes, les amis se quittÉrent :
les mousquetaires coururent Á l'hÆtel de M. de TrÊville, les gardes Á  celui
de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitÆt  sa compagnie au
Louvre, oÝ le roi passait sa revue.
     Le roi Êtait triste et paraissait malade, ce qui lui Ætait un peu de sa
haute mine.  En  effet,  la veille, la  fiÉvre  l'avait  pris  au  milieu du
parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en Êtait pas moins
dÊcidÊ  Á partir le soir mËme ; et, malgrÊ  les observations qu'on lui avait
faites, il  avait  voulu  passer  sa revue, espÊrant, par le premier coup de
vigueur, vaincre la maladie qui commenÚait Á s'emparer de lui.
     La  revue  passÊe,   les   gardes  se  mirent   seuls  en  marche,  les
mousquetaires ne devant  partir  qu'avec le  roi,  ce qui  permit Á  Porthos
d'aller faire, dans son superbe Êquipage, un tour dans la rue aux Ours.
     La  procureuse le  vit  passer dans son uniforme neuf et  sur son  beau
cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit
signe de descendre et de venir auprÉs d'elle. Porthos Êtait magnifique ; ses
Êperons rÊsonnaient, sa  cuirasse  brillait,  son ÊpÊe lui battait fiÉrement
les jambes.  Cette  fois  les  clercs n'eurent  aucune  envie de  rire, tant
Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles.
     Le mousquetaire fut introduit prÉs de  M. Coquenard, dont le petit oeil
gris brilla de colÉre en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une
chose le consola intÊrieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne
serait rude :  il espÊrait tout doucement,  au  fond du coeur, que Porthos y
serait tuÊ.
     Porthos  prÊsenta  ses  compliments Á maÏtre  Coquenard et lui fit  ses
adieux ; maÏtre Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospÊritÊs. Quant Á
Mme Coquenard, elle  ne pouvait retenir ses  larmes ; mais on ne tira aucune
mauvaise  consÊquence  de  sa  douleur,  on  la savait  fort attachÊe Á  ses
parents, pour lesquels  elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son
mari.
     Mais les vÊritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard :
ils furent dÊchirants.
     Tant  que la procureuse put  suivre des yeux  son amant, elle agita  un
mouchoir en  se  penchant hors de la  fenËtre,  Á croire qu'elle voulait  se
prÊcipiter. Porthos reÚut toutes ces marques de tendresse en homme habituÊ Á
de pareilles dÊmonstrations.  Seulement, en tournant  le  coin de la rue, il
souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu.
     De son cÆtÊ,  Aramis Êcrivait une longue lettre. A qui  ? Personne n'en
savait rien. Dans la  chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir mËme
pour Tours, attendait cette lettre mystÊrieuse.
     Athos buvait Á petits coups la derniÉre bouteille de son vin d'Espagne.
     Pendant ce temps, d'Artagnan dÊfilait avec sa compagnie.
     En  arrivant au faubourg  Saint-Antoine,  il se  retourna pour regarder
gaiement  la  Bastille ;  mais, comme  c'Êtait la  Bastille  seulement qu'il
regardait, il ne vit point Milady, qui, montÊe  sur  un cheval isabelle,  le
dÊsignait  du  doigt  Á  deux  hommes  de  mauvaise mine qui  s'approchÉrent
aussitÆt des  rangs pour le reconnaÏtre. Sur une interrogation qu'ils firent
du regard, Milady rÊpondit par un signe que c'Êtait bien lui. Puis, certaine
qu'il ne  pouvait plus  y  avoir de mÊprise dans  l'exÊcution de ses ordres,
elle piqua son cheval et disparut.
     Les  deux  hommes suivirent  alors  la compagnie, et, Á  la  sortie  du
faubourg  Saint-Antoine, montÉrent  sur  des  chevaux  tout  prÊparÊs  qu'un
domestique sans livrÊe tenait en main en les attendant.




     Le siÉge  de La Rochelle fut  un des  grands ÊvÊnements  politiques  du
rÉgne de Louis XIII, et une des  grandes entreprises militaires du cardinal.
Il est  donc intÊressant,  et mËme nÊcessaire,  que nous en disions quelques
mots ; plusieurs dÊtails de ce siÉge  se liant d'ailleurs d'une maniÉre trop
importante Á l'histoire que  nous avons entrepris de raconter, pour que nous
les passions sous silence.
     Les  vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siÉge, Êtaient
considÊrables.   Exposons-les   d'abord,   puis  nous   passerons  aux  vues
particuliÉres qui n'eurent peut-Ëtre pas sur Son  Eminence moins d'influence
que les premiÉres.
     Des villes importantes donnÊes par Henri  IV aux huguenots comme places
de  sÙretÊ,  il  ne restait  plus  que  La Rochelle. Il  s'agissait donc  de
dÊtruire ce dernier boulevard du calvinisme,  levain  dangereux,  auquel  se
venaient incessamment mËler des  ferments  de  rÊvolte civile ou  de  guerre
ÊtrangÉre.
     Espagnols, Anglais, Italiens mÊcontents, aventuriers de  toute  nation,
soldats  de  fortune de toute  secte  accouraient  au premier appel sous les
drapeaux des  protestants et s'organisaient comme une vaste association dont
les branches divergeaient Á loisir sur tous les points de l'Europe.
     La Rochelle, qui  avait pris une nouvelle importance  de  la ruine  des
autres  villes  calvinistes,  Êtait  donc  le foyer  des  dissensions et des
ambitions. Il  y  avait plus, son  port  Êtait la derniÉre porte ouverte aux
Anglais  dans le royaume de France ;  et en la fermant Á l'Angleterre, notre
Êternelle  ennemie, le cardinal  achevait l'oeuvre de Jeanne d'Arc et du duc
de Guise.
     Aussi  Bassompierre,  qui Êtait  Á  la fois  protestant et  catholique,
protestant de conviction et catholique comme commandeur du  Saint- Esprit  ;
Bassompierre,  qui  Êtait  Allemand de  naissance  et FranÚais  de  coeur  ;
Bassompierre, enfin,  qui avait un commandement particulier  au siÉge de  La
Rochelle, disait-il, en chargeant  Á  la tËte de  plusieurs autres seigneurs
protestants comme lui :
     "  Vous verrez, Messieurs, que  nous serons assez bËtes pour prendre La
Rochelle ! "
     Et Bassompierre  avait  raison  :  la  canonnade  de  l'Ïle  de  RÊ lui
prÊsageait les dragonnades des CÊvennes ;  la prise de La  Rochelle Êtait la
prÊface de la rÊvocation de l'Êdit de Nantes.
     Mais  nous l'avons  dit, Á cÆtÊ  de  ces vues  du ministre  niveleur et
simplificateur, et qui appartiennent Á  l'histoire,  le chroniqueur est bien
forcÊ de  reconnaÏtre  les petites visÊes  de l'homme amoureux et  du  rival
jaloux.
     Richelieu, comme  chacun sait,  avait ÊtÊ  amoureux de  la reine ;  cet
amour  avait-il  chez  lui  un  simple   but  politique  ou  Êtait-ce   tout
naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne d'Autriche
Á  ceux qui l'entouraient, c'est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout
cas  on  a vu,  par  les  dÊveloppements antÊrieurs de  cette histoire,  que
Buckingham l'avait emportÊ sur lui, et que, dans deux ou trois circonstances
et particuliÉrement dans celles des ferrets, il l'avait, gr×ce au dÊvouement
des trois mousquetaires et au courage de d'Artagnan, cruellement mystifiÊ.
     Il s'agissait  donc  pour Richelieu,  non  seulement de  dÊbarrasser la
France d'un ennemi, mais de se venger d'un  rival  ; au reste,  la vengeance
devait Ëtre  grande et Êclatante, et digne en tout d'un homme qui tient dans
sa main, pour ÊpÊe de combat, les forces de tout un royaume.
     Richelieu   savait   qu'en   combattant   l'Angleterre   il  combattait
Buckingham, qu'en  triomphant de l'Angleterre  il triomphait  de Buckingham,
enfin  qu'en  humiliant  l'Angleterre aux  yeux  de  l'Europe  il  humiliait
Buckingham aux yeux de la reine.
     De  son  cÆtÊ  Buckingham,  tout  en  mettant  en  avant  l'honneur  de
l'Angleterre,  Êtait  mÙ  par des intÊrËts absolument  semblables  Á ceux du
cardinal ; Buckingham aussi  poursuivait une  vengeance particuliÉre  : sous
aucun  prÊtexte, Buckingham n'avait  pu rentrer en France comme ambassadeur,
il voulait y rentrer comme conquÊrant.
     Il en rÊsulte que le vÊritable enjeu de cette partie, que les deux plus
puissants  royaumes  jouaient pour le bon plaisir de  deux hommes  amoureux,
Êtait un simple regard d'Anne d'Autriche.
     Le premier avantage avait ÊtÊ au duc de Buckingham : arrivÊ inopinÊment
en vue  de l'Ïle de RÊ avec quatre-vingt-dix vaisseaux et vingt mille hommes
Á peu prÉs, il avait surpris le comte de Toiras, qui commandait pour  le roi
dans l'Ïle ; il avait, aprÉs un combat sanglant, opÊrÊ son dÊbarquement.
     Relatons en passant que dans ce combat avait pÊri le baron de Chantal ;
le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille de dix-huit mois.
     Cette petite fille fut depuis Mme de SÊvignÊ.
     Le comte  de  Toiras se  retira dans la citadelle Saint-Martin avec  la
garnison, et jeta une centaine d'hommes dans un petit fort qu'on appelait le
fort de La PrÊe.
     Cet ÊvÊnement avait h×tÊ les rÊsolutions  du cardinal ; et en attendant
que  le roi  et  lui  pussent aller  prendre le  commandement du siÉge de La
Rochelle, qui Êtait rÊsolu, il avait fait partir  Monsieur pour  diriger les
premiÉres  opÊrations, et  avait  fait  filer  vers le thÊ×tre de  la guerre
toutes les troupes dont il avait pu disposer.
     C'Êtait  de  ce dÊtachement  envoyÊ  en  avant-garde que faisait partie
notre ami d'Artagnan.
     Le roi,  comme nous l'avons  dit, devait  suivre,  aussitÆt son  lit de
justice tenu  ; mais  en se  levant de ce lit de justice,  le  28  juin,  il
s'Êtait senti  pris par  la  fiÉvre ; il n'en avait pas moins  voulu partir,
mais, son Êtat empirant, il avait ÊtÊ forcÊ de s'arrËter Á Villeroi.
     Or,  oÝ  s'arrËtait le  roi s'arrËtaient  les  mousquetaires  ;  il  en
rÊsultait que d'Artagnan, qui Êtait purement et simplement dans  les gardes,
se trouvait sÊparÊ, momentanÊment du moins, de ses bons  amis Athos, Porthos
et  Aramis ; cette sÊparation, qui n'Êtait  pour lui qu'une contrariÊtÊ, fÙt
certes devenue une inquiÊtude sÊrieuse s'il eÙt  pu deviner de quels dangers
inconnus il Êtait entourÊ.
     Il n'en  arriva  pas moins  sans accident  au  camp  Êtabli  devant  La
Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l'annÊe 1627.
     Tout Êtait dans le mËme  Êtat : le  duc  de  Buckingham et ses Anglais,
maÏtres  de  l'Ïle  de RÊ, continuaient  d'assiÊger,  mais  sans succÉs,  la
citadelle de Saint-Martin et le  fort de La PrÊe, et les hostilitÊs avec  La
Rochelle Êtaient commencÊes  depuis  deux ou trois  jours Á propos d'un fort
que le duc d'AngoulËme venait de faire construire prÉs de la ville.
     Les  gardes, sous  le  commandement  de M.  des Essarts,  avaient  leur
logement aux Minimes.
     Mais, nous le savons, d'Artagnan, prÊoccupÊ de l'ambition de passer aux
mousquetaires,  avait  rarement fait amitiÊ  avec  ses  camarades  ;  il  se
trouvait donc isolÊ et livrÊ Á ses propres rÊflexions.
     Ses rÊflexions n'Êtaient pas riantes : depuis un  an qu'il Êtait arrivÊ
Á Paris,  il s'Êtait  mËlÊ aux  affaires publiques  ;  ses  affaires privÊes
n'avaient pas fait grand chemin comme amour et comme fortune.
     Comme amour, la seule femme qu'il eÙt aimÊe Êtait Mme Bonacieux, et Mme
Bonacieux avait disparu  sans qu'il pÙt  dÊcouvrir encore ce  qu'elle  Êtait
devenue.
     Comme  fortune,  il  s'Êtait  fait,  lui  chÊtif, ennemi  du  cardinal,
c'est-Á-dire  d'un homme  devant  lequel  tremblaient  les  plus  grands  du
royaume, Á commencer par le roi.
     Cet homme pouvait l'Êcraser, et cependant il ne l'avait pas fait : pour
un esprit aussi perspicace que l'Êtait d'Artagnan, cette indulgence Êtait un
jour par lequel il voyait dans un meilleur avenir.
     Puis,  il  s'Êtait  fait  encore  un  autre ennemi  moins  Á  craindre,
pensait-il, mais  que  cependant  il sentait  instinctivement  n'Ëtre  pas Á
mÊpriser : cet ennemi, c'Êtait Milady.
     En  Êchange   de  tout  cela  il  avait  acquis  la  protection  et  la
bienveillance de  la reine, mais  la bienveillance de la reine Êtait, par le
temps  qui courait,  une cause de plus de persÊcution ; et sa protection, on
le sait, protÊgeait fort mal : tÊmoins Chalais et Mme Bonacieux.
     Ce qu'il avait  donc  gagnÊ  de  plus clair  dans tout cela, c'Êtait le
diamant de  cinq ou six mille livres qu'il portait au  doigt ; et encore  ce
diamant, en supposant que d'Artagnan, dans ses projets d'ambition, voulÙt le
garder pour s'en  faire un jour un signe de reconnaissance prÉs de la reine,
n'avait en attendant,  puisqu'il ne pouvait s'en dÊfaire, pas plus de valeur
que les cailloux qu'il foulait Á ses pieds.
     Nous  disons "  que les  cailloux  qu'il foulait  Á  ses pieds " ,  car
d'Artagnan faisait ces rÊflexions en  se promenant solitairement sur un joli
petit  chemin  qui  conduisait  du  camp  au  village  d'Angoutin ;  or  ces
rÊflexions  l'avaient  conduit  plus  loin  qu'il  ne croyait,  et  le  jour
commenÚait  Á baisser,  lorsqu'au  dernier  rayon du soleil couchant  il lui
sembla voir briller derriÉre une haie le canon d'un mousquet.
     D'Artagnan  avait  l'oeil vif et  l'esprit  prompt,  il  comprit que le
mousquet  n'Êtait pas  venu lÁ tout  seul  et que celui  qui le  portait  ne
s'Êtait pas cachÊ derriÉre une haie dans des intentions amicales. Il rÊsolut
donc de gagner au large, lorsque de l'autre cÆtÊ  de la route,  derriÉre  un
rocher, il aperÚut l'extrÊmitÊ d'un second mousquet.
     C'Êtait Êvidemment une embuscade.
     Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le premier mousquet et vit  avec
une certaine  inquiÊtude qu'il s'abaissait  dans sa direction, mais aussitÆt
qu'il  vit l'orifice du canon immobile il  se jeta ventre Á  terre. En  mËme
temps  le coup  partit, il entendit le  sifflement d'une balle  qui  passait
au-dessus de sa tËte.
     Il  n'y avait pas de temps  Á perdre, d'Artagnan se redressa d'un bond,
et  au  mËme moment la  balle  de l'autre  mousquet fit voler les cailloux Á
l'endroit mËme du chemin oÝ il s'Êtait jetÊ la face contre terre.
     D'Artagnan  n'Êtait  pas  un  de  ces  hommes  inutilement  braves  qui
cherchent une mort ridicule  pour qu'on  dise d'eux qu'ils  n'ont pas reculÊ
d'un pas, d'ailleurs il ne  s'agissait plus de courage ici, d'Artagnan Êtait
tombÊ dans un guet-apens.
     " S'il y a un troisiÉme coup, se dit-il, je suis un homme perdu ! "
     Et aussitÆt prenant ses jambes Á son cou, il s'enfuit dans la direction
du camp, avec la vitesse des gens de son pays si renommÊs pour leur  agilitÊ
; mais, quelle que fÙt la rapiditÊ de sa course, le premier qui  avait tirÊ,
ayant  eu  le  temps de recharger son arme, lui tira un second coup si  bien
ajustÊ, cette fois,  que la balle traversa son feutre et  le fit voler Á dix
pas de lui.
     Cependant, comme  d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau, il ramassa le
sien  tout en  courant,  arriva fort essoufflÊ et fort p×le, dans son logis,
s'assit sans rien dire Á personne et se mit Á rÊflÊchir.
     Cet ÊvÊnement pouvait avoir trois causes :
     La  premiÉre  et  la plus  naturelle  pouvait  Ëtre une  embuscade  des
Rochelois, qui n'eussent pas ÊtÊ f×chÊs de tuer un des gardes de Sa MajestÊ,
d'abord  parce que  c'Êtait  un ennemi de  moins, et que cet  ennemi pouvait
avoir une bourse bien garnie dans sa poche.
     D'Artagnan prit son chapeau, examina  le trou de la balle, et secoua la
tËte. La  balle  n'Êtait  pas une  balle  de  mousquet,  c'Êtait  une  balle
d'arquebuse  ; la  justesse du coup lui avait dÊjÁ donnÊ l'idÊe  qu'il avait
ÊtÊ  tirÊ  par une arme particuliÉre  :  ce  n'Êtait  donc pas une embuscade
militaire, puisque la balle n'Êtait pas de calibre.
     Ce pouvait Ëtre un bon souvenir de M. le cardinal. On se rappelle qu'au
moment mËme oÝ  il avait,  gr×ce Á ce bienheureux rayon de soleil, aperÚu le
canon du fusil, il s'Êtonnait de la longanimitÊ de Son Eminence Á son Êgard.
     Mais  d'Artagnan  secoua  la tËte.  Pour les  gens  vers  lesquels elle
n'avait  qu'Á Êtendre la main, Son Eminence recourait rarement Á de  pareils
moyens.
     Ce pouvait Ëtre une vengeance de Milady.
     Ceci, c'Êtait plus probable.
     Il  chercha inutilement Á se  rappeler  ou les traits ou le costume des
assassins ;  il  s'Êtait ÊloignÊ  d'eux si rapidement,  qu'il n'avait eu  le
loisir de rien remarquer.
     " Ah ! mes pauvres amis, murmura d'Artagnan, oÝ Ëtes-vous ? et que vous
me faites faute ! "
     D'Artagnan passa une fort  mauvaise  nuit. Trois  ou  quatre fois il se
rÊveilla en sursaut, se figurant qu'un homme s'approchait de son lit pour le
poignarder. Cependant  le  jour parut sans  que l'obscuritÊ eÙt amenÊ  aucun
incident.
     Mais  d'Artagnan  se douta bien que  ce  qui Êtait diffÊrÊ  n'Êtait pas
perdu.
     D'Artagnan  resta toute la  journÊe dans son logis ; il  se  donna pour
excuse, vis-Á-vis de lui-mËme, que le temps Êtait mauvais.
     Le surlendemain, Á neuf heures, on battit  aux champs. Le duc d'OrlÊans
visitait les postes. Les gardes  coururent  aux armes,  d'Artagnan  prit son
rang au milieu de ses camarades.
     Monsieur  passa  sur le front de  bataille  ; puis  tous les  officiers
supÊrieurs  s'approchÉrent de lui pour lui  faire leur cour, M. des Essarts,
le capitaine des gardes, comme les autres.
     Au  bout  d'un instant  il parut Á d'Artagnan que  M. des  Essarts  lui
faisait  signe de s'approcher de  lui : il attendit un nouveau geste de  son
supÊrieur,  craignant de se  tromper, mais  ce  geste s'Êtant  renouvelÊ, il
quitta les rangs et s'avanÚa pour prendre l'ordre.
     " Monsieur va  demander  des hommes  de bonne volontÊ pour  une mission
dangereuse, mais qui fera  honneur Á ceux qui l'auront accomplie, et je vous
ai fait signe afin que vous vous tinssiez prËt.
     -- Merci, mon capitaine !  " rÊpondit d'Artagnan,  qui ne demandait pas
mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant gÊnÊral.
     En  effet, les Rochelois avaient  fait une sortie  pendant la  nuit  et
avaient repris un bastion dont l'armÊe royaliste s'Êtait emparÊe deux  jours
auparavant ; il s'agissait  de  pousser une  reconnaissance perdue pour voir
comment l'armÊe gardait ce bastion.
     Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur Êleva  la voix et
dit :
     "  Il  me  faudrait,  pour  cette mission, trois  ou quatre volontaires
conduits par un homme sÙr.
     -- Quant Á  l'homme sÙr, je l'ai sous la  main, Monseigneur, dit M. des
Essarts en montrant d'Artagnan ; et quant aux  quatre  ou  cinq volontaires,
Monseigneur n'a qu'Á faire connaÏtre  ses intentions,  et  les hommes ne lui
manqueront pas.
     -- Quatre hommes de bonne volontÊ pour venir se faire tuer avec moi ! "
dit d'Artagnan en levant son ÊpÊe.
     Deux de ses camarades aux gardes s'ÊlancÉrent aussitÆt, et deux soldats
s'Êtant joints Á eux, il se trouva que le nombre demandÊ  Êtait  suffisant ;
d'Artagnan  refusa donc tous les autres, ne voulant pas faire de passe-droit
Á ceux qui avaient la prioritÊ.
     On ignorait  si,  aprÉs  la prise du  bastion, les  Rochelois l'avaient
ÊvacuÊ ou s'ils y avaient laissÊ garnison ; il fallait donc examiner le lieu
indiquÊ d'assez prÉs pour vÊrifier la chose.
     D'Artagnan partit avec ses  quatre compagnons  et suivit la tranchÊe  :
les  deux  gardes  marchaient  au mËme rang que lui et les  soldats venaient
par-derriÉre.
     Ils arrivÉrent  ainsi,  en  se  couvrant  de  revËtements, jusqu'Á  une
centaine de pas du bastion ! LÁ, d'Artagnan, en se retournant, s'aperÚut que
les deux soldats avaient disparu.
     Il  crut qu'ayant eu peur  ils  Êtaient  restÊs en arriÉre  et continua
d'avancer.
     Au  dÊtour de la contrescarpe, ils se trouvÉrent Á  soixante  pas Á peu
prÉs du bastion.
     On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonnÊ.
     Les trois enfants perdus dÊlibÊraient s'ils iraient plus avant, lorsque
tout Á coup une  ceinture  de  fumÊe  ceignit  le gÊant  de  pierre,  et une
douzaine de  balles  vinrent siffler  autour  de d'Artagnan  et de  ses deux
compagnons.
     Ils savaient ce qu'ils  voulaient savoir :  le bastion Êtait gardÊ. Une
plus longue station dans cet  endroit dangereux  eÙt donc ÊtÊ une imprudence
inutile ; d'Artagnan  et les deux gardes  tournÉrent le dos  et commencÉrent
une retraite qui ressemblait Á une fuite.
     En arrivant Á l'angle de la tranchÊe qui allait leur servir de rempart,
un des gardes tomba : une balle lui avait traversÊ la poitrine. L'autre, qui
Êtait sain et sauf, continua sa course vers le camp.
     D'Artagnan ne  voulut pas abandonner  ainsi son compagnon, et s'inclina
vers lui pour  le relever et l'aider  Á rejoindre les lignes ;  mais  en  ce
moment deux coups de fusil partirent : une balle cassa la tËte du garde dÊjÁ
blessÊ, et l'autre vint s'aplatir sur le roc aprÉs avoir passÊ Á deux pouces
de d'Artagnan.
     Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait venir
du bastion, qui  Êtait masquÊ par  l'angle de la tranchÊe.  L'idÊe des  deux
soldats qui  l'avaient abandonnÊ lui revint Á  l'esprit  et lui rappela  ses
assassins de la surveille ; il rÊsolut donc cette fois de savoir Á quoi s'en
tenir, et tomba sur le corps de son camarade comme s'il Êtait mort.
     Il  vit  aussitÆt  deux tËtes qui s'Êlevaient  au-dessus  d'un  ouvrage
abandonnÊ  qui  Êtait Á  trente pas  de lÁ  : c'Êtaient celles de  nos  deux
soldats. D'Artagnan  ne  s'Êtait pas trompÊ :  ces deux  hommes ne l'avaient
suivi que pour l'assassiner, espÊrant que la mort du jeune homme serait mise
sur le compte de l'ennemi.
     Seulement, comme il  pouvait n'Ëtre que  blessÊ et dÊnoncer leur crime,
ils s'approchÉrent  pour l'achever  ;  heureusement, trompÊs par la ruse  de
d'Artagnan, ils nÊgligÉrent de recharger leurs fusils.
     Lorsqu'ils furent Á dix pas de lui, d'Artagnan, qui en tombant avait eu
grand soin de ne pas l×cher son ÊpÊe, se releva tout Á coup et d'un  bond se
trouva prÉs d'eux.
     Les  assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient  du cÆtÊ  du camp sans
avoir  tuÊ  leur homme,  ils seraient accusÊs  par lui ; aussi leur premiÉre
idÊe fut-elle de passer Á l'ennemi. L'un d'eux prit  son fusil par le canon,
et  s'en  servit  comme  d'une  massue  :  il  en porta un coup  terrible  Á
d'Artagnan, qui l'Êvita en se jetant de cÆtÊ, mais par ce mouvement il livra
passage  au  bandit,  qui  s'ÊlanÚa  aussitÆt  vers  le  bastion. Comme  les
Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait
Á eux, ils firent feu sur lui et il  tomba frappÊ d'une balle qui lui  brisa
l'Êpaule.
     Pendant  ce  temps,  d'Artagnan  s'Êtait  jetÊ  sur  le  second soldat,
l'attaquant avec son ÊpÊe ; la lutte ne fut pas longue, ce misÊrable n'avait
pour se dÊfendre que son arquebuse dÊchargÊe ; l'ÊpÊe du garde glissa contre
le  canon  de  l'arme  devenue  inutile  et  alla  traverser  la  cuisse  de
l'assassin, qui tomba. D'Artagnan lui mit  aussitÆt la pointe du  fer sur la
gorge.
     " Oh ! ne  me tuez pas ! s'Êcria le bandit ; gr×ce, gr×ce, mon officier
! et je vous dirai tout.
     -- Ton  secret  vaut-il  la  peine que  je te garde  la  vie au moins ?
demanda le jeune homme en retenant son bras.
     -- Oui ; si vous  estimez que l'existence soit quelque chose quand on a
vingt-deux ans comme vous et  qu'on peut arriver Á tout, Êtant beau et brave
comme vous l'Ëtes.
     --  MisÊrable ! dit  d'Artagnan, voyons, parle  vite, qui t'a chargÊ de
m'assassiner ?
     -- Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelle Milady.
     -- Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom ?
     -- Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi, c'est Á lui qu'elle
a eu affaire et non pas Á moi ; il a mËme  dans sa poche une lettre de cette
personne qui doit avoir pour vous une  grande importance, Á ce que je lui ai
entendu dire.
     -- Mais comment te trouves-tu de moitiÊ dans ce guet-apens ?
     -- Il m'a proposÊ de faire le coup Á nous deux et j'ai acceptÊ.
     -- Et combien vous a-t-elle donnÊ pour cette belle expÊdition ?
     -- Cent louis.
     -- Eh bien,  Á la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle estime
que  je  vaux  quelque  chose  ;  cent  louis !  c'est une  somme  pour deux
misÊrables  comme vous : aussi je comprends que tu aies  acceptÊ,  et je  te
fais gr×ce, mais Á une condition !
     -- Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant  que tout n'Êtait pas
fini.
     -- C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans
sa poche.
     --  Mais, s'Êcria  le  bandit, c'est  une  autre  maniÉre de  me tuer ;
comment voulez-vous que j'aille chercher cette lettre sous le feu du bastion
?
     -- Il faut pourtant que tu te dÊcides Á l'aller chercher, ou je te jure
que tu vas mourir de ma main.
     -- Gr×ce, Monsieur, pitiÊ  ! au nom de cette jeune dame que vous aimez,
que vous croyez morte  peut-Ëtre, et qui ne l'est pas ! s'Êcria le bandit en
se  mettant Á genoux  et  s'appuyant sur sa main, car il commenÚait Á perdre
ses forces avec son sang.
     -- Et d'oÝ sais-tu qu'il y  a une  jeune femme que j'aime,  et que j'ai
cru cette femme morte ? demanda d'Artagnan.
     -- Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.
     -- Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre, dit d'Artagnan
; ainsi  donc  plus de retard, plus  d'hÊsitation,  ou quelle  que  soit  ma
rÊpugnance Á tremper une  seconde  fois mon ÊpÊe dans le sang d'un misÊrable
comme toi, je le jure par ma foi d'honnËte homme... "
     Et Á ces  mots d'Artagnan fit un geste si menaÚant,  que le  blessÊ  se
releva.
     "  ArrËtez  ! arrËtez  !  s'Êcria-t-il  reprenant courage  Á  force  de
terreur, j'irai... j'irai !... "
     D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat, le fit  passer devant lui et  le
poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son ÊpÊe.
     C'Êtait une chose  affreuse que de voir ce malheureux, laissant  sur le
chemin qu'il parcourait une longue trace de sang, p×le de sa mort prochaine,
essayant  de  se traÏner  sans  Ëtre vu jusqu'au corps  de son complice  qui
gisait Á vingt pas de lÁ !
     La terreur Êtait tellement peinte sur son visage  couvert  d'une froide
sueur, que d'Artagnan en eut pitiÊ ; et que, le regardant avec mÊpris :
     " Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la diffÊrence qu'il y a entre
un homme de coeur et un l×che comme toi ; reste, j'irai. "
     Et  d'un  pas  agile, l'oeil  au  guet,  observant  les  mouvements  de
l'ennemi,  s'aidant  de  tous les accidents de  terrain, d'Artagnan  parvint
jusqu'au second soldat.
     Il y  avait deux moyens d'arriver Á son but : le fouiller sur la place,
ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la
tranchÊe.
     D'Artagnan  prÊfÊra le  second  moyen  et chargea  l'assassin  sur  ses
Êpaules au moment mËme oÝ l'ennemi faisait feu.
     Une lÊgÉre secousse, le  bruit  mat de trois  balles  qui trouaient les
chairs, un dernier cri, un frÊmissement d'agonie prouvÉrent Á d'Artagnan que
celui qui avait voulu l'assassiner venait de lui sauver la vie.
     D'Artagnan  regagna la  tranchÊe et jeta le  cadavre  auprÉs du  blessÊ
aussi p×le qu'un mort.
     AussitÆt il commenÚa l'inventaire : un portefeuille de cuir, une bourse
oÝ se trouvait Êvidemment une  partie de la somme que le bandit avait reÚue,
un cornet et des dÊs formaient l'hÊritage du mort.
     Il laissa le cornet et les dÊs oÝ ils Êtaient tombÊs, jeta la bourse au
blessÊ et ouvrit avidement le portefeuille.
     Au milieu  de  quelques  papiers sans  importance, il trouva la  lettre
suivante : c'Êtait celle qu'il Êtait allÊ chercher au risque de sa vie :
     "  Puisque vous  avez  perdu  la  trace  de cette femme  et qu'elle est
maintenant  en sÙretÊ dans ce  couvent oÝ vous n'auriez jamais dÙ la laisser
arriver, t×chez au moins  de ne pas manquer l'homme ; sinon, vous  savez que
j'ai la main longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez Á
moi. "
     Pas de  signature. NÊanmoins il Êtait Êvident  que la lettre  venait de
Milady. En consÊquence, il la garda comme piÉce Á  conviction, et, en sÙretÊ
derriÉre l'angle  de la tranchÊe, il se mit Á interroger le blessÊ. Celui-ci
confessa qu'il s'Êtait chargÊ avec son  camarade, le mËme  qui venait d'Ëtre
tuÊ, d'enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barriÉre de
La Villette, mais que, s'Êtant arrËtÊs Á boire dans un cabaret,  ils avaient
manquÊ la voiture de dix minutes.
     " Mais qu'eussiez-vous  fait de  cette femme ? demanda d'Artagnan  avec
angoisse.
     --  Nous devions la remettre dans  un hÆtel de la  place Royale, dit le
blessÊ.
     -- Oui  ! oui !  murmura d'Artagnan, c'est bien cela, chez Milady elle-
mËme. "
     Alors  le jeune  homme  comprit  en frÊmissant  quelle terrible soif de
vengeance poussait  cette femme Á le perdre, ainsi  que ceux qui l'aimaient,
et  combien elle en savait sur les affaires de  la cour,  puisqu'elle  avait
tout dÊcouvert. Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal.
     Mais, au  milieu  de tout cela, il comprit,  avec un  sentiment de joie
bien rÊel, que  la reine avait fini par dÊcouvrir la prison oÝ la pauvre Mme
Bonacieux  expiait son dÊvouement, et qu'elle l'avait tirÊe de cette prison.
Alors la  lettre  qu'il avait reÚue  de la jeune femme et son passage sur la
route de Chaillot, passage pareil Á une apparition, lui furent expliquÊs.
     DÉs lors, ainsi qu'Athos l'avait prÊdit, il Êtait possible de retrouver
Mme Bonacieux, et un couvent n'Êtait pas imprenable.
     Cette idÊe acheva de lui  remettre la clÊmence au coeur. Il se retourna
vers le blessÊ qui suivait  avec anxiÊtÊ toutes  les expressions diverses de
son visage, et lui tendant le bras :
     " Allons, lui dit-il, je ne veux pas t'abandonner ainsi. Appuie-toi sur
moi et retournons au camp.
     -- Oui, dit le blessÊ, qui avait peine  Á croire Á tant de magnanimitÊ,
mais n'est-ce point pour me faire pendre ?
     -- Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie.
"
     Le blessÊ se  laissa glisser Á genoux et baisa de  nouveau les pieds de
son sauveur ; mais d'Artagnan, qui n'avait plus  aucun  motif  de  rester si
prÉs de l'ennemi, abrÊgea lui-mËme les tÊmoignages de sa reconnaissance.
     Le garde  qui Êtait revenu Á la  premiÉre dÊcharge  des Rochelois avait
annoncÊ la mort de ses quatre compagnons. On fut donc Á  la fois fort ÊtonnÊ
et fort joyeux dans le rÊgiment, quand on vit reparaÏtre le jeune homme sain
et sauf.
     D'Artagnan  expliqua le coup  d'ÊpÊe de  son compagnon par  une  sortie
qu'il  improvisa. Il raconta la mort  de l'autre soldat et les pÊrils qu'ils
avaient  courus. Ce rÊcit fut pour lui  l'occasion  d'un vÊritable triomphe.
Toute l'armÊe parla de cette expÊdition pendant un jour,  et Monsieur lui en
fit faire ses compliments.
     Au reste, comme toute belle action  porte avec elle  sa  rÊcompense, la
belle  action de  d'Artagnan eut pour rÊsultat de lui rendre la tranquillitÊ
qu'il  avait  perdue. En effet, d'Artagnan  croyait pouvoir Ëtre tranquille,
puisque,  de  ses deux  ennemis,  l'un  Êtait  tuÊ et l'autre dÊvouÊ  Á  ses
intÊrËts.
     Cette   tranquillitÊ  prouvait  une  chose,  c'est  que  d'Artagnan  ne
connaissait pas encore Milady.




     AprÉs  des  nouvelles  presque  dÊsespÊrÊes  du  roi,  le  bruit de  sa
convalescence  commenÚait  Á se rÊpandre dans  le camp  ;  et comme il avait
grande  h×te d'arriver en  personne au siÉge,  on  disait  qu'aussitÆt qu'il
pourrait remonter Á cheval, il se remettrait en route.
     Pendant ce temps, Monsieur, qui savait  que, d'un  jour Á  l'autre,  il
allait  Ëtre  remplacÊ dans son commandement, soit  par le  duc d'AngoulËme,
soit par Bassompierre  ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement,
faisait  peu de  choses, perdait  ses journÊes en  t×tonnements,  et n'osait
risquer quelque grande  entreprise pour chasser les Anglais de l'Ïle  de RÊ,
oÝ ils  assiÊgeaient  toujours la citadelle  Saint- Martin  et le fort de La
PrÊe, tandis que, de leur cÆtÊ, les FranÚais assiÊgeaient La Rochelle.
     D'Artagnan,  comme  nous  l'avons  dit, Êtait redevenu plus tranquille,
comme  il arrive  toujours aprÉs un danger passÊ, et  quand le danger semble
Êvanoui ; il ne lui restait qu'une inquiÊtude, c'Êtait de n'apprendre aucune
nouvelle de ses amis.
     Mais,  un  matin  du commencement  du  mois  de novembre, tout lui  fut
expliquÊ par cette lettre, datÊe de Villeroi :
     " Monsieur d'Artagnan,
     " MM. Athos, Porthos et Aramis, aprÉs avoir fait une bonne partie  chez
moi, et s'Ëtre ÊgayÊs  beaucoup, ont  menÊ si  grand bruit, que le prÊvÆt du
ch×teau,  homme  trÉs  rigide,  les a  consignÊs pour quelques jours  ; mais
j'accomplis les ordres qu'ils m'ont donnÊs, de vous envoyer douze bouteilles
de  mon vin  d'Anjou,  dont ils  ont fait grand cas : ils veulent  que  vous
buviez Á leur santÊ avec leur vin favori.
     " Je l'ai fait, et suis, Monsieur, avec un grand respect,
     " Votre serviteur trÉs humble et trÉs obÊissant,
     " GODEAU,
     " HÆtelier de Messieurs les mousquetaires. "
     " A la bonne heure !  s'Êcria d'Artagnan, ils pensent  Á moi dans leurs
plaisirs  comme  je pensais Á eux dans mon ennui  ; bien certainement que je
boirai Á leur santÊ et de grand coeur ; mais je n'y boirai pas seul. "
     Et d'Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus
amitiÊ qu'avec les autres, afin de les inviter Á boire avec lui le dÊlicieux
petit  vin  d'Anjou qui venait d'arriver de Villeroi. L'un  des deux  gardes
Êtait invitÊ  pour le soir mËme, et l'autre  invitÊ  pour le  lendemain ; la
rÊunion fut donc fixÊe au surlendemain.
     D'Artagnan,  en  rentrant,  envoya les douze  bouteilles de  vin  Á  la
buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui  gard×t avec soin  ; puis,
le  jour de la solennitÊ, comme  le dÏner Êtait  fixÊ pour  l'heure de midi,
d'Artagnan envoya, dÉs neuf heures, Planchet pour tout prÊparer.
     Planchet, tout fier d'Ëtre ÊlevÊ Á la dignitÊ de maÏtre d'hÆtel, songea
Á tout apprËter en homme intelligent ; Á cet effet  il s'adjoignit le  valet
d'un des convives de son maÏtre, nommÊ Fourreau, et ce faux soldat qui avait
voulu tuer d'Artagnan, et qui, n'appartenant Á  aucun corps,  Êtait  entrÊ Á
son service ou plutÆt Á celui de  Planchet,  depuis que d'Artagnan lui avait
sauvÊ la vie.
     L'heure du festin venue, les deux convives arrivÉrent, prirent place et
les mets s'alignÉrent sur la table.  Planchet servait la serviette  au bras,
Fourreau  dÊbouchait  les  bouteilles,  et  Brisemont,  c'Êtait  le  nom  du
convalescent, transvasait dans des carafons de verre  le vin qui  paraissait
avoir dÊposÊ par l'effet  des secousses de la route. De ce vin,  la premiÉre
bouteille Êtait un  peu trouble vers  la fin, Brisemont versa cette lie dans
un  verre,  et  d'Artagnan lui  permit de  la boire ; car  le  pauvre diable
n'avait pas encore beaucoup de forces.
     Les  convives, aprÉs avoir mangÊ le potage, allaient porter  le premier
verre Á leurs lÉvres, lorsque tout Á coup le canon retentit au fort Louis et
au fort  Neuf  ;  aussitÆt les gardes,  croyant qu'il  s'agissait de quelque
attaque imprÊvue, soit des  assiÊgÊs, soit des Anglais, sautÉrent  sur leurs
ÊpÊes  ; d'Artagnan, non moins leste, fit comme eux, et tous trois sortirent
en courant, afin de se rendre Á leurs postes.
     Mais Á  peine furent-ils hors de la buvette, qu'ils se trouvÉrent fixÊs
sur  la cause  de  ce grand bruit  ;  les cris de  Vive le roi  ! Vive M. le
cardinal !  retentissaient  de  tous cÆtÊs, et les  tambours battaient  dans
toutes les directions.
     En  effet,  le  roi, impatient  comme on l'avait dit, venait de doubler
deux Êtapes, et arrivait Á l'instant mËme avec toute sa maison et un renfort
de  dix mille hommes de troupe  ;  ses  mousquetaires  le prÊcÊdaient et  le
suivaient. D'Artagnan,  placÊ  en  haie  avec sa compagnie, salua d'un geste
expressif ses amis, qui lui rÊpondirent des yeux, et M.  de TrÊville, qui le
reconnut tout d'abord.
     La cÊrÊmonie de rÊception achevÊe, les quatre amis furent  bientÆt dans
les bras l'un de l'autre.
     " Pardieu ! s'Êcria d'Artagnan, il n'est pas possible de mieux arriver,
et les viandes n'auront pas encore eu le  temps de refroidir ! n'est-ce pas,
Messieurs ? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu'il
prÊsenta Á ses amis.
     -- Ah ! ah ! il paraÏt que nous banquetions, dit Porthos.
     -- J'espÉre, dit Aramis, qu'il n'y a pas de femmes Á votre dÏner !
     -- Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque ? demanda Athos.
     -- Mais, pardieu ! il y a le vÆtre, cher ami, rÊpondit d'Artagnan.
     -- Notre vin ? fit Athos ÊtonnÊ.
     -- Oui, celui que vous m'avez envoyÊ.
     -- Nous vous avons envoyÊ du vin ?
     -- Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d'Anjou ?
     -- Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.
     -- Le vin que vous prÊfÊrez.
     -- Sans doute, quand je n'ai ni champagne ni chambertin.
     --  Eh  bien,  Á  dÊfaut  de  champagne  et  de  chambertin, vous  vous
contenterez de celui-lÁ.
     -- Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou, gourmet que nous sommes ?
dit Porthos.
     -- Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyÊ de votre part.
     -- De notre part ? firent les trois mousquetaires.
     -- Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyÊ du vin ?
     -- Non, et vous, Porthos ?
     -- Non, et vous, Athos ?
     -- Non.
     -- Si ce n'est pas vous, dit d'Artagnan, c'est votre hÆtelier.
     -- Notre hÆtelier ?
     -- Et oui ! votre hÆtelier, Godeau, hÆtelier des mousquetaires.
     -- Ma  foi,  qu'il  vienne  d'oÝ  il  voudra,  n'importe, dit  Porthos,
goÙtons- le, et, s'il est bon, buvons-le.
     -- Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.
     -- Vous avez raison, Athos, dit d'Artagnan. Personne de vous n'a chargÊ
l'hÆtelier Godeau de m'envoyer du vin ?
     -- Non ! et cependant il vous en a envoyÊ de notre part ?
     -- Voici la lettre ! " dit d'Artagnan.
     Et il prÊsenta le billet Á ses camarades.
     " Ce n'est pas son Êcriture ! s'Êcria Athos, je  la connais, c'est  moi
qui, avant de partir, ai rÊglÊ les comptes de la communautÊ.
     -- Fausse lettre, dit Porthos ; nous n'avons pas ÊtÊ consignÊs.
     -- D'Artagnan,  demanda Aramis d'un ton de reproche, comment avez- vous
pu croire que nous avions fait du bruit ?... "
     D'Artagnan p×lit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres.
     "  Tu m'effraies, dit  Athos, qui  ne le tutoyait que  dans les grandes
occasions, qu'est-il donc arrivÊ ?
     -- Courons, courons, mes amis ! s'Êcria d'Artagnan, un horrible soupÚon
me traverse l'esprit ! serait-ce encore une vengeance de cette femme ? "
     Ce fut Athos qui p×lit Á son tour.
     D'Artagnan s'ÊlanÚa vers  la  buvette, les trois  Mousquetaires  et les
deux gardes l'y suivirent.
     Le premier objet qui frappa  la vue de d'Artagnan en  entrant  dans  la
salle  Á manger, fut Brisemont Êtendu par terre et se roulant dans d'atroces
convulsions.
     Planchet et  Fourreau, p×les comme des  morts, essayaient de lui porter
secours ; mais il Êtait Êvident que  tout  secours  Êtait inutile : tous les
traits du moribond Êtaient crispÊs par l'agonie.
     " Ah ! s'Êcria-t-il en apercevant d'Artagnan, ah !  c'est affreux, vous
avez l'air de me faire gr×ce et vous m'empoisonnez !
     -- Moi ! s'Êcria d'Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que dis-tu donc lÁ
?
     -- Je dis que c'est vous qui m'avez donnÊ ce vin, je dis que c'est vous
qui m'avez dit de le boire, je dis que vous  avez voulu  vous venger de moi,
je dis que c'est affreux !
     -- N'en croyez rien, Brisemont, dit  d'Artagnan, n'en croyez  rien ; je
vous jure, je vous proteste...
     -- Oh ! mais Dieu est lÁ ! Dieu vous punira ! Mon Dieu !  qu'il souffre
un jour ce que je souffre !
     -- Sur  l'Evangile,  s'Êcria  d'Artagnan  en  se  prÊcipitant  vers  le
moribond, je vous  jure  que j'ignorais  que ce  vin fÙt  empoisonnÊ  et que
j'allais en boire comme vous.
     -- Je ne vous crois pas " , dit le soldat.
     Et il expira dans un redoublement de tortures.
     " Affreux !  affreux !  murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les
bouteilles et qu'Aramis  donnait des ordres un peu tardifs  pour qu'on all×t
chercher un confesseur.
     -- O mes amis ! dit d'Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver
la vie, non seulement Á  moi, mais Á ces Messieurs. Messieurs, continua-t-il
en  s'adressant aux gardes, je  vous  demanderai le  silence sur toute cette
aventure ; de  grands personnages pourraient avoir  trempÊ dans  ce que vous
avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.
     --  Ah ! Monsieur !  balbutiait Planchet  plus mort  que  vif  ;  ah  !
Monsieur ! que je l'ai ÊchappÊ belle !
     -- Comment, drÆle, s'Êcria d'Artagnan, tu allais donc boire mon vin ?
     -- A la santÊ du roi, Monsieur, j'allais  en boire un pauvre verre,  si
Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait.
     -- HÊlas !  dit Fourreau,  dont  les dents claquaient  de  terreur,  je
voulais l'Êloigner pour boire tout seul !
     -- Messieurs, dit d'Artagnan  en s'adressant aux gardes, vous comprenez
qu'un pareil festin ne  pourrait Ëtre que fort triste aprÉs ce qui  vient de
se  passer ; ainsi recevez  toutes  mes excuses et remettez la partie  Á  un
autre jour, je vous prie. "
     Les  deux gardes acceptÉrent  courtoisement les  excuses de d'Artagnan,
et,  comprenant  que  les  quatre  amis  dÊsiraient  demeurer seuls, ils  se
retirÉrent.
     Lorsque le jeune  garde et les trois mousquetaires furent sans tÊmoins,
ils  se regardÉrent  d'un  air  qui  voulait  dire  que chacun comprenait la
gravitÊ de la situation.
     " D'abord, dit Athos, sortons de cette  chambre  ; c'est  une  mauvaise
compagnie qu'un mort, mort de mort violente.
     -- Planchet, dit d'Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre
diable. Qu'il soit  enterrÊ en terre sainte. Il avait commis un crime, c'est
vrai, mais il s'en Êtait repenti. "
     Et les quatre amis sortirent de la chambre,  laissant  Á Planchet et  Á
Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires Á Brisemont.
     L'hÆte leur  donna une autre  chambre  dans laquelle il leur servit des
oeufs  Á la coque et de l'eau,  qu'Athos alla puiser lui-mËme Á la fontaine.
En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.
     " Eh bien,  dit  d'Artagnan Á Athos, vous le voyez, cher ami, c'est une
guerre Á mort. "
     Athos secoua la tËte.
     " Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit elle
?
     -- J'en suis sÙr.
     -- Cependant je vous avoue que je doute encore.
     -- Mais cette fleur de lys sur l'Êpaule ?
     -- C'est  une Anglaise  qui  aura  commis quelque mÊfait en  France, et
qu'on aura flÊtrie Á la suite de son crime.
     -- Athos,  c'est votre femme, vous dis-je, rÊpÊtait d'Artagnan, ne vous
rappelez-vous donc pas comme les deux signalements se ressemblent ?
     -- J'aurais cependant  cru que l'autre Êtait morte,  je l'avais si bien
pendue. "
     Ce fut d'Artagnan qui secoua la tËte Á son tour.
     " Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.
     -- Le  fait est qu'on ne peut rester ainsi  avec une ÊpÊe Êternellement
suspendue au-dessus de sa  tËte, dit  Athos,  et qu'il  faut sortir de cette
situation.
     -- Mais comment ?
     -- Ecoutez, t×chez de la rejoindre et d'avoir une explication avec elle
; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de  gentilhomme de  ne jamais
rien dire de vous,  de ne jamais rien  faire contre vous  ;  de  votre  cÆtÊ
serment solennel de rester  neutre Á mon Êgard  : sinon,  je vais trouver le
chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j'ameute la
cour contre vous, je vous dÊnonce  comme flÊtrie,  je vous  fais  mettre  en
jugement, et si l'on vous absout, et bien, je vous tue, foi de gentilhomme !
au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragÊ.
     -- J'aime assez ce moyen, dit d'Artagnan, mais comment la joindre ?
     -- Le temps, cher ami, le temps amÉne l'occasion, l'occasion  c'est  la
martingale de l'homme : plus on  a engagÊ, plus  l'on  gagne  quand on  sait
attendre.
     -- Oui, mais attendre entourÊ d'assassins et d'empoisonneurs...
     --  Bah ! dit  Athos,  Dieu  nous  a  gardÊs jusqu'Á prÊsent, Dieu nous
gardera encore.
     -- Oui, nous  ;  nous  d'ailleurs, nous sommes  des  hommes, et, Á tout
prendre, c'est notre Êtat de risquer  notre vie : mais  elle ! ajouta-t-il Á
demi-voix.
     -- Qui elle ? demanda Athos.
     -- Constance.
     --  Mme  Bonacieux  ! ah  !  c'est  juste,  fit  Athos ;  pauvre ami  !
j'oubliais que vous Êtiez amoureux.
     -- Eh bien, mais, dit Aramis, n'avez-vous pas vu par la lettre mËme que
vous avez trouvÊe sur le misÊrable  mort  qu'elle Êtait dans un couvent ? On
est trÉs  bien dans un couvent, et aussitÆt le siÉge de La Rochelle terminÊ,
je vous promets que pour mon compte...
     -- Bon ! dit Athos, bon !  oui,  mon cher Aramis  ! nous savons que vos
voeux tendent Á la religion.
     -- Je ne suis mousquetaire que par intÊrim, dit humblement Aramis.
     --  Il  paraÏt  qu'il y a longtemps  qu'il n'a reÚu des nouvelles de sa
maÏtresse,  dit  tout  bas  Athos  ;  mais  ne  faites  pas  attention, nous
connaissons cela.
     -- Eh  bien, dit  Porthos,  il me semble qu'il y  aurait  un moyen bien
simple.
     -- Lequel ? demanda d'Artagnan.
     -- Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos.
     -- Oui.
     -- Eh bien, aussitÆt le siÉge fini, nous l'enlevons de ce couvent.
     -- Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.
     -- C'est juste, dit Porthos.
     -- Mais, j'y pense, dit Athos, ne  prÊtendez-vous pas, cher d'Artagnan,
que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle ?
     -- Oui, je le crois du moins.
     -- Eh bien, mais Porthos nous aidera lÁ-dedans.
     -- Et comment cela, s'il vous plaÏt ?
     -- Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ; elle doit
avoir le bras long.
     -- Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur  ses  lÉvres, je la crois
cardinaliste et elle ne doit rien savoir.
     -- Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d'en avoir des nouvelles.
     -- Vous, Aramis, s'ÊcriÉrent les trois amis, vous, et comment cela ?
     -- Par l'aumÆnier de la reine, avec lequel je suis fort  liÊ... " , dit
Aramis en rougissant.
     Et  sur  cette  assurance,  les quatre amis, qui  avaient  achevÊ  leur
modeste  repas,  se  sÊparÉrent avec promesse de  se revoir  le soir  mËme :
d'Artagnan retourna  aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le
quartier du roi, oÝ ils avaient Á faire prÊparer leur logis.




     A peine arrivÊ au camp, le roi, qui avait si  grande h×te de se trouver
en face de l'ennemi, et qui, Á meilleur droit que le cardinal, partageait sa
haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions,  d'abord pour
chasser  les Anglais de l'Ïle  de  RÊ,  ensuite pour presser le  siÉge de La
Rochelle  ;  mais,  malgrÊ  lui,  il  fut retardÊ  par  les  dissensions qui
ÊclatÉrent  entre  MM.   de  Bassompierre  et   Schomberg,  contre  le   duc
d'AngoulËme.
     MM.  de  Bassompierre  et  Schomberg  Êtaient marÊchaux de  France,  et
rÊclamaient leur droit de commander l'armÊe sous les ordres du roi ; mais le
cardinal, qui  craignait  que  Bassompierre, huguenot au  fond du  coeur, ne
press×t  faiblement  les  Anglais et les Rochelois, ses frÉres en  religion,
poussait au  contraire le  duc d'AngoulËme, que le roi,  Á  son instigation,
avait nommÊ lieutenant gÊnÊral. Il en rÊsulta que, sous peine de voir MM. de
Bassompierre et Schomberg dÊserter l'armÊe, on fut obligÊ  de faire Á chacun
un commandement particulier : Bassompierre prit ses quartiers au  nord de la
ville, depuis La Leu jusqu'Á Dompierre ; le duc  d'AngoulËme Á l'est, depuis
Dompierre jusqu'Á  PÊrigny ;  et M. de  Schomberg  au midi,  depuis  PÊrigny
jusqu'Á Angoutin.
     Le logis de Monsieur Êtait Á Dompierre.
     Le logis du roi Êtait tantÆt Á EtrÊ, tantÆt Á La Jarrie.
     Enfin  le logis du cardinal Êtait sur les dunes, au pont de  La Pierre,
dans une simple maison sans aucun retranchement.
     De  cette faÚon, Monsieur surveillait Bassompierre  ;  le  roi, le  duc
d'AngoulËme, et le cardinal, M. de Schomberg.
     AussitÆt  cette organisation Êtablie, on s'Êtait occupÊ  de chasser les
Anglais de l'Ïle.
     La  conjoncture  Êtait favorable : les  Anglais,  qui ont, avant  toute
chose, besoin de bons vivres pour Ëtre de  bons soldats, ne mangeant que des
viandes salÊes  et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp
; de plus, la mer,  fort mauvaise Á  cette Êpoque de l'annÊe  sur toutes les
cÆtes de  l'ocÊan,  mettait tous les jours quelque petit b×timent Á mal ; et
la  plage, depuis  la  pointe  de  l'Aiguillon  jusqu'Á  la tranchÊe,  Êtait
littÊralement, Á chaque marÊe, couverte des dÊbris de pinasses,  de roberges
et de felouques ; il en rÊsultait que, mËme les gens  du roi se tinssent-ils
dans  leur camp,  il Êtait  Êvident qu'un jour ou l'autre Buckingham, qui ne
demeurait  dans l'Ïle  de RÊ  que  par entËtement, serait obligÊ de lever le
siÉge.
     Mais, comme M. de Toiras  fit  dire que  tout se prÊparait dans le camp
ennemi  pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait  en finir et donna
les ordres nÊcessaires pour une affaire dÊcisive.
     Notre  intention  n'Êtant  pas de  faire un journal de siÉge,  mais  au
contraire de n'en rapporter que les  ÊvÊnements qui  ont trait  Á l'histoire
que  nous  racontons,  nous nous  contenterons  de dire  en  deux  mots  que
l'entreprise rÊussit au  grand Êtonnement du roi et Á la grande gloire de M.
le cardinal.  Les Anglais, repoussÊs  pied Á  pied,  battus dans toutes  les
rencontres,  ÊcrasÊs au  passage  de  l'Ïle de  Loix,  furent obligÊs de  se
rembarquer,  laissant  sur  le  champ  de bataille deux  mille hommes  parmi
lesquels  cinq colonels,  trois  lieutenants-colonels,  deux  cent cinquante
capitaines et  vingt gentilshommes  de qualitÊ, quatre  piÉces  de  canon et
soixante drapeaux qui furent apportÊs Á Paris par Claude  de Saint-Simon, et
suspendus en grande pompe aux voÙtes de Notre- Dame.
     Des Te Deum furent chantÊs au camp, et de lÁ se  rÊpandirent  par toute
la France.
     Le cardinal resta donc maÏtre  de poursuivre  le  siÉge sans avoir,  du
moins momentanÊment, rien Á craindre de la part des Anglais.
     Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'Êtait que momentanÊ.
     Un envoyÊ du duc de Buckingham, nommÊ Montaigu, avait ÊtÊ pris, et l'on
avait acquis la preuve d'une  ligue entre l'Empire,  l'Espagne, l'Angleterre
et la Lorraine.
     Cette ligue Êtait dirigÊe contre la France.
     De  plus,  dans  le  logis  de   Buckingham,   qu'il  avait  ÊtÊ  forcÊ
d'abandonner plus prÊcipitamment qu'il ne l'avait cru,  on avait  trouvÊ des
papiers qui confirmaient cette  ligue, et qui, Á ce qu'assure M. le cardinal
dans ses MÊmoires, compromettaient fort Mme de  Chevreuse, et par consÊquent
la reine.
     C'Êtait  sur le  cardinal  que pesait  toute la  responsabilitÊ, car on
n'est  pas  ministre  absolu  sans  Ëtre  responsable  ;  aussi  toutes  les
ressources  de  son vaste  gÊnie  Êtaient-elles  tendues  nuit  et  jour, et
occupÊes  Á  Êcouter  le  moindre bruit qui  s'Êlevait  dans un  des  grands
royaumes de l'Europe.
     Le cardinal  connaissait l'activitÊ et surtout la haine de Buckingham ;
si  la ligue  qui menaÚait la France triomphait,  toute son  influence Êtait
perdue  : la politique espagnole et la politique  autrichienne avaient leurs
reprÊsentants dans le cabinet  du  Louvre, oÝ elles n'avaient encore que des
partisans ;  lui Richelieu, le ministre franÚais,  le  ministre national par
excellence, Êtait perdu. Le roi, qui, tout en lui obÊissant comme un enfant,
le  haÐssait comme  un enfant hait son maÏtre, l'abandonnait  aux vengeances
rÊunies de Monsieur  et de la reine ; il Êtait donc perdu,  et peut-Ëtre  la
France avec lui. Il fallait parer Á tout cela.
     Aussi vit-on les courriers, devenus Á chaque instant plus  nombreux, se
succÊder nuit et  jour dans cette petite maison du pont de  La Pierre, oÝ le
cardinal avait Êtabli sa rÊsidence.
     C'Êtaient des moines qui portaient  si mal le  froc, qu'il Êtait facile
de  reconnaÏtre  qu'ils appartenaient  surtout  Á l'Eglise militante  ;  des
femmes un  peu gËnÊes  dans  leurs costumes  de  pages,  et dont les  larges
trousses ne pouvaient entiÉrement  dissimuler les  formes arrondies  ; enfin
des  paysans aux mains  noircies,  mais Á la  jambe fine, et  qui  sentaient
l'homme de qualitÊ Á une lieue Á la ronde.
     Puis encore d'autres visites moins agrÊables, car deux ou trois fois le
bruit se rÊpandit que le cardinal avait failli Ëtre assassinÊ.
     Il est vrai que les ennemis  de Son Eminence disaient que c'Êtait elle-
mËme qui mettait en campagne les assassins  maladroits,  afin d'avoir le cas
ÊchÊant le droit d'user de reprÊsailles ; mais il ne faut croire ni Á ce que
disent les ministres, ni Á ce que disent leurs ennemis.
     Ce qui n'empËchait pas, au reste, le cardinal, Á qui  ses plus acharnÊs
dÊtracteurs n'ont  jamais contestÊ  la  bravoure personnelle, de faire force
courses  nocturnes  tantÆt  pour communiquer au  duc  d'AngoulËme des ordres
importants,  tantÆt pour aller se concerter avec  le roi, tantÆt  pour aller
confÊrer avec  quelque messager qu'il  ne voulait  pas qu'on  laiss×t entrer
chez lui.
     De leur cÆtÊ les  mousquetaires, qui  n'avaient pas grand-chose Á faire
au siÉge, n'Êtaient pas tenus sÊvÉrement et menaient joyeuse  vie. Cela leur
Êtait d'autant plus  facile, Á nos  trois  compagnons  surtout, qu'Êtant des
amis de M. de TrÊville, ils obtenaient facilement de lui de s'attarder et de
rester aprÉs la fermeture du camp avec des permissions particuliÉres.
     Or,  un soir  que d'Artagnan, qui  Êtait  de tranchÊe, n'avait  pu  les
accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montÊs sur leurs chevaux de bataille,
enveloppÊs de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets,
revenaient  tous trois d'une buvette  qu'Athos avait dÊcouverte  deux  jours
auparavant sur la route de La Jarrie,  et qu'on appelait le Colombier-Rouge,
suivant  le chemin  qui  conduisait  au  camp, tout  en se tenant  sur leurs
gardes,  comme  nous l'avons dit, de peur d'embuscade, lorsqu'Á un  quart de
lieue Á  peu prÉs du village de Boisnar ils  crurent entendre  le pas  d'une
cavalcade qui venait Á eux ; aussitÆt  tous trois  s'arrËtÉrent, serrÊs l'un
contre l'autre, et attendirent, tenant  le milieu de la route : au bout d'un
instant,  et  comme  la  lune  sortait  justement  d'un  nuage,  ils  virent
apparaÏtre  au  dÊtour d'un  chemin  deux  cavaliers qui, en les apercevant,
s'arrËtÉrent Á leur tour, paraissant dÊlibÊrer s'ils devaient continuer leur
route  ou retourner en arriÉre. Cette hÊsitation donna quelques soupÚons aux
trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :
     " Qui vive ?
     -- Qui vive vous-mËme ? rÊpondit un de ces deux cavaliers.
     -- Ce n'est pas rÊpondre,  cela !  dit  Athos.  Qui vive ? RÊpondez, ou
nous chargeons.
     -- Prenez garde  Á ce que vous allez faire, Messieurs ! dit  alors  une
voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du commandement.
     --  C'est  quelque  officier  supÊrieur qui fait sa  ronde de nuit, dit
Athos, que voulez-vous faire, Messieurs ?
     -- Qui  Ëtes-vous  ? dit  la mËme  voix du mËme  ton de commandement  ;
rÊpondez  Á  votre  tour,  ou  vous  pourriez  vous  mal  trouver  de  votre
dÊsobÊissance.
     -- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui
qui les interrogeait en avait le droit.
     -- Quelle compagnie ?
     -- Compagnie de TrÊville.
     -- Avancez Á l'ordre, et venez me rendre  compte de ce que  vous faites
ici, Á cette heure. "
     Les trois compagnons  s'avancÉrent,  l'oreille un peu  basse,  car tous
trois  maintenant  Êtaient  convaincus qu'ils avaient  affaire Á  plus  fort
qu'eux ; on laissa, au reste, Á Athos le soin de porter la parole.
     Un  des deux cavaliers, celui qui avait  pris la parole en second lieu,
Êtait Á  dix pas en avant de son compagnon  ; Athos fit signe Á Porthos et Á
Aramis de rester de leur cÆtÊ en arriÉre, et s'avanÚa seul.
     " Pardon, mon officier  ! dit Athos ; mais  nous  ignorions  Á qui nous
avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.
     --  Votre nom  ? dit l'officier, qui se  couvrait une partie  du visage
avec son manteau.
     -- Mais  vous-mËme, Monsieur,  dit  Athos qui commenÚait Á se  rÊvolter
contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez
le droit de m'interroger.
     -- Votre  nom ?  reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber
son manteau de maniÉre Á avoir le visage dÊcouvert.
     -- Monsieur le cardinal ! s'Êcria le mousquetaire stupÊfait.
     -- Votre nom ? reprit pour la troisiÉme fois Son Eminence.
     -- Athos " , dit le mousquetaire.
     Le cardinal fit un signe Á l'Êcuyer, qui se rapprocha.
     " Ces  trois  mousquetaires nous suivront,  dit-il Á voix basse, je  ne
veux pas qu'on sache que je suis  sorti du camp, et, en  nous  suivant, nous
serons sÙrs qu'ils ne le diront Á personne.
     -- Nous  sommes  gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez- nous
donc notre  parole et  ne vous inquiÊtez de  rien.  Dieu  merci, nous savons
garder un secret. "
     Le cardinal fixa ses yeux perÚants sur ce hardi interlocuteur.
     "  Vous avez l'oreille  fine, Monsieur Athos,  dit  le cardinal ;  mais
maintenant, Êcoutez  ceci  : ce n'est point par dÊfiance que je vous prie de
me suivre, c'est pour ma sÙretÊ  : sans doute  vos deux  compagnons sont MM.
Porthos et Aramis ?
     -- Oui, Votre Eminence,  dit Athos,  tandis  que les deux mousquetaires
restÊs en arriÉre s'approchaient, le chapeau Á la main.
     -- Je vous connais,  Messieurs, dit le  cardinal, je vous  connais : je
sais que vous  n'Ëtes pas tout Á fait  de mes amis, et j'en suis f×chÊ, mais
je sais que  vous Ëtes  de braves  et loyaux gentilshommes, et qu'on peut se
fier Á vous. Monsieur  Athos, faites-moi  donc  l'honneur de  m'accompagner,
vous et  vos  deux  amis,  et  alors j'aurai une escorte  Á faire envie Á Sa
MajestÊ, si nous la rencontrons. "
     Les  trois  mousquetaires  s'inclinÉrent jusque sur  le  cou  de  leurs
chevaux.
     " Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre  Eminence a raison de nous
emmener avec  elle :  nous avons rencontrÊ sur la route des visages affreux,
et  nous  avons  mËme  eu  avec  quatre  de  ces  visages  une  querelle  au
Colombier-Rouge.
     -- Une querelle, et pourquoi, Messieurs ?  dit  le cardinal , je n'aime
pas les querelleurs, vous le savez !
     -- C'est  justement pour  cela que j'ai  l'honneur  de  prÊvenir  Votre
Eminence de  ce qui vient  d'arriver ;  car  elle  pourrait l'apprendre  par
d'autres que par nous, et, sur un faux  rapport, croire que nous  sommes  en
faute.
     --  Et  quels  ont  ÊtÊ  les rÊsultats de cette  querelle  ? demanda le
cardinal en fronÚant le sourcil.
     -- Mais mon ami  Aramis, que voici, a reÚu un petit coup d'ÊpÊe dans le
bras, ce  qui ne l'empËchera pas,  comme  Votre Eminence peut  le  voir,  de
monter Á l'assaut demain, si Votre Eminence ordonne l'escalade.
     -- Mais vous  n'Ëtes pas hommes Á vous  laisser donner des coups d'ÊpÊe
ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, Messieurs,  vous en avez bien
rendu quelques-uns ; confessez-vous, vous savez que j'ai le droit de  donner
l'absolution.
     -- Moi, Monseigneur, dit Athos,  je n'ai pas mËme mis l'ÊpÊe Á la main,
mais j'ai pris celui  Á qui  j'avais affaire Á bras-le-corps et je l'ai jetÊ
par  la fenËtre  ;  il paraÏt  qu'en tombant, continua  Athos  avec  quelque
hÊsitation, il s'est cassÊ la cuisse.
     -- Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, Monsieur Porthos ?
     -- Moi, Monseigneur,  sachant  que le  duel est  dÊfendu, j'ai saisi un
banc, et j'en ai donnÊ Á l'un de ces brigands un  coup  qui, je crois, lui a
brisÊ l'Êpaule.
     -- Bien, dit le cardinal ; et vous, Monsieur Aramis ?
     --  Moi, Monseigneur, comme  je suis  d'un  naturel  trÉs doux  et que,
d'ailleurs, ce que  Monseigneur ne  sait peut-Ëtre pas, je suis sur le point
de  rentrer dans les ordres, je  voulais sÊparer mes  camarades, quand un de
ces  misÊrables  m'a  donnÊ traÏtreusement  un coup d'ÊpÊe Á travers le bras
gauche : alors la patience m'a manquÊ,  j'ai tirÊ  mon ÊpÊe Á mon  tour,  et
comme il  revenait Á la charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi
il se  l'Êtait passÊe  au travers  du corps : je  sais bien qu'il est  tombÊ
seulement, et il m'a semblÊ qu'on l'emportait avec ses deux compagnons.
     -- Diable, Messieurs  !  dit le  cardinal, trois hommes  hors de combat
pour une dispute de  cabaret, vous n'y allez pas de main morte ; et Á propos
de quoi Êtait venue la querelle ?
     -- Ces misÊrables Êtaient  ivres, dit Athos, et  sachant qu'il  y avait
une femme qui Êtait arrivÊe le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la
porte.
     -- Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ?
     -- Pour lui faire violence sans doute, dit : Athos ;  j'ai eu l'honneur
de dire Á Votre Eminence que ces misÊrables Êtaient ivres.
     -- Et  cette femme Êtait jeune et  jolie ? demanda le cardinal avec une
certaine inquiÊtude.
     -- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.
     -- Vous ne l'avez pas vue ; ah ! trÉs bien, reprit vivement le cardinal
; vous avez bien  fait de dÊfendre l'honneur  d'une femme, et, comme c'est Á
l'auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-mËme, je saurai  si vous m'avez
dit la vÊritÊ.
     -- Monseigneur, dit fiÉrement Athos, nous sommes gentilshommes, et pour
sauver notre tËte, nous ne ferions pas un mensonge.
     -- Aussi je ne doute pas  de  ce que vous me dites, Monsieur  Athos, je
n'en  doute  pas  un  seul  instant  ;  mais, ajouta-t-il  pour  changer  la
conversation, cette dame Êtait donc seule ?
     -- Cette  dame avait un cavalier enfermÊ avec elle,  dit Athos  ; mais,
comme malgrÊ le bruit ce cavalier ne s'est pas montrÊ, il est Á prÊsumer que
c'est un l×che.
     -- Ne jugez pas tÊmÊrairement, dit l'Evangile " , rÊpliqua le cardinal.
     Athos s'inclina.
     "  Et maintenant, Messieurs, c'est bien, continua Son Eminence, je sais
ce que je voulais savoir ; suivez-moi. "
     Les trois mousquetaires passÉrent derriÉre le cardinal, qui s'enveloppa
de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval en marche, se tenant
Á huit ou dix pas en avant de ses quatre compagnons.
     On arriva bientÆt Á  l'auberge silencieuse et  solitaire  ; sans  doute
l'hÆte savait quel  illustre  visiteur il attendait, et  en  consÊquence  il
avait renvoyÊ les importuns.
     Dix pas avant d'arriver Á la porte, le cardinal fit signe Á  son Êcuyer
et  aux trois mousquetaires  de faire  halte,  un cheval  tout  sellÊ  Êtait
attachÊ au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de certaine faÚon.
     Un  homme enveloppÊ d'un  manteau sortit aussitÆt et Êchangea  quelques
rapides  paroles  avec  le  cardinal ; aprÉs  quoi  il remonta Á  cheval  et
repartit dans la direction de SurgÉres, qui Êtait aussi celle de Paris.
     " Avancez, Messieurs, dit le cardinal.
     -- Vous m'avez dit la vÊritÊ, mes gentilshommes, dit-il  en s'adressant
aux trois mousquetaires,  il ne tiendra pas Á  moi que notre rencontre de ce
soir ne vous soit avantageuse ; en attendant, suivez-moi. "
     Le cardinal mit  pied Á terre, les trois mousquetaires en firent autant
; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son Êcuyer, les trois
mousquetaires attachÉrent les brides des leurs aux contrevents.
     L'hÆte se tenait  sur le  seuil de  la porte  ; pour  lui,  le cardinal
n'Êtait qu'un officier venant visiter une dame.
     "  Avez-vous  quelque  chambre  au  rez-de-chaussÊe  oÝ  ces  Messieurs
puissent m'attendre prÉs d'un bon feu ? " dit le cardinal.
     L'hÆte ouvrit la porte  d'une grande salle, dans laquelle justement  on
venait de remplacer un mauvais poËle par une grande et excellente cheminÊe.
     " J'ai celle-ci, rÊpondit-il.
     -- C'est bien,  dit  le cardinal  ; entrez lÁ,  Messieurs, et  veuillez
m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure. "
     Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez-
de-chaussÊe, le cardinal,  sans demander  plus amples renseignements,  monta
l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin.




     Il  Êtait  Êvident que, sans  s'en  douter, et mus  seulement  par leur
caractÉre  chevaleresque et aventureux, nos  trois amis  venaient de  rendre
service Á quelqu'un que le cardinal honorait de sa protection particuliÉre.
     Maintenant  quel Êtait ce quelqu'un ? C'est la question que  se  firent
d'abord les  trois  mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune  des rÊponses que
pouvait leur  faire leur intelligence n'Êtait satisfaisante,  Porthos appela
l'hÆte et demanda des dÊs.
     Porthos et Aramis  se placÉrent Á une table et se mirent Á jouer. Athos
se promena en rÊflÊchissant.
     En rÊflÊchissant et  en se promenant, Athos passait et repassait devant
le tuyau du poËle rompu par la moitiÊ et dont l'autre extrÊmitÊ donnait dans
la chambre  supÊrieure,  et Á  chaque  fois qu'il passait et  repassait,  il
entendait un murmure de paroles qui finit par  fixer  son  attention.  Athos
s'approcha,  et  il distingua quelques  mots  qui  lui  parurent sans  doute
mÊriter un si grand intÊrËt qu'il fit signe Á  ses compagnons de  se  taire,
restant  lui-mËme  courbÊ  l'oreille  tendue  Á  la  hauteur   de  l'orifice
infÊrieur.
     "  Ecoutez,  Milady,  disait le  cardinal, l'affaire  est  importante ;
asseyez- vous lÁ et causons.
     -- Milady ! murmura Athos.
     -- J'Êcoute Votre Eminence avec la plus grande attention, rÊpondit  une
voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.
     --  Un petit  b×timent avec  Êquipage anglais, dont  le capitaine est Á
moi, vous attend Á l'embouchure  de la Charente, au fort de  La  Pointe ; il
mettra Á la voile demain matin.
     -- Il faut alors que je m'y rende cette nuit ?
     --  A  l'instant   mËme,  c'est-Á-dire  lorsque  vous  aurez  reÚu  mes
instructions. Deux  hommes que vous  trouverez  Á la porte en  sortant  vous
serviront  d'escorte  ;  vous  me  laisserez  sortir  le  premier,  puis une
demi-heure aprÉs moi, vous sortirez Á votre tour.
     --  Oui, Monseigneur. Maintenant revenons Á la mission dont vous voulez
bien me charger  ; et, comme je tiens Á continuer de mÊriter la confiance de
Votre Eminence, daignez me l'exposer en termes clairs et prÊcis, afin que je
ne commette aucune erreur. "
     Il y eut un instant  de profond silence entre les deux interlocuteurs ;
il Êtait Êvident  que le cardinal mesurait d'avance les termes dans lesquels
il   allait   parler,   et  que  Milady  recueillait   toutes  ses  facultÊs
intellectuelles pour comprendre les choses qu'il allait  dire et  les graver
dans sa mÊmoire quand elles seraient dites.
     Athos profita de ce moment pour dire Á ses deux compagnons de fermer la
porte en dedans et pour leur faire signe de venir Êcouter avec lui.
     Les deux  mousquetaires, qui  aimaient  leurs  aises,  apportÉrent  une
chaise pour chacun  d'eux, et  une chaise  pour Athos. Tous trois s'assirent
alors, leurs tËtes rapprochÊes et l'oreille au guet.
     "  Vous  allez partir  pour Londres, continua le  cardinal.  ArrivÊe  Á
Londres, vous irez trouver Buckingham.
     -- Je ferai observer Á Son  Eminence, dit Milady, que depuis  l'affaire
des ferrets  de diamants,  pour  laquelle le duc m'a toujours soupÚonnÊe, Sa
Gr×ce se dÊfie de moi.
     -- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de capter sa
confiance,  mais  de  se prÊsenter  franchement  et loyalement Á  lui  comme
nÊgociatrice.
     --  Franchement  et   loyalement,  rÊpÊta  Milady  avec  une  indicible
expression de duplicitÊ.
     --  Oui,  franchement et loyalement, reprit le  cardinal du mËme  ton ;
toute cette nÊgociation doit Ëtre faite Á dÊcouvert.
     --  Je  suivrai  Á  la  lettre  les instructions  de  Son Eminence,  et
j'attends qu'elle me les donne.
     --  Vous  irez trouver Buckingham de  ma part, et vous lui direz que je
sais tous les  prÊparatifs  qu'il fait,  mais que je ne m'en inquiÉte guÉre,
attendu qu'au premier mouvement qu'il risquera, je perds la reine.
     -- Croira-t-il  que  Votre Eminence est en mesure d'accomplir la menace
qu'elle lui fait ?
     -- Oui, car j'ai des preuves.
     -- Il faut que je puisse prÊsenter ces preuves Á son apprÊciation.
     --  Sans  doute,  et  vous  lui  direz que  je  publie  le  rapport  de
Bois-Robert et du marquis de  Beautru sur  l'entrevue que le duc  a eue chez
Mme la connÊtable avec la  reine, le soir que Mme la connÊtable a donnÊ  une
fËte masquÊe ; vous lui direz, afin qu'il ne doute de rien, qu'il y est venu
sous  le costume du Grand  Mogol que devait porter le chevalier de Guise, et
qu'il a achetÊ Á ce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.
     -- Bien, Monseigneur.
     -- Tous les dÊtails de son entrÊe  au Louvre et de sa sortie pendant la
nuit oÝ il s'est introduit  au palais sous le  costume d'un  diseur de bonne
aventure italien me sont connus ;  vous lui direz, pour  qu'il ne  doute pas
encore de l'authenticitÊ de mes renseignements, qu'il avait sous son manteau
une grande robe blanche semÊe de larmes noires, de tËtes de  mort et d'os en
sautoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour le fantÆme
de la Dame  blanche qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois
que quelque grand ÊvÊnement va s'accomplir.
     -- Est-ce tout, Monseigneur ?
     --  Dites-lui  que  je  sais  encore  tous  les dÊtails  de  l'aventure
d'Amiens, que j'en ferai faire  un petit roman, spirituellement tournÊ, avec
un  plan du  jardin et  les portraits des principaux acteurs  de cette scÉne
nocturne.
     -- Je lui dirai cela.
     --  Dites-lui  encore  que je  tiens  Montaigu,  que Montaigu  est Á la
Bastille, qu'on  n'a surpris aucune lettre sur lui,  c'est vrai, mais que la
torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et mËme... ce qu'il ne sait pas.
     -- A merveille.
     -- Enfin ajoutez que Sa Gr×ce, dans  la prÊcipitation qu'elle a  mise Á
quitter l'Ïle de  RÊ,  oublia  dans  son  logis  certaine lettre  de  Mme de
Chevreuse  qui compromet singuliÉrement la reine, en ce  qu'elle prouve  non
seulement que Sa MajestÊ peut aimer  les ennemis du roi, mais encore qu'elle
conspire avec ceux  de la France. Vous avez  bien retenu tout ce que je vous
ai dit, n'est-ce pas ?
     -- Votre Eminence va en juger  : le bal de Mme  la connÊtable ; la nuit
du  Louvre ;  la soirÊe d'Amiens ; l'arrestation de  Montaigu ; la lettre de
Mme de Chevreuse.
     -- C'est cela,  dit  le  cardinal,  c'est cela :  vous  avez  une  bien
heureuse mÊmoire, Milady.
     -- Mais, reprit celle Á qui le cardinal venait d'adresser ce compliment
flatteur,  si malgrÊ toutes ces raisons le duc ne se rend pas et continue de
menacer la France ?
     -- Le duc est  amoureux comme un fou, ou plutÆt comme un niais,  reprit
Richelieu  avec une profonde amertume ;  comme les anciens paladins,  il n'a
entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de sa belle. S'il sait que
cette guerre peut coÙter  l'honneur et peut-Ëtre la libertÊ Á la dame de ses
pensÊes, comme il dit, je vous rÊponds qu'il y regardera Á deux fois.
     -- Et cependant, dit Milady avec une persistance  qui prouvait  qu'elle
voulait  voir  clair  jusqu'au  bout,  dans la mission dont elle allait Ëtre
chargÊe, cependant s'il persiste ?
     -- S'il persiste, dit le cardinal... , ce n'est pas probable.
     -- C'est possible, dit Milady.
     --  S'il persiste... "  Son Eminence fit une pause  et reprit :  " S'il
persiste,  Eh bien,  j'espÊrerai  dans un  de ces ÊvÊnements qui changent la
face des Etats.
     -- Si Son Eminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns de ces
ÊvÊnements, dit Milady, peut-Ëtre partagerais-je sa confiance dans l'avenir.
     -- Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610, pour une
cause Á peu prÉs pareille Á celle qui fait mouvoir  le duc, le roi Henri IV,
de glorieuse mÊmoire, allait Á la fois envahir les Flandres et l'Italie pour
frapper Á la fois l'Autriche des deux cÆtÊs, Eh bien, n'est-il pas arrivÊ un
ÊvÊnement qui a sauvÊ l'Autriche ? Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas
la mËme chance que l'empereur ?
     --  Votre  Eminence  veut parler du coup de couteau de  la  rue  de  la
Ferronnerie ?
     -- Justement, dit le cardinal.
     -- Votre  Eminence  ne  craint-elle pas que  le  supplice  de Ravaillac
Êpouvante ceux qui auraient un instant l'idÊe de l'imiter ?
     -- Il y aura en tout temps  et  dans tous les pays, surtout si ces pays
sont divisÊs de religion, des fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de
se  faire martyrs.  Et  tenez, justement il me revient Á cette heure que les
puritains sont furieux contre le duc de Buckingham et que leurs prÊdicateurs
le dÊsignent comme l'AntÊchrist.
     -- Eh bien ? fit Milady.
     -- Eh bien, continua le cardinal d'un air indiffÊrent, il ne s'agirait,
pour  le  moment,  par  exemple,  que  de trouver  une femme, belle,  jeune,
adroite, qui  eÙt  Á se venger  elle-mËme du duc. Une pareille femme peut se
rencontrer :  le  duc est homme Á bonnes  fortunes, et, s'il a semÊ bien des
amours  par  ses promesses de constance Êternelle, il a dÙ  semer  bien  des
haines aussi par ses Êternelles infidÊlitÊs.
     --  Sans  doute,  dit  froidement  Milady,  une pareille femme peut  se
rencontrer.
     -- Eh  bien, une pareille  femme,  qui mettrait le couteau  de  Jacques
ClÊment ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait la France.
     -- Oui, mais elle serait la complice d'un assassinat.
     -- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques ClÊment
?
     -- Non, car peut-Ëtre Êtaient-ils  placÊs trop haut pour qu'on os×t les
aller chercher lÁ oÝ  ils Êtaient : on ne brÙlerait pas le Palais de Justice
pour tout le monde, Monseigneur.
     -- Vous  croyez donc que  l'incendie du  Palais de  Justice a une cause
autre que  celle  du hasard ? demanda Richelieu  du ton dont il eÙt fait une
question sans aucune importance.
     --  Moi,  Monseigneur,  rÊpondit  Milady, je ne crois rien, je  cite un
fait, voilÁ tout ; seulement, je dis que si je m'appelais Mlle de Monpensier
ou la reine  Marie de MÊdicis, je  prendrais moins de  prÊcautions que  j'en
prends, m'appelant tout simplement Lady Clarick.
     -- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ?
     -- Je voudrais un  ordre  qui  ratifi×t d'avance tout ce que je croirai
devoir faire pour le plus grand bien de la France.
     --  Mais  il  faudrait  d'abord trouver  la femme  que j'ai dit, et qui
aurait Á se venger du duc.
     -- Elle est trouvÊe, dit Milady.
     --  Puis  il  faudrait  trouver  ce  misÊrable  fanatique  qui  servira
d'instrument Á la justice de Dieu.
     -- On le trouvera.
     -- Eh  bien, dit  le duc,  alors il sera temps de rÊclamer l'ordre  que
vous demandiez tout Á l'heure.
     -- Votre Eminence a raison, dit Milady, et  c'est moi qui ai eu tort de
voir  dans  la  mission  dont  elle  m'honore  autre  chose  que ce qui  est
rÊellement, c'est-Á-dire d'annoncer Á Sa  Gr×ce, de la part de Son Eminence,
que  vous connaissez les diffÊrents  dÊguisements Á  l'aide  desquels il est
parvenu Á  se  rapprocher de la  reine pendant  la  fËte  donnÊe  par Mme la
connÊtable ; que vous avez les preuves de l'entrevue accordÊe au Louvre  par
la  reine  Á certain  astrologue  italien  qui  n'est  autre  que le duc  de
Buckingham ; que vous avez commandÊ un petit roman, des plus spirituels, sur
l'aventure d'Amiens, avec plan du  jardin oÝ cette  aventure s'est passÊe et
portraits des acteurs qui y ont figurÊ ; que Montaigu est Á  la Bastille, et
que la torture  peut lui  faire dire des choses dont il se  souvient et mËme
des choses qu'il aurait oubliÊes ; enfin, que vous possÊdez certaine  lettre
de  Mme  de Chevreuse,  trouvÊe  dans  le  logis  de Sa Gr×ce, qui compromet
singuliÉrement, non seulement celle qui l'a Êcrite, mais encore celle au nom
de qui elle a ÊtÊ Êcrite. Puis, s'il persiste malgrÊ  tout cela, comme c'est
Á ce que  je  viens de  dire  que se borne ma mission, je n'aurai  plus qu'Á
prier  Dieu  de faire un  miracle pour  sauver  la France. C'est bien  cela,
n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose Á faire ?
     -- C'est bien cela, reprit sÉchement le cardinal.
     --  Et maintenant, dit Milady sans paraÏtre remarquer  le changement de
ton du duc Á  son Êgard, maintenant que j'ai reÚu les instructions  de Votre
Eminence Á propos de ses ennemis, Monseigneur me permettra- t-il de lui dire
deux mots des miens ?
     -- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu.
     --  Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels  vous me  devez tout
votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Eminence.
     -- Et lesquels ? rÊpliqua le duc.
     -- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.
     -- Elle est dans la prison de Mantes.
     -- C'est-Á-dire qu'elle y Êtait, reprit Milady, mais la reine a surpris
un ordre du roi, Á l'aide duquel elle l'a fait transporter dans un couvent.
     -- Dans un couvent ? dit le duc.
     -- Oui, dans un couvent.
     -- Et dans lequel ?
     -- Je l'ignore, le secret a ÊtÊ bien gardÊ...
     -- Je le saurai, moi !
     -- Et Votre Eminence me dira dans quel couvent est cette femme ?
     -- Je n'y vois pas d'inconvÊnient, dit le cardinal.
     -- Bien  ; maintenant  j'ai un  autre ennemi bien autrement  Á craindre
pour moi que cette petite Mme Bonacieux.
     -- Et lequel ?
     -- Son amant.
     -- Comment s'appelle-t-il ?
     -- Oh !  Votre Eminence le connaÏt bien, s'Êcria Milady emportÊe par la
colÉre, c'est  notre mauvais gÊnie Á tous  deux ;  c'est celui qui, dans une
rencontre avec les  gardes de Votre Eminence, a dÊcidÊ la victoire en faveur
des mousquetaires du roi ;  c'est celui qui a donnÊ trois coups d'ÊpÊe  Á de
Wardes, votre Êmissaire, et qui a fait Êchouer l'affaire des ferrets ; c'est
celui enfin qui, sachant que c'Êtait moi qui lui avais enlevÊ Mme Bonacieux,
a jurÊ ma mort.
     -- Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.
     -- Je veux parler de ce misÊrable d'Artagnan.
     -- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal.
     -- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il n'en est
que plus Á craindre.
     -- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences  avec
Buckingham.
     -- Une preuve ! s'Êcria Milady, j'en aurai dix.
     --  Eh bien, alors ! c'est la chose la plus simple du  monde,  ayez-moi
cette preuve et je l'envoie Á la Bastille.
     -- Bien, Monseigneur ! mais ensuite ?
     --  Quand  on est Á  la Bastille,  il  n'y  a  pas d' ensuite , dit  le
cardinal d'une voix sourde. Ah ! pardieu, continua-t-il, s'il m'Êtait  aussi
facile de me dÊbarrasser de mon ennemi qu'il m'est facile  de me dÊbarrasser
des vÆtres,  et si c'Êtait  contre  de pareilles gens que vous me  demandiez
l'impunitÊ !...
     --  Monseigneur,   reprit  Milady,  troc  pour  troc,   existence  pour
existence, homme pour homme ; donnez-moi celui-lÁ, je vous donne l'autre.
     -- Je ne sais pas ce que  vous  voulez dire, reprit le cardinal,  et ne
veux mËme  pas  le savoir ; mais j'ai  le dÊsir de vous Ëtre  agrÊable et ne
vois aucun  inconvÊnient Á  vous donner ce que vous demandez Á l'Êgard d'une
si  infime  crÊature  ; d'autant plus, comme vous me le dites, que ce  petit
d'Artagnan est un libertin, un duelliste, un traÏtre.
     -- Un inf×me, Monseigneur, un inf×me !
     -- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le cardinal.
     -- En voici, Monseigneur. "
     Il se fit un instant de  silence  qui prouvait  que le  cardinal  Êtait
occupÊ  Á chercher  les termes dans lesquels devait Ëtre Êcrit le billet, ou
mËme Á l'Êcrire.  Athos, qui  n'avait pas perdu  un mot de la  conversation,
prit ses deux compagnons chacun par une main et les conduisit Á l'autre bout
de la chambre.
     " Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas
Êcouter la fin de la conversation ?
     -- Chut ! dit Athos parlant Á voix basse, nous en avons entendu tout ce
qu'il est nÊcessaire que nous entendions ; d'ailleurs je ne vous empËche pas
d'Êcouter le reste, mais il faut que je sorte.
     -- Il  faut que  tu sortes  !  dit  Porthos  ; mais si  le  cardinal te
demande, que rÊpondrons-nous ?
     -- Vous n'attendrez pas qu'il  me  demande, vous lui direz les premiers
que je  suis parti  en Êclaireur parce que certaines  paroles  de notre hÆte
m'ont donnÊ Á penser que le chemin n'Êtait  pas sÙr ; j'en toucherai d'abord
deux mots Á l'Êcuyer du cardinal ; le reste me regarde, ne vous en inquiÊtez
pas.
     -- Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.
     -- Soyez tranquille, rÊpondit Athos, vous le savez, j'ai du sang-froid.
"
     Porthos et Aramis allÉrent reprendre leur place prÉs du tuyau de poËle.
     Quant Á  Athos, il sortit sans  aucun  mystÉre, alla prendre son cheval
attachÊ  avec  ceux  de  ses  deux amis  aux  tourniquets  des  contrevents,
convainquit en quatre mots l'Êcuyer  de  la nÊcessitÊ d'une avant-garde pour
le retour, visita avec affectation l'amorce de ses pistolets, mit l'ÊpÊe aux
dents et suivit, en enfant perdu, la route qui conduisait au camp.




     Comme l'avait prÊvu Athos, le cardinal ne  tarda point Á descendre ; il
ouvrit la porte de la chambre oÝ Êtaient entrÊs les mousquetaires, et trouva
Porthos  faisant une partie de  dÊs  acharnÊe avec Aramis. D'un coup  d'oeil
rapide, il  fouilla tous les coins  de la  salle, et vit qu'un de ses hommes
lui manquait.
     " Qu'est devenu M. Athos ? demanda-t-il.
     --  Monseigneur,  rÊpondit Porthos,  il  est  parti  en  Êclaireur  sur
quelques propos de notre hÆte, qui lui ont fait croire  que la route n'Êtait
pas sÙre.
     -- Et vous, qu'avez-vous fait, Monsieur Porthos ?
     -- J'ai gagnÊ cinq pistoles Á Aramis.
     -- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ?
     -- Nous sommes aux ordres de Votre Eminence.
     -- A cheval donc, Messieurs, car il se fait tard. "
     L'Êcuyer Êtait Á la porte, et tenait en bride le cheval du cardinal. Un
peu  plus loin,  un groupe  de deux hommes  et de trois chevaux apparaissait
dans l'ombre ; ces deux hommes Êtaient ceux  qui devaient conduire Milady au
fort de La Pointe, et veiller Á son embarquement.
     L'Êcuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient
dÊjÁ dit Á propos d'Athos. Le cardinal fit un  geste approbateur,  et reprit
la  route, s'entourant au retour des mËmes prÊcautions qu'il avait prises au
dÊpart.
     Laissons-le suivre le chemin du camp,  protÊgÊ par l'Êcuyer et les deux
mousquetaires, et revenons Á Athos.
     Pendant une centaine de pas, il avait marchÊ de la  mËme allure ; mais,
une  fois hors de  vue,  il avait  lancÊ son cheval  Á droite, avait fait un
dÊtour,  et Êtait revenu Á une vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le
passage  de la  petite troupe ; ayant  reconnu les  chapeaux  bordÊs  de ses
compagnons et la frange dorÊe du manteau de M. le cardinal,  il attendit que
les  cavaliers eussent tournÊ l'angle  de la route, et,  les ayant perdus de
vue, il revint au galop Á l'auberge, qu'on lui ouvrit sans difficultÊ.
     L'hÆte le reconnut.
     " Mon officier,  dit Athos, a oubliÊ de faire Á la dame du premier  une
recommandation importante, il m'envoie pour rÊparer son oubli.
     -- Montez, dit l'hÆte, elle est encore dans sa chambre. "
     Athos profita de la permission,  monta  l'escalier  de son pas  le plus
lÊger, arriva sur  le  carrÊ, et,  Á  travers la porte  entrouverte, il  vit
Milady qui attachait son chapeau.
     Il entra dans la chambre, et referma la porte derriÉre lui.
     Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna.
     Athos  Êtait debout devant  la  porte,  enveloppÊ dans son manteau, son
chapeau rabattu sur ses yeux.
     En voyant cette figure muette  et immobile comme une statue, Milady eut
peur.
     " Qui Ëtes-vous ? et que demandez-vous ? " s'Êcria-t-elle.
     -- Allons, c'est bien elle ! " murmura Athos.
     Et,  laissant tomber son manteau, et  relevant son  feutre, il s'avanÚa
vers Milady.
     " Me reconnaissez-vous, Madame ? " dit-il.
     Milady fit un pas en avant, puis recula comme Á la vue d'un serpent.
     " Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez.
     -- Le comte de La FÉre !  murmura Milady  en p×lissant  et en  reculant
jusqu'Á ce que la muraille l'empËch×t d'aller plus loin.
     -- Oui, Milady, rÊpondit  Athos, le comte  de La FÉre en personne,  qui
revient  tout exprÉs de l'autre monde  pour  avoir le plaisir  de vous voir.
Asseyons-nous donc, et causons, comme dit Monseigneur le cardinal. "
     Milady, dominÊe par une terreur inexprimable, s'assit sans profÊrer une
seule parole.
     "  Vous Ëtes  donc  un  dÊmon envoyÊ  sur la terre ?  dit Athos.  Votre
puissance est grande, je  le sais ; mais vous savez  aussi qu'avec l'aide de
Dieu  les hommes ont souvent vaincu les dÊmons les plus terribles. Vous vous
Ëtes dÊjÁ trouvÊe sur mon chemin, je croyais vous avoir terrassÊe,  Madame ;
mais, ou je me trompais, ou l'enfer vous a ressuscitÊe. "
     Milady,  Á ces  paroles qui lui rappelaient des souvenirs  effroyables,
baissa la tËte avec un gÊmissement sourd.
     " Oui, l'enfer  vous a ressuscitÊe, reprit  Athos, l'enfer vous a faite
riche, l'enfer vous a donnÊ un autre nom, l'enfer vous a presque refait mËme
un autre visage ; mais il n'a effacÊ ni  les  souillures de votre ×me, ni la
flÊtrissure de votre corps. "
     Milady  se  leva  comme mue par un ressort,  et  ses yeux lancÉrent des
Êclairs. Athos resta assis.
     " Vous me croyiez mort, n'est-ce  pas, comme je vous croyais morte ? et
ce nom  d'Athos avait  cachÊ  le comte de La FÉre,  comme le nom  de  Milady
Clarick avait cachÊ  Anne  de  Breuil  !  N'Êtait-ce pas ainsi que vous vous
appeliez  quand votre  honorÊ frÉre  nous  a  mariÊs  ? Notre  position  est
vraiment  Êtrange, poursuivit  Athos en  riant ;  nous  n'avons vÊcu jusqu'Á
prÊsent l'un et l'autre  que  parce que nous nous croyions  morts,  et qu'un
souvenir gËne moins qu'une crÊature, quoique ce soit chose dÊvorante parfois
qu'un souvenir !
     -- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramÉne vers moi ?
et que me voulez-vous ?
     -- Je  veux vous dire que, tout en restant invisible  Á vos yeux, je ne
vous ai pas perdue de vue, moi !
     -- Vous savez ce que j'ai fait ?
     -- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre entrÊe
au service du cardinal jusqu'Á ce soir. "
     Un sourire d'incrÊdulitÊ passa sur les lÉvres p×les de Milady.
     " Ecoutez : c'est vous qui avez coupÊ les deux ferrets de diamants  sur
l'Êpaule  du  duc de  Buckingham ;  c'est vous qui  avez  fait  enlever  Mme
Bonacieux  ; c'est  vous  qui, amoureuse de de  Wardes, et croyant passer la
nuit avec  lui,  avez ouvert votre porte  Á M. d'Artagnan ;  c'est vous qui,
croyant que  de Wardes  vous avait trompÊe, avez voulu le faire tuer par son
rival ;  c'est vous qui, lorsque ce rival eut dÊcouvert votre inf×me secret,
avez voulu le faire tuer Á son tour par deux assassins que vous avez envoyÊs
Á sa poursuite ; c'est vous qui, voyant que les balles avaient  manquÊ  leur
coup, avez  envoyÊ du  vin  empoisonnÊ avec  une fausse  lettre, pour  faire
croire Á votre  victime que ce vin venait de  ses amis  ; c'est vous, enfin,
qui venez lÁ,  dans  cette chambre, assise sur cette chaise oÝ je  suis,  de
prendre  avec le cardinal  de Richelieu l'engagement de faire assassiner  le
duc  de  Buckingham,  en Êchange  de la promesse qu'il vous  a faite de vous
laisser assassiner d'Artagnan. "
     Milady Êtait livide.
     " Mais vous Ëtes donc Satan ? dit-elle.
     --  Peut-Ëtre,  dit  Athos ;  mais, en  tout cas,  Êcoutez bien ceci  :
Assassinez ou  faites assassiner le duc de Buckingham, peu m'importe ! je ne
le connais pas : d'ailleurs c'est un  Anglais ;  mais ne touchez pas du bout
du doigt Á un seul cheveu de d'Artagnan, qui est un fidÉle ami que j'aime et
que je dÊfends,  ou,  je vous le  jure par la tËte de mon pÉre, le crime que
vous aurez commis sera le dernier.
     --  M.  d'Artagnan  m'a  cruellement offensÊe,  dit  Milady  d'une voix
sourde, M. d'Artagnan mourra.
     -- En vÊritÊ,  cela est-il possible qu'on vous offense, Madame ? dit en
riant Athos ; il vous a offensÊe, et il mourra ?
     -- Il mourra, reprit Milady ; elle d'abord, lui ensuite. "
     Athos  fut  saisi  comme d'un vertige : la vue de cette  crÊature,  qui
n'avait  rien  d'une femme, lui rappelait des souvenirs terribles ; il pensa
qu'un jour, dans une situation moins dangereuse que celle oÝ il se trouvait,
il avait dÊjÁ voulu  la sacrifier Á son honneur ; son dÊsir de  meurtre  lui
revint brÙlant et  l'envahit  comme une fiÉvre ardente  : il  se leva Á  son
tour, porta la main Á sa ceinture, en tira un pistolet et l'arma.
     Milady,  p×le comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacÊe  ne
put  profÊrer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole humaine  et qui
semblait le r×le d'une bËte fauve ; collÊe contre la sombre tapisserie, elle
apparaissait, les cheveux Êpars, comme l'image effrayante de la terreur.
     Athos leva lentement son  pistolet,  Êtendit  le  bras  de  maniÉre que
l'arme touch×t presque  le front de Milady, puis, d'une voix  d'autant  plus
terrible qu'elle avait le calme suprËme d'une inflexible rÊsolution :
     " Madame, dit-il, vous allez Á l'instant mËme me remettre le papier que
vous a signÊ le cardinal,  ou, sur mon ×me, je vous fais sauter la cervelle.
"
     Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle
connaissait Athos ; cependant elle resta immobile.
     " Vous avez une seconde pour vous dÊcider " , dit-il.
     Milady vit Á  la contraction de  son visage que le coup allait partir ;
elle porta vivement la main Á sa poitrine, en tira un papier  et le tendit Á
Athos.
     " Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! "
     Athos prit le papier, repassa le pistolet Á sa  ceinture, s'approcha de
la lampe pour s'assurer que c'Êtait bien celui-lÁ, le dÊplia et lut :
     " C'est  par mon  ordre  et pour le  bien de l'Etat  que le  porteur du
prÊsent a fait ce qu'il a fait. "
     " 3 dÊcembre 1627 "
     " RICHELIEU "
     " Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en replaÚant son
feutre sur sa  tËte, maintenant que je t'ai arrachÊ les dents, vipÉre, mords
si tu peux. "
     Et il sortit de la chambre sans mËme regarder en arriÉre.
     A  la porte il trouva les deux hommes et  le cheval qu'ils tenaient  en
main.
     " Messieurs, dit-il, l'ordre de  Monseigneur, vous  le  savez,  est  de
conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la
quitter que lorsqu'elle sera Á bord. "
     Comme  ces  paroles s'accordaient  effectivement  avec  l'ordre  qu'ils
avaient reÚu, ils inclinÉrent la tËte en signe d'assentiment.
     Quant  Á  Athos, il  se  mit lÊgÉrement  en selle et partit  au galop ;
seulement,  au lieu de  suivre  la route, il prit  Á travers champs, piquant
avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrËtant pour Êcouter.
     Dans une  de ces haltes, il entendit sur  la route  le pas de plusieurs
chevaux.  Il  ne  douta  point  que  ce ne fÙt le  cardinal  et son escorte.
AussitÆt  il  fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna son cheval avec de
la  bruyÉre  et des feuilles d'arbres, et vint se mettre  en  travers de  la
route Á deux cents pas du camp Á peu prÉs.
     " Qui vive ? cria-t-il, de loin quand il aperÚut les cavaliers.
     -- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.
     -- Oui, Monseigneur, rÊpondit Athos. C'est lui-mËme.
     -- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez  tous  mes remerciements pour
la bonne garde  que vous  nous avez faite ; Messieurs, nous voici arrivÊs  :
prenez la porte Á gauche, le mot d'ordre est Roi et RÊ . "
     En  disant ces mots,  le cardinal salua de  la tËte les trois  amis, et
prit Á droite suivi de son Êcuyer ; car, cette nuit-lÁ, lui-mËme couchait au
camp.
     "  Eh bien,  dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque  le cardinal fut
hors  de la portÊe  de  la  voix, eh  bien ! il  a signÊ  le  papier qu'elle
demandait.
     -- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. "
     Et  les  trois amis n'ÊchangÉrent  plus  une  seule parole jusqu'Á leur
quartier, exceptÊ pour donner le mot d'ordre aux sentinelles.
     Seulement, on envoya  Mousqueton dire  Á Planchet que son maÏtre  Êtait
priÊ, en  relevant  de tranchÊe, de se rendre Á l'instant  mËme au logis des
mousquetaires.
     D'un autre cÆtÊ, comme l'avait prÊvu Athos, Milady,  en retrouvant Á la
porte les hommes qui l'attendaient, ne fit aucune difficultÊ de les suivre ;
elle  avait  bien  eu l'envie un instant de  se faire  reconduire  devant le
cardinal et de lui tout raconter, mais une rÊvÊlation de sa part amenait une
rÊvÊlation  de la  part d'Athos : elle  dirait bien qu'Athos l'avait pendue,
mais Athos  dirait  qu'elle  Êtait marquÊe  ;  elle pensa qu'il  valait donc
encore  mieux garder  le  silence, partir  discrÉtement, accomplir avec  son
habiletÊ  ordinaire  la mission difficile dont elle  s'Êtait  chargÊe, puis,
toutes les choses  accomplies  Á  la  satisfaction  du cardinal,  venir  lui
rÊclamer sa vengeance.
     En consÊquence, aprÉs  avoir voyagÊ toute la  nuit,  Á sept  heures  du
matin elle Êtait au fort de La  Pointe, Á  huit heures elle Êtait embarquÊe,
et Á  neuf  heures le b×timent, qui, avec des lettres de marque du cardinal,
Êtait censÊ Ëtre  en partance pour Bayonne, levait l'ancre et  faisait voile
pour l'Angleterre.




     En arrivant chez ses trois amis,  d'Artagnan les trouva rÊunis dans  la
mËme  chambre : Athos  rÊflÊchissait,  Porthos frisait sa moustache,  Aramis
disait  ses priÉres dans un charmant  petit livre d'heures reliÊ en  velours
bleu.
     " Pardieu,  Messieurs ! dit-il, j'espÉre que ce que vous avez Á me dire
en vaut la peine, sans  cela je vous prÊviens que je ne vous pardonnerai pas
de m'avoir fait venir, au lieu de me laisser reposer aprÉs une nuit passÊe Á
prendre et Á dÊmanteler un bastion. Ah ! que n'Êtiez-vous lÁ, Messieurs ! il
y a fait chaud !
     -- Nous Êtions ailleurs, oÝ il ne faisait pas froid non plus ! rÊpondit
Porthos  tout  en  faisant  prendre  Á sa  moustache  un  pli qui  lui Êtait
particulier.
     -- Chut ! dit Athos.
     -- Oh ! oh !  fit d'Artagnan comprenant le lÊger froncement de sourcils
du mousquetaire, il paraÏt qu'il y a du nouveau ici.
     -- Aramis, dit Athos, vous avez  ÊtÊ dÊjeuner avant-hier Á l'auberge du
Parpaillot, je crois ?
     -- Oui.
     -- Comment est-on lÁ ?
     -- Mais, j'y  ai  fort mal mangÊ pour mon  compte, avant-hier Êtait  un
jour maigre, et ils n'avaient que du gras.
     -- Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de poisson ?
     --  Ils disent, reprit Aramis en se remettant Á sa  pieuse lecture, que
la digue que fait b×tir M. le cardinal le chasse en pleine mer.
     -- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis,  reprit Athos
; je vous  demandais si vous aviez  ÊtÊ  bien libre, et  si personne ne vous
avait dÊrangÊ ?
     -- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns ; oui, au
fait, pour  ce  que vous  voulez dire,  Athos,  nous serons  assez  bien  au
Parpaillot.
     --  Allons donc  au Parpaillot,  dit Athos, car ici  les murailles sont
comme des feuilles de papier. "
     D'Artagnan, qui Êtait habituÊ aux  maniÉres de faire de son ami, et qui
reconnaissait tout de suite Á une parole, Á un geste, Á un signe de lui, que
les  circonstances Êtaient  graves, prit le bras d'Athos  et sortit avec lui
sans rien dire ; Porthos suivit en devisant avec Aramis.
     En  route, on rencontra Grimaud,  Athos  lui  fit  signe  de  suivre  ;
Grimaud, selon son habitude, obÊit en silence ; le pauvre garÚon avait Á peu
prÉs fini par dÊsapprendre de parler.
     On arriva Á la buvette du Parpaillot :  il Êtait sept heures du  matin,
le jour commenÚait Á paraÏtre ; les  trois amis  commandÉrent Á dÊjeuner, et
entrÉrent dans  une salle oÝ, au dire  de l'hÆte, ils  ne  devaient pas Ëtre
dÊrangÊs.
     Malheureusement  l'heure  Êtait  mal choisie pour  un conciliabule ; on
venait de battre la  diane, chacun secouait le sommeil de la  nuit, et, pour
chasser  l'air  humide  du matin,  venait  boire la  goutte Á  la  buvette :
dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-lÊgers  se  succÊdaient avec
une rapiditÊ  qui devait  trÉs bien faire les affaires  de  l'hÆte, mais qui
remplissait fort mal  les vues des quatre amis. Aussi rÊpondaient-ils  d'une
maniÉre fort  maussade  aux  saluts,  aux  toasts  et  aux  lazzi  de  leurs
compagnons.
     " Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et
nous  n'avons  pas  besoin de  cela en ce moment. D'Artagnan, racontez- nous
votre nuit ; nous vous raconterons la nÆtre aprÉs.
     -- En effet, dit un chevau-lÊger qui se dandinait  en tenant  Á la main
un verre d'eau-de-vie qu'il  dÊgustait lentement ; en effet, vous  Êtiez  de
tranchÊe cette nuit, Messieurs les gardes, et il me semble  que vous avez eu
maille Á partir avec les Rochelois ? "
     D'Artagnan regarda Athos pour savoir  s'il devait rÊpondre Á cet intrus
qui se mËlait Á la conversation.
     " Eh  bien,  dit Athos, n'entends-tu pas  M.  de  Busigny qui  te  fait
l'honneur de  t'adresser la parole  ? Raconte ce qui s'est passÊ cette nuit,
puisque ces Messieurs dÊsirent le savoir.
     -- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse  qui  buvait  du
rhum dans un verre Á biÉre.
     -- Oui, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan en s'inclinant, nous avons eu cet
honneur,  nous avons mËme,  comme vous avez pu l'entendre, introduit sous un
des angles un baril de poudre qui, en Êclatant, a fait une fort jolie brÉche
; sans compter que, comme le bastion n'Êtait pas d'hier, tout le reste de la
b×tisse s'en est trouvÊ fort ÊbranlÊ.
     --  Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait enfilÊe Á son
sabre une oie qu'il apportait pour qu'on la fÏt cuire.
     -- Le bastion  Saint-Gervais, rÊpondit d'Artagnan, derriÉre  lequel les
Rochelois inquiÊtaient nos travailleurs.
     -- Et l'affaire a ÊtÊ chaude ?
     -- Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois huit ou
dix.
     --  Balzampleu ! fit le  Suisse, qui, malgrÊ  l'admirable collection de
jurons que possÉde la langue allemande,  avait pris  l'habitude de jurer  en
franÚais.
     -- Mais il est  probable, dit le chevau-lÊger,  qu'ils vont,  ce matin,
envoyer des pionniers pour remettre le bastion en Êtat.
     -- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan.
     -- Messieurs, dit Athos, un pari !
     -- Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.
     -- Lequel ? demanda le chevau-lÊger.
     -- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les
deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la cheminÊe, j'en suis.
HÆtelier de malheur ! une lÉchefrite tout de suite, que je ne perde  pas une
goutte de la graisse de cette estimable volaille.
     -- Il avre raison, dit le Suisse, la  graisse  t'oie, il est trÉs ponne
avec des gonfitures.
     --  LÁ !  dit le dragon.  Maintenant, voyons le pari !  Nous  Êcoutons,
Monsieur Athos !
     -- Oui, le pari ! dit le chevau-lÊger.
     -- Eh bien, Monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes
trois compagnons,  MM.  Porthos,  Aramis,  d'Artagnan  et  moi,  nous allons
dÊjeuner dans le  bastion Saint-Gervais  et que  nous y  tenons  une  heure,
montre Á la main, quelque chose que l'ennemi fasse pour nous dÊloger. "
     Porthos et Aramis se regardÉrent, ils commenÚaient Á comprendre.
     " Mais, dit d'Artagnan en se penchant Á  l'oreille d'Athos, tu vas nous
faire tuer sans misÊricorde.
     -- Nous sommes bien plus tuÊs, rÊpondit Athos, si nous n'y allons pas.
     -- Ah ! ma foi ! Messieurs,  dit Porthos en se renversant sur sa chaise
et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espÉre.
     -- Aussi je  l'accepte, dit M.  de  Busigny ; maintenant  il s'agit  de
fixer l'enjeu.
     -- Mais vous Ëtes quatre, Messieurs, dit Athos, nous sommes quatre ; un
dÏner Á discrÊtion pour huit, cela vous va-t-il ?
     -- A merveille, reprit M. de Busigny.
     -- Parfaitement, dit le dragon.
     -- Ca me fa " , dit le Suisse.
     Le quatriÉme auditeur,  qui, dans toute cette  conversation, avait jouÊ
un  rÆle  muet, fit  un  signe de la tËte en  signe qu'il  acquiesÚait Á  la
proposition.
     " Le dÊjeuner de ces Messieurs est prËt, dit l'hÆte.
     -- Eh bien, apportez-le " , dit Athos.
     L'hÆte obÊit.  Athos  appela Grimaud,  lui  montra  un grand panier qui
gisait dans un  coin et fit le geste  d'envelopper  dans les serviettes  les
viandes apportÊes.
     Grimaud  comprit  Á l'instant mËme qu'il  s'agissait d'un  dÊjeuner sur
l'herbe, prit le panier, empaqueta les viandes,  y joignit les bouteilles et
prit le panier Á son bras.
     " Mais oÝ allez-vous manger mon dÊjeuner ? dit l'hÆte.
     -- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie ? "
     Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.
     " Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l'hÆte.
     --  Non  ;  ajoute seulement deux bouteilles  de vin de Champagne et la
diffÊrence sera pour les serviettes. "
     L'hÆte  ne faisait  pas  une aussi  bonne  affaire  qu'il  l'avait  cru
d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux bouteilles
de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de Champagne.
     " Monsieur  de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien rÊgler votre montre
sur la mienne, ou me permettre de rÊgler la mienne sur la vÆtre ?
     -- A merveille, Monsieur ! dit le chevau-lÊger en tirant de son gousset
une fort belle montre entourÊe de diamants ; sept heures et demie, dit- il.
     --  Sept  heures trente-cinq  minutes, dit  Athos  ; nous  saurons  que
j'avance de cinq minutes sur vous, Monsieur. "
     Et, saluant les  assistants Êbahis, les  quatre  jeunes gens prirent le
chemin du bastion Saint-Gervais,  suivis de Grimaud, qui  portait le panier,
ignorant  oÝ  il allait, mais, dans l'obÊissance passive dont il avait  pris
l'habitude avec Athos, ne songeait pas mËme Á le demander.
     Tant  qu'ils   furent  dans  l'enceinte   du   camp,  les  quatre  amis
n'ÊchangÉrent pas  une  parole ;  d'ailleurs  ils  Êtaient  suivis  par  les
curieux, qui, connaissant le pari engagÊ, voulaient savoir comment  ils s'en
tireraient.
     Mais  une fois  qu'ils  eurent  franchi la  ligne de circonvallation et
qu'ils se  trouvÉrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait complÉtement ce
dont il s'agissait, crut qu'il Êtait temps de demander une explication.
     "  Et  maintenant,  mon  cher  Athos,  dit-il,  faites-moi l'amitiÊ  de
m'apprendre oÝ nous allons ?
     -- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.
     -- Mais qu'y allons-nous faire ?
     -- Vous le savez bien, nous y allons dÊjeuner.
     -- Mais pourquoi n'avons-nous pas dÊjeunÊ au Parpaillot ?
     -- Parce  que nous  avons des  choses fort importantes Á nous  dire, et
qu'il Êtait impossible de causer cinq minutes  dans cette auberge  avec tous
ces importuns qui vont, qui  viennent, qui saluent,  qui accostent ; ici, du
moins,  continua  Athos en montrant  le  bastion,  on  ne  viendra pas  nous
dÊranger.
     -- Il me  semble,  dit d'Artagnan avec cette prudence qui  s'alliait si
bien et si naturellement chez lui Á une excessive bravoure, il me semble que
nous aurions pu trouver quelque endroit ÊcartÊ dans les dunes, au bord de la
mer.
     -- OÝ l'on nous aurait vus  confÊrer tous les quatre ensemble, de sorte
qu'au bout d'un  quart d'heure le cardinal eÙt ÊtÊ prÊvenu par  ses  espions
que nous tenions conseil.
     -- Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in desertis .
     -- Un dÊsert  n'aurait  pas ÊtÊ mal, dit Porthos, mais il s'agissait de
le trouver.
     -- Il n'y a pas de dÊsert oÝ un oiseau ne puisse passer au-dessus de la
tËte,  oÝ  un poisson ne puisse sauter au-dessus de  l'eau,  oÝ  un lapin ne
puisse partir de son gÏte, et je crois qu'oiseau, poisson, lapin, tout s'est
fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant
laquelle  d'ailleurs  nous ne  pouvons plus reculer  sans honte ; nous avons
fait un pari, un pari qui ne pouvait Ëtre prÊvu, et dont je dÊfie qui que ce
soit de deviner la vÊritable cause : nous allons, pour le gagner, tenir  une
heure dans le bastion. Ou nous serons attaquÊs, ou nous ne le serons pas. Si
nous  ne  le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne  ne
nous  entendra, car  je  rÊponds  que  les  murs  de  ce  bastion n'ont  pas
d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de mËme,
et de plus, tout en nous dÊfendant, nous nous couvrons de gloire. Vous voyez
bien que tout est bÊnÊfice.
     -- Oui,  dit  d'Artagnan,  mais nous  attraperons  indubitablement  une
balle.
     -- Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez  bien que les balles les plus Á
craindre ne sont pas celles de l'ennemi.
     --  Mais il me semble que pour une pareille expÊdition, nous aurions dÙ
au moins emporter nos mousquets.
     -- Vous Ëtes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger d'un fardeau
inutile ?
     --  Je ne  trouve  pas  inutile en face de l'ennemi un bon  mousquet de
calibre, douze cartouches et une poire Á poudre.
     -- Oh ! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit d'Artagnan
?
     -- Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos.
     -- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu huit
ou dix FranÚais de tuÊs et autant de Rochelois.
     -- AprÉs ?
     --  On n'a pas  eu le  temps de les dÊpouiller, n'est-ce  pas ? attendu
qu'on avait autre chose pour le moment de plus pressÊ Á faire.
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs  poires Á poudre
et leurs cartouches,  et au lieu  de quatre mousquetons  et de douze balles,
nous allons avoir une quinzaine de fusils et une centaine de coups Á tirer.
     -- O Athos ! dit Aramis, tu es vÊritablement un grand homme ! "
     Porthos inclina la tËte en signe d'adhÊsion.
     D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
     Sans doute Grimaud partageait les  doutes du jeune homme  ; car, voyant
que  l'on  continuait de marcher vers le bastion,  chose dont il avait doutÊ
jusqu'alors, il tira son maÏtre par le pan de son habit.
     " OÝ allons-nous ? " demanda-t-il par geste.
     Athos lui montra le bastion.
     " Mais, dit  toujours dans le mËme dialecte le silencieux Grimaud, nous
y laisserons notre peau. "
     Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
     Grimaud posa son panier Á terre et s'assit en secouant la tËte.
     Athos prit  Á sa ceinture un  pistolet, regarda s'il Êtait bien amorcÊ,
l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud.
     Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.
     Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant.
     Grimaud obÊit.
     Tout ce qu'avait gagnÊ le pauvre garÚon Á cette pantomime d'un instant,
c'est qu'il Êtait passÊ de l'arriÉre-garde Á l'avant-garde.
     ArrivÊs au bastion, les quatre amis se retournÉrent.
     Plus  de trois  cents  soldats  de toutes armes Êtaient  assemblÊs Á la
porte du camp, et dans un groupe sÊparÊ on pouvait distinguer M. de Busigny,
le dragon, le Suisse et le quatriÉme parieur.
     Athos Æta son chapeau, le mit au bout de son ÊpÊe et l'agita en l'air.
     Tous  les  spectateurs  lui  rendirent  son  salut, accompagnant  cette
politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'Á eux.
     AprÉs  quoi, ils  disparurent tous quatre dans le bastion, oÝ les avait
dÊjÁ prÊcÊdÊs Grimaud.




     Comme  l'avait  prÊvu Athos,  le bastion  n'Êtait  occupÊ que  par  une
douzaine de morts tant FranÚais que Rochelois.
     " Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de l'expÊdition,
tandis que Grimaud va mettre la table, commenÚons par recueillir les  fusils
et  les cartouches ; nous  pouvons  d'ailleurs  causer tout en accomplissant
cette  besogne. Ces Messieurs,  ajouta-t-il  en montrant  les morts, ne nous
Êcoutent pas.
     -- Mais nous pourrions toujours les  jeter dans le  fossÊ, dit Porthos,
aprÉs toutefois nous Ëtre assurÊs qu'ils n'ont rien dans leurs poches.
     -- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud.
     -- Ah ! bien  alors, dit d'Artagnan, que  Grimaud  les  fouille et  les
jette par-dessus les murailles.
     -- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.
     -- Ces morts peuvent nous  servir  ? dit Porthos. Ah ÚÁ !  vous devenez
fou, cher ami.
     -- Ne  jugez pas tÊmÊrairement,  disent  l'Evangile et  M. le cardinal,
rÊpondit Athos ; combien de fusils, Messieurs ?
     -- Douze, rÊpondit Aramis.
     -- Combien de coups Á tirer ?
     -- Une centaine.
     -- C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes. "
     Les quatre mousquetaires se mirent Á la  besogne. Comme ils  achevaient
de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le dÊjeuner Êtait servi.
     Athos  rÊpondit,  toujours  par geste,  que c'Êtait bien, et  indiqua Á
Grimaud une espÉce de poivriÉre oÝ celui-ci comprit qu'il se devait tenir en
sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de  la faction, Athos lui permit
d'emporter un pain, deux cÆtelettes et une bouteille de vin.
     " Et maintenant, Á table " , dit Athos.
     Les  quatre  amis s'assirent  Á  terre, les  jambes croisÊes, comme les
Turcs ou comme les tailleurs.
     " Ah !  maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la  crainte d'Ëtre
entendu, j'espÉre que tu vas nous faire part de ton secret, Athos.
     --  J'espÉre que  je  vous  procure Á  la fois  de l'agrÊment et  de la
gloire,  Messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade charmante
; voici un dÊjeuner des  plus  succulents, et  cinq cents personnes  lÁ-bas,
comme vous pouvez les voir Á travers les meurtriÉres, qui nous prennent pour
des  fous  ou pour des  hÊros, deux classes  d'imbÊciles qui  se ressemblent
assez.
     -- Mais ce secret ? demanda d'Artagnan.
     -- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir. "
     D'Artagnan portait son verre Á ses lÉvres ; mais Á ce nom de Milady, la
main lui trembla si fort,  qu'il le posa Á terre pour ne pas en  rÊpandre le
contenu.
     " Tu as vu ta fem...
     --  Chut donc  !  interrompit  Athos : vous  oubliez, mon cher, que ces
Messieurs ne sont pas initiÊs  comme vous dans le  secret de mes affaires de
mÊnage ; j'ai vu Milady.
     -- Et oÝ cela ? demanda d'Artagnan.
     -- A deux lieues d'ici Á peu prÉs, Á l'auberge du Colombier-Rouge.
     -- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan.
     -- Non, pas tout Á fait encore, reprit Athos ; car, Á cette heure, elle
doit avoir quittÊ les cÆtes de France. "
     D'Artagnan respira.
     " Mais au  bout du compte, demanda  Porthos, qu'est-ce  donc que  cette
Milady ?
     --  Une  femme  charmante,  dit  Athos en  dÊgustant  un  verre de  vin
mousseux. Canaille d'hÆtelier  ! s'Êcria-t-il, qui nous donne du vin d'Anjou
pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous  y laisserons prendre !
Oui, continua-t-il, une femme charmante qui  a eu des  bontÊs pour notre ami
d'Artagnan, qui lui a  fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayÊ de
se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer Á coups de mousquet, il y
a huit jours  en essayant de  l'empoisonner, et hier en demandant sa tËte au
cardinal.
     -- Comment ! en demandant  ma tËte  au  cardinal ?  s'Êcria d'Artagnan,
p×le de terreur.
     -- Ca,  dit Porthos, c'est vrai  comme l'Evangile ; je l'ai entendu  de
mes deux oreilles.
     -- Moi aussi, dit Aramis.
     --  Alors,  dit   d'Artagnan   en  laissant   tomber  son   bras   avec
dÊcouragement,  il est inutile de lutter plus  longtemps ; autant que je  me
brÙle la cervelle et que tout soit fini !
     -- C'est  la  derniÉre sottise qu'il faut faire, dit Athos, attendu que
c'est la seule Á laquelle il n'y ait pas de remÉde.
     -- Mais je  n'en  rÊchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des  ennemis
pareils. D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite  de Wardes, Á qui j'ai donnÊ
trois coups  d'ÊpÊe ;  puis Milady, dont j'ai surpris le secret  ; enfin, le
cardinal, dont j'ai fait Êchouer la vengeance.
     -- Eh bien, dit  Athos, tout cela ne fait  que  quatre,  et nous sommes
quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les signes que  nous fait
Grimaud, nous allons avoir affaire Á un bien plus grand nombre de gens. Qu'y
a-t-il, Grimaud ? ConsidÊrant la gravitÊ de la circonstance, je vous permets
de parler, mon ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ?
     -- Une troupe.
     -- De combien de personnes ?
     -- De vingt hommes.
     -- Quels hommes ?
     -- Seize pionniers, quatre soldats.
     -- A combien de pas sont-ils ?
     -- A cinq cents pas.
     -- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de boire
un verre de vin Á ta santÊ, d'Artagnan !
     -- A ta santÊ ! rÊpÊtÉrent Porthos et Aramis.
     -- Eh bien donc, Á ma santÊ ! quoique je ne croie pas que  vos souhaits
me servent Á grand-chose.
     --  Bah  ! dit Athos, Dieu  est grand,  comme disent les  sectateurs de
Mahomet, et l'avenir est dans ses mains. "
     Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa prÉs de lui, Athos se
leva   nonchalamment,  prit  le  premier  fusil  venu  et  s'approcha  d'une
meurtriÉre.
     Porthos, Aramis  et  d'Artagnan  en  firent autant. Quant Á Grimaud, il
reÚut l'ordre de se  placer derriÉre  les quatre amis  afin de recharger les
armes.
     Au bout d'un  instant  on  vit paraÏtre la troupe ;  elle  suivait  une
espÉce  de  boyau  de  tranchÊe qui Êtablissait une  communication  entre le
bastion et la ville.
     " Pardieu  ! dit Athos, c'est  bien la peine de nous dÊranger  pour une
vingtaine de drÆles  armÊs  de  pioches,  de hoyaux et de  pelles !  Grimaud
n'aurait eu qu'Á leur faire signe de s'en aller, et je suis convaincu qu'ils
nous eussent laissÊs tranquilles.
     -- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils  avancent fort rÊsolument de
ce  cÆtÊ. D'ailleurs, il  y a avec  les  travailleurs  quatre soldats et  un
brigadier armÊs de mousquets.
     -- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.
     -- Ma foi ! dit  Aramis,  j'avoue que  j'ai rÊpugnance  Á tirer sur ces
pauvres diables de bourgeois.
     -- Mauvais prËtre, rÊpondit Porthos, qui a pitiÊ des hÊrÊtiques !
     -- En vÊritÊ, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prÊvenir.
     -- Que diable  faites-vous donc ? s'Êcria d'Artagnan,  vous  allez vous
faire fusiller, mon cher. "
     Mais Athos  ne tint aucun compte de l'avis, et, montant  sur la brÉche,
son fusil d'une main et son chapeau de l'autre :
     "  Messieurs, dit-il  en s'adressant  aux  soldats et aux travailleurs,
qui, ÊtonnÊs  de  son  apparition, s'arrËtaient  Á cinquante pas environ  du
bastion, et  en  les saluant courtoisement, Messieurs, nous sommes, quelques
amis et moi, en train de dÊjeuner  dans ce bastion. Or, vous savez  que rien
n'est dÊsagrÊable comme d'Ëtre dÊrangÊ  quand on dÊjeune ; nous  vous prions
donc, si vous avez  absolument  affaire ici, d'attendre que nous  ayons fini
notre repas, ou de  repasser plus  tard,  Á moins qu'il  ne  vous prenne  la
salutaire envie de quitter le parti de la rÊbellion  et de  venir boire avec
nous Á la santÊ du roi de France.
     -- Prends garde, Athos ! s'Êcria d'Artagnan ; ne vois-tu pas qu'ils  te
mettent en joue ?
     -- Si fait, si fait, dit  Athos, mais ce sont  des bourgeois qui tirent
fort mal, et qui n'ont garde de me toucher. "
     En  effet,  au mËme  instant quatre  coups de  fusil partirent, et  les
balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le touch×t.
     Quatre coups de fusil leur  rÊpondirent presque en mËme temps, mais ils
Êtaient mieux dirigÊs que ceux des agresseurs,  trois soldats tombÉrent tuÊs
raide, et un des travailleurs fut blessÊ.
     " Grimaud, un autre mousquet ! " dit Athos toujours sur la brÉche.
     Grimaud  obÊit aussitÆt. De  leur cÆtÊ,  les trois amis  avaient chargÊ
leurs armes ; une seconde dÊcharge suivit la premiÉre : le brigadier et deux
pionniers tombÉrent morts, le reste de la troupe prit la fuite.
     " Allons, Messieurs, une sortie " , dit Athos.
     Et  les quatre amis, s'ÊlanÚant hors du fort, parvinrent jusqu'au champ
de bataille, ramassÉrent les quatre mousquets des soldats et la  demi- pique
du  brigadier ; et,  convaincus que  les fuyards ne s'arrËteraient  qu'Á  la
ville,  reprirent le chemin du  bastion,  rapportant  les trophÊes  de  leur
victoire.
     "  Rechargez  les  armes,  Grimaud,  dit  Athos,  et  nous,  Messieurs,
reprenons notre dÊjeuner et continuons notre conversation. OÝ en Êtions-nous
?
     --  Je  me le  rappelle, dit d'Artagnan, qui  se  prÊoccupait  fort  de
l'itinÊraire que devait suivre Milady.
     -- Elle va en Angleterre, rÊpondit Athos.
     -- Et dans quel but ?
     -- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham. "
     D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation.
     " Mais c'est inf×me ! s'Êcria-t-il.
     -- Oh !  quant Á cela, dit  Athos, je vous prie de  croire  que je m'en
inquiÉte  fort peu.  Maintenant que vous avez fini, Grimaud, continua Athos,
prenez  la  demi-pique de  notre  brigadier,  attachez-y  une  serviette  et
plantez-la  au  haut de notre  bastion, afin que ces rebelles  de  Rochelois
voient qu'ils ont affaire Á de braves et loyaux soldats du roi. "
     Grimaud obÊit sans rÊpondre. Un instant aprÉs le drapeau blanc flottait
au-dessus de la tËte des quatre  amis ; un tonnerre d'applaudissements salua
son apparition ; la moitiÊ du camp Êtait aux barriÉres.
     "  Comment ! reprit d'Artagnan, tu t'inquiÉtes fort peu qu'elle tue  ou
qu'elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre ami.
     -- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu'elle fasse du duc
ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide. "
     Et Athos envoya Á quinze pas de lui une bouteille qu'il tenait, et dont
il venait de transvaser jusqu'Á la derniÉre goutte dans son verre.
     " Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas  Buckingham ainsi ; il
nous avait donnÊ de fort beaux chevaux.
     -- Et surtout  de fort belles selles,  ajouta Porthos, qui, Á ce moment
mËme, portait Á son manteau le galon de la sienne.
     -- Puis, observa  Aramis, Dieu  veut  la  conversion et non  la mort du
pÊcheur.
     -- Amen , dit  Athos,  et nous reviendrons lÁ-dessus  plus tard, si tel
est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment,  me prÊoccupait le plus, et
je suis sÙr que tu me comprendras, d'Artagnan, c'Êtait de reprendre  Á cette
femme une espÉce de  blanc-seing  qu'elle avait extorquÊ  au cardinal,  et Á
l'aide duquel elle  devait impunÊment se dÊbarrasser de toi et  peut-Ëtre de
nous.
     -- Mais c'est donc un dÊmon que cette crÊature ? dit Porthos en tendant
son assiette Á Aramis, qui dÊcoupait une volaille.
     -- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il restÊ entre
ses mains ?
     -- Non, il est passÊ dans les miennes ; je ne dirai pas que ce fut sans
peine, par exemple, car je mentirais.
     -- Mon cher  Athos, dit d'Artagnan, je ne  compte plus  les fois que je
vous dois la vie.
     -- Alors c'Êtait donc pour venir prÉs d'elle que vous nous avez quittÊs
? demanda Aramis.
     -- Justement.
     --  Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan. -- La voici " ,
dit Athos.
     Et il tira le prÊcieux papier de la poche de sa casaque.
     D'Artagnan  le  dÊplia d'une  main  dont  il  n'essayait  pas  mËme  de
dissimuler le tremblement et lut :
     "  C'est  par mon  ordre et pour  le bien  de l'Etat que le porteur  du
prÊsent a fait ce qu'il a fait. "
     " 5 dÊcembre 1627 "
     " RICHELIEU. "
     " En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les rÉgles.
     -- Il faut dÊchirer ce papier, s'Êcria d'Artagnan, qui semblait lire sa
sentence de mort.
     -- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver prÊcieusement, et
je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait de piÉces d'or.
     -- Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeune homme.
     --  Mais,  dit  nÊgligemment Athos,  elle  va  probablement  Êcrire  au
cardinal  qu'un  damnÊ  mousquetaire,  nommÊ   Athos,  lui  a   arrachÊ  son
sauf-conduit  ;  elle  lui  donnera dans la mËme lettre  le  conseil  de  se
dÊbarrasser, en mËme temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ;
le  cardinal se  rappellera  que ce sont les  mËmes hommes  qu'il  rencontre
toujours sur  son chemin ; alors, un beau matin, il fera arrËter d'Artagnan,
et, pour  qu'il  ne  s'ennuie  pas  tout  seul, il nous  enverra  lui  tenir
compagnie Á la Bastille.
     --  Ah ÚÁ, mais  !  dit  Porthos,  il me semble que vous faites  lÁ  de
tristes plaisanteries, mon cher.
     -- Je ne plaisante pas, rÊpondit Athos.
     -- Savez-vous,  dit Porthos, que  tordre  le cou  Á cette damnÊe Milady
serait un pÊchÊ  moins  grand que  de  le  tordre Á ces  pauvres  diables de
huguenots,  qui n'ont  jamais  commis  d'autres  crimes que  de  chanter  en
franÚais des psaumes que nous chantons en latin ?
     -- Qu'en dit l'abbÊ ? demanda tranquillement Athos.
     -- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, rÊpondit Aramis.
     -- Et moi donc ! fit d'Artagnan.
     -- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos ; car j'avoue qu'elle
me gËnerait fort ici.
     -- Elle me gËne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit Athos.
     -- Elle me gËne partout, continua d'Artagnan.
     --  Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous noyÊe,
ÊtranglÊe, pendue ? Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.
     -- Vous croyez cela, Porthos ?  rÊpondit le mousquetaire avec un sombre
sourire que d'Artagnan comprit seul.
     -- J'ai une idÊe, dit d'Artagnan.
     -- Voyons, dirent les mousquetaires.
     -- Aux armes ! " cria Grimaud.
     Les jeunes gens se levÉrent vivement et coururent aux fusils.
     Cette  fois, une  petite troupe s'avanÚait composÊe de  vingt ou vingt-
cinq hommes ; mais ce n'Êtaient plus des travailleurs, c'Êtaient des soldats
de la garnison.
     " Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble que la partie
n'est pas Êgale.
     -- Impossible pour  trois raisons, rÊpondit  Athos : la premiÉre, c'est
que  nous n'avons  pas  fini de dÊjeuner ; la  seconde, c'est que nous avons
encore  des choses d'importance  Á dire ;  la  troisiÉme,  c'est  qu'il s'en
manque encore de dix minutes que l'heure ne soit ÊcoulÊe.
     -- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrËter un plan de bataille.
     --  Il est bien simple, rÊpondit  Athos :  aussitÆt que  l'ennemi est Á
portÊe de mousquet, nous faisons feu ; s'il continue d'avancer, nous faisons
feu encore, nous faisons feu tant que  nous avons des fusils chargÊs ; si ce
qui  reste de  la troupe veut encore monter Á  l'assaut, nous  laissons  les
assiÊgeants descendre jusque  dans le fossÊ, et alors nous leur poussons sur
la tËte ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'Êquilibre.
     -- Bravo ! s'Êcria Porthos ; dÊcidÊment, Athos, vous Êtiez nÊ pour Ëtre
gÊnÊral, et le cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu
de chose auprÉs de vous.
     -- Messieurs, dit  Athos, pas de double emploi,  je vous  prie ;  visez
bien chacun votre homme.
     -- Je tiens le mien, dit d'Artagnan.
     -- Et moi le mien, dit Porthos.
     -- Et moi idem, dit Aramis.
     -- Alors feu ! " dit Athos.
     Les quatre coups de fusil ne firent qu'une dÊtonation, et quatre hommes
tombÉrent.
     AussitÆt  le tambour battit, et  la petite troupe  s'avanÚa au  pas  de
charge.
     Alors les coups de fusil  se succÊdÉrent sans rÊgularitÊ, mais toujours
envoyÊs  avec la  mËme justesse.  Cependant,  comme  s'ils  eussent connu la
faiblesse numÊrique des amis, les Rochelois continuaient d'avancer au pas de
course.
     Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombÉrent ; mais cependant
la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait pas.
     ArrivÊs au bas du bastion, les ennemis Êtaient encore douze ou quinze ;
une derniÉre  dÊcharge  les  accueillit,  mais  ne  les  arrËta  point : ils
sautÉrent dans le fossÊ et s'apprËtÉrent Á escalader la brÉche.
     " Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup : Á la muraille !
Á la muraille ! "
     Et les  quatre amis, secondÊs par Grimaud, se mirent Á  pousser avec le
canon de  leurs fusils un Ênorme pan de mur, qui s'inclina comme si  le vent
le poussait, et, se dÊtachant de  sa base, tomba avec un bruit horrible dans
le fossÊ : puis on  entendit un grand cri, un nuage de  poussiÉre monta vers
le ciel, et tout fut dit.
     " Les aurions-nous ÊcrasÊs depuis le premier jusqu'au dernier ? demanda
Athos.
     -- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan.
     --  Non,  dit  Porthos,  en voilÁ  deux ou  trois qui  se sauvent  tout
ÊclopÊs. "
     En effet, trois ou quatre  de ces malheureux, couverts  de  boue et  de
sang,  fuyaient dans le chemin creux  et regagnaient la ville : c'Êtait tout
ce qui restait de la petite troupe.
     Athos regarda Á sa montre.
     "  Messieurs,  dit-il,  il  y  a  une heure  que nous  sommes  ici,  et
maintenant le pari  est gagnÊ, mais  il faut Ëtre beaux joueurs : d'ailleurs
d'Artagnan ne nous a pas dit son idÊe. "
     Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir devant
les restes du dÊjeuner.
     " Mon idÊe ? dit d'Artagnan.
     -- Oui, vous disiez que vous aviez une idÊe, rÊpliqua Athos.
     -- Ah  !  j'y suis,  reprit d'Artagnan  : je  passe en  Angleterre  une
seconde fois, je vais trouver M.  de Buckingham et je l'avertis  du  complot
tramÊ contre sa vie.
     -- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos.
     -- Et pourquoi cela ? ne l'ai-je pas fait dÊjÁ ?
     --  Oui,  mais  Á cette  Êpoque nous n'Êtions  pas en  guerre ; Á cette
Êpoque,  M. de Buckingham  Êtait un  alliÊ  et non un  ennemi :  ce que vous
voulez faire serait taxÊ de trahison. "
     D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.
     " Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idÊe Á mon tour.
     -- Silence pour l'idÊe de M. Porthos ! dit Aramis.
     --  Je demande un congÊ Á M. de TrÊville, sous  un  prÊtexte quelconque
que vous trouverez  : je ne suis pas fort sur les prÊtextes, moi. Milady  ne
me connaÏt pas, je m'approche d'elle sans qu'elle me redoute, et lorsque  je
trouve ma belle, je l'Êtrangle.
     --  Eh bien, dit Athos, je ne suis pas trÉs ÊloignÊ d'adopter l'idÊe de
Porthos.
     --  Fi  donc !  dit Aramis,  tuer une femme ! Non, tenez,  moi, j'ai la
vÊritable idÊe.
     -- Voyons votre idÊe,  Aramis ! demanda Athos, qui  avait  beaucoup  de
dÊfÊrence pour le jeune mousquetaire.
     -- Il faut prÊvenir la reine.
     -- Ah  ! ma foi, oui, s'ÊcriÉrent  ensemble Porthos et  d'Artagnan ; je
crois que nous touchons au moyen.
     --  PrÊvenir  la reine ! dit Athos,  et comment cela ?  Avons-nous  des
relations Á la cour ? Pouvons-nous envoyer quelqu'un Á Paris  sans  qu'on le
sache au camp ? D'ici Á Paris il  y a cent quarante lieues ; notre lettre ne
sera pas Á Angers que nous serons au cachot, nous.
     -- Quant Á  ce  qui est  de  faire remettre sÙrement  une  lettre Á  Sa
MajestÊ,  proposa Aramis  en rougissant, moi, je m'en charge ;  je connais Á
Tours une personne adroite... "
     Aramis s'arrËta en voyant sourire Athos.
     " Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos ? dit d'Artagnan.
     --  Je  ne le  repousse pas tout  Á fait,  dit  Athos,  mais je voulais
seulement faire observer Á Aramis qu'il  ne peut quitter le camp  ; que tout
autre  qu'un de nous n'est pas sÙr ; que, deux  heures aprÉs que le messager
sera parti, tous les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du
cardinal sauront votre  lettre par coeur, et qu'on  arrËtera vous  et  votre
adroite personne.
     --  Sans  compter,  objecta  Porthos,  que  la   reine  sauvera  M.  de
Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.
     -- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de sens.
     -- Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos.
     -- On bat la gÊnÊrale. "
     Les   quatre  amis   ÊcoutÉrent,  et  le   bruit   du  tambour  parvint
effectivement jusqu'Á eux.
     " Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un rÊgiment tout entier, dit
Athos.
     -- Vous ne comptez  pas  tenir  contre un rÊgiment  tout  entier ?  dit
Porthos.
     -- Pourquoi pas  ? dit  le  mousquetaire,  je me sens en train  ; et je
tiendrais devant  une armÊe, si nous avions seulement  eu  la prÊcaution  de
prendre une douzaine de bouteilles en plus.
     -- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan.
     -- Laissez-le se rapprocher, dit Athos  ; il y  a pour un quart d'heure
de chemin d'ici Á la ville, et par consÊquent de la ville ici. C'est plus de
temps qu'il ne nous en faut pour arrËter notre plan ; si nous nous en allons
d'ici, nous ne  retrouverons  jamais un endroit aussi convenable.  Et tenez,
justement, Messieurs, voilÁ la vraie idÊe qui me vient.
     -- Dites alors.
     -- Permettez que je donne Á Grimaud quelques ordres indispensables. "
     Athos fit signe Á son valet d'approcher.
     "  Grimaud,  dit  Athos,  en montrant  les morts  qui gisaient dans  le
bastion, vous allez prendre ces Messieurs, vous allez les dresser  contre la
muraille, vous leur  mettrez  leur chapeau sur la tËte  et leur  fusil  Á la
main.
     -- O grand homme ! s'Êcria d'Artagnan, je te comprends.
     -- Vous comprenez ? dit Porthos.
     -- Et toi, comprends-tu, Grimaud ? " demanda Aramis.
     Grimaud fit signe que oui.
     " C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons Á mon idÊe.
     -- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.
     -- C'est inutile.
     -- Oui, oui, l'idÊe d'Athos, dirent en mËme temps d'Artagnan et Aramis.
     -- Cette  Milady, cette  femme, cette crÊature,  ce dÊmon,  a  un beau-
frÉre, Á ce que vous m'avez dit, je crois, d'Artagnan.
     -- Oui,  je le connais beaucoup mËme, et  je crois  aussi qu'il n'a pas
une grande sympathie pour sa belle-soeur.
     -- Il n'y a pas de mal Á cela, rÊpondit Athos, et il la dÊtesterait que
cela n'en vaudrait que mieux.
     -- En ce cas nous sommes servis Á souhait.
     -- Cependant, dit  Porthos,  je  voudrais bien comprendre  ce  que fait
Grimaud.
     -- Silence, Porthos ! dit Aramis.
     -- Comment se nomme ce beau-frÉre ?
     -- Lord de Winter.
     -- OÝ est-il maintenant ?
     -- Il est retournÊ Á Londres au premier bruit de guerre.
     -- Eh bien, voilÁ justement  l'homme qu'il nous faut, dit  Athos, c'est
celui qu'il  nous  convient de prÊvenir  ; nous  lui  ferons savoir  que  sa
belle-soeur  est sur le point d'assassiner quelqu'un, et nous le prierons de
ne  pas  la  perdre  de vue.  Il  y a  bien Á Londres,  je l'espÉre, quelque
Êtablissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y
fait mettre sa belle-soeur, et nous sommes tranquilles.
     -- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'Á ce qu'elle en sorte.
     -- Ah ! ma  foi, reprit Athos, vous  en  demandez trop,  d'Artagnan, je
vous  ai donnÊ tout ce que j'avais et je vous prÊviens que c'est le fond  de
mon sac.
     -- Moi, je trouve que  c'est ce qu'il y a  de mieux, dit Aramis  ; nous
prÊvenons Á la fois la reine et Lord de Winter.
     -- Oui,  mais par qui ferons-nous porter la lettre Á Tours et la lettre
Á Londres ?
     -- Je rÊponds de Bazin, dit Aramis.
     -- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan.
     -- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du camp, nos
laquais peuvent le quitter.
     --  Sans  doute,  dit  Aramis,  et  dÉs  aujourd'hui nous Êcrivons  les
lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils partent.
     -- Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc,  de
l'argent ? "
     Les quatre amis  se regardÉrent, et  un nuage passa sur les fronts  qui
s'Êtaient un instant Êclaircis.
     " Alerte ! cria  d'Artagnan, je  vois  des points noirs  et des  points
rouges qui s'agitent lÁ-bas ;  que  disiez-vous donc d'un rÊgiment,  Athos ?
c'est une vÊritable armÊe.
     --  Ma  foi,  oui, dit  Athos, les  voilÁ. Voyez-vous les  sournois qui
venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, Grimaud ? "
     Grimaud fit signe que oui, et montra une  douzaine de morts qu'il avait
placÊs dans  les attitudes les plus pittoresques : les uns au  port d'armes,
les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres l'ÊpÊe Á la main.
     " Bravo ! reprit Athos, voilÁ qui fait honneur Á ton imagination.
     -- C'est Êgal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.
     -- DÊcampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras aprÉs.
     --  Un instant, Messieurs,  un instant ! donnons le temps Á  Grimaud de
desservir.
     --  Ah ! dit Aramis, voici les points  noirs  et  les points rouges qui
grandissent  fort  visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan ; je crois
que nous n'avons pas de temps Á perdre pour regagner notre camp.
     --  Ma foi,  dit  Athos,  je  n'ai plus  rien contre la retraite : nous
avions pariÊ pour une heure, nous  sommes restÊs une heure et demie ; il n'y
a rien Á dire ; partons, Messieurs, partons. "
     Grimaud avait dÊjÁ pris les devants avec le panier et la desserte.
     Les quatre amis sortirent derriÉre lui et firent une dizaine de pas.
     " Eh ! s'Êcria Athos, que diable faisons-nous, Messieurs ?
     -- Avez-vous oubliÊ quelque chose ? demanda Aramis.
     -- Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains
de l'ennemi, mËme quand ce drapeau ne serait qu'une serviette. "
     Et Athos s'ÊlanÚa dans le bastion, monta  sur la plate-forme, et enleva
le  drapeau ;  seulement comme les Rochelois  Êtaient  arrivÊs  Á portÊe  de
mousquet, ils firent un feu terrible sur  cet homme, qui, comme par plaisir,
allait s'exposer aux coups.
     Mais on  eÙt dit qu'Athos  avait  un  charme attachÊ Á sa personne, les
balles passÉrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha.
     Athos agita son Êtendard en tournant le dos aux gens de  la ville et en
saluant ceux du camp. Des deux  cÆtÊs de grands cris retentirent, d'un  cÆtÊ
des cris de colÉre, de l'autre des cris d'enthousiasme.
     Une  seconde  dÊcharge  suivit  la  premiÉre, et  trois balles,  en  la
trouant, firent rÊellement  de  la  serviette un  drapeau.  On  entendit les
clameurs de tout le camp qui criait :
     " Descendez, descendez ! "
     Athos  descendit ; ses camarades, qui  l'attendaient  avec anxiÊtÊ,  le
virent paraÏtre avec joie.
     " Allons,  Athos, allons,  dit  d'Artagnan,  allongeons,  allongeons  ;
maintenant que  nous avons tout trouvÊ, exceptÊ l'argent,  il serait stupide
d'Ëtre tuÊs. "
     Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que
pussent lui faire ses compagnons,  qui, voyant  toute  observation  inutile,
rÊglÉrent leur pas sur le sien.
     Grimaud et  son panier  avaient pris les devants  et se trouvaient tous
deux hors d'atteinte.
     Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade enragÊe.
     " Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos,  et sur  quoi  tirent-ils ?  Je
n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne.
     -- Ils tirent sur nos morts, rÊpondit Athos.
     -- Mais nos morts ne rÊpondront pas.
     -- Justement ; alors ils  croiront Á une embuscade, ils dÊlibÊreront  ;
ils  enverront   un   parlementaire,  et  quand  ils  s'apercevront  de   la
plaisanterie, nous serons  hors  de la portÊe des balles. VoilÁ  pourquoi il
est inutile de gagner une pleurÊsie en nous pressant.
     -- Oh ! je comprends, s'Êcria Porthos ÊmerveillÊ.
     -- C'est bien heureux ! " dit Athos en haussant les Êpaules.
     De leur cÆtÊ,  les FranÚais, en voyant revenir les quatre  amis au pas,
poussaient des cris d'enthousiasme.
     Enfin  une nouvelle mousquetade se  fit  entendre,  et cette  fois  les
balles vinrent s'aplatir sur  les cailloux autour des quatre amis et siffler
lugubrement  Á leurs oreilles. Les Rochelois venaient  enfin de s'emparer du
bastion.
     " Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en avons-nous tuÊ
? douze ?
     -- Ou quinze.
     -- Combien en avons-nous ÊcrasÊ ?
     -- Huit ou dix.
     -- Et  en Êchange de tout cela pas  une Êgratignure ?  Ah  ! si  fait !
Qu'avez-vous donc lÁ Á la main, d'Artagnan ? du sang, ce me semble ?
     -- Ce n'est rien, dit d'Artagnan.
     -- Une balle perdue ?
     -- Pas mËme.
     -- Qu'est-ce donc alors ? "
     Nous  l'avons dit,  Athos aimait d'Artagnan  comme son  enfant,  et  ce
caractÉre  sombre  et  inflexible  avait  parfois  pour le  jeune homme  des
sollicitudes de pÉre.
     " Une Êcorchure, reprit d'Artagnan ; mes doigts ont ÊtÊ pris entre deux
pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors la peau s'est ouverte.
     --  VoilÁ  ce que c'est  que  d'avoir  des diamants,  mon  maÏtre,  dit
dÊdaigneusement Athos.
     -- Ah  ÚÁ, mais,  s'Êcria  Porthos,  il  y a  un diamant en  effet,  et
pourquoi  diable alors, puisqu'il y a un  diamant, nous plaignons-nous de ne
pas avoir d'argent ?
     -- Tiens, au fait ! dit Aramis.
     -- A la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilÁ une idÊe.
     --  Sans  doute,  dit  Porthos,  en  se rengorgeant sur  le  compliment
d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le.
     -- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine.
     -- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M.  de Buckingham son
amant,  rien  de  plus juste ; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de
plus moral : vendons le diamant. Qu'en pense Monsieur l'abbÊ ? Je ne demande
pas l'avis de Porthos, il est donnÊ.
     -- Mais  je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas
d'une maÏtresse, et  par  consÊquent n'Êtant pas un gage d'amour, d'Artagnan
peut la vendre.
     --  Mon cher, vous parlez comme la thÊologie  en personne. Ainsi  votre
avis est ?...
     -- De vendre le diamant, rÊpondit Aramis.
     -- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en parlons
plus. "
     La fusillade  continuait, mais les  amis Êtaient hors de portÊe, et les
Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit de leur conscience.
     " Ma  foi,  dit Athos, il Êtait temps que cette  idÊe  vÏnt Á Porthos ;
nous voici au camp. Ainsi, Messieurs, pas un  mot de plus sur cette affaire.
On  nous observe,  on vient  Á  notre rencontre, nous  allons Ëtre portÊs en
triomphe. "
     En effet, comme nous l'avons dit,  tout le camp Êtait en Êmoi ; plus de
deux mille  personnes avaient  assistÊ,  comme Á  un spectacle, Á l'heureuse
forfanterie  des  quatre  amis,  forfanterie  dont  on  Êtait  bien  loin de
soupÚonner le vÊritable motif. On n'entendait que  le cri  de  :  Vivent les
gardes ! Vivent les mousquetaires  !  M. de  Busigny  Êtait venu le  premier
serrer la main Á Athos  et reconnaÏtre que le pari Êtait perdu. Le dragon et
le Suisse l'avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon  et le
Suisse. C'Êtaient des fÊlicitations, des poignÊes de main, des embrassades Á
n'en plus finir, des rires inextinguibles Á l'endroit des Rochelois ; enfin,
un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu'il y avait Êmeute et  envoya
La HoudiniÉre, son capitaine des gardes, s'informer de ce qui se passait.
     La  chose  fut  racontÊe  au  messager  avec  toute  l'efflorescence de
l'enthousiasme.
     " Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La HoudiniÉre.
     -- Eh bien,  Monseigneur, dit celui-ci,  ce sont trois mousquetaires et
un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller dÊjeuner au bastion
Saint-Gervais, et  qui, tout  en dÊjeunant, ont tenu lÁ  deux heures  contre
l'ennemi, et ont tuÊ je ne sais combien de Rochelois.
     -- Vous Ëtes-vous informÊ du nom de ces trois mousquetaires ?
     -- Oui, Monseigneur.
     -- Comment les appelle-t-on ?
     -- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
     -- Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le garde ?
     -- M. d'Artagnan.
     -- Toujours mon jeune drÆle  ! DÊcidÊment il faut que ces quatre hommes
soient Á moi. "
     Le soir mËme, le cardinal parla Á M. de TrÊville de l'exploit du matin,
qui faisait la conversation de tout le camp. M.  de TrÊville, qui  tenait le
rÊcit de l'aventure de la bouche mËme de ceux qui en  Êtaient les  hÊros, la
raconta dans  tous ses dÊtails Á Son Eminence, sans  oublier l'Êpisode de la
serviette.
     " C'est bien, Monsieur de  TrÊville, dit  le cardinal, faites-moi tenir
cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois fleurs de lys d'or, et
je la donnerai pour guidon Á votre compagnie.
     -- Monseigneur, dit M. de TrÊville, il y aura injustice pour les gardes
: M. d'Artagnan n'est pas Á moi, mais Á M. des Essarts.
     --  Eh  bien, prenez-le,  dit  le  cardinal ;  il n'est pas juste  que,
puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent pas  dans
la mËme compagnie. "
     Le  mËme soir, M. de TrÊville annonÚa cette  bonne nouvelle  aux  trois
mousquetaires et Á d'Artagnan, en les invitant tous les quatre Á dÊjeuner le
lendemain.
     D'Artagnan ne se possÊdait pas de joie. On le sait, le rËve de toute sa
vie avait ÊtÊ d'Ëtre mousquetaire.
     Les trois amis Êtaient fort joyeux.
     "  Ma foi ! dit d'Artagnan Á  Athos, tu as eu une triomphante idÊe, et,
comme tu  l'as dit, nous y avons acquis de  la gloire, et nous avons pu lier
une conversation de la plus haute importance.
     --  Que nous  pourrons  reprendre  maintenant, sans que  personne  nous
soupÚonne ; car,  avec l'aide de Dieu, nous allons passer dÊsormais pour des
cardinalistes. "
     Le mËme soir, d'Artagnan alla  prÊsenter ses hommages Á M. des Essarts,
et lui faire part de l'avancement qu'il avait obtenu.
     M. des  Essarts,  qui aimait beaucoup  d'Artagnan, lui  fit  alors  ses
offres  de  service  :   ce  changement   de   corps  amenant  des  dÊpenses
d'Êquipement.
     D'Artagnan refusa  ;  mais,  trouvant l'occasion bonne,  il le pria  de
faire  estimer  le diamant  qu'il lui  remit, et dont  il dÊsirait  faire de
l'argent.
     Le lendemain, Á huit heures du matin, le valet de  M. des Essarts entra
chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept mille livres.
     C'Êtait le prix du diamant de la reine.




     Athos avait trouvÊ le mot : affaire de famille . Une affaire de famille
n'Êtait point soumise Á l'investigation du cardinal ; une affaire de famille
ne regardait  personne ;  on  pouvait s'occuper devant tout  le monde  d'une
affaire de  famille. Ainsi,  Athos avait trouvÊ le mot : affaire de famille.
Aramis avait trouvÊ l'idÊe : les laquais.
     Porthos avait trouvÊ le moyen : le diamant.
     D'Artagnan seul n'avait rien trouvÊ, lui ordinairement le plus inventif
des  quatre  ;  mais  il  faut  dire  aussi  que  le nom seul  de Milady  le
paralysait.
     Ah ! si ; nous nous trompons :  il avait trouvÊ  un  acheteur  pour  le
diamant.
     Le dÊjeuner chez  M. de TrÊville fut d'une gaietÊ charmante. D'Artagnan
avait  dÊjÁ  son  uniforme ; comme il  Êtait  Á peu prÉs de  la  mËme taille
qu'Aramis, et  qu'Aramis, largement payÊ, comme on se  le  rappelle,  par le
libraire qui lui avait achetÊ son poÉme, avait fait tout en double, il avait
cÊdÊ Á son ami un Êquipement complet.
     D'Artagnan eÙt ÊtÊ au comble de ses  voeux, s'il n'eÙt point vu pointer
Milady, comme un nuage sombre Á l'horizon.
     AprÉs dÊjeuner, on convint qu'on se rÊunirait le soir au logis d'Athos,
et que lÁ on terminerait l'affaire.
     D'Artagnan  passa  la journÊe Á montrer son  habit de mousquetaire dans
toutes les rues du camp.
     Le soir, Á l'heure  dite, les quatre  amis se rÊunirent : il ne restait
plus que trois choses Á dÊcider :
     Ce qu'on Êcrirait au frÉre de Milady ;
     Ce qu'on Êcrirait Á la personne adroite de Tours ;
     Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.
     Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrÊtion de Grimaud, qui
ne parlait que lorsque son maÏtre lui dÊcousait  la bouche ; Porthos vantait
la force de  Mousqueton,  qui  Êtait  de  taille Á rosser  quatre hommes  de
complexion ordinaire ; Aramis, confiant  dans l'adresse de Bazin, faisait un
Êloge pompeux de son candidat  ; enfin, d'Artagnan avait foi entiÉre dans la
bravoure  de Planchet, et rappelait de quelle faÚon il s'Êtait  conduit dans
l'affaire Êpineuse de Boulogne.
     Ces quatre vertus disputÉrent longtemps le prix, et donnÉrent lieu Á de
magnifiques discours, que nous ne rapporterons  pas ici,  de  peur qu'ils ne
fassent longueur.
     " Malheureusement,  dit  Athos, il  faudrait  que  celui qu'on  enverra
possÊd×t en lui seul les quatre qualitÊs rÊunies.
     -- Mais oÝ rencontrer un pareil laquais ?
     -- Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc Grimaud.
     -- Prenez Mousqueton.
     -- Prenez Bazin.
     --  Prenez Planchet ;  Planchet  est brave et  adroit : c'est dÊjÁ deux
qualitÊs sur quatre.
     -- Messieurs,  dit Aramis, le  principal  n'est pas de savoir lequel de
nos  quatre laquais est le plus discret, le  plus fort, le plus adroit ou le
plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le plus l'argent.
     -- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut spÊculer
sur les  dÊfauts  des gens  et non sur leurs vertus :  Monsieur l'abbÊ, vous
Ëtes un grand moraliste !
     -- Sans doute,  rÊpliqua Aramis  ; car non seulement nous  avons besoin
d'Ëtre bien servis pour  rÊussir, mais encore pour ne pas  Êchouer ; car, en
cas d'Êchec, il y va de la tËte, non pas pour les laquais...
     -- Plus bas, Aramis ! dit Athos.
     -- C'est juste, non pas pour les laquais,  reprit Aramis, mais  pour le
maÏtre, et mËme pour les maÏtres !  Nos  valets nous sont-ils assez  dÊvouÊs
pour risquer leur vie pour nous ? Non.
     -- Ma foi, dit d'Artagnan, je rÊpondrais presque de Planchet, moi.
     --  Eh bien, mon cher ami, ajoutez  Á son dÊvouement naturel une  bonne
somme  qui lui  donne quelque aisance, et alors, au lieu  d'en rÊpondre  une
fois, rÊpondez-en deux.
     -- Eh !  bon  Dieu !  vous serez trompÊs  tout de mËme,  dit Athos, qui
Êtait optimiste  quand  il  s'agissait  des  choses,  et pessimiste quand il
s'agissait des hommes.  Ils promettront tout  pour avoir de l'argent,  et en
chemin la peur les empËchera d'agir. Une fois pris, on les serrera ; serrÊs,
ils avoueront.  Que diable ! nous ne sommes pas  des enfants ! Pour aller en
Angleterre (Athos baissa la voix),  il faut traverser toute la France, semÊe
d'espions et de crÊatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ;
il faut savoir l'anglais pour demander  son chemin Á Londres. Tenez, je vois
la chose bien difficile.
     -- Mais point du  tout, dit d'Artagnan,  qui tenait  fort Á ce  que  la
chose s'accomplÏt  ; je la vois  facile, au contraire, moi. Il va sans dire,
parbleu !  que  si l'on Êcrit Á Lord  de  Winter des  choses  par-dessus les
maisons, des horreurs du cardinal...
     -- Plus bas ! dit Athos.
     -- Des  intrigues  et  des  secrets d'Etat,  continua d'Artagnan en  se
conformant  Á la recommandation, il va sans dire que nous  serons tous rouÊs
vifs  ;  mais,  pour  Dieu, n'oubliez  pas, comme vous l'avez dit vous-mËme,
Athos, que nous lui Êcrivons pour affaire de famille ; que nous lui Êcrivons
Á cette seule fin qu'il mette Milady, dÉs son arrivÊe Á Londres, hors d'Êtat
de nous nuire. Je lui Êcrirai donc une lettre Á peu prÉs en ces termes :
     -- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.
     -- " Monsieur et cher ami... "
     -- Ah ! oui ; cher ami, Á un Anglais, interrompit Athos ; bien commencÊ
!  bravo,  d'Artagnan ! Rien qu'avec ce mot-lÁ vous serez ÊcartelÊ,  au lieu
d'Ëtre rouÊ vif.
     -- Eh bien, soit ; je dirai donc " Monsieur ", tout court.
     -- Vous pouvez mËme dire "  Milord ", reprit Athos, qui tenait fort aux
convenances.
     -- " Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chÉvres du Luxembourg
? "
     -- Bon ! le Luxembourg Á prÊsent ! On  croira que c'est une  allusion Á
la reine mÉre ! VoilÁ qui est ingÊnieux, dit Athos.
     -- Eh bien, nous mettrons tout simplement : " Milord,  vous souvient-il
de certain petit enclos oÝ l'on vous sauva la vie ? "
     --  Mon  cher d'Artagnan, dit  Athos, vous ne  serez jamais  qu'un fort
mauvais rÊdacteur : " OÝ l'on vous sauva la vie ! " Fi donc  ! ce  n'est pas
digne.  On  ne  rappelle pas  ces  services-lÁ Á un  galant homme.  Bienfait
reprochÊ, offense faite.
     -- Ah ! mon cher, dit d'Artagnan, vous Ëtes insupportable, et s'il faut
Êcrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce.
     -- Et vous faites bien. Maniez le  mousquet  et l'ÊpÊe,  mon cher, vous
vous tirez galamment des deux exercices ;  mais passez la plume Á M. l'abbÊ,
cela le regarde.
     -- Ah ! oui, au  fait, dit Porthos, passez la plume Á Aramis, qui Êcrit
des thÉses en latin, lui.
     -- Eh bien  soit !  dit d'Artagnan, rÊdigez-nous  cette note,  Aramis ;
mais,  de  par notre  Saint-PÉre  le pape  ! tenez-vous  serrÊ, car je  vous
Êpluche Á mon tour, je vous en prÊviens.
     -- Je ne  demande pas mieux, dit Aramis avec cette naÐve confiance  que
tout  poÉte a en lui-mËme ; mais qu'on me mette  au courant  : j'ai bien ouÐ
dire,  de-ci,  de-lÁ, que cette belle-soeur Êtait une coquine, j'en  ai mËme
acquis la preuve en Êcoutant sa conversation avec le cardinal.
     -- Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.
     -- Mais, continua Aramis, le dÊtail m'Êchappe.
     -- Et Á moi aussi " , dit Porthos.
     D'Artagnan et  Athos se  regardÉrent quelq