ntinua Mme Bonacieux en portant ses mains Á son front, je deviendrais folle ! -- Attendez... -- Quoi ? -- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon frÉre qui repart ; je veux lui dire un dernier adieu, venez. " Milady ouvrit la fenËtre et fit signe Á Mme Bonacieux de l'y rejoindre. La jeune femme y alla. Rochefort passait au galop. " Adieu, frÉre " , s'Êcria Milady. Le chevalier leva la tËte, vit les deux jeunes femmes, et, tout courant, fit Á Milady un signe amical de la main. " Ce bon Georges ! " dit-elle en refermant la fenËtre avec une expression de visage pleine d'affection et de mÊlancolie. Et elle revint s'asseoir Á sa place, comme si elle eÙt ÊtÊ plongÊe dans des rÊflexions toutes personnelles. " ChÉre dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre ! mais que me conseillez-vous de faire ? mon Dieu ! Vous avez plus d'expÊrience que moi, parlez, je vous Êcoute. -- D'abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que d'Artagnan et ses amis viennent vÊritablement Á votre secours. -- Oh ! c'eÙt ÊtÊ trop beau ! s'Êcria Mme Bonacieux, et tant de bonheur n'est pas fait pour moi ! -- Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une question de temps, une espÉce de course Á qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis qui l'emportent en rapiditÊ, vous Ëtes sauvÊe ; si ce sont les satellites du cardinal, vous Ëtes perdue. -- Oh ! oui, oui, perdue sans misÊricorde ! Que faire donc ? que faire ? -- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel... -- Lequel, dites ? -- Ce serait d'attendre, cachÊe dans les environs, et de s'assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander. -- Mais oÝ attendre ? -- Oh ! ceci n'est point une question : moi-mËme je m'arrËte et je me cache Á quelques lieues d'ici en attendant que mon frÉre vienne me rejoindre ; Eh bien, je vous emmÉne avec moi, nous nous cachons et nous attendons ensemble. -- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonniÉre. -- Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous croira pas trÉs pressÊe de me suivre. -- Eh bien ? -- Eh bien, la voiture est Á la porte, vous me dites adieu, vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une derniÉre fois ; le domestique de mon frÉre qui vient me prendre est prÊvenu, il fait un signe au postillon, et nous partons au galop. -- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient ? -- Ne le saurons-nous pas ? -- Comment ? -- Rien de plus facile. Nous renvoyons Á BÊthune ce domestique de mon frÉre, Á qui, je vous l'ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un dÊguisement et se loge en face du couvent : si ce sont les Êmissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis, il les amÉne oÝ nous sommes. -- Il les connaÏt donc ? -- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi ! -- Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour le mieux ; mais ne nous Êloignons pas d'ici. -- A sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la frontiÉre par exemple, et Á la premiÉre alerte, nous sortons de France. -- Et d'ici lÁ, que faire ? -- Attendre. -- Mais s'ils arrivent ? -- La voiture de mon frÉre arrivera avant eux. -- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; Á dÏner ou Á souper, par exemple ? -- Faites une chose. -- Laquelle ? -- Dites Á votre bonne supÊrieure que, pour nous quitter le moins possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas. -- Le permettra-t-elle ? -- Quel inconvÊnient y a-t-il Á cela ? -- Oh ! trÉs bien, de cette faÚon nous ne nous quitterons pas un instant ! -- Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! Je me sens la tËte lourde, je vais faire un tour au jardin. -- Allez, et oÝ vous retrouverai-je ? -- Ici, dans une heure. -- Ici, dans une heure ; oh ! vous Ëtes bonne et je vous remercie. -- Comment ne m'intÊresserais-je pas Á vous ? Quand vous ne seriez pas belle et charmante, n'Ëtes-vous pas l'amie d'un de mes meilleurs amis ! -- Cher d'Artagnan, oh ! comme il vous remerciera ! -- Je l'espÉre bien. Allons ! tout est convenu, descendons. -- Vous allez au jardin ? -- Oui. -- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit. -- A merveille ! merci. " Et les deux femmes se quittÉrent en Êchangeant un charmant sourire. Milady avait dit la vÊritÊ, elle avait la tËte lourde ; car ses projets mal classÊs s'y heurtaient comme dans un chaos. Elle avait besoin d'Ëtre seule pour mettre un peu d'ordre dans ses pensÊes. Elle voyait vaguement dans l'avenir ; mais il lui fallait un peu de silence et de quiÊtude pour donner Á toutes ses idÊes, encore confuses, une forme distincte, un plan arrËtÊ. Ce qu'il y avait de plus pressÊ, c'Êtait d'enlever Mme Bonacieux, de la mettre en lieu de sÙretÊ, et lÁ, le cas ÊchÊant, de s'en faire un otage. Milady commenÚait Á redouter l'issue de ce duel terrible, oÝ ses ennemis mettaient autant de persÊvÊrance qu'elle mettait, elle, d'acharnement. D'ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue Êtait proche et ne pouvait manquer d'Ëtre terrible. Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, Êtait donc de tenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c'Êtait la vie de d'Artagnan ; c'Êtait plus que sa vie, c'Êtait celle de la femme qu'il aimait ; c'Êtait, en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d'obtenir sÙrement de bonnes conditions. Or, ce point Êtait arrËtÊ : Mme Bonacieux, sans dÊfiance, la suivait ; une fois cachÊe avec elle Á ArmentiÉres, il Êtait facile de lui faire croire que d'Artagnan n'Êtait pas venu Á BÊthune. Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour ; pendant ces quinze jours, d'ailleurs, elle aviserait Á ce qu'elle aurait Á faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s'ennuierait pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les ÊvÊnements pussent accorder Á une femme de son caractÉre : une bonne vengeance Á perfectionner. Tout en rËvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait dans sa tËte la topographie du jardin. Milady Êtait comme un bon gÊnÊral, qui prÊvoit tout ensemble la victoire et la dÊfaite, et qui est tout prËt, selon les chances de la bataille, Á marcher en avant ou Á battre en retraite. Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait ; c'Êtait celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement consenti Á tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble. En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture qui s'arrËtait Á la porte. " Entendez-vous ? dit-elle. -- Oui, le roulement d'une voiture. -- C'est celle que mon frÉre nous envoie. -- Oh ! mon Dieu ! -- Voyons, du courage ! " On sonna Á la porte du couvent, Milady ne s'Êtait pas trompÊe. " Montez dans votre chambre, dit-elle Á Mme Bonacieux, vous avez bien quelques bijoux que vous dÊsirez emporter. -- J'ai ses lettres, dit-elle. -- Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous souperons Á la h×te ; peut-Ëtre voyagerons-nous une partie de la nuit, il faut prendre des forces. -- Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine, le coeur m'Êtouffe, je ne puis marcher. -- Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quart d'heure vous Ëtes sauvÊe, et songez que ce que vous allez faire, c'est pour lui que vous le faites. -- Oh ! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un seul mot ; allez, je vous rejoins. " Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort, et lui donna ses instructions. Il devait attendre Á la porte ; si par hasard les mousquetaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et allait attendre Milady Á un petit village qui Êtait situÊ de l'autre cÆtÊ du bois. Dans ce cas, Milady traversait le jardin et gagnait le village Á pied ; nous l'avons dit dÊjÁ, Milady connaissait Á merveille cette partie de la France. Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il Êtait convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture sous prÊtexte de lui dire adieu, et Milady enlevait Mme Bonacieux. Mme Bonacieux entra, et pour lui Æter tout soupÚon, si elle en avait, Milady rÊpÊta devant elle au laquais toute la derniÉre partie de ses instructions. Milady fit quelques questions sur la voiture : c'Êtait une chaise attelÊe de trois chevaux, conduite par un postillon ; le laquais de Rochefort devait la prÊcÊder en courrier. C'Êtait Á tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n'eÙt des soupÚons : la pauvre jeune femme Êtait trop pure pour soupÚonner dans une autre femme une telle perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu'elle avait entendu prononcer par l'abbesse, lui Êtait parfaitement inconnu, et elle ignorait mËme qu'une femme eÙt eu une part si grande et si fatale aux malheurs de sa vie. " Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est prËt. L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me vient chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons. -- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. " Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit verre de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet. " Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui vient ; au point du jour nous serons arrivÊes dans notre retraite, et nul ne pourra se douter oÝ nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. " Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchÊes et trempa ses lÉvres dans son verre. " Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien Á ses lÉvres, faites comme moi. " Mais au moment oÝ elle l'approchait de sa bouche, sa main resta suspendue : elle venait d'entendre sur la route comme le roulement lointain d'un galop qui allait s'approchant ; puis, presque en mËme temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux. Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d'orage rÊveille au milieu d'un beau rËve ; elle p×lit et courut Á la fenËtre, tandis que Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s'appuyait sur sa chaise pour ne point tomber. On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait toujours se rapprochant. -- " Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit ? -- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang- froid terrible ; restez oÝ vous Ëtes, je vais vous le dire. " Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et p×le comme une statue. Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas Ëtre Á plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point encore, c'est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct, qu'on eÙt pu compter les chevaux par le bruit saccadÊ de leurs fers. Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait juste assez clair pour qu'elle pÙt reconnaÏtre ceux qui venaient. Tout Á coup, au dÊtour du chemin, elle vit reluire des chapeaux galonnÊs et flotter des plumes ; elle compta deux, puis cinq, puis huit cavaliers ; l'un d'eux prÊcÊdait tous les autres de deux longueurs de cheval. Milady poussa un rugissement ÊtouffÊ. Dans celui qui tenait la tËte elle reconnut d'Artagnan. " Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'Êcria Mme Bonacieux, qu'y a-t-il donc ? -- C'est l'uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant Á perdre ! s'Êcria Milady. Fuyons, fuyons ! -- Oui, oui, fuyons " , rÊpÊta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir faire un pas, clouÊe qu'elle Êtait Á sa place par la terreur. On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenËtre. " Venez donc ! mais venez donc ! s'Êcriait Milady en essayant de traÏner la jeune femme par le bras. Gr×ce au jardin, nous pouvons fuir encore, j'ai la clef, mais h×tons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard. " Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux. Milady essaya de la soulever et de l'emporter, mais elle ne put en venir Á bout. En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui Á la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu retentirent. " Une derniÉre fois, voulez-vous venir ? s'Êcria Milady. -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces me manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule. -- Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais " , s'Êcria Milady. Tout Á coup, un Êclair livide jaillit de ses yeux, d'un bond, Êperdue, elle courut Á la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d'un chaton de bague qu'elle ouvrit avec une promptitude singuliÉre. C'Êtait un grain rouge×tre qui se fondit aussitÆt. Puis, prenant le verre d'une main ferme : " Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. " Et elle approcha le verre des lÉvres de la jeune femme, qui but machinalement. " Ah ! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma foi ! on fait ce qu'on peut. " Et elle s'ÊlanÚa hors de l'appartement. Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle Êtait comme ces gens qui rËvent qu'on les poursuit et qui essayent vainement de marcher. Quelques minutes se passÉrent, un bruit affreux retentissait Á la porte ; Á chaque instant Mme Bonacieux s'attendait Á voir reparaÏtre Milady, qui ne reparaissait pas. Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide Á son front brÙlant. Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait, le bruit des bottes et des Êperons retentit par les escaliers ; il se faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom. Tout Á coup elle jeta un grand cri de joie et s'ÊlanÚa vers la porte, elle avait reconnu la voix de d'Artagnan. " D'Artagnan ! d'Artagnan ! s'Êcria-t-elle, est-ce vous ? Par ici, par ici. -- Constance ! Constance ! rÊpondit le jeune homme, oÝ Ëtes-vous ? mon Dieu ! " Au mËme moment, la porte de la cellule cÊda au choc plutÆt qu'elle ne s'ouvrit ; plusieurs hommes se prÊcipitÉrent dans la chambre ; Mme Bonacieux Êtait tombÊe dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement. D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait Á la main, et tomba Á genoux devant sa maÏtresse, Athos repassa le sien Á sa ceinture ; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs ÊpÊes nues, les remirent au fourreau. " Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimÊ d'Artagnan ! tu viens donc enfin, tu ne m'avais pas trompÊe, c'est bien toi ! -- Oui, oui, Constance ! rÊunis ! -- Oh ! elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j'espÊrais sourdement ; je n'ai pas voulu fuir ; oh ! comme j'ai bien fait, comme je suis heureuse ! " A ce mot elle , Athos, qui s'Êtait assis tranquillement, se leva tout Á coup. " Elle ! qui elle ? demanda d'Artagnan. -- Mais ma compagne ; celle qui, par amitiÊ pour moi, voulait me soustraire Á mes persÊcuteurs ; celle qui, vous prenant pour des gardes du cardinal, vient de s'enfuir. -- Votre compagne, s'Êcria d'Artagnan, devenant plus p×le que le voile blanc de sa maÏtresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler ? -- De celle dont la voiture Êtait Á la porte, d'une femme qui se dit votre amie, d'Artagnan ; d'une femme Á qui vous avez tout racontÊ. -- Son nom, son nom ! s'Êcria d'Artagnan ; mon Dieu ! ne savez-vous donc pas son nom ? -- Si fait, on l'a prononcÊ devant moi ;, attendez... mais c'est Êtrange... oh ! mon Dieu ! ma tËte se trouble, je n'y vois plus. -- A moi, mes amis, Á moi ! ses mains sont glacÊes, s'Êcria d'Artagnan, elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connaissance ! " Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa voix, Aramis courut Á la table pour prendre un verre d'eau ; mais il s'arrËta en voyant l'horrible altÊration du visage d'Athos, qui, debout devant la table, les cheveux hÊrissÊs, les yeux glacÊs de stupeur, regardait l'un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible. " Oh ! disait Athos, oh ! non, c'est impossible ! Dieu ne permettrait pas un pareil crime. -- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau ! " pauvre femme, pauvre femme ! " murmurait Athos d'une voix brisÊe. Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan. " Elle revient Á elle ! s'Êcria le jeune homme. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je te remercie ! -- Madame, dit Athos, Madame, au nom du Ciel ! Á qui ce verre vide ? -- A moi, Monsieur... , rÊpondit la jeune femme d'une voix mourante. -- Mais qui vous a versÊ ce vin qui Êtait dans ce verre ? -- Elle. -- Mais, qui donc elle ? Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter... " Les quatre amis poussÉrent un seul et mËme cri, mais celui d'Athos domina tous les autres. En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et d'Aramis. D'Artagnan saisit les mains d'Athos avec une angoisse difficile Á dÊcrire. " Et quoi ! dit-il, tu crois... " Sa voix s'Êteignit dans un sanglot. " Je crois tout, dit Athos en se mordant les lÉvres jusqu'au sang. -- D'Artagnan, d'Artagnan ! s'Êcria Mme Bonacieux, oÝ es-tu ? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. " D'Artagnan l×cha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre ses mains crispÊes, et courut Á elle. Son visage si beau Êtait tout bouleversÊ, ses yeux vitreux n'avaient dÊjÁ plus de regard, un tremblement convulsif agitait son corps, la sueur coulait sur son front. " Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis, demandez du secours ! -- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a pas de contrepoison. -- Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bonacieux ; du secours ! " Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tËte du jeune homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son ×me Êtait passÊe dans son regard, et, avec un cri sanglotant, elle appuya ses lÉvres sur les siennes. " Constance ! Constance ! " s'Êcria d'Artagnan. Un soupir s'Êchappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleurant celle de d'Artagnan ; ce soupir, c'Êtait cette ×me si chaste et si aimante qui remontait au ciel. D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras. Le jeune homme poussa un cri et tomba prÉs de sa maÏtresse, aussi p×le et aussi glacÊ qu'elle. Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de la croix. En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi p×le que ceux qui Êtaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui, vit Mme Bonacieux morte et d'Artagnan Êvanoui. Il apparaissait juste Á cet instant de stupeur qui suit les grandes catastrophes. " Je ne m'Êtais pas trompÊ, dit-il, voilÁ M. d'Artagnan, et vous Ëtes ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. " Ceux dont les noms venaient d'Ëtre prononcÊs regardaient l'Êtranger avec Êtonnement, il leur semblait Á tous trois le reconnaÏtre. " Messieurs, reprit le nouveau venu, vous Ëtes comme moi Á la recherche d'une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dÙ passer par ici, car j'y vois un cadavre ! " Les trois amis restÉrent muets ; seulement la voix comme le visage leur rappelait un homme qu'ils avaient dÊjÁ vu ; cependant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circonstances. " Messieurs, continua l'Êtranger, puisque vous ne voulez pas reconnaÏtre un homme qui probablement vous doit la vie deux fois, il faut bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le beau-frÉre de cette femme. " Les trois amis jetÉrent un cri de surprise. Athos se leva et lui tendit la main. " Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous Ëtes des nÆtres. -- Je suis parti cinq heures aprÉs elle de Portsmouth, dit Lord de Winter ; je suis arrivÊ trois heures aprÉs elle Á Boulogne, je l'ai manquÊe de vingt minutes Á Saint-Omer ; enfin, Á Lillers, j'ai perdu sa trace. J'allais au hasard, m'informant Á tout le monde, quand je vous ai vus passer au galop ; j'ai reconnu M. d'Artagnan. Je vous ai appelÊs, vous ne m'avez pas rÊpondu ; j'ai voulu vous suivre, mais mon cheval Êtait trop fatiguÊ pour aller du mËme train que les vÆtres. Et cependant il paraÏt que malgrÊ la diligence que vous avez faite, vous Ëtes encore arrivÊs trop tard ! -- Vous voyez, dit Athos en montrant Á Lord de Winter Mme Bonacieux morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de rappeler Á la vie. -- Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lord de Winter. -- Non, heureusement, rÊpondit Athos, M. d'Artagnan n'est qu'Êvanoui. -- Ah ! tant mieux ! " dit Lord de Winter. En effet, en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux. Il s'arracha des bras de Porthos et d'Aramis et se jeta comme un insensÊ sur le corps de sa maÏtresse. Athos se leva, marcha vers son ami d'un pas lent et solennel, l'embrassa tendrement, et, comme il Êclatait en sanglots, il lui dit de sa voix si noble et si persuasive : " Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les hommes les vengent ! -- Oh ! oui, dit d'Artagnan, oui ! si c'est pour la venger, je suis prËt Á te suivre ! " Athos profita de ce moment de force que l'espoir de la vengeance rendait Á son malheureux ami pour faire signe Á Porthos et Á Aramis d'aller chercher la supÊrieure. Les deux amis la rencontrÉrent dans le corridor, encore toute troublÊe et tout Êperdue de tant d'ÊvÊnements ; elle appela quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvÉrent en prÊsence de cinq hommes. " Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous le sien, nous abandonnons Á vos soins pieux le corps de cette malheureuse femme. Ce fut un ange sur la terre avant d'Ëtre un ange au ciel. Traitez- la comme une de vos soeurs ; nous reviendrons un jour prier sur sa tombe. " D'Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d'Athos et Êclata en sanglots. " Pleure, dit Athos, pleure, coeur plein d'amour, de jeunesse et de vie ! HÊlas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi ! " Et il entraÏna son ami, affectueux comme un pÉre, consolant comme un prËtre, grand comme l'homme qui a beaucoup souffert. Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la bride, s'avancÉrent vers la ville de BÊthune, dont on apercevait le faubourg, et ils s'arrËtÉrent devant la premiÉre auberge qu'ils rencontrÉrent. " Mais, dit d'Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme ? -- Plus tard, dit Athos, j'ai des mesures Á prendre. -- Elle nous Êchappera, reprit le jeune homme, elle nous Êchappera, Athos, et ce sera ta faute. -- Je rÊponds d'elle " , dit Athos. D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu'il baissa la tËte et entra dans l'auberge sans rien rÊpondre. Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien Á l'assurance d'Athos. Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la douleur de d'Artagnan. " Maintenant, Messieurs, dit Athos lorsqu'il se fut assurÊ qu'il y avait cinq chambres de libres dans l'hÆtel, retirons-nous chacun chez soi ; d'Artagnan a besoin d'Ëtre seul pour pleurer et vous pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles. -- Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s'il y a quelque mesure Á prendre contre la comtesse, cela me regarde : c'est ma belle- soeur. -- Et moi, dit Athos, c'est ma femme. " D'Artagnan tressaillit, car il comprit qu'Athos Êtait sÙr de sa vengeance, puisqu'il rÊvÊlait un pareil secret ; Porthos et Aramis se regardÉrent en p×lissant. Lord de Winter pensa qu'Athos Êtait fou. " Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien qu'en ma qualitÊ de mari cela me regarde. Seulement, d'Artagnan, si vous ne l'avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui s'est ÊchappÊ du chapeau de cet homme et sur lequel est Êcrit le nom de la ville... -- Ah ! dit d'Artagnan, je comprends, ce nom Êcrit de sa main... -- Tu vois bien, dit Athos, qu'il y a un Dieu dans le ciel ! CHAPITRE LXIV. L'HOMME AU MANTEAU ROUGE Le dÊsespoir d'Athos avait fait place Á une douleur concentrÊe, qui rendait plus lucides encore les brillantes facultÊs d'esprit de cet homme. Tout entier Á une seule pensÊe, celle de la promesse qu'il avait faite et de la responsabilitÊ qu'il avait prise, il se retira le dernier dans sa chambre, pria l'hÆte de lui procurer une carte de la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracÊes, reconnut que quatre chemins diffÊrents se rendaient de BÊthune Á ArmentiÉres, et fit appeler les valets. Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se prÊsentÉrent et reÚurent les ordres clairs, ponctuels et graves d'Athos. Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre Á ArmentiÉres, chacun par une route diffÊrente. Planchet, le plus intelligent des quatre, devait suivre celle par laquelle avait disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tirÊ, et qui Êtait accompagnÊe, on se le rappelle, du domestique de Rochefort. Athos mit les valets en campagne d'abord, parce que, depuis que ces hommes Êtaient Á son service et Á celui de ses amis, il avait reconnu en chacun d'eux des qualitÊs diffÊrentes et essentielles. Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de dÊfiance que leurs maÏtres, et trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels ils s'adressent. Enfin, Milady connaissait les maÏtres, tandis qu'elle ne connaissait pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient parfaitement Milady. Tous quatre devaient se trouver rÊunis le lendemain, Á onze heures Á l'endroit indiquÊ ; s'ils avaient dÊcouvert la retraite de Milady, trois resteraient Á la garder, le quatriÉme reviendrait Á BÊthune pour prÊvenir Athos et servir de guide aux quatre amis. Ces dispositions prises, les valets se retirÉrent Á leur tour. Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son ÊpÊe, s'enveloppa dans son manteau et sortit de l'hÆtel ; il Êtait dix heures Á peu prÉs. A dix heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu frÊquentÊes. Athos cependant cherchait visiblement quelqu'un Á qui il pÙt adresser une question. Enfin il rencontra un passant attardÊ, s'approcha de lui, lui dit quelques paroles ; l'homme auquel il s'adressait recula avec terreur, cependant il rÊpondit aux paroles du mousquetaire par une indication. Athos offrit Á cet homme une demi-pistole pour l'accompagner, mais l'homme refusa. Athos s'enfonÚa dans la rue que l'indicateur avait dÊsignÊe du doigt ; mais, arrivÊ Á un carrefour, il s'arrËta de nouveau, visiblement embarrassÊ. Cependant, comme, plus qu'aucun autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quelqu'un, il s'y arrËta. En effet, au bout d'un instant, un veilleur de nuit passa. Athos lui rÊpÊta la mËme question qu'il avait dÊjÁ faite Á la premiÉre personne qu'il avait rencontrÊe, le veilleur de nuit laissa apercevoir la mËme terreur, refusa Á son tour d'accompagner Athos, et lui montra de la main le chemin qu'il devait suivre. Athos marcha dans la direction indiquÊe et atteignit le faubourg situÊ Á l'extrÊmitÊ de la ville opposÊe Á celle par laquelle lui et ses compagnons Êtaient entrÊs. LÁ il parut de nouveau inquiet et embarrassÊ, et s'arrËta pour la troisiÉme fois. Heureusement un mendiant passa, qui s'approcha d'Athos pour lui demander l'aumÆne. Athos lui proposa un Êcu pour l'accompagner oÝ il allait. Le mendiant hÊsita un instant, mais Á la vue de la piÉce d'argent qui brillait dans l'obscuritÊ, il se dÊcida et marcha devant Athos. ArrivÊ Á l'angle d'une rue, il lui montra de loin une petite maison isolÊe, solitaire, triste ; Athos s'en approcha, tandis que le mendiant, qui avait reÚu son salaire, s'en Êloignait Á toutes jambes. Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la couleur rouge×tre dont cette maison Êtait peinte ; aucune lumiÉre ne paraissait Á travers les gerÚures des contrevents, aucun bruit ne pouvait faire supposer qu'elle fÙt habitÊe, elle Êtait sombre et muette comme un tombeau. Trois fois Athos frappa sans qu'on lui rÊpondÏt. Au troisiÉme coup cependant des pas intÊrieurs se rapprochÉrent ; enfin la porte s'entreb×illa, et un homme de haute taille, au teint p×le, aux cheveux et Á la barbe noire, parut. Athos et lui ÊchangÉrent quelques mots Á voix basse, puis l'homme Á la haute taille fit signe au mousquetaire qu'il pouvait entrer. Athos profita Á l'instant mËme de la permission, et la porte se referma derriÉre lui. L'homme qu'Athos Êtait venu chercher si loin et qu'il avait trouvÊ avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, oÝ il Êtait occupÊ Á retenir avec des fils de fer les os cliquetants d'un squelette. Tout le corps Êtait dÊjÁ rajustÊ : la tËte seule Êtait posÊe sur une table. Tout le reste de l'ameublement indiquait que celui chez lequel on se trouvait s'occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux pleins de serpents, ÊtiquetÊs selon les espÉces ; des lÊzards dessÊchÊs reluisaient comme des Êmeraudes taillÊes dans de grands cadres de bois noir ; enfin, des bottes d'herbes sauvages, odorifÊrantes et sans doute douÊes de vertus inconnues au vulgaire des hommes, Êtaient attachÊes au plafond et descendaient dans les angles de l'appartement. Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l'homme Á la haute taille habitait seul cette maison. Athos jeta un coup d'oeil froid et indiffÊrent sur tous les objets que nous venons de dÊcrire, et, sur l'invitation de celui qu'il venait chercher, il s'assit prÉs de lui. Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu'il rÊclamait de lui ; mais Á peine eut-il exposÊ sa demande, que l'inconnu, qui Êtait restÊ debout devant le mousquetaire, recula de terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel Êtaient Êcrites deux lignes accompagnÊes d'une signature et d'un sceau, et le prÊsenta Á celui qui donnait trop prÊmaturÊment ces signes de rÊpugnance. L'homme Á la grande taille eut Á peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le sceau, qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait plus aucune objection Á faire, et qu'il Êtait prËt Á obÊir. Athos n'en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, reprit en s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour venir, rentra dans l'hÆtel et s'enferma chez lui. Au point du jour, d'Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce qu'il fallait faire. " Attendre " , rÊpondit Athos. Quelques instants aprÉs, la supÊrieure du couvent fit prÊvenir les mousquetaires que l'enterrement de la victime de Milady aurait lieu Á midi. Quant Á l'empoisonneuse, on n'en avait pas eu de nouvelles ; seulement elle avait dÙ fuir par le jardin, sur le sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvÊ la porte fermÊe ; quant Á la clÊ, elle avait disparu. A l'heure indiquÊe, Lord de Winter et les quatre amis se rendirent au couvent : les cloches sonnaient Á toute volÊe, la chapelle Êtait ouverte, la grille du choeur Êtait fermÊe. Au milieu du choeur, le corps de la victime, revËtue de ses habits de novice, Êtait exposÊ. De chaque cÆtÊ du choeur et derriÉre des grilles s'ouvrant sur le couvent Êtait toute la communautÊ des carmÊlites, qui Êcoutait de lÁ le service divin et mËlait son chant au chant des prËtres, sans voir les profanes et sans Ëtre vue d'eux. A la porte de la chapelle, d'Artagnan sentit son courage qui fuyait de nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu. FidÉle Á sa mission de vengeance, Athos s'Êtait fait conduire au jardin ; et lÁ, sur le sable, suivant les pas lÊgers de cette femme qui avait laissÊ une trace sanglante partout oÝ elle avait passÊ, il s'avanÚa jusqu'Á la porte qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s'enfonÚa dans la forËt. Alors tous ses doutes se confirmÉrent : le chemin par lequel la voiture avait disparu contournait la forËt. Athos suivit le chemin quelque temps les yeux fixÊs sur le sol ; de lÊgÉres taches de sang, qui provenaient d'une blessure faite ou Á l'homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou Á l'un des chevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue Á peu prÉs, Á cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large apparaissait ; le sol Êtait piÊtinÊ par les chevaux. Entre la forËt et cet endroit dÊnonciateur, un peu en arriÉre de la terre ÊcorchÊe, on retrouvait la mËme trace de petits pas que dans le jardin ; la voiture s'Êtait arrËtÊe. En cet endroit, Milady Êtait sortie du bois et Êtait montÊe dans la voiture. Satisfait de cette dÊcouverte qui confirmait tous ses soupÚons, Athos revint Á l'hÆtel et trouva Planchet qui l'attendait avec impatience. Tout Êtait comme l'avait prÊvu Athos. Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarquÊ les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l'endroit oÝ les chevaux s'Êtaient arrËtÊs ; mais il avait poussÊ plus loin qu'Athos, de sorte qu'au village de Festubert, en buvant dans une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, appris que la veille, Á huit heures et demie du soir, un homme blessÊ, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une chaise de poste, avait ÊtÊ obligÊ de s'arrËter, ne pouvant aller plus loin. L'accident avait ÊtÊ mis sur le compte de voleurs qui auraient arrËtÊ la chaise dans le bois. L'homme Êtait restÊ dans le village, la femme avait relayÊ et continuÊ son chemin. Planchet se mit en quËte du postillon qui avait conduit la chaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu'Á Fromelles, et de Fromelles elle Êtait partie pour ArmentiÉres. Planchet prit la traverse, et Á sept heures du matin il Êtait Á ArmentiÉres. Il n'y avait qu'un seul hÆtel, celui de la Poste. Planchet alla s'y prÊsenter comme un laquais sans place qui cherchait une condition. Il n'avait pas causÊ dix minutes avec les gens de l'auberge, qu'il savait qu'une femme seule Êtait arrivÊe Á onze heures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir le maÏtre d'hÆtel et lui avait dit qu'elle dÊsirerait demeurer quelque temps dans les environs. Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au rendez- vous, trouva les trois laquais exacts Á leur poste, les plaÚa en sentinelles Á toutes les issues de l'hÆtel, et vint trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrÉrent. Tous les visages Êtaient sombres et crispÊs, mËme le doux visage d'Aramis. " Que faut-il faire ? demanda d'Artagnan. -- Attendre " , rÊpondit Athos. Chacun se retira chez soi. A huit heures du soir, Athos donna l'ordre de seller les chevaux, et fit prÊvenir Lord de Winter et ses amis qu'ils eussent Á se prÊparer pour l'expÊdition. En un instant tous cinq furent prËts. Chacun visita ses armes et les mit en Êtat. Athos descendit le premier et trouva d'Artagnan dÊjÁ Á cheval et s'impatientant. " Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu'un. " Les quatre cavaliers regardÉrent autour d'eux avec Êtonnement, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel Êtait ce quelqu'un qui pouvait leur manquer. En ce moment Planchet amena le cheval d'Athos, le mousquetaire sauta lÊgÉrement en selle. " Attendez-moi, dit-il, je reviens. " Et il partit au galop. Un quart d'heure aprÉs, il revint effectivement accompagnÊ d'un homme masquÊ et enveloppÊ d'un grand manteau rouge. Lord de Winter et les trois mousquetaires s'interrogÉrent du regard. Nul d'entre eux ne put renseigner les autres, car tous ignoraient ce qu'Êtait cet homme. Cependant ils pensÉrent que cela devait Ëtre ainsi, puisque la chose se faisait par l'ordre d'Athos. A neuf heures, guidÊe par Planchet, la petite cavalcade se mit en route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture. C'Êtait un triste aspect que celui de ces six hommes courant en silence, plongÊs chacun dans sa pensÊe, mornes comme le dÊsespoir, sombres comme le ch×timent. CHAPITRE LXV. LE JUGEMENT C'Êtait une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au ciel, voilant la clartÊ des Êtoiles ; la lune ne devait se lever qu'Á minuit. Parfois, Á la lueur d'un Êclair qui brillait Á l'horizon, on apercevait la route qui se dÊroulait blanche et solitaire ; puis, l'Êclair Êteint, tout rentrait dans l'obscuritÊ. A chaque instant, Athos invitait d'Artagnan, toujours Á la tËte de la petite troupe, Á reprendre son rang qu'au bout d'un instant il abandonnait de nouveau ; il n'avait qu'une pensÊe, c'Êtait d'aller en avant, et il allait. On traversa en silence le village de Festubert, oÝ Êtait restÊ le domestique blessÊ, puis on longea le bois de Richebourg ; arrivÊs Á Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit Á gauche. Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, avaient essayÊ d'adresser la parole Á l'homme au manteau rouge ; mais Á chaque interrogation qui lui avait ÊtÊ faite, il s'Êtait inclinÊ sans rÊpondre. Les voyageurs avaient alors compris qu'il y avait quelque raison pour que l'inconnu gard×t le silence, et ils avaient cessÊ de lui adresser la parole. D'ailleurs, l'orage grossissait, les Êclairs se succÊdaient rapidement, le tonnerre commenÚait Á gronder, et le vent, prÊcurseur de l'ouragan, sifflait dans la plaine, agitant les plumes des cavaliers. La cavalcade prit le grand trot. Un peu au-delÁ de Fromelles, l'orage Êclata ; on dÊploya les manteaux ; il restait encore trois lieues Á faire : on les fit sous des torrents de pluie. D'Artagnan avait ÆtÊ son feutre et n'avait pas mis son manteau ; il trouvait plaisir Á laisser ruisseler l'eau sur son front brÙlant et sur son corps agitÊ de frissons fiÊvreux. Au moment oÝ la petite troupe avait dÊpassÊ Goskal et allait arriver Á la poste, un homme, abritÊ sous un arbre, se dÊtacha du tronc avec lequel il Êtait restÊ confondu dans l'obscuritÊ, et s'avanÚa jusqu'au milieu de la route, mettant son doigt sur ses lÉvres. Athos reconnut Grimaud. " Qu'y a-t-il donc ? s'Êcria d'Artagnan, aurait-elle quittÊ ArmentiÉres ? " Grimaud fit de sa tËte un signe affirmatif. D'Artagnan grinÚa des dents. " Silence, d'Artagnan ! dit Athos, c'est moi qui me suis chargÊ de tout, c'est donc Á moi d'interroger Grimaud. -- OÝ est-elle ? " demanda Athos. Grimaud Êtendit la main dans la direction de la Lys. " Loin d'ici ? " demanda Athos. Grimaud prÊsenta Á son maÏtre son index pliÊ. " Seule ? " demanda Athos. Grimaud fit signe que oui. " Messieurs, dit Athos, elle est seule Á une demi-lieue d'ici, dans la direction de la riviÉre. -- C'est bien, dit d'Artagnan, conduis-nous, Grimaud. " Grimaud prit Á travers champs, et servit de guide Á la cavalcade. Au bout de cinq cents pas Á peu prÉs, on trouva un ruisseau, que l'on traversa Á guÊ. A la lueur d'un Êclair, on aperÚut le village d'Erquinghem. " Est-ce lÁ ? " demanda d'Artagnan. Grimaud secoua la tËte en signe de nÊgation. " Silence donc ! " dit Athos. Et la troupe continua son chemin. Un autre Êclair brilla ; Grimaud Êtendit le bras, et Á la lueur bleu×tre du serpent de feu on distingua une petite maison isolÊe, au bord de la riviÉre, Á cent pas d'un bac. Une fenËtre Êtait ÊclairÊe. " Nous y sommes " , dit Athos. En ce moment, un homme couchÊ dans le fossÊ se leva, c'Êtait Mousqueton ; il montra du doigt la fenËtre ÊclairÊe. " Elle est lÁ, dit-il. -- Et Bazin ? demanda Athos. -- Tandis que je gardais la fenËtre, il gardait la porte. -- Bien, dit Athos, vous Ëtes tous de fidÉles serviteurs. " Athos sauta Á bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de Grimaud, et s'avanÚa vers la fenËtre aprÉs avoir fait signe au reste de la troupe de tourner du cÆtÊ de la porte. La petite maison Êtait entourÊe d'une haie vive, de deux ou trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu'Á la fenËtre privÊe de contrevents, mais dont les demi-rideaux Êtaient exactement tirÊs. Il monta sur le rebord de pierre, afin que son oeil pÙt dÊpasser la hauteur des rideaux. A la lueur d'une lampe, il vit une femme enveloppÊe d'une mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, prÉs d'un feu mourant : ses coudes Êtaient posÊs sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tËte dans ses deux mains blanches comme l'ivoire. On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur les lÉvres d'Athos, il n'y avait pas Á s'y tromper ; c'Êtait bien celle qu'il cherchait. En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tËte, vit, collÊ Á la vitre, le visage p×le d'Athos, et poussa un cri. Athos comprit qu'il Êtait reconnu, poussa la fenËtre du genou et de la main, la fenËtre cÊda, les carreaux se rompirent. Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre. Milady courut Á la porte et l'ouvrit ; plus p×le et plus menaÚant encore qu'Athos, d'Artagnan Êtait sur le seuil. Milady recula en poussant un cri. D'Artagnan, croyant qu'elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu'elle ne leur Êchapp×t, tira un pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la main. " Remets cette arme Á sa place, d'Artagnan, dit-il, il importe que cette femme soit jugÊe et non assassinÊe. Attends encore un instant, d'Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, Messieurs. " D'Artagnan obÊit, car Athos avait la voix solennelle et le geste puissant d'un juge envoyÊ par le Seigneur lui-mËme. Aussi, derriÉre d'Artagnan, entrÉrent Porthos, Aramis, Lord de Winter et l'homme au manteau rouge. Les quatre valets gardaient la porte et la fenËtre. Milady Êtait tombÊe sur sa chaise les mains Êtendues, comme pour conjurer cette terrible apparition ; en apercevant son beau-frÉre, elle jeta un cri terrible. " Que demandez-vous ? s'Êcria Milady. -- Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s'est appelÊe d'abord la comtesse de La FÉre, puis Lady de Winter, baronne de Sheffield. -- C'est moi, c'est moi ! murmura-t-elle au comble de la terreur, que me voulez-vous ? -- Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : vous serez libre de vous dÊfendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur d'Artagnan, Á vous d'accuser le premier. " D'Artagnan s'avanÚa. " Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme d'avoir empoisonnÊ Constance Bonacieux, morte hier soir. " Il se retourna vers Porthos et vers Aramis. " Nous attestons " , dirent d'un seul mouvement les deux mousquetaires. D'Artagnan continua. " Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme d'avoir voulu m'empoisonner moi-mËme, dans du vin qu'elle m'avait envoyÊ de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin venait de mes amis ; Dieu m'a sauvÊ ; mais un homme est mort Á ma place, qui s'appelait Brisemont. -- Nous attestons, dirent de la mËme voix Porthos et Aramis. -- Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme de m'avoir poussÊ au meurtre du baron de Wardes ; et, comme personne n'est lÁ pour attester la vÊritÊ de cette accusation, je l'atteste, moi. " J'ai dit. " Et d'Artagnan passa de l'autre cÆtÊ de la chambre avec Porthos et Aramis. " A vous, Milord ! " dit Athos. Le baron s'approcha Á son tour. " Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham. -- Le duc de Buckingham assassinÊ ? s'ÊcriÉrent d'un seul cri tous les assistants. -- Oui, dit le baron, assassinÊ ! Sur la lettre d'avis que vous m'aviez Êcrite, j'avais fait arrËter cette femme, et je l'avais donnÊe en garde Á un loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment peut-Ëtre Felton paie de sa tËte le crime de cette furie. " Un frÊmissement courut parmi les juges Á la rÊvÊlation de ces crimes encore inconnus. " Ce n'est pas tout, reprit Lord de Winter ; mon frÉre, qui vous avait faite son hÊritiÉre, est mort en trois heures d'une Êtrange maladie qui laisse des taches livides sur tout le corps. Ma soeur, comment votre mari est-il mort ? -- Horreur ! s'ÊcriÉrent Porthos et Aramis. -- Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon frÉre, je demande justice contre vous, et je dÊclare que si on ne me la fait pas, je me la ferai. " Et Lord de Winter alla se ranger prÉs de d'Artagnan, laissant la place libre Á un autre accusateur. Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de rappeler ses idÊes confondues par un vertige mortel. " A mon tour, dit Athos, tremblant lui-mËme comme le lion tremble Á l'aspect du serpent, Á mon tour. J'Êpousai cette femme quand elle Êtait jeune fille, je l'Êpousai malgrÊ toute ma famille ; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ; et un jour je m'aperÚus que cette femme Êtait flÊtrie : cette femme Êtait marquÊe d'une fleur de lys sur l'Êpaule gauche. -- Oh ! dit Milady en se levant, je dÊfie de retrouver le tribunal qui a prononcÊ sur moi cette sentence inf×me. Je dÊfie de retrouver celui qui l'a exÊcutÊe. -- Silence, dit une voix. -- A ceci, c'est Á moi de rÊpondre ! " Et l'homme au manteau rouge s'approcha Á son tour. " Quel est cet homme, quel est cet homme ? " s'Êcria Milady suffoquÊe par la terreur et dont les cheveux se dÊnouÉrent et se dressÉrent sur sa tËte livide comme s'ils eussent ÊtÊ vivants. Tous les yeux se tournÉrent sur cet homme, car Á tous, exceptÊ Á Athos, il Êtait inconnu. Encore Athos le regardait-il avec autant de stupÊfaction que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mËlÊ en quelque chose Á l'horrible drame qui se dÊnouait en ce moment. AprÉs s'Ëtre approchÊ de Milady, d'un pas lent et solennel, de maniÉre que la table seule le sÊpar×t d'elle, l'inconnu Æta son masque. Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage p×le encadrÊ de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression Êtait une impassibilitÊ glacÊe, puis tout Á coup : " Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu'au mur ; non, non, c'est une apparition infernale ! ce n'est pas lui ! A moi ! Á moi ! " s'Êcria-t-elle d'une voix rauque en se retournant vers la muraille, comme si elle eÙt pu s'y ouvrir un passage avec ses mains. " Mais qui Ëtes-vous donc ? s'ÊcriÉrent tous les tÊmoins de cette scÉne. -- Demandez-le Á cette femme, dit l'homme au manteau rouge, car vous voyez bien qu'elle m'a reconnu, elle. -- Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! " s'Êcria Milady en proie Á une terreur insensÊe et se cramponnant des mains Á la muraille pour ne pas tomber. Tout le monde s'Êcarta, et l'homme au manteau rouge resta seul debout au milieu de la salle. " Oh ! gr×ce ! gr×ce ! pardon ! " s'Êcria la misÊrable en tombant Á genoux. L'inconnu laissa le silence se rÊtablir. " Je vous le disais bien qu'elle m'avait reconnu ! reprit-il. Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire. " Tous les yeux Êtaient fixÊs sur cet homme dont on attendait les paroles avec une avide anxiÊtÊ. " Cette jeune femme Êtait autrefois une jeune fille aussi belle qu'elle est belle aujourd'hui. Elle Êtait religieuse au couvent des bÊnÊdictines de Templemar. Un jeune prËtre au coeur simple et croyant desservait l'Êglise de ce couvent ; elle entreprit de le sÊduire et y rÊussit, elle eÙt sÊduit un saint. " Leurs voeux Á tous deux Êtaient sacrÊs, irrÊvocables ; leur liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui qu'ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la France, oÝ ils pussent vivre tranquilles parce qu'ils seraient inconnus, il fallait de l'argent ; ni l'un ni l'autre n'en avait. Le prËtre vola les vases sacrÊs, les vendit ; mais comme ils s'apprËtaient Á partir ensemble, ils furent arrËtÊs tous deux. " Huit jours aprÉs, elle avait sÊduit le fils du geÆlier et s'Êtait sauvÊe. Le jeune prËtre fut condamnÊ Á dix ans de fers et Á la flÊtrissure. J'Êtais le bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus obligÊ de marquer le coupable, et le coupable, Messieurs, c'Êtait mon frÉre ! " Je jurai alors que cette femme qui l'avait perdu, qui Êtait plus que sa complice, puisqu'elle l'avait poussÊ au crime, partagerait au moins le ch×timent. Je me doutai du lieu oÝ elle Êtait cachÊe, je la poursuivis, je l'atteignis, je la garrottai et lui imprimai la mËme flÊtrissure que j'avais imprimÊe Á mon frÉre. " Le lendemain de mon retour Á Lille, mon frÉre parvint Á s'Êchapper Á son tour, on m'accusa de complicitÊ, et l'on me condamna Á rester en prison Á sa place tant qu'il ne se serait pas constituÊ prisonnier. Mon pauvre frÉre ignorait ce jugement ; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble dans le Berry ; et lÁ, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour sa soeur. " Le seigneur de la terre sur laquelle Êtait situÊe l'Êglise du curÊ vit cette prÊtendue soeur et en devint amoureux, amoureux au point qu'il lui proposa de l'Êpouser. Alors elle quitta celui qu'elle avait perdu pour celui qu'elle devait perdre, et devint la comtesse de La FÉre... " Tous les yeux se tournÉrent vers Athos, dont c'Êtait le vÊritable nom, et qui fit signe de la tËte que tout ce qu'avait dit le bourreau Êtait vrai. " Alors, reprit celui-ci, fou, dÊsespÊrÊ, dÊcidÊ Á se dÊbarrasser d'une existence Á laquelle elle avait tout enlevÊ, honneur et bonheur, mon pauvre frÉre revint Á Lille, et apprenant l'arrËt qui m'avait condamnÊ Á sa place, se constitua prisonnier et se pendit le mËme soir au soupirail de son cachot. " Au reste, c'est une justice Á leur rendre, ceux qui m'avaient condamnÊ me tinrent parole. A peine l'identitÊ du cadavre fut-elle constatÊe qu'on me rendit ma libertÊ. " VoilÁ le crime dont je l'accuse, voilÁ la cause pour laquelle je l'ai marquÊe. -- Monsieur d'Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous rÊclamez contre cette femme ? -- La peine de mort, rÊpondit d'Artagnan. -- Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous rÊclamez contre cette femme ? -- La peine de mort, reprit Lord de Winter. -- Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui Ëtes ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme ? -- La peine de mort " , rÊpondirent d'une voix sourde les deux mousquetaires. Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges en se traÏnant sur ses genoux. Athos Êtendit la main vers elle. " Anne de Breuil, comtesse de La FÉre, Milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassÊ les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque priÉre, dites-la, car vous Ëtes condamnÊe et vous allez mourir. " A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquÉrent ; elle sentit qu'une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et l'entraÏnait aussi irrÊvocablement que la fatalitÊ entraÏne l'homme : elle ne tenta donc pas mËme de faire rÊsistance et sortit de la chaumiÉre. Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derriÉre elle. Les valets suivirent leurs maÏtres et la chambre resta solitaire avec sa fenËtre brisÊe, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brÙlait tristement sur la table. CHAPITRE LXVI. L'EXECUTION Il Êtait minuit Á peu prÉs ; la lune, ÊchancrÊe par sa dÊcroissance et ensanglantÊe par les derniÉres traces de l'orage, se levait derriÉre la petite ville d'ArmentiÉres, qui dÊtachait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher dÊcoupÊ Á jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles Á une riviÉre d'Êtain fondu ; tandis que sur l'autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrÊs qui faisaient une espÉce de crÊpuscule au milieu de la nuit. A gauche s'Êlevait un vieux moulin abandonnÊ, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri aigu, pÊriodique et monotone. úÁ et lÁ dans la plaine, Á droite et Á gauche du chemin que suivait le lugubre cortÉge, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes Á cette heure sinistre. De temps en temps un large Êclair ouvrait l'horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l'eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dans l'atmosphÉre alourdie. Un silence de mort Êcrasait toute la nature ; le sol Êtait humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimÊes jetaient leur parfum avec plus d'Ênergie. Deux valets traÏnaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un bras ; le bourreau marchait derriÉre, et Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derriÉre le bourreau. Planchet et Bazin venaient les derniers. Les deux valets conduisaient Milady du cÆtÊ de la riviÉre. Sa bouche Êtait muette ; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable Êloquence, suppliant tour Á tour chacun de ceux qu'elle regardait. Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets : " Mille pistoles Á chacun de vous si vous protÊgez ma fuite ; mais si vous me livrez Á vos maÏtres, j'ai ici prÉs des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort. " Grimaud hÊsitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres. Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s'approcha vivement, Lord de Winter en fit autant. " Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlÊ, ils ne sont plus sÙrs. " On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton. ArrivÊs au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de Milady et lui lia les pieds et les mains. Alors elle rompit le silence pour s'Êcrier : " Vous Ëtes des l×ches, vous Ëtes des misÊrables assassins, vous vous mettez Á dix pour Êgorger une femme ; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengÊe. -- Vous n'Ëtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n'appartenez pas Á l'espÉce humaine, vous Ëtes un dÊmon ÊchappÊ de l'enfer et que nous allons y faire rentrer. -- Ah ! Messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites attention que celui qui touchera un cheveu de ma tËte est Á son tour un assassin. -- Le bourreau peut tuer, sans Ëtre pour cela un assassin, Madame, dit l'homme au manteau rouge en frappant sur sa large ÊpÊe ; c'est le dernier juge, voilÁ tout : Nachrichter , comme disent nos voisins les Allemands. " Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et Êtrange en s'envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois. " Mais si je suis coupable, si j'ai commis les crimes dont vous m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous n'Ëtes pas des juges, vous, pour me condamner. -- Je vous avais proposÊ Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoi n'avez- vous pas voulu ? -- Parce que je ne veux pas mourir ! s'Êcria Milady en se dÊbattant, parce que je suis trop jeune pour mourir ! -- La femme que vous avez empoisonnÊe Á BÊthune Êtait plus jeune encore que vous, Madame, et cependant elle est morte, dit d'Artagnan. -- J'entrerai dans un cloÏtre, je me ferai religieuse, dit Milady. -- Vous Êtiez dans un cloÏtre, dit le bourreau, et vous en Ëtes sortie pour perdre mon frÉre. " Milady poussa un cri d'effroi, et tomba sur ses genoux. Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l'emporter vers le bateau. " Oh ! mon Dieu ! s'Êcria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous donc me noyer ! " Ces cris avaient quelque chose de si dÊchirant, que d'Artagnan, qui d'abord Êtait le plus acharnÊ Á la poursuite de Milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la tËte, se bouchant les oreilles avec les paumes de ses mains ; et cependant, malgrÊ cela, il l'entendait encore menacer et crier. D'Artagnan Êtait le plus jeune de tous ces hommes, le coeur lui manqua. " Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir Á ce que cette femme meure ainsi ! " Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s'Êtait reprise Á une lueur d'espÊrance. " D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que je t'ai aimÊ ! " Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle. Mais Athos, brusquement, tira son ÊpÊe, se mit sur son chemin. " Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble. " D'Artagnan tomba Á genoux et pria. " Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir. -- Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement Ëtre juste en accomplissant ma fonction sur cette femme. -- C'est bien. " Athos fit un pas vers Milady. " Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m'avez fait ; je vous pardonne mon avenir brisÊ, mon honneur perdu, mon amour souillÊ et mon salut Á jamais compromis par le dÊsespoir oÝ vous m'avez jetÊ. Mourez en paix. " Lord de Winter s'avanÚa Á son tour. " Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frÉre, l'assassinat de Sa Gr×ce Lord Buckingham ; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix. -- Et moi, dit d'Artagnan, pardonnez-moi, Madame, d'avoir, par une fourberie indigne d'un gentilhomme, provoquÊ votre colÉre ; et, en Êchange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix. -- I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. " Alors elle se releva d'elle-mËme, jeta tout autour d'elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d'un oeil de flamme. Elle ne vit rien. Elle Êcouta et n'entendit rien. Elle n'avait autour d'elle que des ennemis. " OÝ vais-je mourir ? dit-elle. -- Sur l'autre rive " , rÊpondit le bourreau. Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d'argent. " Tenez, dit-il, voici le prix de l'exÊcution ; que l'on voie bien que nous agissons en juges. -- C'est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, Á son tour, cette femme sache que je n'accomplis pas mon mÊtier, mais mon devoir. " Et il jeta l'argent dans la riviÉre. Le bateau s'Êloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la coupable et l'exÊcuteur ; tous les autres demeurÉrent sur la rive droite, oÝ ils Êtaient tombÊs Á genoux. Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d'un nuage p×le qui surplombait l'eau en ce moment. On le vit aborder sur l'autre rive ; les personnages se dessinaient en noir sur l'horizon rouge×tre. Milady, pendant le trajet, Êtait parvenue Á dÊtacher la corde qui liait ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta lÊgÉrement Á terre et prit la fuite. Mais le sol Êtait humide ; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux. Une idÊe superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l'attitude oÝ elle se trouvait, la tËte inclinÊe et les mains jointes. Alors on vit, de l'autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de lune se reflÊta sur la lame de sa large ÊpÊe, les deux bras retombÉrent ; on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquÊe s'affaissa sous le coup. Alors le bourreau dÊtacha son manteau rouge, l'Êtendit Á terre, y coucha le corps, y jeta la tËte, le noua par les quatre coins, le chargea sur son Êpaule et remonta dans le bateau. ArrivÊ au milieu de la Lys, il arrËta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la riviÉre : " Laissez passer la justice de Dieu ! " cria-t-il Á haute voix. Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma sur lui. Trois jours aprÉs, les quatre mousquetaires rentraient Á Paris ; ils Êtaient restÊs dans les limites de leur congÊ, et le mËme soir ils allÉrent faire leur visite accoutumÊe Á M. de TrÊville. " Eh bien, Messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous Ëtes-vous bien amusÊs dans votre excursion ? -- Prodigieusement " , rÊpondit Athos, les dents serrÊes. CHAPITRE LXVII. CONCLUSION Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu'il avait faite au cardinal de quitter Paris pour revenir Á La Rochelle, sortit de sa capitale tout Êtourdi encore de la nouvelle qui venait de s'y rÊpandre que Buckingham venait d'Ëtre assassinÊ. Quoique prÊvenue que l'homme qu'elle avait tant aimÊ courait un danger, la reine, lorsqu'on lui annonÚa cette mort, ne voulut pas la croire ; il lui arriva mËme de s'Êcrier imprudemment : " C'est faux ! il vient de m'Êcrire. " Mais le lendemain il lui fallut bien croire Á cette fatale nouvelle ; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et funÉbre prÊsent que Buckingham envoyait Á la reine. La joie du roi avait ÊtÊ trÉs vive ; il ne se donna pas la peine de la dissimuler et la fit mËme Êclater avec affectation devant la reine. Louis XIII, comme tous les coeurs faibles, manquait de gÊnÊrositÊ. Mais bientÆt le roi redevint sombre et mal portant : son front n'Êtait pas de ceux qui s'Êclaircissent pour longtemps ; il sentait qu'en retournant au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait. Le cardinal Êtait pour lui le serpent fascinateur et il Êtait, lui, l'oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui Êchapper. Aussi le retour vers La Rochelle Êtait-il profondÊment triste. Nos quatre amis surtout faisaient l'Êtonnement de leurs camarades ; ils voyageaient ensemble, cÆte Á cÆte, l'oeil sombre et la tËte baissÊe. Athos relevait seul de temps en temps son large front ; un Êclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait sur ses lÉvres, puis, pareil Á ses camarades, il se laissait de nouveau aller Á ses rËveries. AussitÆt l'arrivÊe de l'escorte dans une ville, dÉs qu'ils avaient conduit le roi Á son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret ÊcartÊ, oÝ ils ne jouaient ni ne buvaient ; seulement ils parlaient Á voix basse en regardant avec attention si nul ne les Êcoutait. Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse, s'Êtaient arrËtÊs dans un cabaret sur la grande route, un homme, qui venait de La Rochelle Á franc Êtrier, s'arrËta Á la porte pour boire un verre de vin, et plongea son regard dans l'intÊrieur de la chambre oÝ Êtaient attablÊs les quatre mousquetaires. " HolÁ ! Monsieur d'Artagnan ! dit-il, n'est-ce point vous que je vois lÁ-bas ? " D'Artagnan leva la tËte et poussa un cri de joie. Cet homme qu'il appelait son fantÆme, c'Êtait son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d'Arras. D'Artagnan tira son ÊpÊe et s'ÊlanÚa vers la porte. Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu s'ÊlanÚa Á bas de son cheval, et s'avanÚa Á la rencontre de d'Artagnan. " Ah ! Monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette fois vous ne m'Êchapperez pas. -- Ce n'est pas mon intention non plus, Monsieur, car cette fois je vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrËte et dis que vous ayez Á me rendre votre ÊpÊe, Monsieur, et cela sans rÊsistance ; il y va de la tËte, je vous en avertis. -- Qui Ëtes-vous donc ? demanda d'Artagnan en baissant son ÊpÊe, mais sans la rendre encore. -- Je suis le chevalier de Rochefort, rÊpondit l'inconnu, l'Êcuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de vous ramener Á Son Eminence. -- Nous retournons auprÉs de Son Eminence, Monsieur le chevalier, dit Athos en s'avanÚant, et vous accepterez bien la parole de M. d'Artagnan, qu'il va se rendre en droite ligne Á La Rochelle. -- Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramÉneront au camp. -- Nous lui en servirons, Monsieur, sur notre parole de gentilshommes ; mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fronÚant le sourcil, M. d'Artagnan ne nous quittera pas. " Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'oeil en arriÉre et vit que Porthos et Aramis s'Êtaient placÊs entre lui et la porte ; il comprit qu'il Êtait complÉtement Á la merci de ces quatre hommes. " Messieurs, dit-il, si M. d'Artagnan veut me rendre son ÊpÊe, et joindre sa parole Á la votre, je me contenterai de votre promesse de conduire M. d'Artagnan au quartier de Monseigneur le cardinal. -- Vous avez ma parole, Monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon ÊpÊe. -- Cela me va d'autant mieux, ajouta Rochefort, qu'il faut que je continue mon voyage. -- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est inutile, vous ne la retrouverez pas. -- Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort. -- Revenez au camp et vous le saurez. " Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n'Êtait plus qu'Á une journÊe de SurgÉres, jusqu'oÝ le cardinal devait venir au-devant du roi, il rÊsolut de suivre le conseil d'Athos et de revenir avec eux. D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c'Êtait de surveiller lui-mËme son prisonnier. On se remit en route. Le lendemain, Á trois heures de l'aprÉs-midi, on arriva Á SurgÉres. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi y ÊchangÉrent force caresses, se fÊlicitÉrent de l'heureux hasard qui dÊbarrassait la France de l'ennemi acharnÊ qui ameutait l'Europe contre elle. AprÉs quoi, le cardinal, qui avait ÊtÊ prÊvenu par Rochefort que d'Artagnan Êtait arrËtÊ, et qui avait h×te de le voir, prit congÊ du roi en l'invitant Á venir voir le lendemain les travaux de la digue qui Êtaient achevÊs. En revenant le soir Á son quartier du pont de La Pierre, le cardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu'il habitait, d'Artagnan sans ÊpÊe et les trois mousquetaires armÊs. Cette fois, comme il Êtait en force, il les regarda sÊvÉrement, et fit signe de l'oeil et de la main Á d'Artagnan de le suivre. D'Artagnan obÊit. " Nous t'attendrons, d'Artagnan " , dit Athos assez haut pour que le cardinal l'entendÏt. Son Eminence fronÚa le sourcil, s'arrËta un instant, puis continua son chemin sans prononcer une seule parole. D'Artagnan entra derriÉre le cardinal, et Rochefort derriÉre d'Artagnan ; la porte fut gardÊe. Son Eminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et fit signe Á Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire. Rochefort obÊit et se retira. D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'Êtait sa seconde entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait ÊtÊ bien convaincu que ce serait la derniÉre. Richelieu resta debout, appuyÊ contre la cheminÊe, une table Êtait dressÊe entre lui et d'Artagnan. " Monsieur, dit le cardinal, vous avez ÊtÊ arrËtÊ par mes ordres. -- On me l'a dit, Monseigneur. -- Savez-vous pourquoi ? -- Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais Ëtre arrËtÊ est encore inconnue de Son Eminence. " Richelieu regarda fixement le jeune homme. " Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ? -- Si Monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes qu'on m'impute, je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis. -- On vous impute des crimes qui ont fait choir des tËtes plus hautes que la vÆtre, Monsieur ! dit le cardinal. -- Lesquels, Monseigneur ? demanda d'Artagnan avec un calme qui Êtonna le cardinal lui-mËme. -- On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on vous impute d'avoir surpris les secrets de l'Etat, on vous impute d'avoir essayÊ de faire avorter les plans de votre gÊnÊral. -- Et qui m'impute cela, Monseigneur ? dit d'Artagnan, qui se doutait que l'accusation venait de Milady : une femme flÊtrie par la justice du pays, une femme qui a ÊpousÊ un homme en France et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonnÊ son second mari et qui a tentÊ de m'empoisonner moi-mËme ! -- Que dites-vous donc lÁ ? Monsieur, s'Êcria le cardinal ÊtonnÊ, et de quelle femme parlez-vous ainsi ? -- De Milady de Winter, rÊpondit d'Artagnan ; oui, de Milady de Winter, dont, sans doute, Votre Eminence ignorait tous les crimes lorsqu'elle l'a honorÊe de sa confiance. -- Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les crimes que vous dites, elle sera punie. -- Elle l'est, Monseigneur. -- Et qui l'a punie ? -- Nous. -- Elle est en prison ? -- Elle est morte. -- Morte ! rÊpÊta le cardinal, qui ne pouvait croire Á ce qu'il entendait : morte ! N'avez-vous pas dit qu'elle Êtait morte ? -- Trois fois elle avait essayÊ de me tuer, et je lui avais pardonnÊ ;, mais elle a tuÊ la femme que j'aimais. Alors, mes amis et moi, nous l'avons prise, jugÊe et condamnÊe. " D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de Mme Bonacieux dans le couvent des CarmÊlites de BÊthune, le jugement dans la maison isolÊe, l'exÊcution sur les bords de la Lys. Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne frissonnait pas facilement. Mais tout Á coup, comme subissant l'influence d'une pensÊe muette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu'alors, s'Êclaircit peu Á peu et arriva Á la plus parfaite sÊrÊnitÊ. " Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la sÊvÊritÊ de ses paroles, vous vous Ëtes constituÊs juges, sans penser que ceux qui n'ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins ! -- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant l'intention de dÊfendre ma tËte contre vous. Je subirai le ch×timent que Votre Eminence voudra bien m'infliger. Je ne tiens pas assez Á la vie pour craindre la mort. -- Oui, je le sais, vous Ëtes un homme de coeur, Monsieur, dit le cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous dire d'avance que vous serez jugÊ, condamnÊ mËme. -- Un autre pourrait rÊpondre Á Votre Eminence qu'il a sa gr×ce dans sa poche ; moi je me contenterai de vous dire : " Ordonnez, Monseigneur, je suis prËt. " -- Votre gr×ce ? dit Richelieu surpris. -- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan. -- Et signÊe de qui ? du roi ? " Et le cardinal prononÚa ces mots avec une singuliÉre expression de mÊpris. " Non, de Votre Eminence. -- De moi ? vous Ëtes fou, Monsieur ? -- Monseigneur reconnaÏtra sans doute son Êcriture. " Et d'Artagnan prÊsenta au cardinal le prÊcieux papier qu'Athos avait arrachÊ Á Milady, et qu'il avait donnÊ Á d'Artagnan pour lui servir de sauvegarde. Son Eminence prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant sur chaque syllabe : " C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du prÊsent a fait ce qu'il a fait. " "Au camp devant La Rochelle, ce 5 aoÙt 1628. " " RICHELIEU " Le cardinal, aprÉs avoir lu ces deux lignes, tomba dans une rËverie profonde, mais il ne rendit pas le papier Á d'Artagnan. " Il mÊdite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit tout bas d'Artagnan ; Eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un gentilhomme. " Le jeune mousquetaire Êtait en excellente disposition pour trÊpasser hÊroÐquement. Richelieu pensait toujours, roulait et dÊroulait le papier dans ses mains. Enfin il leva la tËte, fixa son regard d'aigle sur cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonnÊ de larmes toutes les souffrances qu'il avait endurÊes depuis un mois, et songea pour la troisiÉme ou quatriÉme fois combien cet enfant de vingt et un ans avait d'avenir, et quelles ressources son activitÊ, son courage et son esprit pouvaient offrir Á un bon maÏtre. D'un autre cÆtÊ, les crimes, la puissance, le gÊnie infernal de Milady l'avaient plus d'une fois ÊpouvantÊ. Il sentait comme une joie secrÉte d'Ëtre Á jamais dÊbarrassÊ de ce complice dangereux. Il dÊchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si gÊnÊreusement remis. " Je suis perdu ! " , dit en lui-mËme d'Artagnan. Et il s'inclina profondÊment devant le cardinal en homme qui dit : " Seigneur, que votre volontÊ soit faite ! " Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir, Êcrivit quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers Êtaient dÊjÁ remplis et y apposa son sceau . " Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan ; il m'Êpargne l'ennui de la Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort aimable Á lui. " " Tenez, Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet : vous l'Êcrirez vous-mËme. " D'Artagnan prit le papier en hÊsitant et jeta les yeux dessus. C'Êtait une lieutenance dans les mousquetaires. D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal. " Monseigneur, dit-il, ma vie est Á vous ; disposez-en dÊsormais ; mais cette faveur que vous m'accordez, je ne la mÊrite pas : j'ai trois amis qui sont plus mÊritants et plus dignes... -- Vous Ëtes un brave garÚon, d'Artagnan, interrompit le cardinal en lui frappant familiÉrement sur l'Êpaule, charmÊ qu'il Êtait d'avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu'il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c'est Á vous que je le donne. -- Je ne l'oublierai jamais, rÊpondit d'Artagnan, . Votre Eminence peut en Ëtre certaine. " Le cardinal se retourna et dit Á haute voix : " Rochefort ! " Le chevalier, qui sans doute Êtait derriÉre la porte, entra aussitÆt. " Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan ; je le reÚois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on s'embrasse et que l'on soit sage si l'on tient Á conserver sa tËte. " Rochefort et d'Artagnan s'embrassÉrent du bout des lÉvres ; mais le cardinal Êtait lÁ, qui les observait de son oeil vigilant. Ils sortirent de la chambre en mËme temps. " Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, Monsieur ? -- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan. -- L'occasion viendra, rÊpondit Rochefort. -- Hein ? " fit Richelieu en ouvrant la porte. Les deux hommes se sourirent, se serrÉrent la main et saluÉrent Son Eminence. " Nous commencions Á nous impatienter, dit Athos. -- Me voilÁ, mes amis ! rÊpondit d'Artagnan, non seulement libre, mais en faveur. -- Vous nous conterez cela ? -- DÉs ce soir. " En effet, dÉs le soir mËme d'Artagnan se rendit au logis d'Athos, qu'il trouva en train de vider sa bouteille de vin d'Espagne, occupation qu'il accomplissait religieusement tous les soirs. Il lui raconta ce qui s'Êtait passÊ entre le cardinal et lui, et tirant le brevet de sa poche : " Tenez, mon cher Athos, voilÁ, dit-il, qui vous revient tout naturellement. " Athos sourit de son doux et charmant sourire. " Amis, dit-il, pour Athos c'est trop ; pour le comte de La FÉre, c'est trop peu. Gardez ce brevet, il est Á vous ; hÊlas, mon Dieu ! vous l'avez achetÊ assez cher. " D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos, et entra dans celle de Porthos. Il le trouva vËtu d'un magnifique habit, couvert de broderies splendides, et se mirant dans une glace. " Ah ! ah ! dit Porthos, c'est vous, cher ami ! comment trouvez-vous que ce vËtement me va ? -- A merveille, dit d'Artagnan, mais je viens vous proposer un habit qui vous ira mieux encore. -- Lequel ? demanda Porthos. -- Celui de lieutenant aux mousquetaires. " D'Artagnan raconta Á Porthos son entrevue avec le cardinal, et tirant le brevet de sa poche : " Tenez, mon cher, dit-il, Êcrivez votre nom lÁ-dessus, et soyez bon chef pour moi. " Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit Á d'Artagnan, au grand Êtonnement du jeune homme. " Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas assez longtemps Á jouir de cette faveur. Pendant notre expÊdition de BÊthune, le mari de ma duchesse est mort ; de sorte que, mon cher, le coffre du dÊfunt me tendant les bras, j'Êpouse la veuve. Tenez, j'essayais mon habit de noce ; gardez la lieutenance, mon cher, gardez. " Et il rendit le brevet Á d'Artagnan. Le jeune homme entra chez Aramis. Il le trouva agenouillÊ devant un prie-Dieu, le front appuyÊ contre son livre d'heures ouvert. Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la troisiÉme fois son brevet de sa poche : " Vous, notre ami, notre lumiÉre, notre protecteur invisible, dit-il, acceptez ce brevet ; vous l'avez mÊritÊ plus que personne, par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si heureux rÊsultats. -- HÊlas, cher ami ! dit Aramis, nos derniÉres aventures m'ont dÊgoÙtÊ tout Á fait de la vie d'homme d'ÊpÊe. Cette fois, mon parti est pris irrÊvocablement, aprÉs le siÉge j'entre chez les Lazaristes. Gardez ce brevet, d'Artagnan, le mÊtier des armes vous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine. " D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint Á Athos, qu'il trouva toujours attablÊ et mirant son dernier verre de malaga Á la lueur de la lampe. " Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusÊ. -- C'est que personne, cher ami, n'en Êtait plus digne que vous. " Il prit une plume, Êcrivit sur le brevet le nom de d'Artagnan, et le lui remit. " Je n'aurai donc plus d'amis, dit le jeune homme, hÊlas ! plus rien, que d'amers souvenirs... " Et il laissa tomber sa tËte entre ses deux mains, tandis que deux larmes roulaient le long de ses joues. " Vous Ëtes jeune, vous, rÊpondit Athos, et vos souvenirs amers ont le temps de se changer en doux souvenirs ! "