un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma poche. " A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort ÊlÊgant aussi, et de fine batiste, quoique la batiste fÙt chÉre Á cette Êpoque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et ornÊ d'un seul chiffre, celui de son propriÊtaire. Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa bÊvue ; mais les amis d'Aramis ne se laissÉrent pas convaincre par ses dÊnÊgations, et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sÊrieux affectÊ : " Si cela Êtait, dit-il, ainsi que tu le prÊtends, je serais forcÊ, mon cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophÊe des effets de sa femme. -- Tu demandes cela mal, rÊpondit Aramis, et tout en reconnaissant la justesse de ta rÊclamation quant au fond, je refuserais Á cause de la forme. -- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilÁ tout, et j'ai pensÊ que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir Êtait Á lui. -- Et vous vous Ëtes trompÊ, mon cher Monsieur " , rÊpondit froidement Aramis, peu sensible Á la rÊparation. Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'Êtait dÊclarÊ l'ami de Bois-Tracy : " D'ailleurs, continua-t-il, je rÊflÊchis, mon cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'Ëtre toi-mËme ; de sorte qu'Á la rigueur ce mouchoir peut aussi bien Ëtre sorti de ta poche que de la mienne. -- Non, sur mon honneur ! s'Êcria le garde de Sa MajestÊ. -- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y aura Êvidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitiÊ. -- Du mouchoir ? -- Oui. -- Parfaitement, s'ÊcriÉrent les deux autres gardes, le jugement du roi Salomon. DÊcidÊment, Aramis, tu es plein de sagesse. " Les jeunes gens ÊclatÉrent de rire, et comme on le pense bien, l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, aprÉs s'Ëtre cordialement serrÊ la main, tirÉrent, les trois gardes de leur cÆtÊ et Aramis du sien. " VoilÁ le moment de faire ma paix avec ce galant homme " , se dit Á part lui d'Artagnan, qui s'Êtait tenu un peu Á l'Êcart pendant toute la derniÉre partie de cette conversation. Et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d'Aramis, qui s'Êloignait sans faire autrement attention Á lui : " Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espÉre. -- Ah ! Monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un galant homme le devait faire. -- Quoi, Monsieur ! s'Êcria d'Artagnan, vous supposez... -- Je suppose, Monsieur, que vous n'Ëtes pas un sot, et que vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavÊ en batiste. -- Monsieur, vous avez tort de chercher Á m'humilier, dit d'Artagnan, chez qui le naturel querelleur commenÚait Á parler plus haut que les rÊsolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants ; de sorte que, lorsqu'ils se sont excusÊs une fois, fÙt-ce d'une sottise, ils sont convaincus qu'ils ont dÊjÁ fait moitiÊ plus qu'ils ne devaient faire. -- Monsieur, ce que je vous en dis, rÊpondit Aramis, n'est point pour vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un spadassin, et n'Êtant mousquetaire que par intÊrim, je ne me bats que lorsque j'y suis forcÊ, et toujours avec une grande rÊpugnance ; mais cette fois l'affaire est grave, car voici une dame compromise par vous. -- Par nous, c'est-Á-dire, s'Êcria d'Artagnan. -- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ? -- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ? -- J'ai dit et je rÊpÉte, Monsieur, que ce mouchoir n'est point sorti de ma poche. -- Eh bien, vous en avez menti deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu sortir, moi ! -- Ah ! vous le prenez sur ce ton, Monsieur le Gascon ! eh bien, je vous apprendrai Á vivre. -- Et moi je vous renverrai Á votre messe, Monsieur l'abbÊ ! DÊgainez, s'il vous plaÏt, et Á l'instant mËme. -- Non pas, s'il vous plaÏt, mon bel ami ; non, pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hÆtel d'Aiguillon, lequel est plein de crÊatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Eminence qui vous a chargÊ de lui procurer ma tËte ? Or j'y tiens ridiculement, Á ma tËte, attendu qu'elle me semble aller assez correctement Á mes Êpaules. Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit clos et couvert, lÁ oÝ vous ne puissiez vous vanter de votre mort Á personne. -- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-Ëtre aurez-vous l'occasion de vous en servir. -- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis. -- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ? -- La prudence, Monsieur, est une vertu assez inutile aux mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens Á rester prudent. A deux heures, j'aurai l'honneur de vous attendre Á l'hÆtel de M. de TrÊville. LÁ je vous indiquerai les bons endroits. " Les deux jeunes gens se saluÉrent, puis Aramis s'Êloigna en remontant la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que d'Artagnan, voyant que l'heure s'avanÚait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant Á part soi : " DÊcidÊment, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tuÊ, je serai tuÊ par un mousquetaire. " CHAPITRE V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL D'Artagnan ne connaissait personne Á Paris. Il alla donc au rendez- vous d'Athos sans amener de second, rÊsolu de se contenter de ceux qu'aurait choisis son adversaire. D'ailleurs son intention Êtait formelle de faire au brave mousquetaire toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu'il ne rÊsult×t de ce duel ce qui rÊsulte toujours de f×cheux, dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat contre un adversaire blessÊ et affaibli : vaincu, il double le triomphe de son antagoniste ; vainqueur, il est accusÊ de forfaiture et de facile audace. Au reste, ou nous avons mal exposÊ le caractÉre de notre chercheur d'aventures, ou notre lecteur a dÊjÁ dÙ remarquer que d'Artagnan n'Êtait point un homme ordinaire. Aussi, tout en se rÊpÊtant Á lui- mËme que sa mort Êtait inÊvitable, il ne se rÊsigna point Á mourir tout doucettement, comme un autre moins courageux et moins modÊrÊ que lui eÙt fait Á sa place. Il rÊflÊchit aux diffÊrents caractÉres de ceux avec lesquels il allait se battre, et commenÚa Á voir plus clair dans sa situation. Il espÊrait, gr×ce aux excuses loyales qu'il lui rÊservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air grand seigneur et la mine austÉre lui agrÊaient fort. Il se flattait de faire peur Á Porthos avec l'aventure du baudrier, qu'il pouvait, s'il n'Êtait pas tuÊ sur le coup, raconter Á tout le monde, rÊcit qui, poussÊ adroitement Á l'effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au sournois Aramis, il n'en avait pas trÉs grand-peur, et en supposant qu'il arriv×t jusqu'Á lui, il se chargeait de l'expÊdier bel et bien, ou du moins en le frappant au visage, comme CÊsar avait recommandÊ de faire aux soldats de PompÊe, d'endommager Á tout jamais cette beautÊ dont il Êtait si fier. Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds inÊbranlable de rÊsolution qu'avaient dÊposÊ dans son coeur les conseils de son pÉre, conseils dont la substance Êtait : " Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et de M. de TrÊville. " Il vola donc plutÆt qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes DÊchaussÊs, ou plutÆt Deschaux, comme on disait Á cette Êpoque, sorte de b×timent sans fenËtres, bordÊ de prÊs arides, succursale du PrÊ-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui n'avaient pas de temps Á perdre. Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s'Êtendait au pied de ce monastÉre, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il Êtait donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste Á l'Êgard des duels n'avait rien Á dire. Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu'elle eÙt ÊtÊ pansÊe Á neuf par le chirurgien de M. de TrÊville, s'Êtait assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l'abandonnaient jamais. A l'aspect de d'Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son cÆtÊ, n'aborda son adversaire que le chapeau Á la main et sa plume traÏnant jusqu'Á terre. " Monsieur, dit Athos, j'ai fait prÊvenir deux de mes amis qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arrivÊs. Je m'Êtonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude. -- Je n'ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car arrivÊ d'hier seulement Á Paris, je n'y connais encore personne que M. de TrÊville, auquel j'ai ÊtÊ recommandÊ par mon pÉre qui a l'honneur d'Ëtre quelque peu de ses amis. " Athos rÊflÊchit un instant. " Vous ne connaissez que M. de TrÊville ? demanda-t-il. -- Oui, Monsieur, je ne connais que lui. -- Ah ÚÁ, mais... , continua Athos parlant moitiÊ Á lui-mËme, moitiÊ Á d'Artagnan, ah... ÚÁ, mais si je vous tue, j'aurai l'air d'un mangeur d'enfants, moi ! -- Pas trop, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan avec un salut qui ne manquait pas de dignitÊ ; pas trop, puisque vous me faites l'honneur de tirer l'ÊpÊe contre moi avec une blessure dont vous devez Ëtre fort incommodÊ. -- TrÉs incommodÊ, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, c'est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une gr×ce, je tire proprement des deux mains ; et il y aura mËme dÊsavantage pour vous : un gaucher est trÉs gËnant pour les gens qui ne sont pas prÊvenus. Je regrette de ne pas vous avoir fait part plus tÆt de cette circonstance. -- Vous Ëtes vraiment, Monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant de nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant. -- Vous me rendez confus, rÊpondit Athos avec son air de gentilhomme ; causons donc d'autre chose, je vous prie, Á moins que cela ne vous soit dÊsagrÊable. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'Êpaule me brÙle. -- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timiditÊ. -- Quoi, Monsieur ? -- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient de ma mÉre, et dont j'ai fait l'Êpreuve sur moi-mËme. -- Eh bien ? -- Eh bien, je suis sÙr qu'en moins de trois jours ce baume vous guÊrirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guÊri : eh bien, Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'Ëtre votre homme. " D'Artagnan dit ces mots avec une simplicitÊ qui faisait honneur Á sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte Á son courage. " Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaÏt, non pas que je l'accepte, mais elle sent son gentilhomme d'une lieue. C'est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher Á se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d'ici Á trois jours on saurait, si bien gardÊ que soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l'on s'opposerait Á notre combat. Ah ÚÁ, mais ! ces fl×neurs ne viendront donc pas ? -- Si vous Ëtes pressÊ, Monsieur, dit d'Artagnan Á Athos avec la mËme simplicitÊ qu'un instant auparavant il lui avait proposÊ de remettre le duel Á trois jours, si vous Ëtes pressÊ et qu'il vous plaise de m'expÊdier tout de suite, ne vous gËnez pas, je vous en prie. -- VoilÁ encore un mot qui me plaÏt, dit Athos en faisant un gracieux signe de tËte Á d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il est Á coup sÙr d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois. " En effet, au bout de la rue de Vaugirard commenÚait Á apparaÏtre le gigantesque Porthos. " Quoi ! s'Êcria d'Artagnan, votre premier tÊmoin est M. Porthos ? -- Oui, cela vous contrarie-t-il ? -- Non, aucunement. -- Et voici le second. " D'Artagnan se retourna du cÆtÊ indiquÊ par Athos, et reconnut Aramis. " Quoi ! s'Êcria-t-il d'un accent plus ÊtonnÊ que la premiÉre fois, votre second tÊmoin est M. Aramis ? -- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un sans l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, Á la cour et Á la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois insÊparables ? AprÉs cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau... -- De Tarbes, dit d'Artagnan. -- Il vous est permis d'ignorer ce dÊtail, dit Athos. -- Ma foi, dit d'Artagnan, vous Ëtes bien nommÊs, Messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union n'est point fondÊe sur les contrastes. " Pendant ce temps, Porthos s'Êtait rapprochÊ, avait saluÊ de la main Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il Êtait restÊ tout ÊtonnÊ. Disons, en passant, qu'il avait changÊ de baudrier et quittÊ son manteau. " Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ? -- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main d'Artagnan, et en le saluant du mËme geste. -- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos. -- Mais Á une heure seulement, rÊpondit d'Artagnan. -- Et moi aussi, c'est avec Monsieur que je me bats, dit Aramis en arrivant Á son tour sur le terrain. -- Mais Á deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mËme calme. -- Mais Á propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis. -- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal Á l'Êpaule ; et toi, Porthos ? -- Ma foi, je me bats parce que je me bats " , rÊpondit Porthos en rougissant. Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lÉvres du Gascon. " Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme. -- Et toi, Aramis ? demanda Athos. -- Moi, je me bats pour cause de thÊologie " , rÊpondit Aramis tout en faisant signe Á d'Artagnan qu'il le priait de tenir secrÉte la cause de son duel. Athos vit passer un second sourire sur les lÉvres de d'Artagnan. " Vraiment, dit Athos. -- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d'accord, dit le Gascon. -- DÊcidÊment c'est un homme d'esprit, murmura Athos. -- Et maintenant que vous Ëtes rassemblÊs, Messieurs, dit d'Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses. " A ce mot d'excuses , un nuage passa sur le front d'Athos, un sourire hautain glissa sur les lÉvres de Porthos, et un signe nÊgatif fut la rÊponse d'Aramis. " Vous ne me comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan en relevant sa tËte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas oÝ je ne pourrais vous payer ma dette Á tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui Æte beaucoup de sa valeur Á votre crÊance, Monsieur Porthos, et ce qui rend la vÆtre Á peu prÉs nulle, Monsieur Aramis. Et maintenant, Messieurs, je vous le rÊpÉte, excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde ! " A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d'Artagnan tira son ÊpÊe. Le sang Êtait montÊ Á la tËte de d'Artagnan, et dans ce moment il eÙt tirÊ son ÊpÊe contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis. Il Êtait midi et un quart. Le soleil Êtait Á son zÊnith, et l'emplacement choisi pour Ëtre le thÊ×tre du duel se trouvait exposÊ Á toute son ardeur. " Il fait trÉs chaud, dit Athos en tirant son ÊpÊe Á son tour, et cependant je ne saurais Æter mon pourpoint ; car, tout Á l'heure encore, j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gËner Monsieur en lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tirÊ lui-mËme. -- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et tirÊ par un autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous. -- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et songez que nous attendons notre tour. -- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez Á dire de pareilles incongruitÊs, interrompit Aramis. Quant Á moi, je trouve les choses que ces Messieurs se disent fort bien dites et tout Á fait dignes de deux gentilshommes. -- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde. -- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer. Mais les deux rapiÉres avaient Á peine rÊsonnÊ en se touchant, qu'une escouade des gardes de Son Eminence, commandÊe par M. de Jussac, se montra Á l'angle du couvent. " Les gardes du cardinal ! s'ÊcriÉrent Á la fois Porthos et Aramis. L'ÊpÊe au fourreau, Messieurs ! l'ÊpÊe au fourreau ! " Mais il Êtait trop tard. Les deux combattants avaient ÊtÊ vus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions. " HolÁ ! cria Jussac en s'avanÚant vers eux et en faisant signe Á ses hommes d'en faire autant, holÁ ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les Êdits, qu'en faisons-nous ? -- Vous Ëtes bien gÊnÊreux, Messieurs les gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac Êtait l'un des agresseurs de l'avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous rÊponds, moi, que nous nous garderions bien de vous en empËcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine. -- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous dÊclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s'il vous plaÏt, et nous suivez. -- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand plaisir que nous obÊirions Á votre gracieuse invitation, si cela dÊpendait de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de TrÊville nous l'a dÊfendu. Passez donc votre chemin, c'est ce que vous avez de mieux Á faire. " Cette raillerie exaspÊra Jussac. " Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous dÊsobÊissez. -- Ils sont cinq, dit Athos Á demi-voix, et nous ne sommes que trois ; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je le dÊclare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. " Alors Porthos et Aramis se rapprochÉrent Á l'instant les uns des autres, pendant que Jussac alignait ses soldats. Ce seul moment suffit Á d'Artagnan pour prendre son parti : c'Êtait lÁ un de ces ÊvÊnements qui dÊcident de la vie d'un homme, c'Êtait un choix Á faire entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persÊvÊrer. Se battre, c'est-Á-dire dÊsobÊir Á la loi, c'est-Á-dire risquer sa tËte, c'est-Á-dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre plus puissant que le roi lui-mËme : voilÁ ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le Á sa louange, il n'hÊsita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et ses amis : " Messieurs, dit-il, je reprendrai, s'il vous plaÏt, quelque chose Á vos paroles. Vous avez dit que vous n'Êtiez que trois, mais il me semble, Á moi, que nous sommes quatre. -- Mais vous n'Ëtes pas des nÆtres, dit Porthos. -- C'est vrai, rÊpondit d'Artagnan ; je n'ai pas l'habit, mais j'ai l'×me. Mon coeur est mousquetaire, je le sens bien, Monsieur, et cela m'entraÏne. -- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute Á ses gestes et Á l'expression de son visage avait devinÊ le dessein de d'Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. " D'Artagnan ne bougea point. " DÊcidÊment vous Ëtes un joli garÚon, dit Athos en serrant la main du jeune homme. -- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac. -- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose. -- Monsieur est plein de gÊnÊrositÊ " , dit Athos. Mais tous trois pensaient Á la jeunesse de d'Artagnan et redoutaient son inexpÊrience. " Nous ne serons que trois, dont un blessÊ, plus un enfant, reprit Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous Êtions quatre hommes. -- Oui, mais reculer ! dit Porthos. -- C'est difficile " , reprit Athos. D'Artagnan comprit leur irrÊsolution. " Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes vaincus. -- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos. -- D'Artagnan, Monsieur. -- Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan, en avant ! cria Athos. -- Eh bien, voyons, Messieurs, vous dÊcidez-vous Á vous dÊcider ? cria pour la troisiÉme fois Jussac. -- C'est fait, Messieurs, dit Athos. -- Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac. -- Nous allons avoir l'honneur de vous charger, rÊpondit Aramis en levant son chapeau d'une main et tirant son ÊpÊe de l'autre. -- Ah ! vous rÊsistez ! s'Êcria Jussac. -- Sangdieu ! cela vous Êtonne ? " Et les neuf combattants se prÊcipitÉrent les uns sur les autres avec une furie qui n'excluait pas une certaine mÊthode. Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos eut Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires. Quant Á d'Artagnan, il se trouva lancÊ contre Jussac lui-mËme. Le coeur du jeune Gascon battait Á lui briser la poitrine, non pas de peur, Dieu merci ! il n'en avait pas l'ombre, mais d'Êmulation ; il se battait comme un tigre en fureur, tournant dix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses gardes et son terrain. Jussac Êtait, comme on le disait alors, friand de la lame, et avait fort pratiquÊ ; cependant il avait toutes les peines du monde Á se dÊfendre contre un adversaire qui, agile et bondissant, s'Êcartait Á tout moment des rÉgles reÚues, attaquant de tous cÆtÊs Á la fois, et tout cela en parant en homme qui a le plus grand respect pour son Êpiderme. Enfin cette lutte finit par faire perdre patience Á Jussac. Furieux d'Ëtre tenu en Êchec par celui qu'il avait regardÊ comme un enfant, il s'Êchauffa et commenÚa Á faire des fautes. D'Artagnan, qui, Á dÊfaut de la pratique, avait une profonde thÊorie, redoubla d'agilitÊ. Jussac, voulant en finir, porta un coup terrible Á son adversaire en se fendant Á fond ; mais celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un serpent sous son fer, il lui passa son ÊpÊe au travers du corps. Jussac tomba comme une masse. D'Artagnan jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le champ de bataille. Aramis avait dÊjÁ tuÊ un de ses adversaires ; mais l'autre le pressait vivement. Cependant Aramis Êtait en bonne situation et pouvait encore se dÊfendre. Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourrÊ : Porthos avait reÚu un coup d'ÊpÊe au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais comme ni l'une ni l'autre des deux blessures n'Êtait grave, ils ne s'en escrimaient qu'avec plus d'acharnement. Athos, blessÊ de nouveau par Cahusac, p×lissait Á vue d'oeil, mais il ne reculait pas d'une semelle : il avait seulement changÊ son ÊpÊe de main, et se battait de la main gauche. D'Artagnan, selon les lois du duel de cette Êpoque, pouvait secourir quelqu'un ; pendant qu'il cherchait du regard celui de ses compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coup d'oeil d'Athos. Ce coup d'oeil Êtait d'une Êloquence sublime. Athos serait mort plutÆt que d'appeler au secours ; mais il pouvait regarder, et du regard demander un appui. D'Artagnan le devina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac en criant : " A moi, Monsieur le garde, je vous tue ! " Cahusac se retourna ; il Êtait temps. Athos, que son extrËme courage soutenait seul, tomba sur un genou. " Sangdieu ! criait-il Á d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je vous en prie ; j'ai une vieille affaire Á terminer avec lui, quand je serai guÊri et bien portant. DÊsarmez-le seulement, liez-lui l'ÊpÊe. C'est cela. Bien ! trÉs bien ! " Cette exclamation Êtait arrachÊe Á Athos par l'ÊpÊe de Cahusac qui sautait Á vingt pas de lui. D'Artagnan et Cahusac s'ÊlancÉrent ensemble, l'un pour la ressaisir, l'autre pour s'en emparer ; mais d'Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit le pied dessus. Cahusac courut Á celui des gardes qu'avait tuÊ Aramis, s'empara de sa rapiÉre, et voulut revenir Á d'Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette pause d'un instant que lui avait procurÊe d'Artagnan, avait repris haleine, et qui, de crainte que d'Artagnan ne lui tu×t son ennemi, voulait recommencer le combat. D'Artagnan comprit que ce serait dÊsobliger Athos que de ne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes aprÉs, Cahusac tomba la gorge traversÊe d'un coup d'ÊpÊe. Au mËme instant, Aramis appuyait son ÊpÊe contre la poitrine de son adversaire renversÊ, et le forÚait Á demander merci. Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaronnades, demandant Á Biscarat quelle heure il pouvait bien Ëtre, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait d'obtenir son frÉre dans le rÊgiment de Navarre ; mais, tout en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat Êtait un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts. Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous les combattants, blessÊs ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis et d'Artagnan entourÉrent Biscarat et le sommÉrent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec un coup d'ÊpÊe qui lui traversait la cuisse, Biscarat voulait tenir ; mais Jussac, qui s'Êtait relevÊ sur son coude, lui cria de se rendre. Biscarat Êtait un Gascon comme d'Artagnan ; il fit la sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le temps de dÊsigner, du bout de son ÊpÊe, une place Á terre : " Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Biscarat, seul de ceux qui sont avec lui. -- Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l'ordonne. -- Ah ! si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu es mon brigadier, je dois obÊir. " Et, faisant un bond en arriÉre, il cassa son ÊpÊe sur son genou pour ne pas la rendre, en jeta les morceaux par-dessus le mur du couvent et se croisa les bras en sifflant un air cardinaliste. La bravoure est toujours respectÊe, mËme dans un ennemi. Les mousquetaires saluÉrent Biscarat de leurs ÊpÊes et les remirent au fourreau. D'Artagnan en fit autant, puis, aidÊ de Biscarat, le seul qui fÙt restÊ debout, il porta sous le porche du couvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d'Aramis qui n'Êtait que blessÊ. Le quatriÉme, comme nous l'avons dit, Êtait mort. Puis ils sonnÉrent la cloche, et, emportant quatre ÊpÊes sur cinq, ils s'acheminÉrent ivres de joie vers l'hÆtel de M. de TrÊville. On les voyait entrelacÊs, tenant toute la largeur de la rue, et accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient, si bien qu'Á la fin ce fut une marche triomphale. Le coeur de d'Artagnan nageait dans l'ivresse, il marchait entre Athos et Porthos en les Êtreignant tendrement. " Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il Á ses nouveaux amis en franchissant la porte de l'hÆtel de M. de TrÊville, au moins me voilÁ reÚu apprenti, n'est-ce pas ? " CHAPITRE VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME L'affaire fit grand bruit. M. de TrÊville gronda beaucoup tout haut contre ses mousquetaires, et les fÊlicita tout bas ; mais comme il n'y avait pas de temps Á perdre pour prÊvenir le roi, M. de TrÊville s'empressa de se rendre au Louvre. Il Êtait dÊjÁ trop tard, le roi Êtait enfermÊ avec le cardinal, et l'on dit Á M. de TrÊville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment. Le soir, M. de TrÊville vint au jeu du roi. Le roi gagnait, et comme Sa MajestÊ Êtait fort avare, elle Êtait d'excellente humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperÚut TrÊville : " Venez ici, Monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde ; savez-vous que Son Eminence est venue me faire des plaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle Êmotion, que ce soir Son Eminence en est malade ? Ah ÚÁ, mais ce sont des diables Á quatre, des gens Á pendre, que vos mousquetaires ! -- Non, Sire, rÊpondit TrÊville, qui vit du premier coup d'oeil comment la chose allait tourner ; non, tout au contraire, ce sont de bonnes crÊatures, douces comme des agneaux, et qui n'ont qu'un dÊsir, je m'en ferais garant : c'est que leur ÊpÊe ne sorte du fourreau que pour le service de Votre MajestÊ. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont sans cesse Á leur chercher querelle, et, pour l'honneur mËme du corps, les pauvres jeunes gens sont obligÊs de se dÊfendre. -- Ecoutez M. de TrÊville ! dit le roi, Êcoutez-le ! ne dirait-on pas qu'il parle d'une communautÊ religieuse ! En vÊritÊ, mon cher capitaine, j'ai envie de vous Æter votre brevet et de le donner Á Mlle de Chemerault, Á laquelle j'ai promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. On m'appelle Louis le Juste, Monsieur de TrÊville, et tout Á l'heure, tout Á l'heure nous verrons. -- Ah ! c'est parce que je me fie Á cette justice, Sire, que j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre MajestÊ. -- Attendez donc, Monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai pas longtemps attendre. " En effet, la chance tournait, et comme le roi commenÚait Á perdre ce qu'il avait gagnÊ, il n'Êtait pas f×chÊ de trouver un prÊtexte pour faire -- qu'on nous passe cette expression de joueur, dont, nous l'avouons, nous ne connaissons pas l'origine --, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout d'un instant, et mettant dans sa poche l'argent qui Êtait devant lui et dont la majeure partie venait de son gain : " La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle Á M. de TrÊville pour affaire d'importance. Ah !... j'avais quatre-vingts louis devant moi ; mettez la mËme somme, afin que ceux qui ont perdu n'aient point Á se plaindre. La justice avant tout. " Puis, se retournant vers M. de TrÊville et marchant avec lui vers l'embrasure d'une fenËtre : " Eh bien, Monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les gardes de l'Eminentissime qui ont ÊtÊ chercher querelle Á vos mousquetaires ? -- Oui, Sire, comme toujours. -- Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon cher capitaine, il faut qu'un juge Êcoute les deux parties. -- Ah ! mon Dieu ! de la faÚon la plus simple et la plus naturelle. Trois de mes meilleurs soldats, que Votre MajestÊ connaÏt de nom et dont elle a plus d'une fois apprÊciÊ le dÊvouement, et qui ont, je puis l'affirmer au roi, son service fort Á coeur ; -- trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis, avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur avais recommandÊ le matin mËme. La partie allait avoir lieu Á Saint- Germain, je crois, et ils s'Êtaient donnÊ rendez-vous aux Carmes- Deschaux, lorsqu'elle fut troublÊe par M. de Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes qui ne venaient certes pas lÁ en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention contre les Êdits. -- Ah ! ah ! vous m'y faites penser, dit le roi : sans doute, ils venaient pour se battre eux-mËmes. -- Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre MajestÊ apprÊcier ce que peuvent aller faire cinq hommes armÊs dans un lieu aussi dÊsert que le sont les environs du couvent des Carmes. -- Oui, vous avez raison, TrÊville, vous avez raison. -- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changÊ d'idÊe et ils ont oubliÊ leur haine particuliÉre pour la haine de corps ; car Votre MajestÊ n'ignore pas que les mousquetaires, qui sont au roi et rien qu'au roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont Á M. le cardinal. -- Oui, TrÊville, oui, dit le roi mÊlancoliquement, et c'est bien triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deux tËtes Á la royautÊ ; mais tout cela finira, TrÊville, tout cela finira. Vous dites donc que les gardes ont cherchÊ querelle aux mousquetaires ? -- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passÊes ainsi, mais je n'en jure pas, Sire. Vous savez combien la vÊritÊ est difficile Á connaÏtre, et Á moins d'Ëtre douÊ de cet instinct admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste... -- Et vous avez raison, TrÊville ; mais ils n'Êtaient pas seuls, vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ? -- Oui, Sire, et un homme blessÊ, de sorte que trois mousquetaires du roi, dont un blessÊ, et un enfant, non seulement ont tenu tËte Á cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal, mais encore en ont portÊ quatre Á terre. -- Mais c'est une victoire, cela ! s'Êcria le roi tout rayonnant ; une victoire complÉte ! -- Oui, Sire, aussi complÉte que celle du pont de CÊ. -- Quatre hommes, dont un blessÊ, et un enfant, dites-vous ? -- Un jeune homme Á peine ; lequel s'est mËme si parfaitement conduit en cette occasion, que je prendrai la libertÊ de le recommander Á Votre MajestÊ. -- Comment s'appelle-t-il ? -- D'Artagnan, Sire. C'est le fils d'un de mes plus anciens amis ; le fils d'un homme qui a fait avec le roi votre pÉre, de glorieuse mÊmoire, la guerre de partisan. -- Et vous dites qu'il s'est bien conduit, ce jeune homme ? Racontez- moi cela, TrÊville ; vous savez que j'aime les rÊcits de guerre et de combat. " Et le roi Louis XIII releva fiÉrement sa moustache en se posant sur la hanche. " Sire, reprit TrÊville, comme je vous l'ai dit, M. d'Artagnan est presque un enfant, et comme il n'a pas l'honneur d'Ëtre mousquetaire, il Êtait en habit bourgeois ; les gardes de M. le cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse et, de plus, qu'il Êtait Êtranger au corps, l'invitÉrent donc Á se retirer avant qu'ils attaquassent. -- Alors, vous voyez bien, TrÊville, interrompit le roi, que ce sont eux qui ont attaquÊ. -- C'est juste, Sire : ainsi, plus de doute ; ils le sommÉrent donc de se retirer ; mais il rÊpondit qu'il Êtait mousquetaire de coeur et tout Á Sa MajestÊ, qu'ainsi donc il resterait avec Messieurs les mousquetaires. -- Brave jeune homme ! murmura le roi. -- En effet, il demeura avec eux ; et Votre MajestÊ a lÁ un si ferme champion, que ce fut lui qui donna Á Jussac ce terrible coup d'ÊpÊe qui met si fort en colÉre M. le cardinal. -- C'est lui qui a blessÊ Jussac ? s'Êcria le roi ; lui, un enfant ! Ceci, TrÊville, c'est impossible. -- C'est comme j'ai l'honneur de le dire Á Votre MajestÊ. -- Jussac, une des premiÉres lames du royaume ! -- Eh bien, Sire ! il a trouvÊ son maÏtre. -- Je veux voir ce jeune homme, TrÊville, je veux le voir, et si l'on peut faire quelque chose, Eh bien, nous nous en occuperons. -- Quand Votre MajestÊ daignera-t-elle le recevoir ? -- Demain Á midi, TrÊville. -- L'amÉnerai-je seul ? -- Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les remercier tous Á la fois ; les hommes dÊvouÊs sont rares, TrÊville, et il faut rÊcompenser le dÊvouement. -- A midi, Sire, nous serons au Louvre. -- Ah ! par le petit escalier, TrÊville, par le petit escalier. Il est inutile que le cardinal sache... -- Oui, Sire. -- Vous comprenez, TrÊville, un Êdit est toujours un Êdit ; il est dÊfendu de se battre, au bout du compte. -- Mais cette rencontre, Sire, sort tout Á fait des conditions ordinaires d'un duel : c'est une rixe, et la preuve, c'est qu'ils Êtaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M. d'Artagnan. -- C'est juste, dit le roi ; mais n'importe, TrÊville, venez toujours par le petit escalier. " TrÊville sourit. Mais comme c'Êtait dÊjÁ beaucoup pour lui d'avoir obtenu de cet enfant qu'il se rÊvolt×t contre son maÏtre, il salua respectueusement le roi, et avec son agrÊment prit congÊ de lui. DÉs le soir mËme, les trois mousquetaires furent prÊvenus de l'honneur qui leur Êtait accordÊ. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils n'en furent pas trop ÊchauffÊs : mais d'Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune Á venir, et passa la nuit Á faire des rËves d'or. Aussi, dÉs huit heures du matin, Êtait-il chez Athos. D'Artagnan trouva le mousquetaire tout habillÊ et prËt Á sortir. Comme on n'avait rendez-vous chez le roi qu'Á midi, il avait formÊ le projet, avec Porthos et Aramis, d'aller faire une partie de paume dans un tripot situÊ tout prÉs des Êcuries du Luxembourg. Athos invita d'Artagnan Á les suivre, et malgrÊ son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait jamais jouÊ, celui-ci accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du matin qu'il Êtait Á peine jusqu'Á midi. Les deux mousquetaires Êtaient dÊjÁ arrivÊs et pelotaient ensemble. Athos, qui Êtait trÉs fort Á tous les exercices du corps, passa avec d'Artagnan du cÆtÊ opposÊ, et leur fit dÊfi. Mais au premier mouvement qu'il essaya, quoiqu'il jou×t de la main gauche, il comprit que sa blessure Êtait encore trop rÊcente pour lui permettre un pareil exercice. D'Artagnan resta donc seul, et comme il dÊclara qu'il Êtait trop maladroit pour soutenir une partie en rÉgle, on continua seulement Á s'envoyer des balles sans compter le jeu. Mais une de ces balles, lancÊe par le poignet herculÊen de Porthos, passa si prÉs du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu de passer Á cÆtÊ, elle eÙt donnÊ dedans, son audience Êtait probablement perdue, attendu qu'il lui eÙt ÊtÊ de toute impossibilitÊ de se prÊsenter chez le roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination gasconne, dÊpendait tout son avenir, il salua poliment Porthos et Aramis, dÊclarant qu'il ne reprendrait la partie que lorsqu'il serait en Êtat de leur tenir tËte, et il s'en revint prendre place prÉs de la corde et dans la galerie. Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs se trouvait un garde de Son Eminence, lequel, tout ÊchauffÊ encore de la dÊfaite de ses compagnons, arrivÊe la veille seulement, s'Êtait promis de saisir la premiÉre occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion Êtait venue, et s'adressant Á son voisin : " Il n'est pas Êtonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur d'une balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire. " D'Artagnan se retourna comme si un serpent l'eÙt mordu, et regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos. " Pardieu ! reprit celui-ci en frisant insolemment, sa moustache, regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit Monsieur, j'ai dit ce que j'ai dit. -- Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos paroles aient besoin d'explication, rÊpondit d'Artagnan Á voix basse, je vous prierai de me suivre. -- Et quand cela ? demanda le garde avec le mËme air railleur. -- Tout de suite, s'il vous plaÏt. -- Et vous savez qui je suis, sans doute ? -- Moi, je l'ignore complÉtement, et je ne m'en inquiÉte guÉre. -- Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-Ëtre seriez-vous moins pressÊ. -- Comment vous appelez-vous ? -- Bernajoux, pour vous servir. -- Eh bien, Monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je vais vous attendre sur la porte. -- Allez, Monsieur, je vous suis. -- Ne vous pressez pas trop, Monsieur, qu'on ne s'aperÚoive pas que nous sortons ensemble ; vous comprenez que pour ce que nous allons faire, trop de monde nous gËnerait. -- C'est bien " , rÊpondit le garde, ÊtonnÊ que son nom n'eÙt pas produit plus d'effet sur le jeune homme. En effet, le nom de Bernajoux Êtait connu de tout le monde, de d'Artagnan seul exceptÊ, peut-Ëtre ; car c'Êtait un de ceux qui figuraient le plus souvent dans les rixes journaliÉres que tous les Êdits du roi et du cardinal n'avaient pu rÊprimer. Porthos et Aramis Êtaient si occupÊs de leur partie, et Athos les regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas mËme sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu'il l'avait dit au garde de Son Eminence, s'arrËta sur la porte ; un instant aprÉs, celui-ci descendit Á son tour. Comme d'Artagnan n'avait pas de temps Á perdre, vu l'audience du roi qui Êtait fixÊe Á midi, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue Êtait dÊserte : " Ma foi, dit-il Á son adversaire, il est bien heureux pour vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire qu'Á un apprenti mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon mieux. En garde ! -- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux derriÉre l'abbaye de Saint-Germain ou dans le PrÊ-aux-Clercs. -- Ce que vous dites est plein de sens, rÊpondit d'Artagnan ; malheureusement j'ai peu de temps Á moi, ayant un rendez-vous Á midi juste. En garde donc, Monsieur, en garde ! " Bernajoux n'Êtait pas homme Á se faire rÊpÊter deux fois un pareil compliment. Au mËme instant son ÊpÊe brilla Á sa main, et il fondit sur son adversaire que, gr×ce Á sa grande jeunesse, il espÊrait intimider. Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout frais Êmoulu de sa victoire, tout gonflÊ de sa future faveur, il Êtait rÊsolu Á ne pas reculer d'un pas : aussi les deux fers se trouvÉrent-ils engagÊs jusqu'Á la garde, et comme d'Artagnan tenait ferme Á sa place, ce fut son adversaire qui fit un pas de retraite. Mais d'Artagnan saisit le moment oÝ, dans ce mouvement, le fer de Bernajoux dÊviait de la ligne, il dÊgagea, se fendit et toucha son adversaire Á l'Êpaule. AussitÆt d'Artagnan, Á son tour, fit un pas de retraite et releva son ÊpÊe ; mais Bernajoux lui cria que ce n'Êtait rien, et se fendant aveuglÊment sur lui, il s'enferra de lui-mËme. Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se dÊclarait pas vaincu, mais que seulement il rompait du cÆtÊ de l'hÆtel de M. de La TrÊmouille au service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-mËme la gravitÊ de la derniÉre blessure que son adversaire avait reÚue, le pressait vivement, et sans doute allait l'achever d'un troisiÉme coup, lorsque la rumeur qui s'Êlevait de la rue s'Êtant Êtendue jusqu'au jeu de paume, deux des amis du garde, qui l'avaient entendu Êchanger quelques paroles avec d'Artagnan et qui l'avaient vu sortir Á la suite de ces paroles, se prÊcipitÉrent l'ÊpÊe Á la main hors du tripot et tombÉrent sur le vainqueur. Mais aussitÆt Athos, Porthos et Aramis parurent Á leur tour, et au moment oÝ les deux gardes attaquaient leur jeune camarade, les forcÉrent Á se retourner. En ce moment, Bernajoux tomba ; et comme les gardes Êtaient seulement deux contre quatre, ils se mirent Á crier : " A nous, l'hÆtel de La TrÊmouille ! " A ces cris, tout ce qui Êtait dans l'hÆtel sortit, se ruant sur les quatre compagnons, qui de leur cÆtÊ se mirent Á crier : " A nous, mousquetaires ! " Ce cri Êtait ordinairement entendu ; car on savait les mousquetaires ennemis de Son Eminence, et on les aimait pour la haine qu'ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres compagnies que celles appartenant au duc Rouge, comme l'avait appelÊ Aramis, prenaient-ils en gÊnÊral parti dans ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux vinrent donc en aide aux quatre compagnons, tandis que l'autre courait Á l'hÆtel de M. de TrÊville, criant : " A nous, mousquetaires, Á nous ! " Comme d'habitude, l'hÆtel de M. de TrÊville Êtait plein de soldats de cette arme, qui accoururent au secours de leurs camarades ; la mËlÊe devint gÊnÊrale, mais la force Êtait aux mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La TrÊmouille se retirÉrent dans l'hÆtel, dont ils fermÉrent les portes assez Á temps pour empËcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en mËme temps qu'eux. Quant au blessÊ, il y avait ÊtÊ tout d'abord transportÊ et, comme nous l'avons dit, en fort mauvais Êtat. L'agitation Êtait Á son comble parmi les mousquetaires et leurs alliÊs, et l'on dÊlibÊrait dÊjÁ si, pour punir l'insolence qu'avaient eue les domestiques de M. de La TrÊmouille de faire une sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait pas le feu Á son hÆtel. La proposition en avait ÊtÊ faite et accueillie avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures sonnÉrent ; d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et comme ils eussent regrettÊ que l'on fÏt un si beau coup sans eux, ils parvinrent Á calmer les tËtes. On se contenta donc de jeter quelques pavÊs dans les portes, mais les portes rÊsistÉrent : alors on se lassa ; d'ailleurs ceux qui devaient Ëtre regardÊs comme les chefs de l'entreprise avaient depuis un instant quittÊ le groupe et s'acheminaient vers l'hÆtel de M. de TrÊville, qui les attendait, dÊjÁ au courant de cette algarade. " Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et t×chons de voir le roi avant qu'il soit prÊvenu par le cardinal ; nous lui raconterons la chose comme une suite de l'affaire d'hier, et les deux passeront ensemble. " M. de TrÊville, accompagnÊ des quatre jeunes gens, s'achemina donc vers le Louvre ; mais, au grand Êtonnement du capitaine des mousquetaires, on lui annonÚa que le roi Êtait allÊ courre le cerf dans la forËt de Saint-Germain. M. de TrÊville se fit rÊpÊter deux fois cette nouvelle, et Á chaque fois ses compagnons virent son visage se rembrunir. " Est-ce que Sa MajestÊ, demanda-t-il, avait dÉs hier le projet de faire cette chasse ? -- Non, Votre Excellence, rÊpondit le valet de chambre, c'est le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait dÊtournÊ cette nuit un cerf Á son intention. Il a d'abord rÊpondu qu'il n'irait pas, puis il n'a pas su rÊsister au plaisir que lui promettait cette chasse, et aprÉs le dÏner il est parti. -- Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de TrÊville. -- Selon toute probabilitÊ, rÊpondit le valet de chambre, car j'ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Eminence, j'ai demandÊ oÝ elle allait, et l'on m'a rÊpondu : " A Saint-Germain. " -- Nous sommes prÊvenus, dit M. de TrÊville, Messieurs, je verrai le roi ce soir ; mais quant Á vous, je ne vous conseille pas de vous y hasarder. " L'avis Êtait trop raisonnable et surtout venait d'un homme qui connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens essayassent de le combattre. M. de TrÊville les invita donc Á rentrer chacun chez eux et Á attendre de ses nouvelles. En entrant Á son hÆtel, M. de TrÊville songea qu'il fallait prendre date en portant plainte le premier. Il envoya un de ses domestiques chez M. de La TrÊmouille avec une lettre dans laquelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde de M. le cardinal, et de rÊprimander ses gens de l'audace qu'ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires. Mais M. de La TrÊmouille, dÊjÁ prÊvenu par son Êcuyer dont, comme on le sait, Bernajoux Êtait le parent, lui fit rÊpondre que ce n'Êtait ni Á M. de TrÊville, ni Á ses mousquetaires de se plaindre, mais bien au contraire Á lui dont les mousquetaires avaient chargÊ les gens et voulu brÙler l'hÆtel. Or, comme le dÊbat entre ces deux seigneurs eÙt pu durer longtemps, chacun devant naturellement s'entËter dans son opinion, M. de TrÊville avisa un expÊdient qui avait pour but de tout terminer : c'Êtait d'aller trouver lui-mËme M. de La TrÊmouille. Il se rendit donc aussitÆt Á son hÆtel et se fit annoncer. Les deux seigneurs se saluÉrent poliment, car, s'il n'y avait pas amitiÊ entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux Êtaient gens de coeur et d'honneur ; et comme M. de La TrÊmouille, protestant, et voyant rarement le roi, n'Êtait d'aucun parti, il n'apportait en gÊnÊral dans ses relations sociales aucune prÊvention. Cette fois, nÊanmoins, son accueil quoique poli fut plus froid que d'habitude. " Monsieur, dit M. de TrÊville, nous croyons avoir Á nous plaindre chacun l'un de l'autre, et je suis venu moi-mËme pour que nous tirions de compagnie cette affaire au clair. -- Volontiers, rÊpondit M. de La TrÊmouille ; mais je vous prÊviens que je suis bien renseignÊ, et tout le tort est Á vos mousquetaires. -- Vous Ëtes un homme trop juste et trop raisonnable, Monsieur, dit M. de TrÊville, pour ne pas accepter la proposition que je vais faire. -- Faites, Monsieur, j'Êcoute. -- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre Êcuyer ? -- Mais, Monsieur, fort mal. Outre le coup d'ÊpÊe qu'il a reÚu dans le bras, et qui n'est pas autrement dangereux, il en a encore ramassÊ un autre qui lui a traversÊ le poumon, de sorte que le mÊdecin en dit de pauvres choses. -- Mais le blessÊ a-t-il conservÊ sa connaissance ? -- Parfaitement. -- Parle-t-il ? -- Avec difficultÊ, mais il parle. -- Eh bien, Monsieur ! rendons-nous prÉs de lui ; adjurons-le, au nom du Dieu devant lequel il va Ëtre appelÊ peut-Ëtre, de dire la vÊritÊ. Je le prends pour juge dans sa propre cause, Monsieur, et ce qu'il dira je le croirai. " M. de La TrÊmouille rÊflÊchit un instant, puis, comme il Êtait difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta. Tous deux descendirent dans la chambre oÝ Êtait le blessÊ. Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il Êtait trop faible, et, ÊpuisÊ par l'effort qu'il avait fait, il retomba presque sans connaissance. M. de La TrÊmouille s'approcha de lui et lui fit respirer des sels qui le rappelÉrent Á la vie. Alors M. de TrÊville, ne voulant pas qu'on pÙt l'accuser d'avoir influencÊ le malade, invita M. de La TrÊmouille Á l'interroger lui-mËme. Ce qu'avait prÊvu M. de TrÊville arriva. PlacÊ entre la vie et la mort comme l'Êtait Bernajoux, il n'eut pas mËme l'idÊe de taire un instant la vÊritÊ, et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement, telles qu'elles s'Êtaient passÊes. C'Êtait tout ce que voulait M. de TrÊville ; il souhaita Á Bernajoux une prompte convalescence, prit congÊ de M. de La TrÊmouille, rentra Á son hÆtel et fit aussitÆt prÊvenir les quatre amis qu'il les attendait Á dÏner. M. de TrÊville recevait fort bonne compagnie, toute anticardinaliste d'ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dÏner sur les deux Êchecs que venaient d'Êprouver les gardes de Son Eminence. Or, comme d'Artagnan avait ÊtÊ le hÊros de ces deux journÊes, ce fut sur lui que tombÉrent toutes les fÊlicitations, qu'Athos, Porthos et Aramis lui abandonnÉrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le sien. Vers six heures, M. de TrÊville annonÚa qu'il Êtait tenu d'aller au Louvre ; mais comme l'heure de l'audience accordÊe par Sa MajestÊ Êtait passÊe, au lieu de rÊclamer l'entrÊe par le petit escalier, il se plaÚa avec les quatre jeunes gens dans l'antichambre. Le roi n'Êtait pas encore revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure Á peine, mËlÊs Á la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s'ouvrirent et qu'on annonÚa Sa MajestÊ. A cette annonce, d'Artagnan se sentit frÊmir jusqu'Á la moelle des os. L'instant qui allait suivre devait, selon toute probabilitÊ, dÊcider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixÉrent-ils avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi. Louis XIII parut, marchant le premier ; il Êtait en costume de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet Á la main. Au premier coup d'oeil, d'Artagnan jugea que l'esprit du roi Êtait Á l'orage. Cette disposition, toute visible qu'elle Êtait chez Sa MajestÊ, n'empËcha pas les courtisans de se ranger sur son passage : dans les antichambres royales, mieux vaut encore Ëtre vu d'un oeil irritÊ que de n'Ëtre pas vu du tout. Les trois mousquetaires n'hÊsitÉrent donc pas, et firent un pas en avant, tandis que d'Artagnan au contraire restait cachÊ derriÉre eux ; mais quoique le roi connÙt personnellement Athos, Porthos et Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler et comme s'il ne les avait jamais vus. Quant Á M. de TrÊville, lorsque les yeux du roi s'arrËtÉrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec tant de fermetÊ, que ce fut le roi qui dÊtourna la vue ; aprÉs quoi, tout en grommelant, Sa MajestÊ rentra dans son appartement. " Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci. -- Attendez ici dix minutes, dit M. de TrÊville ; et si au bout de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez Á mon hÆtel : car il sera inutile que vous m'attendiez plus longtemps. " Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure, vingt minutes ; et voyant que M. de TrÊville ne reparaissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver. M. de TrÊville Êtait entrÊ hardiment dans le cabinet du roi, et avait trouvÊ Sa MajestÊ de trÉs mÊchante humeur, assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l'avait pas empËchÊ de lui demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santÊ. " Mauvaise, Monsieur, mauvaise, rÊpondit le roi, je m'ennuie. " C'Êtait en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait un de ses courtisans, l'attirait Á une fenËtre et lui disait : " Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble. " " Comment ! Votre MajestÊ s'ennuie ! dit M. de TrÊville. N'a-t-elle donc pas pris aujourd'hui le plaisir de la chasse ? -- Beau plaisir, Monsieur ! Tout dÊgÊnÉre, sur mon ×me, et je ne sais si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui n'ont plus de nez. Nous lanÚons un cerf dix cors, nous le courons six heures, et quand il est prËt Á tenir, quand Saint-Simon met dÊjÁ le cor Á sa bouche pour sonner l'hallali, crac ! toute la meute prend le change et s'emporte sur un daguet. Vous verrez que je serai obligÊ de renoncer Á la chasse Á courre comme j'ai renoncÊ Á la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, Monsieur de TrÊville ! je n'avais plus qu'un gerfaut, et il est mort avant-hier. -- En effet, Sire, je comprends votre dÊsespoir, et le malheur est grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de faucons, d'Êperviers et de tiercelets. -- Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s'en vont, il n'y a plus que moi qui connaisse l'art de la vÊnerie. AprÉs moi tout sera dit, et l'on chassera avec des traquenards, des piÉges, des trappes. Si j'avais le temps encore de former des ÊlÉves ! mais oui, M. le cardinal est lÁ qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l'Espagne, qui me parle de l'Autriche, qui me parle de l'Angleterre ! Ah ! Á propos de M. le cardinal, Monsieur de TrÊville, je suis mÊcontent de vous. " M. de TrÊville attendait le roi Á cette chute. Il connaissait le roi de longue main ; il avait compris que toutes ses plaintes n'Êtaient qu'une prÊface, une espÉce d'excitation pour s'encourager lui-mËme, et que c'Êtait oÝ il Êtait arrivÊ enfin qu'il en voulait venir. " Et en quoi ai-je ÊtÊ assez malheureux pour dÊplaire Á Votre MajestÊ ? demanda M. de TrÊville en feignant le plus profond Êtonnement. -- Est-ce ainsi que vous faites votre charge, Monsieur ? continua le roi sans rÊpondre directement Á la question de M. de TrÊville ; est-ce pour cela que je vous ai nommÊ capitaine de mes mousquetaires, que ceux- ci assassinent un homme, Êmeuvent tout un quartier et veulent brÙler Paris sans que vous en disiez un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que je me h×te de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez m'annoncer que justice est faite. -- Sire, rÊpondit tranquillement M. de TrÊville, je viens vous la demander au contraire. -- Et contre qui ? s'Êcria le roi. -- Contre les calomniateurs, dit M. de TrÊville. -- Ah ! voilÁ qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous pas dire que vos trois mousquetaires damnÊs, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet de BÊarn, ne se sont pas jetÊs comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l'ont pas maltraitÊ de telle faÚon qu'il est probable qu'il est en train de trÊpasser Á cette heure ! N'allez-vous pas dire qu'ensuite ils n'ont pas fait le siÉge de l'hÆtel du duc de La TrÊmouille, et qu'ils n'ont point voulu le brÙler ! ce qui n'aurait peut-Ëtre pas ÊtÊ un trÉs grand malheur en temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de paix, est un f×cheux exemple. Dites, n'allez-vous pas nier tout cela ? -- Et qui vous a fait ce beau rÊcit, Sire ? demanda tranquillement M. de TrÊville. -- Qui m'a fait ce beau rÊcit, Monsieur ! et qui voulez-vous que ce soit, si ce n'est celui qui veille quand je dors, qui travaille quand je m'amuse, qui mÉne tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en Europe ? -- Sa MajestÊ veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de TrÊville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa MajestÊ. -- Non Monsieur, je veux parler du soutien de l'Etat, de mon seul serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal. -- Son Eminence n'est pas Sa SaintetÊ, Sire. -- Qu'entendez-vous par lÁ, Monsieur ? -- Qu'il n'y a que le pape qui soit infaillible, et que cette infaillibilitÊ ne s'Êtend pas aux cardinaux. -- Vous voulez dire qu'il me trompe, vous voulez dire qu'il me trahit. Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l'accusez. -- Non, Sire ; mais je dis qu'il se trompe lui-mËme ; je dis qu'il a ÊtÊ mal renseignÊ ; je dis qu'il a eu h×te d'accuser les mousquetaires de Votre MajestÊ, pour lesquels il est injuste, et qu'il n'a pas ÊtÊ puiser ses renseignements aux bonnes sources. -- L'accusation vient de M. de La TrÊmouille, du duc lui-mËme. Que rÊpondrez-vous Á cela ? -- Je pourrais rÊpondre, Sire, qu'il est trop intÊressÊ dans la question pour Ëtre un tÊmoin bien impartial ; mais loin de lÁ, Sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en rapporterai Á lui, mais Á une condition, Sire. -- Laquelle ? -- C'est que Votre MajestÊ le fera venir, l'interrogera, mais elle-mËme, en tËte Á tËte, sans tÊmoins, et que je reverrai Votre MajestÊ aussitÆt qu'elle aura reÚu le duc. -- Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez Á ce que dira M. de La TrÊmouille ? -- Oui, Sire. -- Vous accepterez son jugement ? -- Sans doute. -- Et vous vous soumettrez aux rÊparations qu'il exigera ? -- Parfaitement. -- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! " Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours Á la porte, entra. " La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille Á l'instant mËme me quÊrir M. de La TrÊmouille ; je veux lui parler ce soir. -- Votre MajestÊ me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M. de La TrÊmouille et moi ? -- Personne, foi de gentilhomme. -- A demain, Sire, alors. -- A demain, Monsieur. -- A quelle heure, s'il plaÏt Á Votre MajestÊ ? -- A l'heure que vous voudrez. -- Mais, en venant par trop matin, je crains de rÊveiller Votre MajestÊ. -- Me rÊveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, Monsieur ; je rËve quelquefois, voilÁ tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez, Á sept heures ; mais gare Á vous, si vos mousquetaires sont coupables ! -- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront remis aux mains de Votre MajestÊ, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir. Votre MajestÊ exige-t-elle quelque chose de plus ? qu'elle parle, je suis prËt Á lui obÊir. -- Non, Monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a appelÊ Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, Á demain. -- Dieu garde jusque-lÁ Votre MajestÊ ! " Si peu que dormit le roi, M. de TrÊville dormit plus mal encore ; il avait fait prÊvenir dÉs le soir mËme ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui Á six heures et demie du matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et mËme la sienne tenaient Á un coup de dÊs. ArrivÊ au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi Êtait toujours irritÊ contre eux, ils s'Êloigneraient sans Ëtre vus ; si le roi consentait Á les recevoir, on n'aurait qu'Á les faire appeler. En arrivant dans l'antichambre particuliÉre du roi, M. de TrÊville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait pas rencontrÊ le duc de La TrÊmouille la veille au soir Á son hÆtel, qu'il Êtait rentrÊ trop tard pour se prÊsenter au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il Êtait Á cette heure chez le roi. Cette circonstance plut beaucoup Á M. de TrÊville, qui, de cette faÚon, fut certain qu'aucune suggestion ÊtrangÉre ne se glisserait entre la dÊposition de M. de La TrÊmouille et lui. En effet, dix minutes s'Êtaient Á peine ÊcoulÊes, que la porte du cabinet s'ouvrit et que M. de TrÊville en vit sortir le duc de La TrÊmouille, lequel vint Á lui et lui dit : " Monsieur de TrÊville, Sa MajestÊ vient de m'envoyer quÊrir pour savoir comment les choses s'Êtaient passÊes hier matin Á mon hÆtel. Je lui ai dit la vÊritÊ, c'est-Á-dire que la faute Êtait Á mes gens, et que j'Êtais prËt Á vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis. -- Monsieur le duc, dit M. de TrÊville, j'Êtais si plein de confiance dans votre loyautÊ, que je n'avais pas voulu prÉs de Sa MajestÊ d'autre dÊfenseur que vous-mËme. Je vois que je ne m'Êtais pas abusÊ, et je vous remercie de ce qu'il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j'ai dit de vous. -- C'est bien, c'est bien ! dit le roi qui avait ÊcoutÊ tous ces compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, TrÊville, puisqu'il se prÊtend un de vos amis, que moi aussi je voudrais Ëtre des siens, mais qu'il me nÊglige ; qu'il y a tantÆt trois ans que je ne l'ai vu, et que je ne le vois que quand je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-mËme. -- Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre MajestÊ croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de TrÊville, que ce ne sont point ceux qu'elle voit Á toute heure du jour qui lui sont le plus dÊvouÊs. -- Ah ! vous avez entendu ce que j'ai dit ; tant mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s'avanÚant jusque sur la porte. Ah ! c'est vous, TrÊville ! oÝ sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? -- Ils sont en bas, Sire, et avec votre congÊ La Chesnaye va leur dire de monter. -- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va Ëtre huit heures, et Á neuf heures j'attends une visite. Allez, Monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez, TrÊville. " Le duc salua et sortit. Au moment oÝ il ouvrait la porte, les trois mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut de l'escalier. " Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai Á vous gronder. " Les mousquetaires s'approchÉrent en s'inclinant ; d'Artagnan les suivait par-derriÉre. " Comment diable ! continua le roi ; Á vous quatre, sept gardes de Son Eminence mis hors de combat en deux jours ! C'est trop, Messieurs, c'est trop. A ce compte-lÁ, Son Eminence serait forcÊe de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les Êdits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le rÊpÉte, c'est trop, c'est beaucoup trop. -- Aussi, Sire, Votre MajestÊ voit qu'ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses. -- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie point Á leurs faces hypocrites ; il y a surtout lÁ-bas une figure de Gascon. Venez ici, Monsieur. " D'Artagnan, qui comprit que c'Êtait Á lui que le compliment s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus dÊsespÊrÊ. " Eh bien, que me disiez-vous donc que c'Êtait un jeune homme ? c'est un enfant, Monsieur de TrÊville, un vÊritable enfant ! Et c'est celui-lÁ qui a donnÊ ce rude coup d'ÊpÊe Á Jussac ? -- Et ces deux beaux coups d'ÊpÊe Á Bernajoux. -- VÊritablement ! -- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tirÊ des mains de Biscarat, je n'aurais trÉs certainement pas l'honneur de faire en ce moment-ci ma trÉs humble rÊvÊrence Á Votre MajestÊ. -- Mais c'est donc un vÊritable dÊmon que ce BÊarnais, ventre-saint- gris ! Monsieur de TrÊville, comme eÙt dit le roi mon pÉre. A ce mÊtier-lÁ, on doit trouer force pourpoints et briser force ÊpÊes. Or les Gascons sont toujours pauvres, n'est-ce pas ? -- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvÊ des mines d'or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dÙt bien ce miracle en rÊcompense de la maniÉre dont ils ont soutenu les prÊtentions du roi votre pÉre. -- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi moi- mËme, n'est-ce pas, TrÊville, puisque je suis le fils de mon pÉre ? Eh bien, Á la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, comment cela s'est-il passÊ ? " D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses dÊtails : comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il Êprouvait Á voir Sa MajestÊ, il Êtait arrivÊ chez ses amis trois heures avant l'heure de l'audience ; comment ils Êtaient allÊs ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu'il avait manifestÊe de recevoir une balle au visage, il avait ÊtÊ raillÊ par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de La TrÊmouille, qui n'y Êtait pour rien, de la perte de son hÆtel. " C'est bien cela, murmurait le roi ; oui, c'est ainsi que le duc m'a racontÊ la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses plus chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs, entendez-vous ! c'est assez : vous avez pris votre revanche de la rue FÊrou, et au-delÁ ; vous devez Ëtre satisfaits. -- Si Votre MajestÊ l'est, dit TrÊville, nous le sommes. -- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignÊe d'or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. " A cette Êpoque, les idÊes de fiertÊ qui sont de mise de nos jours n'Êtaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main Á la main de l'argent du roi, et n'en Êtait pas le moins du monde humiliÊ. D'Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune faÚon, et en remerciant tout au contraire grandement Sa MajestÊ. " LÁ, dit le roi en regardant sa pendule, lÁ, et maintenant qu'il est huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l'ai dit, j'attends quelqu'un Á neuf heures. Merci de votre dÊvouement, Messieurs. J'y puis compter, n'est-ce pas ? -- Oh ! Sire, s'ÊcriÉrent d'une mËme voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre MajestÊ. -- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez plus utiles. TrÊville, ajouta le roi Á demi-voix pendant que les autres se retiraient, comme vous n'avez pas de place dans les mousquetaires et que d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons dÊcidÊ qu'il fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-frÉre. Ah ! pardieu ! TrÊville, je me rÊjouis de la grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m'est Êgal ; je suis dans mon droit. " Et le roi salua de la main TrÊville, qui sortit et s'en vint rejoindre ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec d'Artagnan les quarante pistoles. Et le cardinal, comme l'avait dit Sa MajestÊ, fut effectivement furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui n'empËchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu'il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante : " Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont Á vous ? " CHAPITRE VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis sur l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui conseilla de commander un bon repas Á la Pomme de Pin , Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire une maÏtresse convenable. Le repas fut exÊcutÊ le jour mËme, et le laquais y servit Á table. Le repas avait ÊtÊ commandÊ par Athos, et le laquais fourni par Porthos. C'Êtait un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauchÊ le jour mËme et Á cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des ronds en crachant dans l'eau. Porthos avait prÊtendu que cette occupation Êtait la preuve d'une organisation rÊflÊchie et contemplative, et il l'avait emmenÊ sans autre recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se crut engagÊ, avait sÊduit Planchet -- c'Êtait le nom du Picard -- ; il y eut chez lui un lÊger dÊsappointement lorsqu'il vit que la place Êtait dÊjÁ prise par un confrÉre nommÊ Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifiÊ que son Êtat de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu'il lui fallait entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il assista au dÏner que donnait son maÏtre et qu'il vit celui-ci tirer en payant une poignÊe d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le Ciel d'Ëtre tombÊ en la possession d'un pareil CrÊsus ; il persÊvÊra dans cette opinion jusqu'aprÉs le festin, des reliefs duquel il rÊpara de longues abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maÏtre, les chimÉres de Planchet s'Êvanouirent. Le lit Êtait le seul de l'appartement, qui se composait d'une antichambre et d'une chambre Á coucher. Planchet coucha dans l'antichambre sur une couverture tirÊe du lit de d'Artagnan, et dont d'Artagnan se passa depuis. Athos, de son cÆtÊ, avait un valet qu'il avait dressÊ Á son service d'une faÚon toute particuliÉre, et que l'on appelait Grimaud. Il Êtait fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d'Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu'il vivait dans la plus profonde intimitÊ avec ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne l'avaient entendu rire. Ses paroles Êtaient brÉves et expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de plus : pas d'enjolivements, pas de broderies, pas d'arabesques. Sa conversation Êtait un fait sans aucun Êpisode. Quoique Athos eÙt Á peine trente ans et fÙt d'une grande beautÊ de corps et d'esprit, personne ne lui connaissait de maÏtresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n'empËchait pas qu'on en parl×t devant lui, quoiqu'il fÙt facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se mËlait que par des mots amers et des aperÚus misanthropiques, lui Êtait parfaitement dÊsagrÊable. Sa rÊserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point dÊroger Á ses habitudes, habituÊ Grimaud Á lui obÊir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lÉvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprËmes. Quelquefois Grimaud, qui craignait son maÏtre comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son gÊnie une grande vÊnÊration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il dÊsirait, s'ÊlanÚait pour exÊcuter l'ordre reÚu, et faisait prÊcisÊment le contraire. Alors Athos haussait les Êpaules et, sans se mettre en colÉre, rossait Grimaud. Ces jours-lÁ, il parlait un peu. Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractÉre tout opposÊ Á celui d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'Êcout×t ou non ; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il parlait de toutes choses exceptÊ de sciences, excipant Á cet endroit de la haine invÊtÊrÊe que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son infÊrioritÊ Á ce sujet l'avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu'il s'Êtait alors efforcÊ de dÊpasser par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la faÚon dont il rejetait la tËte en arriÉre et avanÚait le pied, Athos prenait Á l'instant mËme la place qui lui Êtait due et relÊguait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s'en consolait en remplissant l'antichambre de M. de TrÊville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, aprÉs avoir passÊ de la noblesse de robe Á la noblesse d'ÊpÊe, de la robine Á la baronne, il n'Êtait question de rien de moins pour Porthos que d'une princesse ÊtrangÉre qui lui voulait un bien Ênorme. Un vieux proverbe dit : " Tel maÏtre, tel valet. " Passons donc du valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud Á Mousqueton. Mousqueton Êtait un Normand dont son maÏtre avait changÊ le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de Mousqueton. Il Êtait entrÊ au service de Porthos Á la condition qu'il serait habillÊ et logÊ seulement, mais d'une faÚon magnifique ; il ne rÊclamait que deux heures par jour pour les consacrer Á une industrie qui devait suffire Á pourvoir Á ses autres besoins. Porthos avait acceptÊ le marchÊ ; la chose lui allait Á merveille. Il faisait tailler Á Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et, gr×ce Á un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes Á neuf en les retournant, et dont la femme Êtait soupÚonnÊe de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait Á la suite de son maÏtre fort bonne figure. Quant Á Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment exposÊ le caractÉre, caractÉre du reste que, comme celui de ses compagnons, nous pourrons suivre dans son dÊveloppement, son laquais s'appelait Bazin. Gr×ce Á l'espÊrance qu'avait son maÏtre d'entrer un jour dans les ordres, il Êtait toujours vËtu de noir, comme doit l'Ëtre le serviteur d'un homme d'Eglise. C'Êtait un Berrichon de trente-cinq Á quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant Á lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maÏtre, faisant Á la rigueur pour deux un dÏner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidÊlitÊ Á toute Êpreuve. Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les maÏtres et les valets, passons aux demeures occupÊes par chacun d'eux. Athos habitait rue FÊrou, Á deux pas du Luxembourg ; son appartement se composait de deux petites chambres, fort proprement meublÊes, dans une maison garnie dont l'hÆtesse encore jeune et vÊritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une grande splendeur passÊe Êclataient ÚÁ et lÁ aux murailles de ce modeste logement : c'Êtait une ÊpÊe, par exemple, richement damasquinÊe, qui remontait pour la faÚon Á l'Êpoque de FranÚois Ier, et dont la poignÊe seule, incrustÊe de pierres prÊcieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande dÊtresse, Athos n'avait jamais consenti Á engager ni Á vendre. Cette ÊpÊe avait longtemps fait l'ambition de Porthos. Porthos aurait donnÊ dix annÊes de sa vie pour possÊder cette ÊpÊe. Un jour qu'il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya mËme de l'emprunter Á Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaÏnes d'or, il offrit tout Á Porthos ; mais quant Á l'ÊpÊe, lui dit-il, elle Êtait scellÊe Á sa place et ne devait la quitter que lorsque son maÏtre quitterait lui-mËme son logement. Outre son ÊpÊe, il y avait encore un portrait reprÊsentant un seigneur du temps de Henri III, vËtu avec la plus grande ÊlÊgance, et qui portait l'ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, Êtait son ancËtre. Enfin, un coffre de magnifique orfÉvrerie, aux mËmes armes que l'ÊpÊe et le portrait, faisait un milieu de cheminÊe qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l'avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s'assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute. Porthos habitait un appartement trÉs vaste et d'une trÉs somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu'il passait avec quelque ami devant ses fenËtres, Á l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrÊe, Porthos levait la tËte et la main, et disait : VoilÁ ma demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n'invitait personne Á y monter, et nul ne pouvait se faire une idÊe de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses rÊelles. Quant Á Aramis, il habitait un petit logement composÊ d'un boudoir, d'une salle Á manger et d'une chambre Á coucher, laquelle chambre, situÊe comme le reste de l'appartement au rez-de-chaussÊe, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impÊnÊtrable aux yeux du voisinage. Quant Á d'Artagnan, nous savons comment il Êtait logÊ, et nous avons dÊjÁ fait connaissance avec son laquais, maÏtre Planchet. D'Artagnan, qui Êtait fort curieux de sa nature, comme sont les gens, du reste, qui ont le gÊnie de l'intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu'Êtaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d'une lieue. Il s'adressa donc Á Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et Á Aramis pour connaÏtre Porthos. Malheureusement, Porthos lui-mËme ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpirÊ. On disait qu'il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu'une affreuse trahison avait empoisonnÊ Á jamais la vie de ce galant homme. Quelle Êtait cette trahison ? Tout le monde l'ignorait. Quant Á Porthos, exceptÊ son vÊritable nom, que M. de TrÊville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie Êtait facile Á connaÏtre. Vaniteux et indiscret, on voyait Á travers lui comme Á travers un cristal. La seule chose qui eÙt pu Êgarer l'investigateur eÙt ÊtÊ que l'on eÙt cru tout le bien qu'il disait de lui. Quant Á Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret, c'Êtait un garÚon tout confit de mystÉres, rÊpondant peu aux questions qu'on lui faisait sur les autres, et Êludant celles que l'on faisait sur lui-mËme. Un jour, d'Artagnan, aprÉs l'avoir longtemps interrogÊ sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi Á quoi s'en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur. " Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des baronnes, des comtesses et des princesses des autres ? -- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlÊ parce que Porthos en parle lui- mËme, parce qu'il a criÊ toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher Monsieur d'Artagnan, que si je les tenais d'une autre source ou qu'il me les eÙt confiÊes, il n'y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi. -- Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que vous-mËme vous Ëtes assez familier avec les armoiries, tÊmoin certain mouchoir brodÊ auquel je dois l'honneur de votre connaissance. " Aramis, cette fois, ne se f×cha point, mais il prit son air le plus modeste et rÊpondit affectueusement : " Mon cher, n'oubliez pas que je veux Ëtre d'Eglise, et que je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m'avait point ÊtÊ confiÊ, mais il avait ÊtÊ oubliÊ chez moi par un de mes amis. J'ai dÙ le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu'il aime. Quant Á moi, je n'ai point et ne veux point avoir de maÏtresse, suivant en cela l'exemple trÉs judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi. -- Mais, que diable ! vous n'Ëtes pas abbÊ, puisque vous Ëtes mousquetaire. -- Mousquetaire par intÊrim, mon cher, comme dit le cardinal, mousquetaire contre mon grÊ, mais homme d'Eglise dans le coeur, croyez-moi. Athos et Porthos m'ont fourrÊ lÁ-dedans pour m'occuper : j'ai eu, au moment d'Ëtre ordonnÊ, une petite difficultÊ avec... Mais cela ne vous intÊresse guÉre, et je vous prends un temps prÊcieux. -- Point du tout, cela m'intÊresse fort, s'Êcria d'Artagnan, et je n'ai pour le moment absolument rien Á faire. -- Oui, mais moi j'ai mon brÊviaire Á dire, rÊpondit Aramis, puis quelques vers Á composer que m'a demandÊs Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois passer rue Saint-HonorÊ, afin d'acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis trÉs pressÊ, moi. " Et Aramis tendit affectueusement la main Á son compagnon, et prit congÊ de lui. D'Artagnan ne put, quelque peine qu'il se donn×t, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le prÊsent tout ce qu'on disait de leur passÊ, espÊrant des rÊvÊlations plus sÙres et plus Êtendues de l'avenir. En attendant, il considÊra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph. Au reste, la vie des quatre jeunes gens Êtait joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n'empruntait jamais un sou Á ses amis, quoique sa bourse fÙt sans cesse Á leur service, et lorsqu'il avait jouÊ sur parole, il faisait toujours rÊveiller son crÊancier Á six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille. Porthos avait des fougues : ces jours-lÁ, s'il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait complÉtement pendant quelques jours, aprÉs lesquels il reparaissait le visage blËme et la mine allongÊe, mais avec de l'argent dans ses poches. Quant Á Aramis, il ne jouait jamais. C'Êtait bien le plus mauvais mousquetaire et le plus mÊchant convive qui se pÙt voir... Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois, au milieu d'un dÏner, quand chacun, dans l'entraÏnement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l'on en avait encore pour deux ou trois heures Á rester Á table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congÊ de la sociÊtÊ, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D'autres fois, il retournait Á son logis pour Êcrire une thÉse, et priait ses amis de ne pas le distraire. Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mÊlancolique, si bien sÊant Á sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu'Aramis ne serait jamais qu'un curÊ de village. Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis gai comme pinson et affable envers son maÏtre. Quand le vent de l'adversitÊ commenÚa Á souffler sur le mÊnage de la rue des Fossoyeurs, c'est-Á-dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangÊes ou Á peu prÉs, il commenÚa des plaintes qu'Athos trouva nausÊabondes, Porthos indÊcentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc Á d'Artagnan de congÊdier le drÆle, Porthos voulait qu'on le b×tonn×t auparavant, et Aramis prÊtendit qu'un maÏtre ne devait entendre que les compliments qu'on fait de lui. " Cela vous est bien aisÊ Á dire, reprit d'Artagnan : Á vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui dÊfendez de parler, et qui, par consÊquent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; Á vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui Ëtes un dieu pour votre valet Mousqueton ; Á vous enfin, Aramis, qui, toujours distrait par vos Êtudes thÊologiques, inspirez un profond respect Á votre serviteur Bazin, homme doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni mËme garde, moi, que ferai-je pour inspirer de l'affection, de la terreur ou du respect Á Planchet ? -- La chose est grave, rÊpondirent les trois amis, c'est une affaire d'intÊrieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout de suite sur le pied oÝ l'on dÊsire qu'ils restent. RÊflÊchissez donc. " D'Artagnan rÊflÊchit et se rÊsolut Á rouer Planchet par provision, ce qui fut exÊcutÊ avec la conscience que d'Artagnan mettait en toutes choses ; puis, aprÉs l'avoir bien rossÊ, il lui dÊfendit de quitter son service sans sa permission. " Car, ajouta-t-il, l'avenir ne peut me faire faute ; j'attends inÊvitablement des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes prÉs de moi, et je suis trop bon maÏtre pour te faire manquer ta fortune en t'accordant le congÊ que tu me demandes. " Cette maniÉre d'agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour la politique de d'Artagnan. Planchet fut Êgalement saisi d'admiration et ne parla plus de s'en aller. La vie des quatre jeunes gens Êtait devenue commune ; d'Artagnan, qui n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa province et tombait au milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussitÆt les habitudes de ses amis. On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en ÊtÊ, et l'on allait prendre le mot d'ordre et l'air des affaires chez M. de TrÊville. D'Artagnan, bien qu'il ne fÙt pas mousquetaire, en faisait le service avec une ponctualitÊ touchante : il Êtait toujours de garde, parce qu'il tenait toujours compagnie Á celui de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait Á l'hÆtel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon camarade ; M. de TrÊville, qui l'avait apprÊciÊ du premier coup d'oeil, et qui lui portait une vÊritable affection, ne cessait de le recommander au roi. De leur cÆtÊ, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade. L'amitiÊ qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un aprÉs l'autre comme des ombres ; et l'on rencontrait toujours les insÊparables se cherchant du Luxembourg Á la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg. En attendant, les promesses de M. de TrÊville allaient leur train. Un beau jour, le roi commanda Á M. le chevalier des Essarts de prendre d'Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes. D'Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu'il eÙt voulu, au prix de dix annÊes de son existence, troquer contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de TrÊville promit cette faveur aprÉs un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait Ëtre abrÊgÊ au reste, si l'occasion se prÊsentait pour d'Artagnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque action d'Êclat. D'Artagnan se retira sur cette promesse et, dÉs le lendemain, commenÚa son service. Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde avec d'Artagnan quand il Êtait de garde. La compagnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d'un, le jour oÝ elle prit d'Artagnan. CHAPITRE VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les choses de ce monde, aprÉs avoir eu un commencement avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons Êtaient tombÊs dans la gËne. D'abord Athos avait soutenu pendant quelque temps l'association de ses propres deniers. Porthos lui avait succÊdÊ, et, gr×ce Á une de ces disparitions auxquelles on Êtait habituÊ, il avait pendant prÉs de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin Êtait arrivÊ le tour d'Aramis, qui s'Êtait exÊcutÊ de bonne gr×ce, et qui Êtait parvenu, disait-il, en vendant ses livres de thÊologie, Á se procurer quelques pistoles. On eut alors, comme d'habitude, recours Á M. de TrÊville, qui fit quelques avances sur la solde ; mais ces avances ne pouvaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient dÊjÁ force comptes arriÊrÊs, et un garde qui n'en avait pas encore. Enfin, quand on vit qu'on allait manquer tout Á fait, on rassembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il Êtait dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole. Alors la gËne devint de la dÊtresse ; on vit les affamÊs suivis de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant chez leurs amis du dehors tous les dÏners qu'ils purent trouver ; car, suivant l'avis d'Aramis, on devait dans la prospÊritÊ semer des repas Á droite et Á gauche pour en rÊcolter quelques-uns dans la disgr×ce. Athos fut invitÊ quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit Êgalement jouir ses camarades ; Aramis en eut huit. C'Êtait un homme, comme on a dÊjÁ pu s'en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne. Quant Á d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la capitale, il ne trouva qu'un dÊjeuner de chocolat chez un prËtre de son pays, et un dÏner chez un cornette des gardes. Il mena son armÊe chez le prËtre, auquel on dÊvora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles ; mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu'une fois, mËme quand on mange beaucoup. D'Artagnan se trouva donc assez humiliÊ de n'avoir eu qu'un repas et demi, car le dÊjeuner chez le prËtre ne pouvait compter que pour un demi-repas, Á offrir Á ses compagnons en Êchange des festins que s'Êtaient procurÊs Athos, Porthos et Aramis. Il se croyait Á charge Á la sociÊtÊ, oubliant dans sa bonne foi toute juvÊnile qu'il avait nourri cette sociÊtÊ pendant un mois, et son esprit prÊoccupÊ se mit Á travailler activement. Il rÊflÊchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants et actifs devait avoir un autre but que des promenades dÊhanchÊes, des leÚons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels. En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dÊvouÊs les uns aux autres depuis la bourse jusqu'Á la vie, quatre hommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, exÊcutant isolÊment ou ensemble les rÊsolutions prises en commun ; quatre bras menaÚant les quatre points cardinaux ou se tournant vers un seul point, devaient inÊvitablement, soit souterrainement, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchÊe, soit par la ruse, soit par la force, s'ouvrir un chemin vers le but qu'ils voulaient atteindre, si bien dÊfendu ou si ÊloignÊ qu'il fÙt. La seule chose qui Êtonn×t d'Artagnan, c'est que ses compagnons n'eussent point songÊ Á cela. Il y songeait, lui, et sÊrieusement mËme, se creusant la cervelle pour trouver une direction Á cette force unique quatre fois multipliÊe avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le levier que cherchait ArchimÉde, on ne parvÏnt Á soulever le monde, -- lorsque l'on frappa doucement Á la porte. D'Artagnan rÊveilla Planchet et lui ordonna d'aller ouvrir. Que de cette phrase : d'Artagnan rÊveilla Planchet, le lecteur n'aille pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'Êtait point encore venu. Non ! quatre heures venaient de sonner. Planchet, deux heures auparavant, Êtait venu demander Á dÏner Á son maÏtre, lequel lui avait rÊpondu par le proverbe : " Qui dort dÏne. " Et Planchet dÏnait en dormant. Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air d'un bourgeois. Planchet, pour son dessert, eÙt bien voulu entendre la conversation ; mais le bourgeois dÊclara Á d'Artagnan que ce qu'il avait Á lui dire Êtant important et confidentiel, il dÊsirait demeurer en tËte Á tËte avec lui. D'Artagnan congÊdia Planchet et fit asseoir son visiteur. Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se regardÉrent comme pour faire une connaissance prÊalable, aprÉs quoi d'Artagnan s'inclina en signe qu'il Êcoutait. " J'ai entendu parler de M. d'Artagnan comme d'un jeune homme fort brave, dit le bourgeois, et cette rÊputation dont il jouit Á juste titre m'a dÊcidÊ Á lui confier un secret. -- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan, qui d'instinct flaira quelque chose d'avantageux. Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua : " J'ai ma femme qui est lingÉre chez la reine, Monsieur, et qui ne manque ni de sagesse, ni de beautÊ. On me l'a fait Êpouser voilÁ bientÆt trois ans, quoiqu'elle n'eÙt qu'un petit avoir, parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est son parrain et la protÉge... -- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, reprit le bourgeois, Eh bien, Monsieur, ma femme a ÊtÊ enlevÊe hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail. -- Et par qui votre femme a-t-elle ÊtÊ enlevÊe ? -- Je n'en sais rien sÙrement, Monsieur, mais je soupÚonne quelqu'un. -- Et quelle est cette personne que vous soupÚonnez ? -- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps. -- Diable ! -- Mais voulez-vous que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois, je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que de politique dans tout cela. -- Moins d'amour que de politique, reprit d'Artagnan d'un air fort rÊflÊchi, et que soupÚonnez-vous ? -- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupÚonne... -- Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande absolument rien, moi. C'est vous qui Ëtes venu. C'est vous qui m'avez dit que vous aviez un secret Á me confier. Faites donc Á votre guise, il est encore temps de vous retirer. -- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnËte jeune homme, et j'aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n'est pas Á cause de ses amours que ma femme a ÊtÊ arrËtÊe, mais Á cause de celles d'une plus grande dame qu'elle. -- Ah ! ah ! serait-ce Á cause des amours de Mme de Bois-Tracy ? fit d'Artagnan, qui voulut avoir l'air, vis-Á-vis de son bourgeois, d'Ëtre au courant des affaires de la cour. -- Plus haut, Monsieur, plus haut. -- De Mme d'Aiguillon ? -- Plus haut encore. -- De Mme de Chevreuse ? -- Plus haut, beaucoup plus haut ! -- De la... d'Artagnan s'arrËta. -- Oui, Monsieur, rÊpondit si bas, qu'Á peine si on put l'entendre, le bourgeois ÊpouvantÊ. -- Et avec qui ? -- Avec qui cela peut-il Ëtre, si ce n'est avec le duc de... -- Le duc de... -- Oui, Monsieur ! rÊpondit le bourgeois, en donnant Á sa voix une intonation plus sourde encore. -- Mais comment savez-vous tout cela, vous ? -- Ah ! comment je le sais ? -- Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-confidence, ou... vous comprenez. -- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-mËme. -- Qui le sait, elle, par qui ? -- Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle Êtait la filleule de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine ? Eh bien, M. de La Porte l'avait mise prÉs de Sa MajestÊ pour que notre pauvre reine au moins eÙt quelqu'un Á qui se fier, abandonnÊe comme elle l'est par le roi, espionnÊe comme elle l'est par le cardinal, trahie comme elle l'est par tous. -- Ah ! ah ! voilÁ qui se dessine, dit d'Artagnan. -- Or ma femme est venue il y a quatre jours, Monsieur ; une de ses conditions Êtait qu'elle devait me venir voir deux fois la semaine ; car, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, ma femme m'aime beaucoup ; ma femme est donc venue, et m'a confiÊ que la reine, en ce moment- ci, avait de grandes craintes. -- Vraiment ? -- Oui, M. le cardinal, Á ce qu'il paraÏt, la poursuit et la persÊcute plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l'histoire de la sarabande. Vous savez l'histoire de la sarabande ? -- Pardieu, si je la sais ! rÊpondit d'Artagnan, qui ne savait rien du tout, mais qui voulait avoir l'air d'Ëtre au courant. -- De sorte que, maintenant, ce n'est plus de la haine, c'est de la vengeance. -- Vraiment ? -- Et la reine croit... -- Eh bien, que croit la reine ? -- Elle croit qu'on a Êcrit Á M. le duc de Buckingham en son nom. -- Au nom de la reine ? -- Oui, pour le faire venir Á Paris, et une fois venu Á Paris, pour l'attirer dans quelque piÉge. -- Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur, qu'a-t-elle Á faire dans tout cela ? -- On connaÏt son dÊvouement pour la reine, et l'on veut ou l'Êloigner de sa maÏtresse, ou l'intimider pour avoir les secrets de Sa MajestÊ, ou la sÊduire pour se servir d'elle comme d'un espion. -- C'est probable, dit d'Artagnan ; mais l'homme qui l'a enlevÊe, le connaissez-vous ? -- Je vous ai dit que je croyais le connaÏtre. -- Son nom ? -- Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c'est que c'est une crÊature du cardinal, son ×me damnÊe. -- Mais vous l'avez vu ? -- Oui, ma femme me l'a montrÊ un jour. -- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaÏtre ? -- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint basanÊ, oeil perÚant, dents blanches et une cicatrice Á la tempe. -- Une cicatrice Á la tempe ! s'Êcria d'Artagnan, et avec cela dents blanches, oeil perÚant, teint basanÊ, poil noir