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     Èçä: A.Dumas. Les Troi Mousquetaires, T.1. Ì., Ïðîãðåññ, 1974
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     I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE.
     II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE.
     III. L'AUDIENCE.
     IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS.
     V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL.
     VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME.
     VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES.
     VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR.
     IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE.
     X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE.
     XI. L'INTRIGUE SE NOUE
     XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM.
     XIII. MONSIEUR BONACIEUX.
     XIV. L'HOMME DE MEUNG.
     XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE.
     XVI. OU M.  LE GARDE  DES  SCEAUX SEGUIER  CHERCHA  PLUS D'UNE FOIS  LA
CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS.
     XVII. LE MENAGE BONACIEUX.
     XVIII. L'AMANT ET LE MARI.
     XIX. PLAN DE CAMPAGNE.
     XX. VOYAGE.

     XXI. LA COMTESSE DE WINTER.
     XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON.
     XXIII. LE RENDEZ-VOUS.
     XXIV. LE PAVILLON.

     XXV. PORTHOS.
     XXVI. LA THESE D'ARAMIS.
     XXVII. LA FEMME D ATHOS.
     XXVIII. RETOUR.
     XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT.
     XXX. MILADY.





     Il y a un an  à peu près,  qu'en faisant à  la  Bibliothèque royale des
recherches  pour mon histoire de  Louis  XIV, je  tombai par  hasard sur les
Mémoires de  M.  d'Artagnan , imprimés, -- comme la  plus grande  partie des
ouvrages  de  cette  époque, où les  auteurs tenaient  à dire la vérité sans
aller faire un  tour plus ou moins long à la Bastille, --  à Amsterdam, chez
Pierre Rouge. Le  titre me séduisit :  je les  emportai  chez  moi,  avec la
permission de M. le conservateur, bien entendu, je les dévorai.
     Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage,
et je  me  contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui  apprécient les
tableaux  d'époques. Ils y trouveront des  portraits  crayonnés de  main  de
maître ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracées
sur des portes de caserne et sur des  murs de cabaret, ils n'y reconnaîtront
pas  moins,  aussi  ressemblantes que dans l'histoire  de  M.  Anquetil, les
images de Louis XIII, d'Anne  d'Autriche, de Richelieu,  de Mazarin et de la
plupart des courtisans de l'époque.
     Mais, comme  on le  sait,  ce  qui frappe l'esprit capricieux du  poète
n'est pas  toujours ce qui impressionne la masse des  lecteurs. Or,  tout en
admirant, comme les autres admireront sans doute, les détails que nous avons
signalés, la chose  qui nous préoccupa le plus est une chose à laquelle bien
certainement personne avant nous n'avait fait la moindre attention.
     D'Artagnan  raconte qu'à  sa  première  visite  à  M.  de Tréville,  le
capitaine des mousquetaires du roi,  il rencontra dans son antichambre trois
jeunes gens servant dans l'illustre corps où il sollicitait l'honneur d'être
reçu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.
     Nous l'avouons, ces  trois noms  étrangers nous  frappèrent, et il nous
vint  aussitôt à  l'esprit  qu'ils  n'étaient  que des  pseudonymes à l'aide
desquels d'Artagnan avait déguisé des noms peut-être illustres, si toutefois
les porteurs de ces noms  d'emprunt ne les avaient  pas choisis eux-mêmes le
jour  où,  par caprice, par mécontentement ou  par défaut  de  fortune,  ils
avaient endossé la simple casaque de mousquetaire.
     Dès  lors nous n'eûmes plus de repos que nous n'eussions retrouvé, dans
les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires
qui avaient fort éveillé notre curiosité.
     Le  seul catalogue des livres  que  nous lûmes pour  arriver  à  ce but
remplirait  un  feuilleton  tout  entier,   ce  qui  serait  peut-être  fort
instructif,  mais à  coups  sûr peu  amusant  pour  nos  lecteurs. Nous nous
contenterons  donc  de  leur  dire  qu'au  moment   où,  découragé  de  tant
d'investigations  infructueuses,  nous  allions abandonner  notre recherche,
nous trouvâmes enfin, guidé par les conseils de notre illustre et savant ami
Paulin Paris, un manuscrit in-folio, coté le  no 4772 ou 4773,  nous ne nous
le rappelons plus bien, ayant pour titre :
     "  Mémoires de M.  le comte  de  La Fère,  concernant quelques-uns  des
événements qui se passèrent en France vers la fin du règne du roi Louis XIII
et le commencement du règne du roi Louis XIV. "
     On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit,
notre dernier espoir,  nous trouvâmes à la  vingtième page le nom d'Athos, à
la  vingt  septième  le nom de  Porthos, et  à la  trente et  unième  le nom
d'Aramis.
     La  découverte d'un manuscrit complètement inconnu,  dans une époque où
la science  historique est  poussée à un si haut degré, nous  parut  presque
miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous de solliciter la permission de le faite
imprimer, dans le but de nous présenter un jour avec le bagage  des autres à
l'Académie  des  inscriptions et belles-lettres, si nous  n'arrivions, chose
fort probable, à entrée à l'Académie  française  avec  notre  propre bagage.
Cette permission, nous  devons le dire, nous fut gracieusement accordée ; ce
que nous consignons ici  pour donner un démenti public  aux malveillants qui
prétendent que nous vivons sous un gouvernement assez médiocrement disposé à
l'endroit des gens de lettres.
     Or, c'est la première partie de ce précieux manuscrit que  nous offrons
aujourd'hui  à nos lecteurs,  en  lui restituant le titre  qui lui convient,
prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette première partie
obtient le succès qu'elle mérite, de publier incessamment la seconde.
     En  attendant, comme la  parrain  est un second père, nous invitons  le
lecteur à s'en prendre à nous, et non au comte de La Fère, de son plaisir ou
de son ennui.
     Cela posé, passons à notre histoire.







     Le premier lundi du  mois d'avril 1625,  le  bourg de  Meung, où naquit
l'auteur  du  Roman  de la Rose ,  semblait  être dans  une révolution aussi
entière que  si les huguenots  en fussent venus  faire une seconde Rochelle.
Plusieurs bourgeois, voyant  s'enfuir les femmes  du  côté de la Grande-Rue,
entendant les enfants crier  sur le seuil des portes, se hâtaient d'endosser
la  cuirasse  et,  appuyant  leur  contenance quelque  peu  incertaine  d'un
mousquet  ou  d'une pertuisane, se  dirigeaient  vers  l'hôtellerie du Franc
Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en  minute,
un groupe compact, bruyant et plein de curiosité.
     En  ce  temps-là les  paniques étaient  fréquentes,  et peu de jours se
passaient sans qu'une ville ou  l'autre enregistrât sur ses archives quelque
événement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ;
il y avait le roi qui faisait la guerre  au cardinal ; il y avait l'Espagnol
qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres  sourdes ou publiques,
secrètes ou  patentes, il  y avait  encore  les voleurs, les  mendiants, les
huguenots,  les loups  et  les  laquais, qui faisaient  la guerre à  tout le
monde. Les bourgeois  s'armaient  toujours  contre les voleurs,  contre  les
loups, contre les laquais, -- souvent contre les seigneurs et les huguenots,
--  quelquefois  contre  le roi,  --  mais  jamais  contre  le  cardinal  et
l'Espagnol. Il résulta donc de  cette habitude prise, que, ce susdit premier
lundi du mois d'avril 1625, les bourgeois, entendant du bruit,  et ne voyant
ni  le guidon  jaune  et  rouge,  ni  la livrée  du  duc  de  Richelieu,  se
précipitèrent du côté de l'hôtel du Franc Meunier .
     Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la cause de cette rumeur.
     Un jeune homme...  -- traçons son portrait d'un seul  trait de plume  :
figurez-vous don Quichotte à dix-huit  ans,  don Quichotte  décorcelé,  sans
haubert et sans cuissards, don Quichotte revêtu d'un pourpoint de laine dont
la  couleur  bleue  s'était  transformée  en  une  nuance  insaisissable  de
lie-de-vin et d'azur céleste. Visage  long et  brun ; la pommette des  joues
saillante,  signe d'astuce ; les muscles maxillaires  énormément développés,
indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon, même sans  béret, et notre
jeune  homme portait un béret orné d'une espèce de plume, l'oeil  ouvert  et
intelligent ; le  nez crochu, mais finement  dessiné  ; trop  grand  pour un
adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu exercé eût pris
pour un  fils de fermier  en voyage, sans  sa longue épée  qui,  pendue à un
baudrier de peau, battait  les mollets de son propriétaire quand il était  à
pied, et le poil hérissé de sa monture quand il était à cheval.
     Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture était même si
remarquable, qu'elle fut remarquée : c'était un bidet du Béarn, âgé de douze
ou quatorze  ans, jaune de robe,  sans crins à la queue, mais  non pas  sans
javarts  aux jambes, et  qui,  tout en marchant la tête  plus  bas  que  les
genoux, ce qui  rendait inutile  l'application  de  la  martingale,  faisait
encore  également ses huit lieues  par jour. Malheureusement les qualités de
ce cheval  étaient  si  bien  cachées  sous son  poil  étrange et son allure
incongrue, que  dans  un temps  où tout le  monde se connaissait en chevaux,
l'apparition du susdit bidet à Meung, où il était entré  il y avait un quart
d'heure  à  peu près par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont
la défaveur rejaillit jusqu'à son cavalier.
     Et cette sensation avait été d'autant plus pénible  au jeune d'Artagnan
(ainsi  s'appelait le don Quichotte de cette  autre Rossinante), qu'il ne se
cachait pas le côté ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu'il fût, une
pareille  monture ; aussi avait-il fort soupiré en acceptant le don que  lui
en  avait  fait M.  d'Artagnan père.  Il n'ignorait pas qu'une pareille bête
valait au moins vingt livres  ; il est vrai  que les paroles dont le présent
avait été accompagné n'avaient pas de prix.
     " Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce  pur  patois  de
Béarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir à se défaire --, mon fils, ce
cheval  est né dans la maison de votre père, il y  a tantôt treize ans, et y
est resté depuis ce  temps-là,  ce  qui  doit  vous porter à l'aimer. Ne  le
vendez   jamais,  laissez-le  mourir  tranquillement  et  honorablement   de
vieillesse, et  si  vous  faites campagne  avec lui,  ménagez-le comme  vous
ménageriez un vieux serviteur. A la cour, continua  M.  d'Artagnan  père, si
toutefois  vous  avez l'honneur d'y aller,  honneur  auquel, du reste, votre
vieille  noblesse vous donne des  droits,  soutenez dignement  votre nom  de
gentilhomme, qui a été porté dignement par  vos ancêtres depuis plus de cinq
cents ans. Pour vous et pour les  vôtres  -- par  les  vôtres, j'entends vos
parents et vos amis -- ,  ne supportez jamais rien que de M. le cardinal  et
du roi.  C'est  par  son  courage, entendez-vous bien, par son courage seul,
qu'un gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde
laisse peut-être échapper l'appât  que,  pendant cette seconde justement, la
fortune lui tendait. Vous êtes jeune, vous devez être brave par deux raisons
: la première, c'est que  vous  êtes Gascon,  et la  seconde, c'est que vous
êtes mon fils. Ne craignez pas  les occasions  et cherchez les aventures. Je
vous ai fait apprendre  à  manier  l'épée ;  vous avez un  jarret de fer, un
poignet d'acier ; battez-vous à tout propos  ; battez-vous d'autant plus que
les duels sont défendus, et que, par conséquent, il y a deux fois du courage
à se battre. Je n'ai, mon fils, à vous donner que quinze écus, mon cheval et
les  conseils que vous venez  d'entendre. Votre mère y  ajoutera  la recette
d'un certain  baume  qu'elle  tient d'une  bohémienne,  et  qui a une  vertu
miraculeuse pour  guérir toute blessure  qui  n'atteint pas le coeur. Faites
votre  profit du tout, et vivez heureusement et longtemps.  -- Je  n'ai plus
qu'un mot à  ajouter, et  c'est un exemple que  je vous  propose, non pas le
mien, car je n'ai, moi, jamais paru à la  cour  et n'ai fait que les guerres
de religion en volontaire ; je veux parler de M.  de Tréville, qui était mon
voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer tout enfant avec  notre roi
Louis  treizième, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux dégénéraient en
bataille,  et dans ces batailles le  roi n'était pas toujours le  plus fort.
Les coups qu'il en reçut lui donnèrent beaucoup d'estime et d'amitié pour M.
de Tréville. Plus tard, M. de  Tréville se battit contre  d'autres  dans son
premier voyage à  Paris, cinq  fois ;  depuis la mort du feu roi  jusqu'à la
majorité  du jeune  sans compter les guerres  et les sièges, sept fois ;  et
depuis cette  majorité jusqu'aujourd'hui, cent  fois  peut-être ! --  Aussi,
malgré les édits, les  ordonnances  et  les  arrêts,  le voilà capitaine des
mousquetaires, c'est-à- dire chef d'une légion de César, dont le roi fait un
très grand  cas, et que  M. le cardinal  redoute, lui  qui  ne  redoute  pas
grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de Tréville gagne dix mille écus
par  an ;  c'est donc un fort grand seigneur. -- Il a commencé  comme  vous,
allez le voir avec cette lettre, et réglez-vous sur lui, afin de faire comme
lui. "
     Sur quoi,  M.  d'Artagnan  père  ceignit à  son  fils  sa propre  épée,
l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bénédiction.
     En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa  mère qui
l'attendait  avec  la fameuse recette dont les  conseils que nous  venons de
rapporter devaient nécessiter un assez fréquent emploi. Les adieux furent de
ce côté plus longs et plus  tendres qu'ils ne  l'avaient été de l'autre, non
pas que M. d'Artagnan n'aimât son fils, qui était sa seule progéniture, mais
M. d'Artagnan était un homme,  et il eût regardé comme indigne d'un homme de
se laisser aller à son émotion, tandis que Mme d'Artagnan était femme et, de
plus, était mère. -- Elle pleura abondamment, et,  disons-le à la louange de
M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tentât pour rester ferme comme le
devait être  un futur mousquetaire,  la nature l'emporta, et il versa  force
larmes, dont il parvint à grand-peine à cacher la moitié.
     Le même jour le  jeune homme  se mit en route, muni des  trois présents
paternels et qui se composaient,  comme nous l'avons dit, de quinze écus, du
cheval  et de la  lettre pour M. de Tréville ; comme on  le pense  bien, les
conseils avaient été donnés par-dessus le marché.
     Avec  un  pareil vade-mecum,  d'Artagnan se trouva, au moral  comme  au
physique, une copie  exacte du héros de Cervantes,  auquel nous  l'avons  si
heureusement comparé lorsque  nos  devoirs  d'historien  nous  ont fait  une
nécessité de tracer  son portrait. Don Quichotte prenait les  moulins à vent
pour  des  géants  et  les moutons  pour des armées, d'Artagnan prit  chaque
sourire  pour  une  insulte  et chaque regard pour  une provocation.  Il  en
résulta qu'il  eut toujours le poing fermé depuis  Tarbes jusqu'à Meung,  et
que  l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son  épée dix fois par
jour  ; toutefois le  poing  ne descendit sur aucune mâchoire,  et l'épée ne
sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet
jaune n'épanouît bien des  sourires  sur  les  visages des  passants ; mais,
comme  au-dessus  du  bidet  sonnait  une  épée  de  taille  respectable  et
qu'au-dessus de  cette  épée  brillait  un oeil plutôt  féroce que fier, les
passants  réprimaient leur  hilarité, ou, si l'hilarité  l'emportait sur  la
prudence,  ils tâchaient  au moins de ne  rire que d'un seul côté, comme les
masques antiques.  D'Artagnan  demeura donc  majestueux et  intact  dans  sa
susceptibilité jusqu'à cette malheureuse ville de Meung.
     Mais là, comme il descendait de cheval à la porte du Franc Meunier sans
que personne, hôte, garçon  ou palefrenier,  fût  venu prendre  l'étrier  au
montoir, d'Artagnan avisa à une  fenêtre entrouverte  du rez- de-chaussée un
gentilhomme de belle  taille et de haute mine, quoique au visage  légèrement
renfrogné, lequel causait  avec  deux personnes  qui paraissaient  l'écouter
avec déférence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, être
l'objet de  la conversation  et écouta.  Cette  fois,  d'Artagnan ne s'était
trompé qu'à moitié : ce n'était pas de lui qu'il était question, mais de son
cheval.  Le  gentilhomme  paraissait  énumérer  à  ses auditeurs toutes  ses
qualités, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient  avoir
une  grande déférence  pour  le narrateur,  ils éclataient de  rire  à  tout
moment. Or,  comme un demi-sourire suffisait pour éveiller l'irascibilité du
jeune  homme, on  comprend  quel  effet produisit sur lui tant  de  bruyante
hilarité.
     Cependant d'Artagnan voulut  d'abord se rendre compte de la physionomie
de  l'impertinent  qui  se moquait de  lui.  Il  fixa son  regard  fier  sur
l'étranger et reconnut un homme  de quarante à  quarante-cinq ans, aux  yeux
noirs et perçants, au teint pâle, au nez  fortement accentué, à la moustache
noire  et  parfaitement taillée  ; il  était  vêtu d'un  pourpoint  et  d'un
haut-de-chausses  violet avec des aiguillettes  de même couleur, sans  aucun
ornement  que les  crevés habituels  par  lesquels passait  la  chemise.  Ce
haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissés comme
des  habits de voyage  longtemps renfermés dans un  portemanteau. D'Artagnan
fit  toutes  ces  remarques  avec  la  rapidité  de  l'observateur  le  plus
minutieux, et sans doute par un sentiment  instinctif qui lui disait que cet
inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie à venir.
     Or,  comme au moment où d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme
au  pourpoint  violet, le gentilhomme faisait  à l'endroit du bidet béarnais
une de ses plus savantes et de ses  plus profondes démonstrations,  ses deux
auditeurs  éclatèrent de rire, et  lui-même laissa  visiblement, contre  son
habitude, errer, si l'on peut parler  ainsi, un pâle sourire sur son visage.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan était réellement insulté.
Aussi,  plein de cette conviction, enfonça-t-il son béret sur ses  yeux, et,
tâchant  de  copier  quelques-uns des  airs  de cour qu'il avait surpris  en
Gascogne chez des seigneurs en voyage, il s'avança, une main sur la garde de
son épée et  l'autre  appuyée  sur la hanche. Malheureusement,  au  fur et à
mesure  qu'il avançait, la  colère l'aveuglant de  plus en plus, au  lieu du
discours digne  et hautain qu'il avait préparé pour formuler sa provocation,
il ne trouva  plus au bout de sa langue qu'une personnalité  grossière qu'il
accompagna d'un geste furieux.
     " Eh ! Monsieur, s'écria-t-il, Monsieur,  qui vous  cachez  derrière ce
volet  ! oui, vous, dites-moi  donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons
ensemble. "
     Le gentilhomme ramena lentement  les yeux  de la monture  au  cavalier,
comme s'il lui eût fallu un certain temps pour comprendre que c'était  à lui
que s'adressaient de  si étranges  reproches ; puis, lorsqu'il  ne put  plus
conserver aucun doute, ses sourcils se froncèrent  légèrement, et après  une
assez  longue  pause,  avec un  accent d'ironie et d'insolence impossible  à
décrire, il répondit à d'Artagnan :
     " Je ne vous parle pas, Monsieur.
     -- Mais  je  vous parle, moi !  " s'écria le jeune homme exaspéré de ce
mélange d'insolence et de bonnes manières, de convenances et de dédains.
     L'inconnu le regarda encore un instant  avec son léger sourire,  et, se
retirant de la  fenêtre, sortit lentement de  l'hôtellerie pour venir à deux
pas  de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et
sa physionomie railleuse  avaient  redoublé l'hilarité de ceux avec lesquels
il causait et qui, eux, étaient restés à la fenêtre.
     D'Artagnan,  le  voyant  arriver,  tira  son  épée d'un  pied  hors  du
fourreau.
     " Ce cheval  est décidément ou  plutôt a  été dans sa  jeunesse  bouton
d'or,   reprit   l'inconnu  continuant  les   investigations  commencées  et
s'adressant  à  ses  auditeurs  de  la  fenêtre,  sans  paraître  aucunement
remarquer l'exaspération de d'Artagnan,  qui cependant  se  redressait entre
lui et eux. C'est une couleur fort connue en botanique, mais jusqu'à présent
fort rare chez les chevaux.
     -- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maître ! s'écria l'émule
de Tréville, furieux.
     -- Je ne ris pas  souvent, Monsieur, reprit  l'inconnu, ainsi que  vous
pouvez le voir  vous-même à l'air de mon visage ; mais  je tiens cependant à
conserver le privilège de rire quand il me plaît.
     -- Et moi, s'écria  d'Artagnan, je ne veux pas qu'on  rie  quand  il me
déplaît !
     -- En vérité, Monsieur  ? continua l'inconnu plus calme  que jamais, eh
bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur ses talons, il s'apprêta à
rentrer  dans l'hôtellerie par la  grande porte, sous laquelle d'Artagnan en
arrivant avait remarqué un cheval tout sellé.
     Mais  d'Artagnan n'était pas  de  caractère à lâcher ainsi un homme qui
avait eu l'insolence de  se moquer de lui.  Il tira son épée entièrement  du
fourreau et se mit à sa poursuite en criant :
     " Tournez,  tournez donc,  Monsieur  le railleur, que je ne vous frappe
point par-derrière.
     --  Me frapper, moi  !  dit  l'autre en  pivotant  sur ses talons et en
regardant  le jeune  homme avec autant  d'étonnement que de  mépris. Allons,
allons donc, mon cher, vous êtes fou ! "
     Puis, à demi-voix, et comme s'il se fût parlé à lui-même :
     " C'est fâcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa Majesté,  qui
cherche des braves de tous côtés pour recruter ses mousquetaires ! "
     Il achevait à peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux coup  de
pointe,  que, s'il  n'eût fait vivement un bond en arrière, il  est probable
qu'il eût plaisanté pour la dernière  fois. L'inconnu vit alors que la chose
passait la  raillerie,  tira  son  épée, salua  son  adversaire  et  se  mit
gravement en garde.  Mais au même moment ses deux  auditeurs, accompagnés de
l'hôte, tombèrent sur d'Artagnan à  grands  coups de bâtons, de pelles et de
pincettes.  Cela fit une diversion si rapide et si complète à l'attaque, que
l'adversaire de d'Artagnan, pendant  que celui- ci se  retournait pour faire
face à cette grêle de coups, rengainait avec la même précision, et, d'acteur
qu'il avait  manqué d'être, redevenait  spectateur  du combat, rôle dont  il
s'acquitta avec son impassibilité ordinaire, tout en marmottant néanmoins :
     " La peste  soit des Gascons  !  Remettez-le sur  son cheval orange, et
qu'il s'en aille !
     --  Pas avant  de t'avoir  tué,  lâche !  "  criait d'Artagnan tout  en
faisant  face du mieux  qu'il pouvait et  sans reculer d'un pas à  ses trois
ennemis, qui le moulaient de coups.
     " Encore une gasconnade, murmura  le gentilhomme. Sur mon  honneur, ces
Gascons  sont  incorrigibles  ! Continuez donc la  danse,  puisqu'il le veut
absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. "
     Mais l'inconnu ne  savait  pas encore à quel  genre  d'entêté  il avait
affaire  ; d'Artagnan n'était pas  homme à  jamais demander merci. Le combat
continua donc  quelques secondes encore ; enfin  d'Artagnan,  épuisé, laissa
échapper son épée qu'un coup de bâton brisa en deux morceaux. Un autre coup,
qui  lui entama le front, le renversa presque en même temps tout sanglant et
presque évanoui.
     C'est à ce moment  que  de tous  côtés  on  accourut sur le lieu de  la
scène.  L'hôte, craignant du scandale, emporta,  avec l'aide de ses garçons,
le blessé dans la cuisine où quelques soins lui furent accordés.
     Quant au gentilhomme,  il était revenu prendre sa place à la fenêtre et
regardait avec  une certaine impatience  toute cette foule, qui  semblait en
demeurant là lui causer une vive contrariété.
     " Eh bien, comment va cet enragé ? reprit-il en  se retournant au bruit
de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant à l'hôte qui venait s'informer de
sa santé.
     -- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hôte.
     -- Oui, parfaitement saine et  sauve, mon cher  hôtelier,  et c'est moi
qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme.
     -- Il va mieux, dit l'hôte : il s'est évanoui tout à fait.
     -- Vraiment ? fit le gentilhomme.
     -- Mais avant de s'évanouir il a rassemblé  toutes ses forces pour vous
appeler et vous défier en vous appelant.
     -- Mais c'est donc le diable  en personne que ce  gaillard-là ! s'écria
l'inconnu.
     --  Oh ! non, Votre  Excellence, ce n'est pas le diable, reprit  l'hôte
avec  une  grimace de  mépris, car  pendant  son évanouissement nous l'avons
fouillé, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze
écus,  ce qui ne l'a pas  empêché de dire en s'évanouissant que  si pareille
chose était  arrivée à Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis
qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard.
     --  Alors,  dit  froidement  l'inconnu, c'est  quelque prince  du  sang
déguisé.
     -- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hôte, afin que vous vous
teniez sur vos gardes.
     -- Et il n'a nommé personne dans sa colère ?
     -- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : "  Nous verrons ce
que M. de Tréville pensera de cette insulte faite à son protégé. "
     --  M. de Tréville ? dit l'inconnu en  devenant attentif  ; il frappait
sur sa poche en prononçant  le nom de M.  de Tréville  ?... Voyons, mon cher
hôte, pendant que votre jeune homme était évanoui, vous n'avez pas été, j'en
suis bien sûr, sans regarder aussi cette poche-là. Qu'y avait-il ?
     -- Une lettre adressée à M. de Tréville, capitaine des mousquetaires.
     -- En vérité !
     -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. "
     L'hôte,  qui n'était pas doué d'une  grande  perspicacité,  ne remarqua
point  l'expression  que  ses  paroles  avaient  donnée à la physionomie  de
l'inconnu.  Celui-ci quitta  le  rebord de  la croisée sur  lequel  il était
toujours  resté appuyé  du  bout du  coude, et  fronça le  sourcil en  homme
inquiet.
     " Diable ! murmura-t-il entre ses dents, Tréville m'aurait-il envoyé ce
Gascon ?  il est bien  jeune !  Mais un coup d'épée est un coup d'épée, quel
que soit l'âge de celui qui le donne, et l'on se défie moins d'un enfant que
de  tout autre ; il suffit parfois d'un faible  obstacle pour  contrarier un
grand dessein. "
     Et l'inconnu tomba dans une réflexion qui dura quelques minutes.
     " Voyons, l'hôte, dit-il, est-ce que vous ne me débarrasserez pas de ce
frénétique ? En conscience, je ne puis  le  tuer, et cependant,  ajouta-t-il
avec une expression froidement menaçante, cependant il me gêne. Où est-il ?
     -- Dans la chambre de ma femme, où on le panse, au premier étage.
     --  Ses hardes et  son  sac  sont  avec  lui ? il  n'a pas  quitté  son
pourpoint ?
     -- Tout cela, au contraire, est en bas  dans la cuisine. Mais puisqu'il
vous gêne, ce jeune fou...
     --  Sans  doute.  Il  cause dans votre  hôtellerie  un scandale  auquel
d'honnêtes gens ne sauraient résister. Montez  chez vous,  faites mon compte
et avertissez mon laquais.
     -- Quoi ! Monsieur nous quitte déjà ?
     --  Vous le savez bien, puisque je  vous avais donné l'ordre  de seller
mon cheval. Ne m'a-t-on point obéi ?
     -- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous
la grande porte, tout appareillé pour partir.
     -- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. "
     " Ouais ! se dit l'hôte, aurait-il peur du petit garçon ? "
     Mais un  coup d'oeil impératif de l'inconnu vint  l'arrêter  court.  Il
salua humblement et sortit.
     "  Il  ne  faut  pas  que Milady soit  aperçue de  ce  drôle,  continua
l'étranger  : elle  ne  doit  pas tarder à passer ;  déjà même elle  est  en
retard. Décidément,  mieux vaut  que  je  monte  à  cheval  et  que  j'aille
au-devant  d'elle...  Si seulement je pouvais  savoir  ce que contient cette
lettre adressée à Tréville ! "
     Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
     Pendant  ce temps, l'hôte, qui ne doutait pas que ce ne fût la présence
du jeune garçon qui chassât l'inconnu de son hôtellerie, était  remonté chez
sa femme et avait trouvé d'Artagnan maître enfin de ses esprits. Alors, tout
en  lui faisant comprendre  que la police pourrait bien lui faire un mauvais
parti  pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur -- car, à l'avis
de  l'hôte, l'inconnu  ne  pouvait  être  qu'un  grand seigneur  --,  il  le
détermina, malgré  sa  faiblesse,  à  se  lever et à  continuer  son chemin.
D'Artagnan, à moitié abasourdi, sans pourpoint et la tête  tout  emmaillotée
de linges, se leva donc et, poussé par l'hôte, commença de descendre ; mais,
en  arrivant  à  la  cuisine,  la  première  chose  qu'il  aperçut  fut  son
provocateur qui  causait tranquillement  au marchepied  d'un  lourd carrosse
attelé de deux gros chevaux normands.
     Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par la portière,
était une femme de vingt  à vingt-deux ans. Nous  avons déjà dit avec quelle
rapidité  d'investigation d'Artagnan  embrassait toute une  physionomie ; il
vit donc du premier coup d'oeil que la femme était  jeune et belle. Or cette
beauté le frappa d'autant plus qu'elle était parfaitement étrangère aux pays
méridionaux  que  jusque-là d'Artagnan avait habités.  C'était une  pâle  et
blonde personne,  aux longs cheveux  bouclés  tombant sur ses  épaules,  aux
grands yeux  bleus languissants,  aux lèvres rosées et aux  mains d'albâtre.
Elle causait très vivement avec l'inconnu.
     " Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame.
     --  De  retourner  à l'instant  même en Angleterre, et  de  la prévenir
directement si le duc quittait Londres.
     -- Et quant à mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse.
     -- Elles  sont renfermées dans cette  boîte, que vous n'ouvrirez que de
l'autre côté de la Manche.
     -- Très bien ; et vous, que faites-vous ?
     -- Moi, je retourne à Paris.
     -- Sans châtier cet insolent petit garçon ? " demanda la dame.
     L'inconnu allait répondre :  mais, au  moment  où il ouvrait la bouche,
d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'élança sur le seuil de la porte.
     " C'est cet insolent petit garçon  qui châtie les autres, s'écria-t-il,
et j'espère bien que cette fois-ci celui qu'il doit châtier ne lui échappera
pas comme la première.
     -- Ne lui échappera pas ? reprit l'inconnu en fronçant le sourcil.
     -- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je présume.
     -- Songez, s'écria Milady en voyant le gentilhomme porter la main à son
épée, songez que le moindre retard peut tout perdre.
     --  Vous avez raison,  s'écria le  gentilhomme  ;  partez donc de votre
côté, moi, je pars du mien. "
     Et, saluant  la dame  d'un signe  de tête, il s'élança  sur son cheval,
tandis que le  cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les
deux interlocuteurs partirent donc  au galop, s'éloignant chacun par un côté
opposé de la rue.
     "  Eh ! votre  dépense  " , vociféra l'hôte, dont l'affection pour  son
voyageur se changeait en un profond dédain en voyant qu'il s'éloignait  sans
solder ses comptes.
     "  Paie,  maroufle  " , s'écria  le voyageur  toujours  galopant  à son
laquais, lequel jeta aux pieds de l'hôte deux ou trois pièces d'argent et se
mit à galoper après son maître.
     " Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux gentilhomme ! " cria d'Artagnan
s'élançant à son tour après le laquais.
     Mais  le blessé était trop  faible  encore pour supporter  une pareille
secousse. A  peine eut-il fait  dix  pas,  que ses oreilles tintèrent, qu'un
éblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba
au milieu de la rue, en criant encore :
     " Lâche ! lâche ! lâche !
     -- Il  est en effet bien  lâche  " , murmura l'hôte  en s'approchant de
d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre
garçon, comme le héron de la fable avec son limaçon du soir.
     " Oui, bien lâche, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle !
     -- Qui, elle ? demanda l'hôte.
     -- Milady " , balbutia d'Artagnan.
     Et il s'évanouit une seconde fois.
     " C'est égal,  dit l'hôte, j'en perds deux,  mais il me reste celui-là,
que je  suis sûr de conserver au moins  quelques jours. C'est  toujours onze
écus de gagnés. "
     On sait que  onze écus faisaient  juste  la  somme qui restait  dans la
bourse de d'Artagnan.
     L'hôte avait  compté sur onze jours de maladie à un écu par jour ; mais
il avait compté sans son  voyageur. Le lendemain, dès cinq  heures du matin,
d'Artagnan se leva, descendit lui-même à la cuisine, demanda, outre quelques
autres ingrédients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'à nous, du vin, de
l'huile, du romarin,  et,  la  recette de sa  mère à la main, se composa  un
baume  dont il oignit ses  nombreuses blessures,  renouvelant ses compresses
lui-même  et ne  voulant admettre  l'adjonction d'aucun  médecin. Grâce sans
doute  à l'efficacité  du  baume  de  Bohême,  et  peut-être  aussi grâce  à
l'absence de  tout docteur, d'Artagnan se  trouva sur pied dès le soir même,
et à peu près guéri le lendemain.
     Mais,  au moment  de payer ce romarin, cette huile  et  ce  vin,  seule
dépense  du maître qui avait gardé une diète absolue, tandis qu'au contraire
le cheval jaune, au dire de l'hôtelier du moins, avait mangé trois fois plus
qu'on n'eût raisonnablement  pu  le  supposer pour sa  taille, d'Artagnan ne
trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onze
écus qu'elle  contenait ; mais quant à la lettre adressée à  M. de Tréville,
elle avait disparu.
     Le  jeune homme  commença par chercher  cette lettre  avec  une  grande
patience, tournant  et retournant vingt  fois  ses poches  et ses  goussets,
fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais
lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre était introuvable, il entra
dans un  troisième accès de  rage,  qui faillit lui occasionner une nouvelle
consommation de vin  et d'huile  aromatisés  :  car,  en voyant cette  jeune
mauvaise tête s'échauffer et menacer de tout casser  dans l'établissement si
l'on  ne retrouvait pas sa lettre, l'hôte s'était déjà saisi  d'un épieu, sa
femme d'un manche à balai, et ses garçons des mêmes bâtons qui avaient servi
la surveille.
     "  Ma lettre de  recommandation  ! s'écria  d'Artagnan,  ma  lettre  de
recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! "
     Malheureusement une  circonstance  s'opposait à ce  que  le jeune homme
accomplît sa menace : c'est que, comme nous l'avons dit, son épée avait été,
dans sa première lutte, brisée en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement
oublié.  Il en résulta que, lorsque d'Artagnan  voulut en effet dégainer, il
se trouva  purement et  simplement armé  d'un tronçon  d'épée de huit ou dix
pouces à peu près, que l'hôte avait soigneusement renfoncé dans le fourreau.
Quant au  reste de la lame, le chef l'avait adroitement  détourné  pour s'en
faire une lardoire.
     Cependant cette déception n'eût probablement  pas arrêté notre fougueux
jeune homme, si l'hôte n'avait réfléchi que la réclamation que lui adressait
son voyageur était parfaitement juste.
     " Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu, où est cette lettre ?
     --  Oui, où est cette lettre ?  cria d'Artagnan.  D'abord,  je vous  en
préviens, cette  lettre  est  pour  M. de Tréville, et  il faut  qu'elle  se
retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il  saura bien la faire retrouver,
lui ! "
     Cette menace acheva d'intimider l'hôte. Après le roi et M. le cardinal,
M. de Tréville était l'homme  dont  le  nom peut-être était le  plus souvent
répété par les militaires et même par les bourgeois. Il y avait bien le père
Joseph, c'est  vrai ; mais son nom à  lui n'était  jamais prononcé  que tout
bas, tant  était  grande la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme  on
appelait le familier du cardinal.
     Aussi, jetant son épieu loin de lui, et ordonnant à sa femme d'en faire
autant de  son manche  à balai  et à ses valets de leurs bâtons, il donna le
premier l'exemple en se mettant lui-même à la recherche de la lettre perdue.
     "  Est-ce  que  cette  lettre  renfermait quelque  chose de précieux  ?
demanda l'hôte au bout d'un instant d'investigations inutiles.
     -- Sandis ! je le crois bien ! s'écria le Gascon qui comptait sur cette
lettre pour faire son chemin à la cour ; elle contenait ma fortune.
     -- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hôte inquiet.
     --  Des bons sur la trésorerie particulière de Sa  Majesté " , répondit
d'Artagnan,  qui,  comptant  entrer  au  service   du  roi  grâce  à   cette
recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette réponse  quelque peu
hasardée.
     " Diable ! fit l'hôte tout à fait désespéré.
     --  Mais il  n'importe, continua d'Artagnan avec  l'aplomb national, il
n'importe,  et l'argent n'est rien  : --  cette lettre  était  tout. J'eusse
mieux aimé perdre mille pistoles que de la perdre. "
     Il ne risquait  pas  davantage à  dire vingt mille,  mais une  certaine
pudeur juvénile le retint.
     Un  trait  de lumière frappa  tout  à coup l'esprit de l'hôte,  qui  se
donnait au diable en ne trouvant rien.
     " Cette lettre n'est point perdue, s'écria-t-il.
     -- Ah ! fit d'Artagnan.
     -- Non ; elle vous a été prise.
     -- Prise ! et par qui ?
     -- Par le gentilhomme  d'hier.  Il est descendu à la  cuisine, où était
votre pourpoint.  Il y  est resté seul.  Je gagerais que c'est  lui  qui l'a
volée.
     -- Vous  croyez  ? " répondit d'Artagnan  peu convaincu ; car il savait
mieux  que personne l'importance  toute  personnelle de cette lettre, et n'y
voyait rien  qui pût tenter la cupidité.  Le  fait est qu'aucun des  valets,
aucun des voyageurs présents n'eût rien gagné à posséder ce papier.
     "  Vous  dites  donc,  reprit  d'Artagnan,  que   vous  soupçonnez  cet
impertinent gentilhomme.
     -- Je  vous dis que j'en suis  sûr, continua l'hôte ; lorsque je lui ai
annoncé que Votre Seigneurie était le protégé de M. de Tréville, et que vous
aviez même une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet,
m'a demandé  où était  cette  lettre,  et est  descendu  immédiatement à  la
cuisine où il savait qu'était votre pourpoint.
     -- Alors c'est mon voleur, répondit d'Artagnan ; je m'en plaindrai à M.
de  Tréville,  et  M. de  Tréville s'en  plaindra au  roi. "  Puis  il  tira
majestueusement deux écus de sa poche, les donna à l'hôte, qui l'accompagna,
le chapeau à la main, jusqu'à la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le
conduisit sans autre incident  jusqu'à  la porte  Saint- Antoine à Paris, où
son propriétaire le vendit trois écus, ce qui était  fort bien payé, attendu
que d'Artagnan  l'avait fort  surmené  pendant la dernière étape.  Aussi  le
maquignon  auquel d'Artagnan  le céda  moyennant les neuf livres susdites ne
cacha-t-il  point  au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante
qu'à cause de l'originalité de sa couleur.
     D'Artagnan entra donc dans Paris à  pied, portant son petit paquet sous
son bras,  et marcha tant  qu'il  trouvât à  louer une chambre qui convînt à
l'exiguïté de ses ressources. Cette chambre fut une espèce de mansarde, sise
rue des Fossoyeurs, près du Luxembourg.
     Aussitôt  le denier à Dieu  donné,  d'Artagnan prit  possession  de son
logement,  passa le reste  de  la journée à coudre  à son pourpoint et à ses
chausses  des  passementeries que  sa  mère avait  détachées  d'un pourpoint
presque neuf de M. d'Artagnan père, et qu'elle lui avait données en cachette
;  puis il alla quai  de la Ferraille, faire remettre une lame à son épée  ;
puis  il  revint  au  Louvre  s'informer,   au  premier  mousquetaire  qu'il
rencontra, de la situation de l'hôtel de M.  de Tréville, lequel était situé
rue du  Vieux-Colombier, c'est-à-dire  justement  dans  le voisinage  de  la
chambre arrêtée  par  d'Artagnan :  circonstance qui lui  parut d'un heureux
augure pour le succès de son voyage.
     Après quoi,  content de la façon dont il s'était  conduit à Meung, sans
remords  dans le passé, confiant dans le présent et  plein  d'espérance dans
l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil du brave.
     Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'à neuf heures du
matin,  heure à  laquelle il se leva pour se rendre chez  ce  fameux  M.  de
Tréville,  le   troisième  personnage  du   royaume   d'après   l'estimation
paternelle.







     M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa  famille en Gascogne,  ou
M. de Tréville,  comme il avait fini  par s'appeler lui-même à Paris,  avait
réellement commencé comme  d'Artagnan, c'est-à-dire  sans  un  sou vaillant,
mais avec ce  fonds d'audace, d'esprit et d'entendement qui fait que le plus
pauvre  gentillâtre  gascon  reçoit  souvent   plus  en  ses  espérances  de
l'héritage paternel que le  plus riche  gentilhomme périgourdin ou berrichon
ne reçoit en réalité.  Sa bravoure  insolente,  son  bonheur  plus  insolent
encore dans un temps où les coups pleuvaient comme grêle, l'avaient hissé au
sommet  de cette échelle difficile qu'on appelle la faveur de cour, et  dont
il avait escaladé quatre à quatre les échelons.
     Il  était l'ami du  roi,  lequel honorait fort,  comme chacun sait,  la
mémoire  de son père  Henri  IV.  Le  père  de  M.  de Tréville  l'avait  si
fidèlement  servi  dans  ses guerres contre  la  Ligue, qu'à défaut d'argent
comptant  --  chose  qui  toute  la vie  manqua  au  Béarnais,  lequel  paya
constamment  ses  dettes  avec  la seule  chose  qu'il  n'eût  jamais besoin
d'emprunter,  c'est-à-dire  avec  de  l'esprit  --,  qu'à   défaut  d'argent
comptant, disons-nous, il l'avait  autorisé, après  la reddition de Paris, à
prendre  pour armes  un lion  d'or passant  sur gueules avec  cette devise :
Fidelis et fortis  . C'était beaucoup pour l'honneur, mais  c'était médiocre
pour le  bien-être. Aussi, quand l'illustre compagnon du grand Henri mourut,
il  laissa  pour seul héritage  à Monsieur son  fils son  épée et sa devise.
Grâce  à ce  double  don et au  nom  sans  tache  qui l'accompagnait,  M. de
Tréville fut admis dans la maison  du jeune prince, où  il servit si bien de
son épée et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes  lames
du royaume, avait l'habitude de dire que, s'il  avait un  ami qui se battît,
il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d'abord, et Tréville
après, et peut-être même avant lui.
     Aussi  Louis  XIII   avait-il   un  attachement   réel  pour  Tréville,
attachement royal, attachement égoïste, c'est vrai,  mais qui n'en était pas
moins  un  attachement. C'est que,  dans  ces temps malheureux, on cherchait
fort à  s'entourer d'hommes de la  trempe  de Tréville.  Beaucoup  pouvaient
prendre  pour  devise l'épithète de  fort , qui faisait la seconde partie de
son exergue ;  mais peu  de gentilshommes  pouvaient réclamer  l'épithète de
fidèle , qui  en formait la  première. Tréville était  un de ces derniers  ;
c'était  une de ces rares organisations, à  l'intelligence obéissante  comme
celle du dogue, à  la valeur aveugle, à l'oeil rapide, à la  main prompte, à
qui l'oeil n'avait  été donné que pour voir si  le  roi  était mécontent  de
quelqu'un, et la main que pour frapper ce déplaisant quelqu'un, un Besme, un
Maurevers,  un Poltrot de  Méré, un  Vitry.  Enfin,  à Tréville,  il n'avait
manqué  jusque-là que l'occasion ; mais il la guettait, et il se  promettait
bien  de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à la  portée
de sa main.  Aussi  Louis  XIII  fit-il de  Tréville  le  capitaine  de  ses
mousquetaires, lesquels  étaient à  Louis XIII, pour le dévouement ou plutôt
pour  le fanatisme,  ce que ses ordinaires étaient à Henri  III et ce que sa
garde écossaise était à Louis XI.
     De son côté, et sous ce rapport,  le cardinal n'était pas en reste avec
le roi. Quand  il avait vu la  formidable élite dont Louis XIII s'entourait,
ce second ou plutôt ce premier roi de France avait  voulu, lui aussi,  avoir
sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens, et
l'on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes
les provinces de  France et même dans  tous les  Etats étrangers, les hommes
célèbres  pour les  grands  coups d'épée.  Aussi  Richelieu et Louis XIII se
disputaient  souvent, en faisant leur partie d'échecs, le soir, au sujet  du
mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens,
et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils
les excitaient tout  bas  à en  venir aux mains, et concevaient un véritable
chagrin  ou une joie immodérée de  la défaite ou  de la victoire des  leurs.
Ainsi,  du  moins,  le  disent  les  Mémoires   d'un  homme  qui   fut  dans
quelques-unes de ces défaites et dans beaucoup de ces victoires.
     Tréville avait pris le  côté faible  de son  maître,  et c'est  à cette
adresse qu'il  devait la longue et constante  faveur d'un  roi qui  n'a  pas
laissé  la réputation d'avoir  été très  fidèle  à ses amitiés.  Il  faisait
parader ses mousquetaires devant  le cardinal Armand Duplessis avec  un  air
narquois qui  hérissait  de  colère  la  moustache  grise  de Son  Eminence.
Tréville  entendait admirablement bien  la guerre de cette époque, où, quand
on  ne vivait  pas  aux dépens de  l'ennemi,  on  vivait aux  dépens de  ses
compatriotes  :  ses  soldats  formaient  une légion de  diables  à  quatre,
indisciplinée pour tout autre que pour lui.
     Débraillés, avinés, écorchés, les  mousquetaires du roi, ou plutôt ceux
de M. de Tréville, s'épandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans
les  jeux publics, criant  fort et  retroussant  leurs  moustaches,  faisant
sonner leurs épées, heurtant avec volupté les gardes de M. le cardinal quand
ils   les  rencontraient  ;  puis  dégainant  en  pleine  rue,  avec   mille
plaisanteries ;  tués  quelquefois, mais  sûrs  en ce cas d'être pleurés  et
vengés ;  tuant souvent,  et  sûrs alors  de ne pas  moisir en prison, M. de
Tréville étant là pour les réclamer. Aussi M. de Tréville était-il loué  sur
tous les  tons, chanté sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient,
et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils  étaient, tremblaient devant lui
comme des écoliers devant leur maître, obéissant au  moindre mot, et prêts à
se faire tuer pour laver le moindre reproche.
     M. de Tréville avait usé de ce levier puissant, pour le  roi d'abord et
les amis du  roi, --  puis pour lui-même  et  pour ses  amis. Au reste, dans
aucun  des Mémoires de ce temps, qui a  laissé tant de mémoires, on ne  voit
que ce digne  gentilhomme ait été accusé,  même par  ses ennemis -- et il en
avait autant  parmi les gens de plume que chez les  gens d'épée  -- ,  nulle
part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme  ait été accusé de se
faire payer la coopération de ses séides. Avec un rare génie d'intrigue, qui
le rendait l'égal des  plus forts intrigants,  il était resté honnête homme.
Bien plus, en  dépit  des grandes estocades  qui déhanchent et des exercices
pénibles qui  fatiguent,  il était devenu  un des  plus galants coureurs  de
ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiqués diseurs de phébus
de son époque ;  on  parlait des bonnes fortunes de Tréville  comme on avait
parlé vingt ans  auparavant de  celles  de Bassompierre -- et ce n'était pas
peu dire. Le capitaine  des mousquetaires était donc admiré, craint et aimé,
ce qui constitue l'apogée des fortunes humaines.
     Louis XIV absorba tous  les  petits  astres de  sa cour  dans son vaste
rayonnement ; mais  son père, soleil  pluribus impar  , laissa  sa splendeur
personnelle à chacun  de ses favoris, sa valeur individuelle à chacun de ses
courtisans. Outre le lever du roi et celui du  cardinal, on comptait alors à
Paris plus de deux cents petits  levers, un peu  recherchés. Parmi les  deux
cents petits levers, celui de Tréville était un des plus courus.
     La  cour  de son hôtel, situé rue du Vieux-Colombier, ressemblait  à un
camp, et  cela dès six  heures du  matin en été et dès huit heures en hiver.
Cinquante  à  soixante  mousquetaires,   qui  semblaient  s'y  relayer  pour
présenter un nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armés  en
guerre  et  prêts  à  tout.  Le  long  d'un  de  ses  grands  escaliers  sur
l'emplacement  desquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière,
montaient et descendaient les  solliciteurs de Paris qui couraient après une
faveur  quelconque,  les gentilshommes de province avides d'être enrôlés, et
les  laquais chamarrés de  toutes couleurs,  qui venaient  apporter à M.  de
Tréville les messages de  leurs maîtres. Dans l'antichambre, sur  de longues
banquettes circulaires, reposaient  les élus, c'est-à-dire ceux qui  étaient
convoqués. Un  bourdonnement durait là depuis le matin jusqu'au soir, tandis
que  M. de Tréville, dans son  cabinet contigu à cette antichambre, recevait
les visites, écoutait  les plaintes, donnait ses ordres  et, comme  le roi à
son  balcon du Louvre, n'avait qu'à  se mettre  à sa fenêtre  pour passer la
revue des hommes et des armes.
     Le jour où d'Artagnan se présenta, l'assemblée était imposante, surtout
pour  un provincial arrivant de  sa province : il est vrai que ce provincial
était Gascon, et que  surtout à cette époque les  compatriotes de d'Artagnan
avaient la réputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet,
une fois qu'on avait  franchi  la porte massive,  chevillée de longs clous à
tête quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'épée qui se
croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant  et jouant entre eux.
Pour se frayer un passage au milieu de  toutes ces  vagues tourbillonnantes,
il eût fallu être officier, grand seigneur ou jolie femme.
     Ce fut donc au milieu de cette cohue et  de ce désordre que notre jeune
homme  s'avança, le  coeur palpitant,  rangeant sa longue rapière le long de
ses jambes maigres,  et tenant  une  main au rebord de  son feutre  avec  ce
demi-sourire  du provincial  embarrassé qui  veut  faire  bonne  contenance.
Avait-il  dépassé  un  groupe,  alors  il respirait plus librement, mais  il
comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et pour la première fois de
sa  vie,  d'Artagnan, qui jusqu'à ce  jour avait une  assez bonne opinion de
lui-même, se trouva ridicule.
     Arrivé à l'escalier, ce fut pis encore : il y  avait  sur les premières
marches  quatre  mousquetaires qui se divertissaient  à l'exercice  suivant,
tandis que  dix ou douze de leurs  camarades attendaient sur  le palier  que
leur tour vînt de prendre place à la partie.
     Un d'eux, placé sur le degré supérieur, l'épée nue à la main, empêchait
ou du moins s'efforçait d'empêcher les trois autres de monter.
     Ces  trois autres s'escrimaient contre  lui de leurs épées fort agiles.
D'Artagnan prit  d'abord ces fers  pour des fleurets d'escrime, il  les crut
boutonnés :  mais il reconnut  bientôt à  certaines  égratignures que chaque
arme, au contraire, était affilée et aiguisée à souhait, et à chacune de ces
égratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient
comme des fous.
     Celui  qui occupait le degré en ce moment  tenait merveilleusement  ses
adversaires  en respect.  On  faisait  cercle  autour d'eux :  la  condition
portait qu'à chaque coup le touché quitterait la partie, en perdant son tour
d'audience  au profit  du toucheur.  En cinq minutes trois furent effleurés,
l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre à l'oreille, par le défenseur du
degré, qui lui-même  ne  fut pas  atteint : adresse qui lui valut, selon les
conventions arrêtées, trois tours de faveur.
     Si  difficile non  pas qu'il fût, mais qu'il voulût être  à étonner, ce
passe-  temps étonna  notre jeune voyageur  ; il avait  vu dans sa province,
cette terre où s'échauffent cependant si promptement les têtes, un peu  plus
de préliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut
la plus forte de  toutes  celles  qu'il  avait ouïes  jusqu'alors,  même  en
Gascogne. Il se crut transporté dans ce fameux pays des  géants  où Gulliver
alla  depuis et eut  si  grand-peur ; et cependant il n'était pas  au bout :
restaient le palier et l'antichambre.
     Sur  le palier on ne  se battait plus, on  racontait  des  histoires de
femmes,  et dans  l'antichambre  des  histoires  de  cour.  Sur  le  palier,
d'Artagnan rougit  ;  dans  l'antichambre,  il  frissonna.  Son  imagination
éveillée et vagabonde,  qui en  Gascogne  le rendait  redoutable  aux jeunes
femmes de chambre et même quelquefois aux  jeunes maîtresses, n'avait jamais
rêvé,  même  dans  ces  moments  de  délire,  la  moitié  de ces  merveilles
amoureuses  et le quart de ces prouesses  galantes, rehaussées des  noms les
plus  connus  et des détails les  moins voilés. Mais si son amour  pour  les
bonnes  moeurs fut choqué sur le palier, son respect  pour  le  cardinal fut
scandalisé  dans  l'antichambre.  Là,  à son  grand  étonnement,  d'Artagnan
entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l'Europe, et
la vie privée du  cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient
été punis  d'avoir tenté d'approfondir  :  ce  grand  homme,  révéré par  M.
d'Artagnan  père, servait de risée aux mousquetaires de M.  de Tréville, qui
raillaient ses  jambes cagneuses et son dos voûté ;  quelques-uns chantaient
des noëls sur Mme  d'Aiguillon,  sa maîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce,
tandis que les autres liaient des parties contre les pages et  les gardes du
cardinal-duc,  toutes choses qui paraissaient  à  d'Artagnan de monstrueuses
impossibilités.
     Cependant,  quand  le nom du  roi  intervenait  parfois  tout à coup  à
l'improviste au milieu de  tous ces quolibets cardinalesques,  une espèce de
bâillon  calfeutrait  pour  un  moment  toutes  ces bouches  moqueuses ;  on
regardait  avec  hésitation  autour  de  soi,  et   l'on  semblait  craindre
l'indiscrétion de la cloison du cabinet de M. de Tréville ; mais bientôt une
allusion  ramenait la conversation  sur  Son Eminence,  et alors  les éclats
reprenaient de plus belle,  et la lumière n'était ménagée sur  aucune de ses
actions.
     " Certes, voilà  des  gens qui vont être embastillés et  pendus,  pensa
d'Artagnan avec terreur, et moi sans  aucun doute avec eux, car du moment où
je les ai écoutés  et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait
Monsieur mon père, qui m'a si  fort  recommandé le respect du cardinal, s'il
me savait dans la société de pareils païens ? "
     Aussi, comme  on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait  se
livrer à la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, écoutant
de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre,
et malgré  sa confiance  dans les recommandations paternelles, il se sentait
porté par ses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu'à blâmer
les choses inouïes qui se passaient là.
     Cependant, comme il était absolument étranger à la foule des courtisans
de M. de Tréville, et que c'était la première  fois qu'on l'apercevait en ce
lieu, on vint lui demander ce qu'il désirait. A cette demande, d'Artagnan se
nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de
chambre qui était venu lui faire cette question de demander pour lui à M. de
Tréville  un  moment  d'audience,  demande  que  celui-ci  promit  d'un  ton
protecteur de transmettre en temps et lieu.
     D'Artagnan, un peu revenu  de sa surprise première, eut donc  le loisir
d'étudier un peu les costumes et les physionomies.
     Au  centre du groupe le plus  animé  était  un  mousquetaire  de grande
taille, d'une figure hautaine  et  d'une bizarrerie de  costume qui attirait
sur  lui l'attention générale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque
d'uniforme, qui, au  reste, n'était pas  absolument  obligatoire  dans cette
époque  de  liberté  moindre  mais   d'indépendance  plus  grande,  mais  un
justaucorps bleu de ciel, tant soit  peu fané et râpé, et sur  cet  habit un
baudrier  magnifique, en broderies d'or, et qui reluisait comme les écailles
dont  l'eau se couvre  au grand  soleil. Un manteau long de velours cramoisi
tombait  avec grâce sur  ses  épaules, découvrant  par-  devant seulement le
splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapière.
     Ce mousquetaire  venait  de descendre  de garde  à  l'instant même,  se
plaignait d'être  enrhumé et toussait de  temps  en temps  avec affectation.
Aussi avait-il  pris le manteau, à ce qu'il disait autour de  lui, et tandis
qu'il  parlait du haut de sa tête,  en frisant dédaigneusement sa moustache,
on admirait avec enthousiasme le baudrier brodé, et d'Artagnan plus que tout
autre.
     " Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une
folie,  je  le  sais bien, mais c'est la  mode.  D'ailleurs,  il  faut  bien
employer à quelque chose l'argent de sa légitime.
     -- Ah ! Porthos ! s'écria un des assistants, n'essaie pas de nous faire
croire que ce baudrier te vient de  la générosité paternelle : il t'aura été
donné  par la dame voilée avec  laquelle  je t'ai rencontré l'autre dimanche
vers la porte Saint-Honoré.
     --  Non,  sur mon  honneur et foi  de gentilhomme,  je l'ai acheté moi-
même,  et de  mes propres  deniers, répondit celui qu'on venait  de désigner
sous le nom de Porthos.
     -- Oui, comme j'ai acheté, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse
neuve, avec ce que ma maîtresse avait mis dans la vieille.
     -- Vrai,  dit  Porthos,  et  la  preuve  c'est  que  je l'ai payé douze
pistoles. "
     L'admiration redoubla, quoique le doute continuât d'exister.
     "  N'est-ce pas, Aramis  ? "  dit  Porthos  se tournant vers  un  autre
mousquetaire.
     Cet autre mousquetaire  formait un  contraste parfait  avec  celui  qui
l'interrogeait  et qui venait de le désigner sous le nom  d'Aramis : c'était
un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à peine, à la figure naïve et
doucereuse,  à l'oeil noir et doux et aux joues roses et veloutées comme une
pêche en automne ; sa moustache fine dessinait sur  sa lèvre supérieure  une
ligne  d'une  rectitude   parfaite  ;  ses  mains  semblaient  craindre   de
s'abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps
il se pinçait le bout  des  oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre
et transparent. D'habitude il  parlait peu  et  lentement, saluait beaucoup,
riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du
reste de sa personne, il  semblait prendre le plus  grand  soin. Il répondit
par un signe de tête affirmatif à l'interpellation de son ami.
     Cette  affirmation parut avoir fixé  tous  les doutes  à  l'endroit  du
baudrier ; on  continua donc de l'admirer, mais on n'en parla  plus ; et par
un de ces revirements rapides  de la  pensée,  la conversation  passa tout à
coup à un autre sujet.
     " Que pensez-vous de ce que raconte l'écuyer  de Chalais ? " demanda un
autre mousquetaire sans  interpeller directement personne,  mais s'adressant
au contraire à tout le monde.
     " Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant.
     -- Il raconte  qu'il a trouvé à  Bruxelles  Rochefort, l'âme  damnée du
cardinal, déguisé en  capucin ; ce Rochefort maudit, grâce à ce déguisement,
avait joué M. de Laigues comme un niais qu'il est.
     -- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle sûre ?
     -- Je la tiens d'Aramis, répondit le mousquetaire.
     -- Vraiment ?
     --  Eh !  vous  le savez  bien,  Porthos,  dit Aramis  ;  je  vous l'ai
racontée, à vous-même hier, n'en parlons donc plus.
     -- N'en parlons plus, voilà votre  opinion à vous, reprit Porthos. N'en
parlons plus !  peste ! comme vous concluez vite. Comment ! le cardinal fait
espionner un  gentilhomme, fait voler sa  correspondance par un traître,  un
brigand, un pendard ;  fait, avec l'aide  de  cet  espion et grâce  à  cette
correspondance, couper le  cou à Chalais,  sous  le stupide prétexte qu'il a
voulu tuer le  roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne  ne savait un
mot de cette énigme, vous nous l'apprenez hier,  à la grande satisfaction de
tous, et quand nous  sommes encore tout ébahis de cette nouvelle, vous venez
nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus !
     -- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le désirez, reprit Aramis avec
patience.
     --  Ce  Rochefort, s'écria  Porthos,  si  j'étais  l'écuyer  du  pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.
     -- Et vous,  vous passeriez un triste quart d'heure avec  le duc Rouge,
reprit Aramis.
     -- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! répondit Porthos en
battant  des mains  et  en  approuvant de  la  tête. Le "  duc  Rouge  " est
charmant.  Je  répandrai le  mot, mon  cher,  soyez  tranquille.  A-t-il  de
l'esprit,  cet Aramis  ! Quel malheur que  vous  n'ayez  pas pu suivre votre
vocation, mon cher ! quel délicieux abbé vous eussiez fait !
     -- Oh ! ce n'est qu'un retard momentané, reprit Aramis ; un jour, je le
serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'étudier la théologie pour
cela.
     -- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tôt ou tard.
     -- Tôt, dit Aramis.
     -- Il  n'attend  qu'une  chose pour le  décider  tout  à  fait  et pour
reprendre  sa  soutane,  qui est  pendue  derrière  son uniforme,  reprit un
mousquetaire.
     -- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.
     -- Il attend que  la  reine ait  donné  un héritier  à  la couronne  de
France.
     -- Ne plaisantons pas là-dessus, Messieurs, dit Porthos ; grâce à Dieu,
la reine est encore d'âge à le donner.
     --  On dit  que M. de Buckingham est en  France,  reprit Aramis avec un
rire  narquois qui donnait  à  cette phrase, si  simple  en  apparence,  une
signification passablement scandaleuse.
     --  Aramis, mon  ami,  pour cette  fois  vous  avez  tort,  interrompit
Porthos, et votre manie d'esprit vous entraîne toujours au-delà des bornes ;
si M. de Tréville vous entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi.
     --  Allez-vous me faire la leçon, Porthos ? s'écria Aramis, dans l'oeil
doux duquel on vit passer comme un éclair.
     --  Mon cher,  soyez mousquetaire ou abbé. Soyez l'un  ou l'autre, mais
pas  l'un et l'autre,  reprit  Porthos.  Tenez, Athos vous  l'a  dit  encore
l'autre jour : vous  mangez à tous les râteliers.  Ah ! ne nous fâchons pas,
je vous  prie, ce serait inutile,  vous savez bien ce qui est  convenu entre
vous, Athos et moi.  Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites  la
cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et
vous  passez pour être fort en avant dans les bonnes grâces de la dame. Oh !
mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur,  on ne vous demande  pas votre secret,
on  connaît votre  discrétion. Mais puisque vous  possédez cette vertu,  que
diable ! Faites-en usage à l'endroit  de Sa Majesté. S'occupe qui voudra, et
comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sacrée, et si l'on
en parle, que ce soit en bien.
     -- Porthos,  vous êtes prétentieux comme Narcisse, je vous en préviens,
répondit Aramis ; vous savez que je hais  la morale, excepté quand elle  est
faite par Athos.  Quant  à vous,  mon cher, vous  avez  un  trop  magnifique
baudrier  pour être bien fort là-dessus. Je serai abbé s'il me convient ; en
attendant,  je suis mousquetaire :  en cette qualité,  je dis  ce  qu'il  me
plaît, et en ce moment il me plaît de vous dire que vous m'impatientez.
     -- Aramis !
     -- Porthos !
     -- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'écria-t-on autour d'eux.
     --  M. de  Tréville attend M. d'Artagnan " , interrompit  le laquais en
ouvrant la porte du cabinet.
     A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se
tut, et au milieu du silence général  le jeune Gascon traversa l'antichambre
dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires,
se félicitant de tout son coeur d'échapper aussi à point à la fin  de  cette
bizarre querelle.







     M. de Tréville était pour le moment de fort méchante humeur ; néanmoins
il salua poliment  le jeune homme, qui s'inclina jusqu'à terre, et il sourit
en  recevant son compliment, dont l'accent béarnais lui rappela à la fois sa
jeunesse et son  pays, double souvenir  qui fait sourire l'homme à  tous les
âges. Mais, se  rapprochant presque aussitôt de  l'antichambre  et faisant à
d'Artagnan  un signe de la main,  comme pour lui demander la permission d'en
finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela  trois fois, en
grossissant la voix à chaque fois, de  sorte  qu'il parcourut tous les  tons
intervallaires entre l'accent impératif et l'accent irrité :
     " Athos ! Porthos ! Aramis ! "
     Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons déjà fait connaissance,
et qui répondaient aux deux derniers de  ces trois noms, quittèrent aussitôt
les groupes dont ils faisaient  partie et s'avancèrent vers le cabinet, dont
la porte se referma derrière eux dès qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur
contenance,  bien  qu'elle  ne  fût  pas  tout  à  fait  tranquille,  excita
cependant,  par  son  laisser-aller  à  la  fois  plein  de  dignité  et  de
soumission,  l'admiration de  d'Artagnan,  qui  voyait dans ces  hommes  des
demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armé de tous ses foudres.
     Quand les deux mousquetaires furent entrés, quand la porte fut refermée
derrière eux, quand le murmure bourdonnant  de l'antichambre, auquel l'appel
qui  venait d'être  fait  avait  sans doute  donné  un nouvel  aliment,  eut
recommencé  ; quand enfin  M. de Tréville eut trois ou quatre fois  arpenté,
silencieux et le sourcil froncé, toute la longueur de  son  cabinet, passant
chaque  fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme à la parade, il
s'arrêta tout à coup en face d'eux, et les couvrant des pieds à la tête d'un
regard irrité :
     " Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'écria-t-il, et cela pas plus tard
qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ?
     -- Non, répondirent après  un instant de silence les deux mousquetaires
; non, Monsieur, nous l'ignorons.
     -- Mais j'espère que vous nous ferez l'honneur de nous le  dire, ajouta
Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse révérence.
     -- Il  m'a dit  qu'il recruterait désormais ses mousquetaires parmi les
gardes de M. le cardinal !
     --  Parmi  les gardes  de  M. le cardinal ! et pourquoi cela  ? demanda
vivement Porthos.
     --  Parce  qu'il  voyait  bien  que  sa piquette  avait  besoin  d'être
ragaillardie par un mélange de bon vin. "
     Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne
savait où il en était et eût voulu être à cent pieds sous terre.
     "  Oui,  oui,  continua M. de Tréville en s'animant, oui, et Sa Majesté
avait  raison, car, sur mon  honneur, il est vrai que les mousquetaires font
triste figure à la cour. M. le cardinal  racontait  hier au jeu du roi, avec
un  air  de  condoléance  qui  me  déplut  fort,  qu'avant-hier  ces  damnés
mousquetaires,  ces  diables à quatre --  il appuyait  sur  ces mots avec un
accent  ironique  qui me  déplut  encore  davantage  --,  ces  pourfendeurs,
ajoutait-il en me regardant de  son oeil de  chat-tigre,  s'étaient attardés
rue Férou, dans un  cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il
allait  me rire  au nez  --  avait été forcée  d'arrêter les  perturbateurs.
Morbleu !  vous devez en savoir quelque chose  ! Arrêter des mousquetaires !
Vous  en étiez, vous autres, ne vous en défendez pas, on vous a reconnus, et
le cardinal vous a nommés. Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est
moi   qui   choisis  mes  hommes.  Voyons,  vous,  Aramis,  pourquoi  diable
m'avez-vous  demandé  la casaque  quand  vous alliez être  si  bien sous  la
soutane ?  Voyons, vous, Porthos,  n'avez-vous  un si beau baudrier d'or que
pour  y suspendre une  épée de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos.  Où
est-il ?
     -- Monsieur, répondit tristement Aramis, il est malade, fort malade.
     -- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?
     -- On  craint  que ce  ne soit de la petite vérole, Monsieur,  répondit
Porthos voulant mêler à son tour un  mot à la conversation, et ce qui serait
fâcheux en ce que très certainement cela gâterait son visage.
     -- De la petite vérole ! Voilà encore  une glorieuse histoire que  vous
me contez  là, Porthos !... Malade de la petite  vérole,  à son âge ?... Non
pas  !... mais blessé sans doute, tué peut-être... Ah ! si je le savais !...
Sangdieu !  Messieurs les mousquetaires,  je  n'entends  pas  que l'on hante
ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne  de querelle  dans la rue et  qu'on
joue de l'épée dans les carrefours. Je  ne veux pas enfin qu'on prête à rire
aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits,
qui ne se mettent jamais dans le cas d'être arrêtés, et qui d'ailleurs ne se
laisseraient pas  arrêter  eux  !... j'en suis sûr... Ils  aimeraient  mieux
mourir sur la place que de faire  un pas en  arrière... Se sauver,  détaler,
fuir, c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! "
     Porthos  et  Aramis  frémissaient  de  rage.  Ils  auraient  volontiers
étranglé M. de Tréville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que
c'était le grand amour qu'il leur  portait qui le faisait leur parler ainsi.
Ils frappaient le tapis du pied,  se  mordaient les lèvres jusqu'au  sang et
serraient  de toute leur force  la garde  de leur  épée. Au-dehors on  avait
entendu appeler, comme nous l'avons dit,  Athos, Porthos et Aramis, et  l'on
avait  deviné, à  l'accent  de  la  voix  de  M.  de  Tréville, qu'il  était
parfaitement en colère. Dix têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie
et pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées à la porte ne perdaient
pas une syllabe de ce qui  se disait, tandis que leurs bouches répétaient au
fur et à mesure les paroles  insultantes du capitaine  à toute la population
de l'antichambre. En un instant depuis la porte  du cabinet jusqu'à la porte
de la rue, tout l'hôtel fut en ébullition.
     " Ah ! les mousquetaires du roi se font arrêter par les gardes de M. le
cardinal "  ,  continua M. de Tréville aussi  furieux à  l'intérieur que ses
soldats,  mais saccadant  ses  paroles et les plongeant une à une pour ainsi
dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. "
Ah ! six gardes de Son Eminence arrêtent six mousquetaires de  Sa Majesté  !
Morbleu ! j'ai pris  mon  parti. Je vais de ce pas  au Louvre ;  je donne ma
démission  de  capitaine  des   mousquetaires  du  roi  pour  demander   une
lieutenance dans les  gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me
fais abbé. "
     A ces paroles, le murmure de l'extérieur devint une explosion : partout
on n'entendait  que jurons et blasphèmes. Les morbleu !  les  sangdieu ! les
morts de tous les diables ! se  croisaient dans l'air.  D'Artagnan cherchait
une  tapisserie  derrière  laquelle  se  cacher,  et se  sentait  une  envie
démesurée de se fourrer sous la table.
     " Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de  lui,  la vérité  est que
nous étions  six  contre six, mais nous avons  été pris en traître, et avant
que nous eussions eu le temps de tirer nos épées, deux  d'entre nous étaient
tombés morts, et Athos,  blessé  grièvement, ne valait guère mieux. Car vous
le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayé  de  se relever  deux
fois, et il est retombé deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus,
non !  l'on nous a  entraînés de force. En chemin,  nous nous sommes sauvés.
Quant à Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissé bien tranquillement sur
le champ de  bataille, ne pensant pas qu'il  valût la peine  d'être emporté.
Voilà l'histoire.  Que  diable, capitaine  !  on  ne gagne  pas  toutes  les
batailles. Le grand Pompée  a perdu celle  de Pharsale, et  le  roi François
Ier,  qui, à ce  que  j'ai entendu dire, en  valait  bien  un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.
     -- Et j'ai l'honneur de vous assurer  que j'en ai tué un avec sa propre
épée, dit Aramis, car  la mienne s'est brisée à la première parade... Tué ou
poignardé, Monsieur, comme il vous sera agréable.
     --  Je  ne savais  pas cela, reprit  M.  de Tréville  d'un ton  un  peu
radouci. M. le cardinal avait exagéré, à ce que je vois.
     -- Mais de grâce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son  capitaine
s'apaiser,  osait hasarder  une prière,  de  grâce, Monsieur,  ne  dites pas
qu'Athos lui-même  est blessé : il serait au désespoir  que cela parvint aux
oreilles du roi, et  comme la blessure est des plus graves, attendu qu'après
avoir  traversé  l'épaule  elle  pénètre  dans  la  poitrine,  il  serait  à
craindre... "
     Au même instant  la portière se  souleva, et une tête  noble et  belle,
mais affreusement pâle, parut sous la frange.
     " Athos ! s'écrièrent les deux mousquetaires.
     -- Athos ! répéta M. de Tréville lui-même.
     -- Vous m'avez mandé, Monsieur, dit Athos à  M. de Tréville  d'une voix
affaiblie  mais parfaitement calme,  vous m'avez demandé, à ce que m'ont dit
nos camarades, et je m'empresse de me rendre à vos ordres ; voilà, Monsieur,
que me voulez-vous ? "
     Et à ces mots  le mousquetaire, en tenue irréprochable, sanglé comme de
coutume, entra d'un pas  ferme dans le cabinet. M. de Tréville, ému jusqu'au
fond du coeur de cette preuve de courage, se précipita vers lui.
     " J'étais en train de dire à ces Messieurs, ajouta-t-il, que je défends
à mes  mousquetaires d'exposer leurs  jours sans  nécessité, car  les braves
gens  sont bien  chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les
plus braves gens de la terre. Votre main, Athos. "
     Et  sans attendre que le  nouveau venu  répondît  de lui-même  à  cette
preuve  d'affection, M. de  Tréville  saisissait sa  main  droite  et la lui
serrait de toutes ses forces,  sans s'apercevoir qu'Athos, quel que  fût son
empire sur lui-même, laissait échapper un  mouvement de douleur et pâlissait
encore, ce que l'on aurait pu croire impossible.
     La porte était restée entrouverte, tant l'arrivée d'Athos, dont, malgré
le  secret  gardé,  la blessure  était  connue  de tous,  avait  produit  de
sensation.  Un  brouhaha  de satisfaction accueillit les  derniers  mots  du
capitaine et deux ou trois têtes, entraînées  par l'enthousiasme, apparurent
par  les ouvertures  de la  tapisserie. Sans doute, M.  de  Tréville  allait
réprimer par  de  vives  paroles cette infraction  aux lois de  l'étiquette,
lorsqu'il sentit tout à coup la  main d'Athos se crisper dans la  sienne, et
qu'en portant les yeux sur lui il s'aperçut qu'il allait s'évanouir. Au même
instant, Athos, qui avait rassemblé toutes ses forces  pour lutter contre la
douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fût mort.
     "  Un chirurgien  !  cria M.  de Tréville.  Le  mien, celui du  roi, le
meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va trépasser. "
     Aux cris de M. de Tréville, tout le monde se précipita dans son cabinet
sans  qu'il  songeât à en  fermer  la porte à  personne, chacun s'empressant
autour du blessé. Mais tout cet empressement eût été inutile, si le  docteur
demandé ne se fût trouvé dans l'hôtel même  ; il fendit la foule, s'approcha
d'Athos toujours  évanoui, et,  comme tout ce bruit et tout ce mouvement  le
gênait fort, il demanda comme première chose et comme la plus urgente que le
mousquetaire  fût emporté dans une chambre  voisine. Aussitôt M. de Tréville
ouvrit  une porte et montra le chemin à Porthos et à Aramis, qui emportèrent
leur camarade dans leurs bras. Derrière ce groupe marchait le chirurgien, et
derrière le chirurgien, la porte se referma.
     Alors le cabinet de M. de Tréville, ce  lieu ordinairement si respecté,
devint momentanément une  succursale  de  l'antichambre. Chacun  discourait,
pérorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes à
tous les diables.
     Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent ; le chirurgien et M. de
Tréville seuls étaient restés près du blessé.
     Enfin M.  de  Tréville  rentra  à  son  tour.  Le  blessé  avait repris
connaissance ;  le chirurgien déclarait que  l'état du  mousquetaire n'avait
rien  qui  pût inquiéter  ses  amis,  sa  faiblesse ayant  été  purement  et
simplement occasionnée par la perte de son sang.
     Puis  M. de Tréville  fit  un signe  de la main, et chacun  se  retira,
excepté  d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait  audience et qui, avec
sa ténacité de Gascon, était demeuré à la même place.
     Lorsque  tout le monde fut sorti et que la  porte fut  refermée,  M. de
Tréville se retourna et se trouva seul avec  le jeune homme. L'événement qui
venait d'arriver lui avait quelque  peu fait perdre le fil de  ses idées. Il
s'informa de ce que  lui voulait l'obstiné solliciteur. D'Artagnan  alors se
nomma,  et M. de Tréville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du
présent et du passé, se trouva au courant de sa situation.
     " Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote,  mais je
vous avais parfaitement oublié.  Que voulez-vous ! un  capitaine  n'est rien
qu'un père de famille chargé d'une plus grande responsabilité qu'un  père de
famille ordinaire. Les soldats  sont de grands enfants ; mais comme je tiens
à  ce  que les  ordres  du roi, et surtout  ceux de M.  le  cardinal, soient
exécutés... "
     D'Artagnan ne put dissimuler  un sourire. A ce sourire, M.  de Tréville
jugea qu'il n'avait point affaire à un sot, et venant droit au fait, tout en
changeant de conversation :
     " J'ai  beaucoup aimé Monsieur votre  père,  dit-il.  Que puis-je faire
pour son fils ? hâtez-vous, mon temps n'est pas à moi.
     -- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me
proposais de vous demander, en souvenir de cette amitié dont vous n'avez pas
perdu mémoire, une casaque de mousquetaire ; mais, après tout ce que je vois
depuis deux  heures, je comprends  qu'une telle faveur serait  énorme, et je
tremble de ne point la mériter.
     -- C'est une faveur  en effet,  jeune homme, répondit M.  de Tréville ;
mais elle peut ne pas être si fort au-dessus de vous que vous  le croyez  ou
que  vous avez  l'air de  le croire. Toutefois  une décision de Sa Majesté a
prévu  ce  cas,  et je vous  annonce avec regret  qu'on ne  reçoit  personne
mousquetaire avant l'épreuve préalable de quelques  campagnes,  de certaines
actions  d'éclat,  ou d'un service de deux ans  dans quelque autre  régiment
moins favorisé que le nôtre. "
     D'Artagnan s'inclina  sans rien  répondre.  Il se sentait  encore  plus
avide d'endosser  l'uniforme de  mousquetaire depuis  qu'il  y  avait  de si
grandes difficultés à l'obtenir.
     "  Mais,  continua Tréville en fixant sur son compatriote un  regard si
perçant  qu'on eût dit qu'il  voulait lire jusqu'au fond de son coeur, mais,
en faveur de votre père, mon ancien  compagnon, comme je  vous l'ai  dit, je
veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont
ordinairement pas riches, et je doute  que les  choses aient fort  changé de
face depuis mon départ de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop,
pour vivre, de l'argent que vous avez apporté avec vous. "
     D'Artagnan  se  redressa  d'un  air  fier  qui  voulait  dire qu'il  ne
demandait l'aumône à personne.
     "  C'est bien,  jeune homme, c'est  bien, continua Tréville, je connais
ces airs-là, je suis venu à  Paris avec quatre écus dans ma poche, et  je me
serais  battu  avec  quiconque m'aurait  dit  que  je  n'étais pas  en  état
d'acheter le Louvre. "
     D'Artagnan  se redressa  de  plus  en  plus ; grâce  à la vente  de son
cheval,  il  commençait  sa  carrière  avec quatre  écus de plus que  M.  de
Tréville n'avait commencé la sienne.
     "  Vous devez  donc, disais-je,  avoir besoin de conserver ce  que vous
avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez  avoir besoin aussi de
vous perfectionner  dans  les exercices qui conviennent  à  un  gentilhomme.
J'écrirai dès  aujourd'hui une  lettre au directeur de l'Académie royale, et
dès demain il vous recevra sans rétribution  aucune.  Ne  refusez  pas cette
petite  douceur. Nos  gentilshommes  les  mieux  nés et  les plus riches  la
sollicitent quelquefois, sans pouvoir  l'obtenir. Vous  apprendrez le manège
du cheval,  l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et
de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire où vous en êtes et si
je puis faire quelque chose pour vous. "
     D'Artagnan,  tout  étranger  qu'il  fût  encore  aux  façons  de  cour,
s'aperçut de la froideur de cet accueil.
     "  Hélas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation
que mon père m'avait remise pour vous me fait défaut aujourd'hui !
     -- En effet,  répondit  M.  de  Tréville,  je  m'étonne  que vous  ayez
entrepris  un  aussi  long  voyage  sans  ce  viatique  obligé, notre  seule
ressource à nous autres Béarnais.
     -- Je  l'avais,  Monsieur,  et,  Dieu  merci,  en  bonne forme, s'écria
d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement dérobé. "
     Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit le gentilhomme inconnu
dans  ses  moindres  détails, le  tout  avec  une  chaleur,  une vérité  qui
charmèrent M. de Tréville.
     "  Voilà qui est étrange, dit ce dernier  en méditant ; vous aviez donc
parlé de moi tout haut ?
     -- Oui, Monsieur,  sans  doute  j'avais commis cette  imprudence  ; que
voulez-vous, un  nom comme  le vôtre devait me servir de bouclier en route :
jugez si je me suis mis souvent à couvert ! "
     La  flatterie  était  fort  de mise  alors,  et M.  de  Tréville aimait
l'encens comme  un roi ou comme un cardinal. Il  ne  put donc  s'empêcher de
sourire avec une visible  satisfaction, mais ce sourire s'effaça bientôt, et
revenant de lui-même à l'aventure de Meung :
     " Dites-moi, continua-t-il, ce  gentilhomme  n'avait-il pas  une légère
cicatrice à la tempe ?
     -- Oui, comme le ferait l'éraflure d'une balle.
     -- N'était-ce pas un homme de belle mine ?
     -- Oui.
     -- De haute taille ?
     -- Oui.
     -- Pâle de teint et brun de poil ?
     --  Oui,  oui, c'est  cela. Comment  se  fait-il,  Monsieur,  que  vous
connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai,
je vous le jure, fût-ce en enfer...
     -- Il attendait une femme ? continua Tréville.
     --  Il est du moins parti après avoir causé un instant avec celle qu'il
attendait.
     -- Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation ?
     -- Il lui remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait ses
instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'à Londres.
     -- Cette femme était Anglaise ?
     -- Il l'appelait Milady.
     -- C'est lui ! murmura Tréville, c'est  lui  ! je le croyais  encore  à
Bruxelles !
     -- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'écria d'Artagnan,
indiquez-moi qui il est  et d'où il est, puis je vous  tiens quitte de tout,
même de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant
toute chose je veux me venger.
     --  Gardez-vous-en bien, jeune homme,  s'écria Tréville  ; si  vous  le
voyez venir, au contraire, d'un côté de la  rue, passez de l'autre ! Ne vous
heurtez pas à un pareil rocher : il vous briserait comme un verre.
     -- Cela n'empêche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve...
     -- En attendant,  reprit  Tréville, ne  le  cherchez  pas, si  j'ai  un
conseil à vous donner. "
     Tout à coup Tréville s'arrêta, frappé d'un  soupçon subit. Cette grande
haine  que manifestait si hautement le  jeune voyageur pour  cet homme, qui,
chose assez peu vraisemblable, lui avait dérobé la lettre de son père, cette
haine ne  cachait-elle pas quelque perfidie ?  ce jeune homme n'était-il pas
envoyé  par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque  piège ?
ce prétendu  d'Artagnan  n'était-il  pas  un  émissaire  du  cardinal  qu'on
cherchait à introduire dans sa maison, et qu'on avait placé près de lui pour
surprendre sa  confiance et  pour le  perdre plus tard,  comme  cela s'était
mille fois  pratiqué  ?  Il regarda  d'Artagnan plus fixement  encore  cette
seconde fois que  la  première. Il fut médiocrement rassuré par l'aspect  de
cette physionomie pétillante d'esprit astucieux et d'humilité affectée.
     " Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'être aussi
bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, éprouvons-le. "
     " Mon ami, lui dit-il  lentement, je  veux, comme au fils de mon ancien
ami, car je tiens pour  vraie  l'histoire de cette  lettre  perdue, je veux,
dis-  je, pour réparer la froideur que vous  avez d'abord remarquée dans mon
accueil,  vous  découvrir  les  secrets  de notre  politique. Le  roi et  le
cardinal sont les meilleurs amis ; leurs  apparents démêlés ne sont que pour
tromper les sots. Je ne prétends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un
brave garçon, fait  pour avancer, soit la dupe  de toutes ces  feintises  et
donne comme un niais  dans le panneau, à la suite de  tant d'autres  qui s'y
sont  perdus.  Songez  bien   que  je  suis  dévoué  à   ces   deux  maîtres
tout-puissants, et que jamais mes démarches sérieuses n'auront  d'autre  but
que le  service du  roi et celui  de M. le  cardinal, un des  plus illustres
génies  que  la  France  ait  produits. Maintenant, jeune homme, réglez-vous
là-dessus, et  si vous avez,  soit  de  famille,  soit  par relations,  soit
d'instinct  même, quelqu'une de  ces inimitiés contre le cardinal telles que
nous  les  voyons  éclater  chez  les  gentilshommes,  dites-moi  adieu,  et
quittons-nous. Je  vous  aiderai  en  mille  circonstances, mais  sans  vous
attacher  à ma personne. J'espère  que  ma franchise, en tout cas, vous fera
mon ami ; car vous êtes  jusqu'à présent  le seul  jeune homme à  qui  j'aie
parlé comme je le fais. "
     Tréville se disait à part lui :
     " Si le  cardinal  m'a dépêché  ce jeune  renard, il  n'aura certes pas
manqué, lui qui sait à quel point je  l'exècre, de dire à son  espion que le
meilleur moyen  de me faire la cour  est de me dire pis que  pendre de lui ;
aussi, malgré  mes protestations, le rusé  compère va-t-il  me répondre bien
certainement qu'il a l'Eminence en horreur. "
     Il  en fut  tout autrement  que  s'y  attendait Tréville  ;  d'Artagnan
répondit avec la plus grande simplicité :
     " Monsieur, j'arrive à Paris avec des intentions toutes semblables. Mon
père m'a recommandé de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et  de
vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. "
     D'Artagnan ajoutait M.  de Tréville aux deux autres, comme on peut s'en
apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien gâter.
     "  J'ai  donc  la  plus  grande  vénération   pour   M.   le  cardinal,
continua-t-il,  et le plus  profond respect pour ses actes. Tant mieux  pour
moi, Monsieur, si vous  me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car
alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goût ; mais si
vous avez  eu quelque défiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me
perds  en disant  la vérité ;  mais, tant pis, vous ne laisserez  pas que de
m'estimer, et c'est à quoi je tiens plus qu'à toute chose au monde. "
     M. de Tréville fut surpris au  dernier point. Tant de pénétration, tant
de  franchise  enfin,  lui  causait  de l'admiration,  mais  ne  levait  pas
entièrement  ses doutes :  plus ce  jeune homme  était supérieur aux  autres
jeunes  gens, plus il était à redouter s'il  se trompait. Néanmoins il serra
la main à d'Artagnan, et lui dit :
     " Vous êtes un honnête garçon, mais dans ce moment je ne puis faire que
ce  que  je vous  ai offert  tout à l'heure.  Mon  hôtel vous sera  toujours
ouvert.  Plus  tard, pouvant me demander  à  toute  heure et par  conséquent
saisir  toutes  les occasions,  vous obtiendrez  probablement  ce  que  vous
désirez obtenir.
     --  C'est-à-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je
m'en  sois rendu digne.  Eh  bien, soyez  tranquille,  ajouta-t-il  avec  la
familiarité du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. "
     Et il salua pour se retirer, comme si désormais le reste le regardait.
     " Mais  attendez donc, dit M.  de Tréville  en  l'arrêtant,  je vous ai
promis une lettre pour le directeur  de l'Académie. Etes-vous trop fier pour
l'accepter, mon jeune gentilhomme ?
     -- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous  réponds qu'il n'en sera pas
de  celle-ci comme  de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera,  je
vous  le  jure,  à  son  adresse,  et malheur à  celui  qui  tenterait de me
l'enlever ! "
     M.  de Tréville  sourit à cette  fanfaronnade,  et,  laissant son jeune
compatriote dans l'embrasure de  la fenêtre où  ils se trouvaient  et où ils
avaient causé ensemble, il  alla s'asseoir à une table et se mit à écrire la
lettre  de  recommandation  promise.  Pendant  ce  temps,  d'Artagnan, : qui
n'avait rien  de  mieux  à  faire, se  mit à battre  une  marche contre  les
carreaux, regardant les mousquetaires  qui  s'en allaient les  uns après les
autres,  et les suivant  du regard  jusqu'à  ce qu'ils  eussent  disparu  au
tournant de la rue.
     M. de Tréville, après avoir écrit la lettre,  la cacheta et, se levant,
s'approcha du  jeune  homme  pour  la  lui donner  ; mais  au moment même où
d'Artagnan étendait la main pour la recevoir, M. de Tréville fut bien étonné
de voir son protégé faire un soubresaut, rougir de colère et  s'élancer hors
du cabinet en criant :
     " Ah ! sangdieu ! il ne m'échappera pas, cette fois.
     -- Et qui cela ? demanda M. de Tréville.
     -- Lui, mon voleur ! répondit d'Artagnan. Ah ! traître ! "
     Et il disparut.
     " Diable de fou ! murmura M. de  Tréville. A moins toutefois, ajouta-t-
il,  que ce ne  soit une manière adroite de s'esquiver, en  voyant  qu'il  a
manqué son coup. "







     D'Artagnan,  furieux,  avait traversé  l'antichambre en  trois bonds et
s'élançait sur l'escalier, dont  il comptait  descendre les degrés  quatre à
quatre, lorsque, emporté par sa course, il alla donner tête baissée dans  un
mousquetaire qui sortait de chez M. de Tréville par une porte de dégagement,
et, le heurtant du front à l'épaule,  lui  fit  pousser un cri  ou plutôt un
hurlement.
     "  Excusez-moi,  dit  d'Artagnan,  essayant  de  reprendre  sa  course,
excusez-moi, mais je suis pressé. "
     A  peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le
saisit par son écharpe et l'arrêta.
     " Vous êtes pressé ! s'écria  le mousquetaire,  pâle comme un linceul ;
sous ce  prétexte,  vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " ,  et vous
croyez  que  cela  suffit ? Pas tout à fait, mon  jeune homme.  Croyez-vous,
parce que vous avez entendu M. de  Tréville nous parler un peu cavalièrement
aujourd'hui,  que   l'on   peut  nous  traiter   comme   il  nous  parle   ?
Détrompez-vous, compagnon, vous n'êtes pas M. de Tréville, vous.
     -- Ma foi, répliqua  d'Artagnan, qui reconnut Athos,  lequel, après  le
pansement opéré par  le docteur,  regagnait son appartement, ma foi,  je  ne
l'ai pas fait  exprès, j'ai dit  : " Excusez-moi. "  Il  me semble  donc que
c'est assez. Je  vous répète cependant, et  cette fois c'est trop peut-être,
parole  d'honneur ! je  suis  pressé, très pressé.  Lâchez-moi donc, je vous
prie, et laissez-moi aller où j'ai affaire.
     -- Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n'êtes pas poli. On voit que
vous venez de loin. "
     D'Artagnan  avait  déjà enjambé  trois  ou  quatre degrés,  mais  à  la
remarque d'Athos il s'arrêta court.
     " Morbleu,  Monsieur ! dit-il, de  si loin que je vienne, ce n'est  pas
vous qui me donnerez une leçon de belles manières, je vous préviens.
     -- Peut-être, dit Athos.
     -- Ah ! si  je n'étais pas si  pressé, s'écria d'Artagnan, et si  je ne
courais pas après quelqu'un...
     --  Monsieur  l'homme  pressé,  vous  me trouverez  sans  courir,  moi,
entendez-vous ?
     -- Et où cela, s'il vous plaît ?
     -- Près des Carmes-Deschaux.
     -- A quelle heure ?
     -- Vers midi.
     -- Vers midi, c'est bien, j'y serai.
     --  Tâchez de  ne pas me faire attendre,  car à midi  un quart  je vous
préviens que c'est moi  qui courrai après vous et vous couperai les oreilles
à la course.
     -- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera à midi moins dix minutes. "
     Et  il  se  mit  à courir  comme  si  le  diable l'emportait,  espérant
retrouver  encore son  inconnu,  que son pas tranquille  ne devait pas avoir
conduit bien loin.
     Mais, à la porte de la  rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes.
Entre les deux causeurs,  il y  avait juste l'espace  d'un homme. D'Artagnan
crut que cet espace lui suffirait, et  il  s'élança  pour passer  comme  une
flèche  entre eux deux. Mais d'Artagnan avait compté sans le  vent. Comme il
allait passer, le vent s'engouffra  dans  le long  manteau  de  Porthos,  et
d'Artagnan vint donner droit dans  le manteau. Sans doute, Porthos avait des
raisons de ne pas abandonner cette  partie essentielle de son vêtement, car,
au lieu de  laisser aller le pan qu'il  tenait, il tira  à lui, de sorte que
d'Artagnan  s'enroula  dans   le  velours  par  un  mouvement   de  rotation
qu'explique la résistance de l'obstiné Porthos.
     D'Artagnan,  entendant jurer le mousquetaire, voulut  sortir de dessous
le manteau qui l'aveuglait, et chercha  son chemin dans le pli. Il redoutait
surtout  d'avoir porté  atteinte  à la fraîcheur du magnifique  baudrier que
nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez
collé  entre les deux épaules de  Porthos, c'est- à-dire  précisément sur le
baudrier.
     Hélas ! comme  la plupart  des choses de ce monde qui  n'ont pour elles
que l'apparence,  le baudrier  était  d'or  par-devant et  de  simple buffle
par-derrière. Porthos,  en vrai  glorieux qu'il  était, ne  pouvant avoir un
baudrier d'or  tout entier, en avait au moins la moitié : on comprenait  dès
lors la nécessité du rhume et l'urgence du manteau.
     " Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se débarrasser
de  d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous êtes donc enragé de vous
jeter comme cela sur les gens !
     -- Excusez-moi,  dit d'Artagnan reparaissant sous  l'épaule  du  géant,
mais je suis très pressé, je cours après quelqu'un, et...
     --  Est-ce que vous oubliez  vos  yeux  quand vous courez, par hasard ?
demanda Porthos.
     -- Non, répondit  d'Artagnan piqué,  non,  et grâce à  mes yeux je vois
même ce que ne voient pas les autres. "
     Porthos comprit ou ne  comprit  pas,  toujours est-il que,  se laissant
aller à sa colère :
     "  Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je vous en  préviens, si
vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
     -- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur.
     --  C'est celui qui convient à un homme habitué  à regarder en face ses
ennemis.
     -- Ah ! pardieu  ! je  sais  bien que vous ne  tournez  pas le dos  aux
vôtres, vous. "
     Et  le jeune homme, enchanté de  son espièglerie, s'éloigna  en riant à
gorge déployée.
     Porthos écuma de  rage  et  fit  un mouvement  pour se  précipiter  sur
d'Artagnan.
     "  Plus  tard,  plus tard, lui cria  celui-ci, quand vous  n'aurez plus
votre manteau.
     -- A une heure donc, derrière le Luxembourg.
     --  Très bien, à une heure " , répondit d'Artagnan en tournant  l'angle
de la rue.
     Mais ni  dans  la  rue qu'il venait de parcourir,  ni dans celle  qu'il
embrassait  maintenant du  regard,  il ne vit personne. Si  doucement qu'eût
marché l'inconnu, il avait gagné  du chemin ; peut-être aussi était-il entré
dans  quelque  maison.  D'Artagnan  s'informa  de  lui  à  tous  ceux  qu'il
rencontra,  descendit  jusqu'au  bac,  remonta  par la  rue  de Seine  et la
Croix-Rouge  ; mais rien, absolument rien.  Cependant cette  course  lui fut
profitable en ce sens qu'à mesure que la sueur inondait son front, son coeur
se refroidissait.
     Il  se mit  alors à  réfléchir sur  les événements qui venaient  de  se
passer ; ils étaient nombreux et néfastes : il  était onze heures du matin à
peine, et déjà  la matinée lui avait apporté la disgrâce  de M. de Tréville,
qui ne  pouvait manquer de trouver un peu cavalière la façon dont d'Artagnan
l'avait quitté.
     En outre, il avait ramassé deux bons duels avec deux hommes capables de
tuer chacun trois  d'Artagnan, avec  deux  mousquetaires enfin, c'est-à-dire
avec deux  de  ces  êtres qu'il estimait  si fort qu'il les mettait, dans sa
pensée et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes.
     La conjecture était triste. Sûr d'être tué par  Athos, on comprend  que
le jeune  homme ne  s'inquiétait pas  beaucoup de Porthos.  Pourtant,  comme
l'espérance est  la dernière chose qui s'éteint dans le coeur de l'homme, il
en arriva à espérer  qu'il pourrait survivre, avec  des blessures terribles,
bien entendu,  à  ces deux  duels, et, en cas de survivance,  il se fit pour
l'avenir les réprimandes suivantes :
     " Quel écervelé je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux
Athos  était  blessé  juste à l'épaule contre  laquelle  je m'en vais,  moi,
donner de la tête comme un bélier.  La seule chose qui m'étonne, c'est qu'il
ne m'ait pas tué roide ; il  en avait le droit, et la douleur que je lui  ai
causée  a dû être atroce. Quant  à  Porthos ! Oh ! quant  à Porthos, ma foi,
c'est plus drôle. "
     Et malgré lui le jeune homme se mit à rire, tout en regardant néanmoins
si  ce  rire isolé, et sans cause  aux  yeux de ceux  qui  le voyaient rire,
n'allait pas blesser quelque passant.
     " Quant à  Porthos, c'est plus drôle ;  mais je n'en  suis pas moins un
misérable étourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare !  non  !
et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il
m'eût pardonné  bien certainement ; il m'eût pardonné si je  n'eusse pas été
lui parler  de  ce  maudit  baudrier, à  mots couverts,  c'est vrai  ;  oui,
couverts  joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je  ferais de  l'esprit
dans la poêle à frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant
à lui-même avec toute l'aménité qu'il croyait se devoir, si tu en réchappes,
ce  qui  n'est  pas probable,  il s'agit d'être à  l'avenir d'une  politesse
parfaite. Désormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modèle. Etre
prévenant et poli, ce n'est pas être lâche. Regardez plutôt Aramis : Aramis,
c'est la  douceur, c'est  la grâce  en  personne. Eh bien, personne s'est-il
jamais avisé de dire qu'Aramis était un lâche ? Non, bien  certainement,  et
désormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.
"
     D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était arrivé à quelques
pas  de l'hôtel  d'Aiguillon, et devant  cet  hôtel il  avait  aperçu Aramis
causant  gaiement  avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son  côté,
Aramis aperçut  d'Artagnan ;  mais  comme  il  n'oubliait point que  c'était
devant ce jeune homme que M. de  Tréville s'était si fort emporté le  matin,
et  qu'un témoin  des reproches que  les mousquetaires avaient reçus ne  lui
était  d'aucune  façon  agréable,  il  fit  semblant  de  ne  pas  le  voir.
D'Artagnan,  tout  entier au  contraire  à ses plans  de conciliation  et de
courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut
accompagné du plus gracieux sourire. Aramis inclina légèrement la tête, mais
ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent à l'instant même leur
conversation.
     D'Artagnan n'était pas  assez  niais pour  ne point  s'apercevoir qu'il
était  de  trop ; mais  il n'était pas encore assez rompu aux façons du beau
monde  pour  se  tirer  galamment  d'une  situation fausse  comme l'est,  en
général, celle d'un homme qui est venu  se mêler à des gens qu'il connaît  à
peine et à une conversation qui  ne le regarde  pas.  Il cherchait  donc  en
lui-même  un  moyen  de  faire sa  retraite  le  moins  gauchement possible,
lorsqu'il  remarqua qu'Aramis  avait  laissé  tomber son  mouchoir  et,  par
mégarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivé de
réparer son inconvenance : il se baissa, et  de l'air le plus gracieux qu'il
pût  trouver,  il  tira  le  mouchoir  de  dessous le  pied du mousquetaire,
quelques  efforts que celui-ci  fît pour le retenir, et lui dit  en  le  lui
remettant :
     " Je  crois, Monsieur,  que voici un mouchoir que vous seriez fâché  de
perdre. "
     Le mouchoir était en effet richement  brodé et  portait une couronne et
des armes à l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutôt
qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.
     " Ah ! Ah ! s'écria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que
tu es  mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance
de te prêter ses mouchoirs ? "
     Aramis lança à d'Artagnan un  de  ces regards qui font comprendre  à un
homme qu'il  vient de s'acquérir un  ennemi mortel ; puis, reprenant son air
doucereux :
     " Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas à moi, et
je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutôt qu'à
l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma
poche. "
     A  ces mots, il tira son propre mouchoir,  mouchoir fort élégant aussi,
et  de fine  batiste,  quoique  la batiste  fût  chère à  cette époque, mais
mouchoir  sans broderie, sans armes et orné d'un seul chiffre,  celui de son
propriétaire.
     Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il  avait reconnu sa bévue ;
mais les amis d'Aramis ne se laissèrent pas convaincre par ses  dénégations,
et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux affecté :
     " Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends, je serais forcé, mon
cher Aramis, de  te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de
mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophée des effets de sa femme.
     -- Tu demandes  cela  mal, répondit Aramis, et tout en reconnaissant la
justesse de ta réclamation quant au fond, je refuserais à cause de la forme.
     --  Le fait est,  hasarda  timidement d'Artagnan,  que je  n'ai  pas vu
sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied  dessus, voilà
tout, et j'ai pensé que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir était à
lui.
     -- Et vous vous êtes trompé, mon  cher Monsieur " , répondit froidement
Aramis, peu sensible à la réparation.
     Puis,  se retournant vers celui des gardes qui s'était déclaré l'ami de
Bois-Tracy :
     "  D'ailleurs,  continua-t-il,  je  réfléchis,   mon  cher  intime   de
Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'être toi-même
; de  sorte qu'à la  rigueur  ce mouchoir peut aussi bien  être sorti de  ta
poche que de la mienne.
     -- Non, sur mon honneur ! s'écria le garde de Sa Majesté.
     --  Tu vas jurer sur ton honneur  et moi sur ma  parole, et  alors il y
aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran,
prenons-en chacun la moitié.
     -- Du mouchoir ?
     -- Oui.
     -- Parfaitement, s'écrièrent les deux autres gardes, le jugement du roi
Salomon. Décidément, Aramis, tu es plein de sagesse. "
     Les  jeunes  gens  éclatèrent  de rire,  et  comme  on  le  pense bien,
l'affaire n'eut pas  d'autre suite.  Au bout  d'un instant, la  conversation
cessa,  et les trois gardes et  le mousquetaire,  après  s'être cordialement
serré la main, tirèrent, les trois gardes de leur côté et Aramis du sien.
     " Voilà le moment de  faire ma paix avec ce galant homme  " , se dit  à
part lui d'Artagnan,  qui  s'était  tenu un peu  à l'écart pendant toute  la
dernière  partie  de cette  conversation.  Et,  sur  ce  bon  sentiment,  se
rapprochant d'Aramis, qui s'éloignait sans faire autrement attention à lui :
     " Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espère.
     -- Ah  !  Monsieur,  interrompit  Aramis,  permettez-moi de vous  faire
observer que  vous n'avez  point agi en cette  circonstance  comme un galant
homme le devait faire.
     -- Quoi, Monsieur ! s'écria d'Artagnan, vous supposez...
     -- Je suppose, Monsieur, que  vous n'êtes pas un sot, et que vous savez
bien, quoique arrivant de Gascogne,  qu'on ne marche pas sans cause sur  les
mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavé en batiste.
     -- Monsieur, vous avez tort de chercher  à m'humilier,  dit d'Artagnan,
chez  qui le  naturel  querelleur commençait  à  parler  plus  haut  que les
résolutions pacifiques. Je suis  de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le
savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants
; de sorte  que, lorsqu'ils se sont excusés une fois, fût-ce d'une  sottise,
ils  sont  convaincus  qu'ils ont déjà fait moitié plus qu'ils  ne  devaient
faire.
     -- Monsieur, ce  que je vous en dis, répondit  Aramis, n'est point pour
vous  chercher une querelle. Dieu  merci !  je ne suis pas un  spadassin, et
n'étant mousquetaire  que par intérim, je ne  me  bats que lorsque j'y  suis
forcé,  et toujours  avec une grande répugnance ; mais cette  fois l'affaire
est grave, car voici une dame compromise par vous.
     -- Par nous, c'est-à-dire, s'écria d'Artagnan.
     -- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ?
     -- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ?
     -- J'ai dit et je répète, Monsieur,  que ce mouchoir  n'est point sorti
de ma poche.
     -- Eh bien, vous  en avez menti  deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu
sortir, moi !
     --  Ah ! vous le prenez sur  ce ton, Monsieur le Gascon !  eh bien,  je
vous apprendrai à vivre.
     -- Et moi je vous  renverrai à votre messe, Monsieur l'abbé ! Dégainez,
s'il vous plaît, et à l'instant même.
     -- Non pas, s'il vous  plaît, mon bel  ami ; non, pas ici, du moins. Ne
voyez-vous pas  que nous sommes en face de l'hôtel  d'Aiguillon,  lequel est
plein de créatures du  cardinal ? Qui me dit que ce n'est  pas  Son Eminence
qui vous a chargé de lui procurer ma  tête ? Or j'y tiens ridiculement, à ma
tête, attendu  qu'elle me semble aller assez  correctement à mes épaules. Je
veux donc vous  tuer, soyez tranquille,  mais vous tuer tout doucement, dans
un endroit clos et couvert, là où vous ne puissiez vous vanter de votre mort
à personne.
     --  Je le veux bien,  mais  ne  vous  y  fiez  pas, et  emportez  votre
mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-être aurez-vous l'occasion de
vous en servir.
     -- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
     -- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ?
     --  La   prudence,  Monsieur,   est  une   vertu   assez  inutile   aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je
ne suis mousquetaire  que provisoirement, je tiens  à rester prudent. A deux
heures,  j'aurai  l'honneur de vous attendre à l'hôtel de M. de Tréville. Là
je vous indiquerai les bons endroits. "
     Les deux jeunes gens  se  saluèrent, puis Aramis s'éloigna en remontant
la  rue qui remontait  au Luxembourg,  tandis  que  d'Artagnan,  voyant  que
l'heure s'avançait, prenait le  chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant à
part soi :
     " Décidément, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tué,
je serai tué par un mousquetaire. "







     D'Artagnan ne  connaissait personne  à Paris. Il  alla  donc au rendez-
vous d'Athos sans amener de second, résolu de se contenter de ceux qu'aurait
choisis son adversaire. D'ailleurs son  intention était formelle de faire au
brave  mousquetaire toutes les  excuses  convenables,  mais  sans faiblesse,
craignant qu'il ne résultât de  ce duel ce qui résulte  toujours de fâcheux,
dans une  affaire  de ce  genre, quand un  homme  jeune et vigoureux se  bat
contre un adversaire blessé  et affaibli : vaincu, il double le triomphe  de
son  antagoniste  ;  vainqueur,  il est  accusé  de  forfaiture et de facile
audace.
     Au reste, ou  nous  avons mal  exposé  le caractère de  notre chercheur
d'aventures,  ou notre  lecteur a déjà  dû remarquer  que d'Artagnan n'était
point un homme ordinaire. Aussi, tout en se répétant à lui- même que sa mort
était inévitable, il ne se résigna point à mourir  tout doucettement,  comme
un autre moins courageux et moins modéré que  lui eût  fait  à  sa place. Il
réfléchit  aux différents  caractères  de ceux  avec  lesquels  il allait se
battre, et commença à  voir plus clair dans sa situation. Il espérait, grâce
aux excuses loyales qu'il lui réservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air
grand  seigneur  et la mine austère lui agréaient fort.  Il se  flattait  de
faire  peur  à  Porthos  avec  l'aventure du baudrier,  qu'il  pouvait, s'il
n'était  pas  tué sur le coup, raconter à tout le  monde, récit  qui, poussé
adroitement à l'effet, devait  couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au
sournois  Aramis, il n'en avait pas très grand-peur,  et en supposant  qu'il
arrivât jusqu'à lui,  il se chargeait de l'expédier bel et bien, ou du moins
en le frappant au visage, comme César avait recommandé  de faire aux soldats
de Pompée, d'endommager à tout jamais cette beauté dont il était si fier.
     Ensuite il y  avait chez d'Artagnan ce fonds inébranlable de résolution
qu'avaient déposé dans  son coeur les conseils de son père, conseils dont la
substance était : " Ne  rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et
de M. de Tréville. " Il vola donc plutôt qu'il ne marcha vers le couvent des
Carmes Déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque, sorte
de   bâtiment  sans   fenêtres,   bordé   de  prés  arides,   succursale  du
Pré-aux-Clercs,  et  qui  servait  d'ordinaire aux rencontres  des  gens qui
n'avaient pas de temps à perdre.
     Lorsque d'Artagnan arriva  en vue du petit terrain vague qui s'étendait
au pied  de ce monastère,  Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et
midi  sonnait.  Il  était  donc  ponctuel  comme la Samaritaine,  et le plus
rigoureux casuiste à l'égard des duels n'avait rien à dire.
     Athos, qui souffrait  toujours cruellement de sa  blessure, quoiqu'elle
eût été pansée à neuf par le chirurgien de M. de Tréville, s'était assis sur
une borne  et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet
air digne  qui ne l'abandonnaient  jamais.  A  l'aspect de d'Artagnan, il se
leva et fit poliment  quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de  son côté,
n'aborda  son adversaire  que  le chapeau à la  main  et sa  plume  traînant
jusqu'à terre.
     "  Monsieur,  dit Athos, j'ai  fait prévenir  deux de  mes amis  qui me
serviront  de seconds, mais ces deux amis ne sont  point  encore arrivés. Je
m'étonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude.
     -- Je n'ai  pas de seconds,  moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car  arrivé
d'hier seulement à Paris, je n'y connais encore personne que M. de Tréville,
auquel  j'ai été recommandé par  mon père qui a l'honneur d'être quelque peu
de ses amis. "
     Athos réfléchit un instant.
     " Vous ne connaissez que M. de Tréville ? demanda-t-il.
     -- Oui, Monsieur, je ne connais que lui.
     -- Ah çà, mais... , continua Athos parlant  moitié à lui-même, moitié à
d'Artagnan, ah... çà,  mais si  je  vous  tue,  j'aurai  l'air d'un  mangeur
d'enfants, moi !
     --  Pas  trop,  Monsieur,  répondit d'Artagnan  avec  un  salut qui  ne
manquait pas  de dignité ;  pas  trop, puisque vous  me faites  l'honneur de
tirer  l'épée  contre  moi  avec  une  blessure  dont  vous devez  être fort
incommodé.
     -- Très incommodé, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable,
je dois  le dire  ; mais je prendrai  la main  gauche, c'est mon habitude en
pareille circonstance. Ne croyez  donc pas  que je vous fasse une  grâce, je
tire proprement des deux mains ; et il  y aura même  désavantage pour vous :
un  gaucher  est  très gênant pour les gens  qui  ne  sont  pas prévenus. Je
regrette de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cette circonstance.
     -- Vous  êtes vraiment,  Monsieur,  dit  d'Artagnan  en s'inclinant  de
nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.
     -- Vous me rendez confus, répondit Athos avec  son air de gentilhomme ;
causons  donc  d'autre chose, je  vous prie, à moins que  cela ne  vous soit
désagréable. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'épaule me brûle.
     -- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timidité.
     -- Quoi, Monsieur ?
     -- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui  me  vient
de ma mère, et dont j'ai fait l'épreuve sur moi-même.
     -- Eh bien ?
     --  Eh  bien,  je  suis  sûr qu'en moins de  trois jours ce  baume vous
guérirait,  et  au bout de trois jours,  quand vous  seriez guéri : eh bien,
Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'être votre homme. "
     D'Artagnan dit ces  mots  avec une simplicité qui faisait  honneur à sa
courtoisie, sans porter aucunement atteinte à son courage.
     " Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaît, non
pas que je l'accepte,  mais  elle sent  son  gentilhomme d'une lieue.  C'est
ainsi que  parlaient  et faisaient  ces preux du temps  de Charlemagne,  sur
lesquels tout cavalier doit chercher à se modeler. Malheureusement, nous  ne
sommes  plus au  temps  du grand  empereur. Nous sommes  au  temps de  M. le
cardinal,  et  d'ici à  trois jours on saurait,  si bien gardé que  soit  le
secret,  on  saurait,  dis-je,  que  nous   devons  nous  battre,  et   l'on
s'opposerait à notre  combat. Ah  çà, mais ! ces  flâneurs ne viendront donc
pas ?
     -- Si vous êtes pressé, Monsieur, dit  d'Artagnan  à Athos avec la même
simplicité qu'un instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel
à trois jours,  si vous êtes pressé et qu'il vous plaise  de m'expédier tout
de suite, ne vous gênez pas, je vous en prie.
     --  Voilà  encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant un gracieux
signe  de tête à d'Artagnan, il n'est point d'un  homme sans cervelle, et il
est  à  coup  sûr  d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre
trempe, et je vois que si  nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus
tard  un vrai  plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs,  je
vous prie,  j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un,
je crois. "
     En  effet, au bout de la  rue  de Vaugirard commençait à  apparaître le
gigantesque Porthos.
     " Quoi ! s'écria d'Artagnan, votre premier témoin est M. Porthos ?
     -- Oui, cela vous contrarie-t-il ?
     -- Non, aucunement.
     -- Et voici le second. "
     D'Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos, et reconnut Aramis.
     "  Quoi !  s'écria-t-il  d'un accent plus étonné que la première  fois,
votre second témoin est M. Aramis ?
     -- Sans doute,  ne savez-vous  pas qu'on ne  nous voit jamais l'un sans
l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, à
la cour et à  la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois inséparables ?
Après cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau...
     -- De Tarbes, dit d'Artagnan.
     -- Il vous est permis d'ignorer ce détail, dit Athos.
     -- Ma foi, dit  d'Artagnan,  vous êtes  bien  nommés, Messieurs, et mon
aventure,  si  elle fait quelque bruit, prouvera  du  moins que  votre union
n'est point fondée sur les contrastes. "
     Pendant  ce  temps, Porthos s'était rapproché, avait  salué de  la main
Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il était resté tout étonné.
     Disons,  en  passant,  qu'il  avait changé  de  baudrier et  quitté son
manteau.
     " Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ?
     -- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main
d'Artagnan, et en le saluant du même geste.
     -- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
     -- Mais à une heure seulement, répondit d'Artagnan.
     -- Et moi  aussi,  c'est avec Monsieur  que je me bats,  dit Aramis  en
arrivant à son tour sur le terrain.
     -- Mais à deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le même calme.
     -- Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.
     --  Ma foi, je ne sais  pas trop, il m'a fait mal à l'épaule ;  et toi,
Porthos ?
     -- Ma foi, je  me  bats parce que  je me bats  " , répondit Porthos  en
rougissant.
     Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lèvres du
Gascon.
     " Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
     -- Et toi, Aramis ? demanda Athos.
     -- Moi, je me bats pour cause  de théologie " , répondit Aramis tout en
faisant signe à d'Artagnan qu'il le  priait de tenir secrète la cause de son
duel.
     Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d'Artagnan.
     " Vraiment, dit Athos.
     --  Oui,  un point  de saint  Augustin sur lequel  nous  ne sommes  pas
d'accord, dit le Gascon.
     -- Décidément c'est un homme d'esprit, murmura Athos.
     -- Et maintenant  que vous êtes rassemblés,  Messieurs, dit d'Artagnan,
permettez-moi de vous faire mes excuses. "
     A  ce  mot d'excuses , un nuage passa sur  le front d'Athos, un sourire
hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe négatif fut la réponse
d'Aramis.
     " Vous ne me  comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan  en relevant  sa
tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil  qui en dorait les
lignes  fines et hardies : je  vous demande  excuse  dans  le  cas  où je ne
pourrais vous  payer ma dette à tous trois,  car  M. Athos a  le droit de me
tuer le premier, ce  qui ôte beaucoup de sa valeur à votre créance, Monsieur
Porthos, et  ce  qui  rend la  vôtre à peu près nulle,  Monsieur Aramis.  Et
maintenant,  Messieurs,  je  vous  le  répète,  excusez-moi,  mais  de  cela
seulement, et en garde ! "
     A ces  mots, du geste  le plus cavalier qui se  puisse voir, d'Artagnan
tira son épée.
     Le sang était monté à la tête  de d'Artagnan, et dans ce moment  il eût
tiré  son épée contre tous  les mousquetaires du royaume, comme il venait de
faire contre Athos, Porthos et Aramis.
     Il  était  midi  et  un  quart.  Le  soleil  était  à  son  zénith,  et
l'emplacement choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé à toute
son ardeur.
     " Il fait  très  chaud, dit  Athos en tirant son épée  à son  tour,  et
cependant je ne  saurais ôter mon  pourpoint  ; car, tout  à l'heure encore,
j'ai senti que ma blessure saignait, et  je craindrais de gêner Monsieur  en
lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tiré lui-même.
     -- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et  tiré  par un autre ou  par
moi, je  vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un
aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous.
     -- Voyons,  voyons, dit Porthos,  assez de  compliments comme cela,  et
songez que nous attendons notre tour.
     -- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à dire de pareilles
incongruités, interrompit Aramis. Quant à moi, je  trouve les choses que ces
Messieurs  se  disent  fort  bien  dites  et tout  à  fait  dignes  de  deux
gentilshommes.
     -- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde.
     -- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer.
     Mais les  deux rapières avaient à peine résonné en se touchant,  qu'une
escouade des gardes de Son Eminence, commandée par M. de Jussac, se montra à
l'angle du couvent.
     " Les gardes  du cardinal !  s'écrièrent à la fois Porthos  et  Aramis.
L'épée au fourreau, Messieurs ! l'épée au fourreau ! "
     Mais il  était trop tard. Les deux combattants avaient été vus dans une
pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.
     "  Holà ! cria Jussac en s'avançant vers eux et  en faisant signe à ses
hommes d'en faire  autant, holà ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les
édits, qu'en faisons-nous ?
     --  Vous êtes bien généreux, Messieurs les  gardes, dit  Athos plein de
rancune,  car Jussac était l'un  des agresseurs de  l'avant-veille.  Si nous
vous voyions  battre, je vous réponds, moi, que nous nous garderions bien de
vous en empêcher.  Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir  du  plaisir
sans prendre aucune peine.
     --  Messieurs,  dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous déclare
que la chose est impossible. Notre devoir avant tout.  Rengainez  donc, s'il
vous plaît, et nous suivez.
     --  Monsieur, dit  Aramis  parodiant  Jussac, ce  serait  avec un grand
plaisir que  nous  obéirions à votre gracieuse invitation, si cela dépendait
de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de Tréville nous
l'a défendu. Passez  donc votre  chemin,  c'est ce  que vous avez de mieux à
faire. "
     Cette raillerie exaspéra Jussac.
     " Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous désobéissez.
     -- Ils sont cinq,  dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes que trois ;
nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je  le déclare,
je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. "
     Alors  Porthos  et  Aramis  se  rapprochèrent à l'instant  les uns  des
autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.
     Ce seul moment suffit à d'Artagnan pour prendre son parti : c'était  là
un de ces événements  qui décident de la vie d'un homme, c'était un  choix à
faire  entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persévérer.
Se battre, c'est-à-dire désobéir à la  loi, c'est-à-dire  risquer  sa  tête,
c'est-à-dire se faire d'un seul  coup  l'ennemi d'un ministre plus  puissant
que  le roi lui-même : voilà  ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le à
sa louange, il  n'hésita  point une seconde. Se tournant donc vers  Athos et
ses amis :
     "  Messieurs, dit-il,  je reprendrai,  s'il vous plaît, quelque chose à
vos paroles. Vous  avez dit que vous n'étiez que trois, mais il me semble, à
moi, que nous sommes quatre.
     -- Mais vous n'êtes pas des nôtres, dit Porthos.
     -- C'est  vrai,  répondit d'Artagnan ;  je  n'ai pas l'habit, mais j'ai
l'âme.  Mon  coeur  est mousquetaire,  je le sens  bien, Monsieur,  et  cela
m'entraîne.
     -- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui  sans doute à ses gestes
et à l'expression de son visage avait deviné le dessein de d'Artagnan.  Vous
pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. "
     D'Artagnan ne bougea point.
     " Décidément vous êtes un joli garçon, dit Athos en serrant la  main du
jeune homme.
     -- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.
     -- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.
     -- Monsieur est plein de générosité " , dit Athos.
     Mais  tous  trois pensaient à la jeunesse de d'Artagnan  et redoutaient
son inexpérience.
     " Nous ne serons  que trois,  dont  un  blessé,  plus un enfant, reprit
Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous étions quatre hommes.
     -- Oui, mais reculer ! dit Porthos.
     -- C'est difficile " , reprit Athos.
     D'Artagnan comprit leur irrésolution.
     "  Messieurs,  essayez-moi  toujours,  dit-il,  et  je  vous  jure  sur
l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes vaincus.
     -- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.
     -- D'Artagnan, Monsieur.
     -- Eh  bien,  Athos, Porthos, Aramis  et d'Artagnan, en  avant  !  cria
Athos.
     -- Eh bien, voyons, Messieurs, vous décidez-vous  à vous décider ? cria
pour la troisième fois Jussac.
     -- C'est fait, Messieurs, dit Athos.
     -- Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.
     -- Nous  allons  avoir l'honneur  de  vous charger,  répondit Aramis en
levant son chapeau d'une main et tirant son épée de l'autre.
     -- Ah ! vous résistez ! s'écria Jussac.
     -- Sangdieu ! cela vous étonne ? "
     Et  les neuf combattants  se précipitèrent les  uns sur les autres avec
une furie qui n'excluait pas une certaine méthode.
     Athos  prit  un  certain  Cahusac,  favori  du  cardinal  ; Porthos eut
Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.
     Quant à d'Artagnan, il se trouva lancé contre Jussac lui-même.
     Le  coeur du jeune Gascon battait à lui briser  la poitrine, non pas de
peur, Dieu  merci !  il  n'en avait pas l'ombre,  mais  d'émulation  ; il se
battait  comme  un  tigre  en  fureur,  tournant  dix  fois  autour  de  son
adversaire, changeant vingt fois  ses gardes et  son  terrain. Jussac était,
comme on  le  disait alors, friand  de  la lame,  et avait  fort  pratiqué ;
cependant  il avait toutes  les  peines du  monde à  se  défendre contre  un
adversaire  qui,  agile et  bondissant, s'écartait à tout moment  des règles
reçues, attaquant de tous côtés à la fois, et  tout cela  en parant en homme
qui a le plus grand respect pour son épiderme.
     Enfin cette lutte  finit  par faire perdre  patience  à Jussac. Furieux
d'être  tenu  en  échec par celui qu'il  avait regardé comme  un  enfant, il
s'échauffa et commença à faire  des fautes. D'Artagnan, qui, à défaut de  la
pratique, avait une profonde théorie, redoubla d'agilité. Jussac, voulant en
finir, porta un coup terrible à son adversaire  en  se fendant à fond ; mais
celui-ci para  prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un
serpent  sous son  fer,  il lui passa  son épée au travers  du corps. Jussac
tomba comme une masse.
     D'Artagnan  jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le champ de
bataille.
     Aramis avait déjà tué un de ses adversaires ;  mais l'autre le pressait
vivement. Cependant Aramis était  en bonne situation et  pouvait  encore  se
défendre.
     Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourré : Porthos  avait reçu
un coup d'épée au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais
comme ni  l'une ni l'autre des deux  blessures n'était  grave,  ils  ne s'en
escrimaient qu'avec plus d'acharnement.
     Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait à  vue d'oeil,  mais il
ne reculait pas d'une semelle : il  avait seulement changé son épée de main,
et se battait de la main gauche.
     D'Artagnan,  selon  les lois du duel de  cette époque, pouvait secourir
quelqu'un  ; pendant qu'il  cherchait du regard  celui de ses compagnons qui
avait besoin de son aide, il surprit  un coup d'oeil d'Athos. Ce coup d'oeil
était d'une  éloquence sublime. Athos serait mort  plutôt que  d'appeler  au
secours  ;  mais il  pouvait  regarder,  et  du  regard  demander un  appui.
D'Artagnan le devina, fit un bond  terrible et tomba sur le flanc de Cahusac
en criant :
     " A moi, Monsieur le garde, je vous tue ! "
     Cahusac  se retourna  ; il était temps. Athos, que son  extrême courage
soutenait seul, tomba sur un genou.
     "  Sangdieu ! criait-il  à  d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je
vous en prie ; j'ai une vieille affaire à terminer avec lui, quand je  serai
guéri  et  bien portant. Désarmez-le seulement, liez-lui l'épée. C'est cela.
Bien ! très bien ! "
     Cette exclamation  était  arrachée à Athos  par l'épée  de  Cahusac qui
sautait à vingt  pas de lui. D'Artagnan  et Cahusac  s'élancèrent  ensemble,
l'un pour la ressaisir,  l'autre pour  s'en emparer ; mais  d'Artagnan, plus
leste, arriva le premier et mit le pied dessus.
     Cahusac courut à  celui  des gardes qu'avait tué Aramis, s'empara de sa
rapière,  et voulut  revenir à d'Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra
Athos, qui,  pendant  cette  pause  d'un  instant  que  lui  avait  procurée
d'Artagnan, avait  repris haleine,  et qui, de crainte que d'Artagnan ne lui
tuât son ennemi, voulait recommencer le combat.
     D'Artagnan comprit  que  ce serait  désobliger Athos que  de  ne pas le
laisser  faire. En effet, quelques  secondes après, Cahusac  tomba  la gorge
traversée d'un coup d'épée.
     Au  même instant,  Aramis appuyait son épée  contre la poitrine de  son
adversaire renversé, et le forçait à demander merci.
     Restaient  Porthos et  Biscarat. Porthos  faisait  mille fanfaronnades,
demandant  à Biscarat  quelle heure il pouvait bien être, et lui faisait ses
compliments sur la compagnie que venait d'obtenir son frère dans le régiment
de Navarre  ; mais, tout  en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat était un
de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.
     Cependant il  fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous
les combattants,  blessés ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis
et d'Artagnan  entourèrent Biscarat et  le sommèrent  de  se rendre. Quoique
seul  contre  tous, et avec un  coup d'épée qui  lui traversait  la  cuisse,
Biscarat voulait tenir ;  mais Jussac, qui s'était relevé sur son coude, lui
cria de  se rendre. Biscarat était un  Gascon comme d'Artagnan  ;  il fit la
sourde oreille  et se contenta de  rire, et entre deux parades,  trouvant le
temps de désigner, du bout de son épée, une place à terre :
     " Ici, dit-il,  parodiant un verset de la  Bible, ici mourra  Biscarat,
seul de ceux qui sont avec lui.
     -- Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l'ordonne.
     -- Ah !  si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu es
mon brigadier, je dois obéir. "
     Et, faisant un bond en arrière, il cassa son épée sur son genou pour ne
pas  la rendre,  en  jeta les morceaux  par-dessus  le mur du couvent  et se
croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.
     La   bravoure  est  toujours  respectée,  même  dans  un   ennemi.  Les
mousquetaires saluèrent Biscarat de leurs épées et les remirent au fourreau.
D'Artagnan  en fit  autant, puis, aidé de  Biscarat,  le  seul qui fût resté
debout, il  porta sous le porche  du  couvent  Jussac,  Cahusac et celui des
adversaires  d'Aramis  qui  n'était que blessé.  Le  quatrième,  comme  nous
l'avons  dit, était mort. Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre
épées  sur  cinq,  ils  s'acheminèrent  ivres de joie vers l'hôtel  de M. de
Tréville.  On les voyait entrelacés,  tenant toute la largeur de  la rue, et
accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient,  si bien qu'à la fin  ce
fut une marche triomphale. Le coeur de d'Artagnan nageait dans l'ivresse, il
marchait entre Athos et Porthos en les étreignant tendrement.
     "  Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il à ses nouveaux amis en
franchissant la porte de l'hôtel de M.  de Tréville, au moins  me voilà reçu
apprenti, n'est-ce pas ? "







     L'affaire  fit  grand  bruit.  M. de Tréville gronda beaucoup tout haut
contre ses mousquetaires, et les félicita tout bas ; mais comme il n'y avait
pas de temps à  perdre pour prévenir le roi, M. de Tréville s'empressa de se
rendre  au Louvre. Il était déjà trop  tard, le  roi était  enfermé avec  le
cardinal, et l'on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne  pouvait
recevoir en ce moment. Le  soir, M. de Tréville  vint au jeu du roi.  Le roi
gagnait, et  comme  Sa Majesté  était fort avare,  elle  était  d'excellente
humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperçut Tréville :
     " Venez ici, Monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde  ;
savez-vous  que  Son  Eminence  est  venue me  faire  des  plaintes  sur vos
mousquetaires, et  cela avec une telle émotion, que ce  soir Son Eminence en
est malade  ? Ah çà,  mais ce  sont des diables à quatre, des gens à pendre,
que vos mousquetaires !
     -- Non, Sire, répondit Tréville, qui vit du premier coup d'oeil comment
la  chose  allait  tourner  ; non,  tout au  contraire,  ce sont  de  bonnes
créatures,  douces  comme des agneaux,  et qui n'ont  qu'un  désir,  je m'en
ferais garant : c'est que leur épée ne sorte du fourreau que pour le service
de Votre  Majesté. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal  sont
sans cesse à leur chercher querelle, et,  pour l'honneur même  du corps, les
pauvres jeunes gens sont obligés de se défendre.
     -- Ecoutez M. de Tréville ! dit le roi,  écoutez-le !  ne dirait-on pas
qu'il  parle  d'une  communauté religieuse !  En vérité, mon cher capitaine,
j'ai envie de vous ôter votre brevet et de le donner à Mlle de Chemerault, à
laquelle  j'ai  promis une  abbaye.  Mais ne pensez pas que je vous  croirai
ainsi sur parole. On m'appelle Louis le Juste, Monsieur de Tréville, et tout
à l'heure, tout à l'heure nous verrons.
     -- Ah  !  c'est  parce  que  je  me fie  à  cette  justice,  Sire,  que
j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre Majesté.
     -- Attendez donc, Monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai
pas longtemps attendre. "
     En  effet, la  chance tournait, et  comme le roi commençait à perdre ce
qu'il avait gagné, il n'était pas fâché de trouver un prétexte pour faire --
qu'on nous passe cette expression de joueur, dont,  nous l'avouons, nous  ne
connaissons pas l'origine --, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au
bout d'un instant, et mettant dans sa poche l'argent qui était devant lui et
dont la majeure partie venait de son gain :
     " La Vieuville, dit-il, prenez ma  place, il faut que  je parle à M. de
Tréville  pour affaire  d'importance.  Ah  !... j'avais quatre-vingts  louis
devant moi ; mettez la même somme, afin que ceux qui ont perdu n'aient point
à se plaindre. La justice avant tout. "
     Puis,  se retournant vers M. de  Tréville  et  marchant  avec  lui vers
l'embrasure d'une fenêtre :
     " Eh bien, Monsieur, continua-t-il, vous  dites que ce sont  les gardes
de l'Eminentissime qui ont été chercher querelle à vos mousquetaires ?
     -- Oui, Sire, comme toujours.
     -- Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon
cher capitaine, il faut qu'un juge écoute les deux parties.
     --  Ah ! mon Dieu ! de la façon la  plus  simple et  la plus naturelle.
Trois de mes meilleurs  soldats,  que Votre  Majesté connaît de nom  et dont
elle  a  plus  d'une  fois  apprécié le  dévouement, et  qui  ont,  je  puis
l'affirmer au  roi,  son service fort à coeur ; --  trois de  mes  meilleurs
soldats, dis-je, MM.  Athos,  Porthos et Aramis,  avaient fait une partie de
plaisir  avec un  jeune cadet de Gascogne  que je  leur avais recommandé  le
matin même. La partie allait avoir lieu  à Saint- Germain, je crois,  et ils
s'étaient donné rendez-vous aux  Carmes-  Deschaux, lorsqu'elle fut troublée
par M. de Jussac  et MM. Cahusac,  Biscarat, et deux  autres gardes  qui  ne
venaient certes  pas  là en si  nombreuse  compagnie sans mauvaise intention
contre les édits.
     --  Ah  ! ah ! vous  m'y  faites penser, dit  le roi : sans doute,  ils
venaient pour se battre eux-mêmes.
     -- Je ne les accuse pas, Sire,  mais je laisse Votre Majesté  apprécier
ce que peuvent aller faire cinq  hommes armés dans un lieu aussi  désert que
le sont les environs du couvent des Carmes.
     -- Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.
     -- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont  changé d'idée et
ils ont  oublié leur haine particulière pour la haine  de  corps ; car Votre
Majesté n'ignore pas que les mousquetaires,  qui  sont  au roi et rien qu'au
roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont à M. le cardinal.
     --  Oui,  Tréville,  oui,  dit  le roi mélancoliquement, et  c'est bien
triste,  croyez-moi, de voir ainsi  deux partis en France,  deux têtes  à la
royauté ; mais tout cela finira, Tréville, tout cela finira. Vous dites donc
que les gardes ont cherché querelle aux mousquetaires ?
     -- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passées ainsi, mais
je  n'en jure pas,  Sire.  Vous  savez combien  la  vérité est  difficile  à
connaître, et  à moins  d'être doué de cet  instinct admirable  qui  a  fait
nommer Louis XIII le Juste...
     -- Et  vous avez  raison, Tréville ; mais ils n'étaient  pas seuls, vos
mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ?
     -- Oui, Sire,  et un homme blessé, de  sorte que trois mousquetaires du
roi, dont  un blessé, et  un  enfant, non seulement ont tenu tête à cinq des
plus terribles gardes de M. le cardinal,  mais encore en ont porté quatre  à
terre.
     -- Mais c'est une victoire, cela ! s'écria le roi tout rayonnant  ; une
victoire complète !
     -- Oui, Sire, aussi complète que celle du pont de Cé.
     -- Quatre hommes, dont un blessé, et un enfant, dites-vous ?
     -- Un jeune  homme à peine  ; lequel s'est même si parfaitement conduit
en  cette occasion,  que je prendrai la liberté de le  recommander  à  Votre
Majesté.
     -- Comment s'appelle-t-il ?
     -- D'Artagnan,  Sire.  C'est le fils d'un de mes plus anciens amis ; le
fils d'un homme qui a fait avec le roi  votre père, de glorieuse mémoire, la
guerre de partisan.
     --  Et vous dites qu'il s'est  bien conduit, ce jeune homme ? Racontez-
moi cela, Tréville  ;  vous  savez  que  j'aime  les récits de guerre  et de
combat. "
     Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en  se posant sur la
hanche.
     " Sire,  reprit  Tréville, comme je vous l'ai  dit,  M. d'Artagnan  est
presque un  enfant, et comme il  n'a pas  l'honneur d'être  mousquetaire, il
était en  habit bourgeois ; les gardes de  M. le  cardinal, reconnaissant sa
grande jeunesse  et, de  plus, qu'il était étranger au  corps,  l'invitèrent
donc à se retirer avant qu'ils attaquassent.
     -- Alors, vous  voyez bien,  Tréville, interrompit  le roi, que ce sont
eux qui ont attaqué.
     -- C'est juste, Sire :  ainsi, plus de doute ; ils le sommèrent donc de
se retirer ; mais il répondit qu'il était mousquetaire de coeur et tout à Sa
Majesté, qu'ainsi donc il resterait avec Messieurs les mousquetaires.
     -- Brave jeune homme ! murmura le roi.
     --  En effet, il demeura avec eux ; et Votre Majesté  a là un  si ferme
champion, que ce fut lui qui donna à  Jussac ce terrible coup d'épée qui met
si fort en colère M. le cardinal.
     --  C'est lui qui a blessé  Jussac ? s'écria le roi  ; lui, un enfant !
Ceci, Tréville, c'est impossible.
     -- C'est comme j'ai l'honneur de le dire à Votre Majesté.
     -- Jussac, une des premières lames du royaume !
     -- Eh bien, Sire ! il a trouvé son maître.
     -- Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je veux  le  voir, et si l'on
peut faire quelque chose, Eh bien, nous nous en occuperons.
     -- Quand Votre Majesté daignera-t-elle le recevoir ?
     -- Demain à midi, Tréville.
     -- L'amènerai-je seul ?
     -- Non, amenez-les-moi tous  les quatre ensemble. Je veux les remercier
tous  à  la  fois ; les hommes  dévoués sont rares,  Tréville,  et  il  faut
récompenser le dévouement.
     -- A midi, Sire, nous serons au Louvre.
     -- Ah ! par le petit escalier, Tréville, par le petit  escalier. Il est
inutile que le cardinal sache...
     -- Oui, Sire.
     --  Vous comprenez, Tréville,  un  édit est toujours  un édit  ; il est
défendu de se battre, au bout du compte.
     --  Mais  cette  rencontre,  Sire,  sort  tout  à  fait des  conditions
ordinaires  d'un duel : c'est  une rixe, et la  preuve, c'est qu'ils étaient
cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M. d'Artagnan.
     -- C'est juste,  dit le roi ; mais n'importe, Tréville, venez  toujours
par le petit escalier. "
     Tréville sourit. Mais  comme  c'était déjà  beaucoup  pour lui  d'avoir
obtenu  de  cet  enfant  qu'il  se  révoltât  contre  son  maître,  il salua
respectueusement le roi, et avec son agrément prit congé de lui.
     Dès le soir même,  les trois mousquetaires furent prévenus de l'honneur
qui leur était accordé. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils
n'en  furent  pas  trop échauffés  :  mais  d'Artagnan, avec son imagination
gasconne, y vit sa fortune à venir, et passa la nuit à faire des rêves d'or.
Aussi, dès huit heures du matin, était-il chez Athos.
     D'Artagnan trouva le mousquetaire  tout habillé et prêt à sortir. Comme
on n'avait rendez-vous chez le roi qu'à midi, il avait formé le projet, avec
Porthos  et Aramis, d'aller  faire une partie de  paume dans un tripot situé
tout  près des écuries du Luxembourg. Athos invita d'Artagnan à  les suivre,
et malgré son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait  jamais  joué, celui-ci
accepta,  ne  sachant  que faire  de son  temps, depuis neuf heures du matin
qu'il était à peine jusqu'à midi.
     Les deux  mousquetaires  étaient  déjà  arrivés et pelotaient ensemble.
Athos,  qui  était  très  fort  à tous les  exercices  du corps,  passa avec
d'Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais au premier mouvement qu'il
essaya, quoiqu'il jouât de la main gauche,  il comprit que sa blessure était
encore  trop récente pour lui permettre un pareil exercice. D'Artagnan resta
donc seul, et  comme il déclara qu'il était trop maladroit pour soutenir une
partie en règle, on continua  seulement à s'envoyer des  balles sans compter
le jeu. Mais une de ces balles, lancée par le  poignet herculéen de Porthos,
passa si près du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu de passer
à  côté,  elle eût donné  dedans,  son  audience était  probablement perdue,
attendu  qu'il  lui eût été de  toute impossibilité  de se présenter chez le
roi. Or, comme  de cette audience, dans son  imagination gasconne, dépendait
tout son avenir, il salua  poliment Porthos et  Aramis, déclarant  qu'il  ne
reprendrait la partie que lorsqu'il serait en état de leur tenir tête, et il
s'en revint prendre place près de la corde et dans la galerie.
     Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs  se trouvait  un
garde de  Son  Eminence, lequel, tout  échauffé encore  de la défaite de ses
compagnons,  arrivée  la veille  seulement,  s'était  promis  de  saisir  la
première occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion était venue,
et s'adressant à son voisin :
     " Il  n'est pas  étonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur d'une
balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire. "
     D'Artagnan  se retourna  comme si un  serpent  l'eût mordu, et  regarda
fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.
     "  Pardieu !  reprit  celui-ci  en frisant insolemment,  sa  moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit Monsieur, j'ai dit ce que j'ai
dit.
     -- Et comme ce que vous  avez  dit est trop  clair pour que vos paroles
aient besoin d'explication,  répondit  d'Artagnan  à  voix  basse,  je  vous
prierai de me suivre.
     -- Et quand cela ? demanda le garde avec le même air railleur.
     -- Tout de suite, s'il vous plaît.
     -- Et vous savez qui je suis, sans doute ?
     -- Moi, je l'ignore complètement, et je ne m'en inquiète guère.
     --  Et  vous  avez  tort,  car,  si  vous  saviez  mon  nom,  peut-être
seriez-vous moins pressé.
     -- Comment vous appelez-vous ?
     -- Bernajoux, pour vous servir.
     -- Eh bien,  Monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je vais
vous attendre sur la porte.
     -- Allez, Monsieur, je vous suis.
     -- Ne vous  pressez pas  trop, Monsieur, qu'on ne s'aperçoive  pas  que
nous  sortons ensemble ; vous  comprenez  que pour ce que nous allons faire,
trop de monde nous gênerait.
     --  C'est  bien "  , répondit le  garde, étonné que  son nom  n'eût pas
produit plus d'effet sur le jeune homme.
     En effet,  le  nom  de  Bernajoux  était  connu  de tout  le  monde, de
d'Artagnan seul excepté, peut-être ;  car c'était un  de ceux qui figuraient
le plus souvent  dans les rixes journalières que tous les édits du roi et du
cardinal n'avaient pu réprimer.
     Porthos  et Aramis  étaient  si occupés  de leur partie,  et Athos  les
regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas même sortir leur jeune
compagnon,  lequel,  ainsi qu'il  l'avait dit  au  garde  de  Son  Eminence,
s'arrêta  sur la porte ; un  instant après,  celui-ci descendit à  son tour.
Comme d'Artagnan  n'avait  pas de temps  à perdre, vu l'audience du  roi qui
était fixée à  midi, il  jeta les yeux autour  de lui, et voyant que  la rue
était déserte :
     "  Ma foi, dit-il  à son adversaire,  il est  bien  heureux  pour vous,
quoique vous  vous  appeliez Bernajoux, de n'avoir  affaire qu'à un apprenti
mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon  mieux. En garde
!
     -- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le
lieu  est assez mal choisi,  et que nous  serions mieux derrière l'abbaye de
Saint-Germain ou dans le Pré-aux-Clercs.
     --  Ce  que  vous  dites  est  plein  de sens,  répondit  d'Artagnan  ;
malheureusement j'ai peu de temps à moi, ayant un rendez-vous à  midi juste.
En garde donc, Monsieur, en garde ! "
     Bernajoux  n'était pas  homme à  se  faire répéter  deux fois un pareil
compliment. Au même instant son épée brilla à sa main,  et il fondit sur son
adversaire que, grâce à sa grande jeunesse, il espérait intimider.
     Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et  tout  frais
émoulu de sa victoire, tout gonflé de sa future faveur, il était résolu à ne
pas reculer d'un pas : aussi les deux fers se trouvèrent-ils engagés jusqu'à
la garde, et comme d'Artagnan tenait ferme à sa place, ce fut son adversaire
qui fit un pas  de retraite.  Mais d'Artagnan saisit le  moment  où, dans ce
mouvement, le fer de Bernajoux déviait de la ligne, il dégagea, se fendit et
toucha son  adversaire à l'épaule. Aussitôt d'Artagnan,  à son tour,  fit un
pas  de retraite et releva son épée ; mais Bernajoux lui cria que ce n'était
rien,  et  se  fendant  aveuglément  sur  lui,  il  s'enferra  de  lui-même.
Cependant, comme il  ne  tombait  pas, comme il ne se déclarait  pas vaincu,
mais que seulement  il rompait du côté de l'hôtel de  M. de La Trémouille au
service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-même la  gravité
de  la dernière  blessure  que  son  adversaire  avait  reçue,  le  pressait
vivement, et sans  doute  allait l'achever d'un  troisième coup, lorsque  la
rumeur qui  s'élevait  de la rue s'étant étendue jusqu'au jeu de paume, deux
des amis du  garde,  qui l'avaient entendu  échanger  quelques  paroles avec
d'Artagnan et  qui  l'avaient  vu  sortir  à la suite  de  ces  paroles,  se
précipitèrent l'épée à la main hors du tripot et tombèrent sur le vainqueur.
Mais aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent à leur tour, et au moment où
les  deux  gardes  attaquaient  leur  jeune  camarade, les  forcèrent  à  se
retourner. En  ce  moment, Bernajoux tomba ; et  comme  les  gardes  étaient
seulement deux  contre quatre, ils se mirent à crier : " A  nous, l'hôtel de
La Trémouille !  "  A ces cris, tout ce qui  était  dans  l'hôtel sortit, se
ruant sur les quatre compagnons,  qui de leur côté  se mirent à crier  : " A
nous, mousquetaires ! "
     Ce cri était ordinairement entendu  ;  car on savait les  mousquetaires
ennemis de Son Eminence, et on les aimait  pour la haine qu'ils portaient au
cardinal. Aussi  les gardes des autres compagnies  que celles appartenant au
duc Rouge, comme l'avait  appelé Aramis, prenaient-ils en général parti dans
ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la
compagnie  de M. des Essarts qui passaient,  deux vinrent  donc  en aide aux
quatre compagnons, tandis que l'autre  courait à  l'hôtel de M. de Tréville,
criant : " A nous, mousquetaires, à nous ! " Comme d'habitude, l'hôtel de M.
de Tréville était plein de soldats de cette arme, qui accoururent au secours
de  leurs camarades ;  la  mêlée devint  générale, mais  la force était  aux
mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La Trémouille se
retirèrent dans  l'hôtel, dont ils fermèrent  les  portes assez à temps pour
empêcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en même temps qu'eux. Quant
au blessé,  il  y  avait été tout d'abord transporté  et, comme nous l'avons
dit, en fort mauvais état.
     L'agitation était à son comble parmi les mousquetaires et leurs alliés,
et  l'on  délibérait  déjà  si,  pour punir  l'insolence  qu'avaient eue les
domestiques de M. de La Trémouille de faire une sortie sur les mousquetaires
du roi, on ne mettrait pas le feu à  son hôtel. La proposition  en avait été
faite et  accueillie  avec  enthousiasme, lorsque heureusement  onze  heures
sonnèrent ; d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience,  et
comme ils eussent  regretté que  l'on  fît  un  si beau coup sans  eux,  ils
parvinrent  à calmer les têtes. On  se contenta donc de jeter quelques pavés
dans  les  portes,  mais  les  portes  résistèrent  : alors  on se  lassa  ;
d'ailleurs ceux qui devaient être regardés comme les chefs  de  l'entreprise
avaient depuis un instant quitté le groupe et s'acheminaient vers l'hôtel de
M. de Tréville, qui les attendait, déjà au courant de cette algarade.
     " Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et tâchons
de  voir  le  roi  avant  qu'il  soit prévenu  par  le cardinal  ;  nous lui
raconterons  la  chose comme  une  suite de  l'affaire  d'hier, et les  deux
passeront ensemble. "
     M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes gens, s'achemina donc vers
le Louvre ; mais, au grand étonnement du capitaine des mousquetaires, on lui
annonça que le roi était allé courre le cerf dans la forêt de Saint-Germain.
M. de Tréville se fit répéter deux fois cette nouvelle, et à chaque fois ses
compagnons virent son visage se rembrunir.
     " Est-ce  que Sa  Majesté, demanda-t-il, avait  dès  hier le  projet de
faire cette chasse ?
     -- Non, Votre Excellence, répondit le valet de  chambre, c'est le grand
veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait détourné cette nuit un
cerf à son  intention.  Il a d'abord répondu qu'il  n'irait pas, puis il n'a
pas  su résister  au  plaisir que lui promettait cette chasse,  et  après le
dîner il est parti.
     -- Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de Tréville.
     -- Selon  toute probabilité, répondit le valet  de chambre, car j'ai vu
ce matin  les  chevaux  au carrosse  de Son Eminence, j'ai  demandé où  elle
allait, et l'on m'a répondu : " A Saint-Germain. "
     -- Nous sommes prévenus, dit M.  de Tréville, Messieurs, je  verrai  le
roi  ce  soir  ;  mais  quant à vous,  je  ne vous conseille  pas de  vous y
hasarder. "
     L'avis  était  trop  raisonnable  et  surtout  venait  d'un  homme  qui
connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens essayassent de
le combattre. M. de Tréville les invita donc à rentrer  chacun chez eux et à
attendre de ses nouvelles.
     En  entrant  à  son  hôtel, M. de Tréville songea qu'il fallait prendre
date en portant  plainte le premier. Il envoya un de ses domestiques chez M.
de La Trémouille avec une lettre  dans laquelle il le  priait de mettre hors
de chez lui  le  garde  de M.  le  cardinal,  et  de réprimander ses gens de
l'audace  qu'ils  avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires.
Mais  M.  de La Trémouille, déjà prévenu par son  écuyer dont, comme  on  le
sait, Bernajoux était le parent, lui fit répondre que ce  n'était ni à M. de
Tréville,  ni à  ses mousquetaires  de se plaindre, mais bien au contraire à
lui dont les  mousquetaires avaient chargé les gens et voulu brûler l'hôtel.
Or, comme le  débat entre ces deux seigneurs eût pu  durer longtemps, chacun
devant naturellement s'entêter  dans  son opinion, M.  de Tréville  avisa un
expédient qui avait  pour but  de  tout terminer : c'était  d'aller  trouver
lui-même M. de La Trémouille.
     Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer.
     Les  deux  seigneurs  se  saluèrent  poliment,  car, s'il n'y avait pas
amitié entre eux,  il y  avait  du moins estime. Tous  deux  étaient gens de
coeur et d'honneur ; et comme  M. de  La  Trémouille,  protestant, et voyant
rarement le roi, n'était d'aucun parti, il n'apportait en  général dans  ses
relations  sociales aucune  prévention.  Cette fois,  néanmoins, son accueil
quoique poli fut plus froid que d'habitude.
     " Monsieur,  dit M. de  Tréville, nous croyons  avoir  à nous  plaindre
chacun l'un  de l'autre, et  je suis venu moi-même pour que nous tirions  de
compagnie cette affaire au clair.
     -- Volontiers, répondit M. de La Trémouille ; mais je vous préviens que
je suis bien renseigné, et tout le tort est à vos mousquetaires.
     -- Vous êtes  un homme trop juste et trop raisonnable, Monsieur, dit M.
de Tréville, pour ne pas accepter la proposition que je vais faire.
     -- Faites, Monsieur, j'écoute.
     -- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre écuyer ?
     -- Mais, Monsieur, fort mal. Outre le coup d'épée  qu'il a reçu dans le
bras, et qui n'est pas autrement dangereux, il en a encore  ramassé un autre
qui  lui  a traversé le poumon, de  sorte  que le médecin  en dit de pauvres
choses.
     -- Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance ?
     -- Parfaitement.
     -- Parle-t-il ?
     -- Avec difficulté, mais il parle.
     --  Eh bien, Monsieur ! rendons-nous près de lui ; adjurons-le, au  nom
du Dieu devant lequel il va être appelé peut-être,  de dire la vérité. Je le
prends pour juge  dans sa propre cause,  Monsieur, et  ce  qu'il dira  je le
croirai. "
     M.  de  La  Trémouille  réfléchit un  instant,  puis,  comme  il  était
difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.
     Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé. Celui-ci, en
voyant  entrer  ces deux nobles  seigneurs  qui  venaient lui  faire visite,
essaya de se relever  sur son lit, mais il était trop faible, et, épuisé par
l'effort qu'il avait fait, il retomba presque sans connaissance.
     M. de La Trémouille s'approcha de lui  et lui fit respirer des sels qui
le rappelèrent  à  la vie. Alors  M.  de Tréville,  ne voulant pas qu'on pût
l'accuser  d'avoir  influencé  le  malade, invita  M.  de  La  Trémouille  à
l'interroger lui-même.
     Ce qu'avait prévu M. de Tréville  arriva. Placé entre la vie et la mort
comme  l'était Bernajoux, il  n'eut pas  même l'idée de taire  un instant la
vérité,  et  il raconta  aux deux seigneurs les  choses  exactement,  telles
qu'elles s'étaient passées.
     C'était  tout ce que  voulait M. de Tréville  ; il souhaita à Bernajoux
une prompte convalescence, prit congé de M. de La Trémouille, rentra  à  son
hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu'il les attendait à dîner.
     M.  de Tréville recevait fort  bonne compagnie,  toute anticardinaliste
d'ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dîner
sur les deux échecs que venaient d'éprouver les  gardes de Son Eminence. Or,
comme d'Artagnan avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui que
tombèrent  toutes  les   félicitations,  qu'Athos,  Porthos  et  Aramis  lui
abandonnèrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu
assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le sien.
     Vers  six  heures, M. de Tréville  annonça qu'il  était tenu d'aller au
Louvre ; mais  comme  l'heure de l'audience  accordée  par Sa  Majesté était
passée, au lieu de réclamer l'entrée par le petit escalier, il se plaça avec
les quatre jeunes gens dans l'antichambre. Le roi  n'était pas encore revenu
de  la chasse.  Nos jeunes  gens attendaient depuis une demi-heure à  peine,
mêlés à  la foule des courtisans, lorsque toutes  les  portes s'ouvrirent et
qu'on annonça Sa Majesté.
     A cette annonce, d'Artagnan se sentit frémir jusqu'à  la moelle des os.
L'instant  qui  allait suivre devait, selon  toute  probabilité,  décider du
reste de sa vie. Aussi ses yeux  se  fixèrent-ils avec angoisse sur la porte
par laquelle devait entrer le roi.
     Louis XIII parut, marchant  le premier ; il était en costume de chasse,
encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet à  la main.
Au  premier  coup d'oeil,  d'Artagnan  jugea  que  l'esprit du  roi  était à
l'orage.
     Cette  disposition,  toute  visible  qu'elle  était  chez  Sa  Majesté,
n'empêcha  pas les  courtisans  de  se ranger  sur  son  passage : dans  les
antichambres  royales,  mieux vaut  encore  être vu  d'un oeil irrité que de
n'être  pas  vu  du tout. Les trois mousquetaires n'hésitèrent donc  pas, et
firent un  pas en  avant,  tandis que d'Artagnan au contraire  restait caché
derrière eux ;  mais quoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et
Aramis,  il passa devant eux sans les regarder, sans  leur  parler  et comme
s'il ne les avait jamais vus. Quant à M.  de Tréville, lorsque  les  yeux du
roi  s'arrêtèrent un  instant  sur lui,  il  soutint ce regard  avec tant de
fermeté,  que ce fut  le roi qui détourna  la  vue ;  après  quoi,  tout  en
grommelant, Sa Majesté rentra dans son appartement.
     " Les affaires  vont mal,  dit Athos en souriant, et nous ne serons pas
encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci.
     -- Attendez ici dix minutes,  dit M. de Tréville ; et si au bout de dix
minutes vous ne me voyez pas  sortir, retournez  à  mon hôtel : car  il sera
inutile que vous m'attendiez plus longtemps. "
     Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure, vingt
minutes ; et voyant que M. de Tréville ne  reparaissait point, ils sortirent
fort inquiets de ce qui allait arriver.
     M.  de Tréville était entré hardiment dans le  cabinet du roi, et avait
trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur un fauteuil et battant
ses  bottes du manche de son  fouet, ce qui ne l'avait  pas  empêché de  lui
demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santé.
     " Mauvaise, Monsieur, mauvaise, répondit le roi, je m'ennuie. "
     C'était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait  un
de ses  courtisans, l'attirait à  une  fenêtre et lui disait : " Monsieur un
tel, ennuyons-nous ensemble. "
     " Comment  ! Votre Majesté s'ennuie ! dit  M.  de  Tréville. N'a-t-elle
donc pas pris aujourd'hui le plaisir de la chasse ?
     -- Beau plaisir, Monsieur ! Tout  dégénère, sur mon âme, et je  ne sais
si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui n'ont plus de nez.
Nous lançons un cerf  dix cors, nous le courons six heures,  et quand il est
prêt  à tenir, quand  Saint-Simon met déjà le  cor à  sa  bouche pour sonner
l'hallali, crac ! toute la meute prend le change et s'emporte sur un daguet.
Vous verrez que je serai obligé de  renoncer à la chasse à courre comme j'ai
renoncé à la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, Monsieur de
Tréville ! je n'avais plus qu'un gerfaut, et il est mort avant-hier.
     -- En  effet, Sire,  je  comprends  votre désespoir, et le  malheur est
grand  ; mais  il vous  reste  encore,  ce me semble, bon nombre de faucons,
d'éperviers et de tiercelets.
     -- Et  pas  un homme pour  les instruire, les fauconniers s'en vont, il
n'y a  plus que moi  qui connaisse l'art de la vénerie. Après moi tout  sera
dit, et  l'on chassera  avec  des traquenards, des  pièges, des  trappes. Si
j'avais le temps encore de former des élèves  ! mais oui, M. le cardinal est
là qui ne me laisse pas un instant de repos, qui  me parle de l'Espagne, qui
me  parle de l'Autriche, qui me parle de l'Angleterre ! Ah !  à propos de M.
le cardinal, Monsieur de Tréville, je suis mécontent de vous. "
     M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait le roi de
longue main ;  il  avait  compris que  toutes ses plaintes  n'étaient qu'une
préface, une espèce d'excitation pour s'encourager lui-même, et  que c'était
où il était arrivé enfin qu'il en voulait venir.
     " Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à Votre Majesté ?
demanda M. de Tréville en feignant le plus profond étonnement.
     --  Est-ce  ainsi que vous faites votre charge,  Monsieur ? continua le
roi sans répondre directement à la question de M. de Tréville ; est-ce  pour
cela  que  je vous ai nommé capitaine  de mes mousquetaires,  que  ceux-  ci
assassinent un homme, émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans
que vous en disiez  un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que
je me hâte de vous accuser,  sans doute que les perturbateurs sont en prison
et que vous venez m'annoncer que justice est faite.
     --  Sire, répondit  tranquillement M.  de Tréville,  je  viens vous  la
demander au contraire.
     -- Et contre qui ? s'écria le roi.
     -- Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.
     -- Ah ! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous pas dire que
vos trois mousquetaires  damnés, Athos,  Porthos et Aramis et votre cadet de
Béarn, ne se sont pas jetés comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne
l'ont pas maltraité de  telle façon qu'il est probable qu'il est en train de
trépasser à cette  heure  ! N'allez-vous pas  dire  qu'ensuite ils n'ont pas
fait  le siège  de l'hôtel du  duc de La Trémouille,  et qu'ils  n'ont point
voulu le brûler ! ce qui n'aurait peut-être pas été un très grand malheur en
temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots,  mais ce qui, en temps de
paix, est un fâcheux exemple. Dites, n'allez-vous pas nier tout cela ?
     -- Et  qui vous a fait ce beau récit, Sire  ? demanda tranquillement M.
de Tréville.
     -- Qui m'a  fait ce  beau récit, Monsieur  !  et qui voulez-vous que ce
soit, si  ce n'est  celui qui veille  quand je dors,  qui travaille quand je
m'amuse, qui mène tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en
Europe ?
     --  Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Tréville, car
je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa Majesté.
     --  Non  Monsieur, je  veux  parler du soutien de  l'Etat, de mon  seul
serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.
     -- Son Eminence n'est pas Sa Sainteté, Sire.
     -- Qu'entendez-vous par là, Monsieur ?
     --  Qu'il  n'y  a  que  le  pape  qui  soit infaillible, et  que  cette
infaillibilité ne s'étend pas aux cardinaux.
     -- Vous voulez dire qu'il me trompe,  vous voulez dire qu'il me trahit.
Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l'accusez.
     -- Non, Sire ; mais  je dis qu'il se trompe  lui-même ; je dis  qu'il a
été mal renseigné ; je dis qu'il  a  eu  hâte d'accuser les mousquetaires de
Votre Majesté, pour lesquels il est injuste, et qu'il n'a pas été puiser ses
renseignements aux bonnes sources.
     --  L'accusation vient de  M. de  La  Trémouille,  du duc lui-même. Que
répondrez-vous à cela ?
     --  Je  pourrais répondre,  Sire,  qu'il est  trop  intéressé  dans  la
question  pour  être  un  témoin bien impartial ; mais loin  de là, Sire, je
connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en rapporterai à lui, mais
à une condition, Sire.
     -- Laquelle ?
     --  C'est  que  Votre  Majesté  le   fera  venir,  l'interrogera,  mais
elle-même, en tête à  tête,  sans  témoins, et que je reverrai Votre Majesté
aussitôt qu'elle aura reçu le duc.
     -- Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que dira M. de
La Trémouille ?
     -- Oui, Sire.
     -- Vous accepterez son jugement ?
     -- Sans doute.
     -- Et vous vous soumettrez aux réparations qu'il exigera ?
     -- Parfaitement.
     -- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! "
     Le  valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours
à la porte, entra.
     " La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille à l'instant même me quérir M. de
La Trémouille ; je veux lui parler ce soir.
     --  Votre Majesté me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M.
de La Trémouille et moi ?
     -- Personne, foi de gentilhomme.
     -- A demain, Sire, alors.
     -- A demain, Monsieur.
     -- A quelle heure, s'il plaît à Votre Majesté ?
     -- A l'heure que vous voudrez.
     -- Mais,  en venant  par  trop  matin,  je crains  de  réveiller  Votre
Majesté.
     -- Me réveiller ? Est-ce que je dors ?  Je ne dors plus,  Monsieur ; je
rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez,
à sept heures ; mais gare à vous, si vos mousquetaires sont coupables !
     -- Si  mes  mousquetaires  sont coupables, Sire,  les coupables  seront
remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir.
Votre  Majesté exige-t-elle quelque chose de plus  ?  qu'elle parle, je suis
prêt à lui obéir.
     -- Non, Monsieur, non, et  ce  n'est pas  sans raison qu'on  m'a appelé
Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, à demain.
     -- Dieu garde jusque-là Votre Majesté ! "
     Si  peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal  encore  ; il
avait  fait  prévenir dès  le  soir  même  ses trois  mousquetaires et  leur
compagnon  de se trouver chez  lui  à six heures  et  demie du matin. Il les
emmena avec lui sans  rien  leur  affirmer, sans leur rien promettre,  et ne
leur  cachant pas que leur  faveur et même la sienne tenaient  à un  coup de
dés.
     Arrivé  au  bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi était
toujours irrité  contre eux,  ils s'éloigneraient sans être vus ;  si le roi
consentait à les recevoir, on n'aurait qu'à les faire appeler.
     En arrivant dans  l'antichambre particulière  du  roi,  M.  de Tréville
trouva La Chesnaye, qui  lui apprit qu'on n'avait pas rencontré le duc de La
Trémouille la  veille au soir à son hôtel, qu'il était rentré trop tard pour
se présenter  au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il était  à
cette heure chez le roi.
     Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, de cette façon,
fut  certain  qu'aucune  suggestion  étrangère  ne  se  glisserait  entre la
déposition de M. de La Trémouille et lui.
     En  effet, dix minutes  s'étaient  à  peine écoulées, que la  porte  du
cabinet  s'ouvrit  et  que  M.  de  Tréville  en  vit  sortir le duc  de  La
Trémouille, lequel vint à lui et lui dit :
     "  Monsieur  de  Tréville, Sa Majesté  vient de  m'envoyer quérir  pour
savoir  comment les choses s'étaient passées hier matin à  mon hôtel. Je lui
ai dit la vérité, c'est-à-dire que la faute était à mes gens, et que j'étais
prêt à  vous en faire mes  excuses.  Puisque je vous rencontre, veuillez les
recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis.
     -- Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j'étais  si plein  de confiance
dans  votre  loyauté, que je n'avais pas voulu  près de  Sa Majesté  d'autre
défenseur que  vous-même.  Je vois que je  ne m'étais pas  abusé, et je vous
remercie de ce  qu'il y  a encore en France un homme de qui on  puisse  dire
sans se tromper ce que j'ai dit de vous.
     --  C'est  bien,  c'est  bien ! dit  le roi  qui avait écouté tous  ces
compliments  entre  les  deux  portes  ;   seulement,  dites-lui,  Tréville,
puisqu'il  se  prétend un  de vos  amis, que moi aussi je  voudrais être des
siens, mais qu'il me néglige ; qu'il y a tantôt trois ans que je ne l'ai vu,
et que je ne le vois que quand  je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de
ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-même.
     --  Merci, Sire, merci,  dit le duc ; mais que Votre Majesté croie bien
que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Tréville, que ce ne
sont point  ceux  qu'elle  voit à toute heure du  jour qui  lui sont le plus
dévoués.
     --  Ah ! vous avez entendu ce  que  j'ai  dit  ; tant mieux, duc,  tant
mieux, dit le  roi  en  s'avançant  jusque sur  la  porte. Ah  ! c'est vous,
Tréville ! où sont vos mousquetaires  ? Je vous  avais dit avant-hier de  me
les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
     -- Ils sont en bas, Sire, et avec votre  congé La Chesnaye va leur dire
de monter.
     -- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va être huit heures, et
à  neuf heures  j'attends  une  visite. Allez, Monsieur le  duc, et  revenez
surtout. Entrez, Tréville. "
     Le duc salua  et sortit. Au moment où  il  ouvrait la porte,  les trois
mousquetaires  et  d'Artagnan, conduits  par La  Chesnaye, apparaissaient au
haut de l'escalier.
     " Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai à vous gronder. "
     Les  mousquetaires  s'approchèrent  en  s'inclinant  ;  d'Artagnan  les
suivait par-derrière.
     " Comment diable ! continua le roi  ; à vous quatre, sept gardes de Son
Eminence  mis hors de  combat en  deux jours !  C'est trop, Messieurs, c'est
trop. A ce compte-là, Son Eminence serait forcée de renouveler  sa compagnie
dans  trois semaines, et moi de faire  appliquer les  édits dans  toute leur
rigueur. Un par hasard,  je ne  dis  pas  ; mais sept en deux  jours,  je le
répète, c'est trop, c'est beaucoup trop.
     -- Aussi, Sire,  Votre Majesté voit  qu'ils  viennent  tout contrits et
tout repentants lui faire leurs excuses.
     -- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le  roi, je  ne me  fie
point à leurs faces hypocrites ; il y a surtout là-bas une figure de Gascon.
Venez ici, Monsieur. "
     D'Artagnan,  qui  comprit   que  c'était  à  lui   que  le   compliment
s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus désespéré.
     " Eh bien, que  me disiez-vous donc que c'était un jeune  homme ? c'est
un enfant, Monsieur de Tréville, un véritable enfant ! Et c'est celui-là qui
a donné ce rude coup d'épée à Jussac ?
     -- Et ces deux beaux coups d'épée à Bernajoux.
     -- Véritablement !
     -- Sans compter, dit Athos, que s'il ne  m'avait pas tiré des  mains de
Biscarat,  je  n'aurais  très  certainement pas  l'honneur  de  faire  en ce
moment-ci ma très humble révérence à Votre Majesté.
     -- Mais c'est donc  un véritable  démon que ce Béarnais,  ventre-saint-
gris ! Monsieur de  Tréville, comme eût dit le roi mon père. A ce métier-là,
on  doit trouer force  pourpoints et briser force épées. Or les Gascons sont
toujours pauvres, n'est-ce pas ?
     -- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvé  des mines d'or  dans
leurs montagnes, quoique  le Seigneur leur dût bien ce miracle en récompense
de la manière dont ils ont soutenu les prétentions du roi votre père.
     -- Ce qui veut  dire que ce sont les Gascons  qui  m'ont fait  roi moi-
même, n'est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de mon père ? Eh bien,
à  la bonne  heure, je  ne  dis  pas non. La Chesnaye,  allez  voir  si,  en
fouillant  dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles  ; et si
vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons,  jeune homme,  la
main sur la conscience, comment cela s'est-il passé ? "
     D'Artagnan raconta  l'aventure de  la veille  dans tous ses  détails  :
comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il éprouvait à voir Sa Majesté,
il était  arrivé  chez ses amis  trois heures avant  l'heure de l'audience ;
comment  ils étaient  allés ensemble au tripot, et  comment,  sur la crainte
qu'il avait  manifestée de recevoir une balle au visage, il avait été raillé
par Bernajoux, lequel avait failli payer  cette  raillerie de la perte de la
vie, et M. de La  Trémouille, qui  n'y était pour rien, de la  perte  de son
hôtel.
     " C'est bien cela, murmurait le roi  ;  oui, c'est ainsi que le duc m'a
raconté  la  chose.  Pauvre cardinal ! sept hommes en deux  jours, et de ses
plus  chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs,  entendez-vous ! c'est
assez : vous  avez pris  votre revanche de la rue Férou,  et au-delà  ; vous
devez être satisfaits.
     -- Si Votre Majesté l'est, dit Tréville, nous le sommes.
     --  Oui, je  le suis, ajouta le roi en prenant une poignée  d'or  de la
main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici,  dit-il,
une preuve de ma satisfaction. "
     A  cette époque, les  idées de fierté  qui  sont de  mise  de nos jours
n'étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main à la main
de l'argent du roi, et n'en était pas le moins du monde humilié.  D'Artagnan
mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans  faire aucune façon, et en
remerciant tout au contraire grandement Sa Majesté.
     " Là, dit le roi en regardant sa  pendule, là, et maintenant qu'il  est
huit heures  et  demie, retirez-vous  ;  car, je  vous  l'ai dit,  j'attends
quelqu'un  à neuf heures. Merci  de  votre dévouement,  Messieurs.  J'y puis
compter, n'est-ce pas ?
     --  Oh ! Sire, s'écrièrent d'une même  voix les quatre compagnons, nous
nous ferions couper en morceaux pour Votre Majesté.
     -- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez
plus  utiles. Tréville,  ajouta le roi à demi-voix pendant que les autres se
retiraient,  comme vous n'avez pas de  place dans  les mousquetaires  et que
d'ailleurs pour  entrer dans ce corps nous avons décidé qu'il fallait  faire
un noviciat, placez ce jeune homme dans la  compagnie des gardes  de  M. des
Essarts, votre  beau-frère. Ah  ! pardieu  ! Tréville,  je me réjouis  de la
grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais  cela m'est  égal ;
je suis dans mon droit. "
     Et le roi salua de  la main Tréville, qui sortit et s'en vint rejoindre
ses mousquetaires,  qu'il  trouva  partageant  avec d'Artagnan  les quarante
pistoles.
     Et  le  cardinal,  comme  l'avait  dit  Sa Majesté,  fut  effectivement
furieux, si furieux  que pendant huit jours il abandonna  le  jeu du roi, ce
qui n'empêchait pas le roi de lui faire la plus charmante  mine du monde, et
toutes les  fois  qu'il le rencontrait  de lui demander de  sa voix  la plus
caressante :
     " Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce
pauvre Jussac, qui sont à vous ? "







     Lorsque d'Artagnan fut hors  du Louvre, et qu'il  consulta ses amis sur
l'emploi qu'il  devait faire de  sa  part  des quarante  pistoles, Athos lui
conseilla  de commander un bon repas à la Pomme de Pin ,  Porthos de prendre
un laquais, et Aramis de se faire une maîtresse convenable.
     Le repas fut exécuté  le jour même, et le laquais y servit  à table. Le
repas avait  été  commandé par  Athos,  et  le  laquais fourni  par Porthos.
C'était  un Picard que  le glorieux mousquetaire avait embauché le jour même
et à  cette occasion  sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des
ronds en crachant dans l'eau.
     Porthos  avait  prétendu que  cette  occupation  était la  preuve d'une
organisation  réfléchie et contemplative,  et il  l'avait emmené  sans autre
recommandation. La grande mine de ce gentilhomme,  pour le compte duquel  il
se  crut engagé, avait séduit Planchet -- c'était le nom du Picard -- ; il y
eut chez lui  un léger désappointement lorsqu'il vit que la place était déjà
prise par  un confrère nommé Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifié
que son état de maison, quoi que grand, ne comportait pas  deux domestiques,
et  qu'il lui fallait  entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il
assista  au dîner  que  donnait  son maître  et qu'il vit  celui-ci tirer en
payant une poignée d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le
Ciel d'être tombé  en  la possession d'un pareil Crésus ;  il persévéra dans
cette opinion jusqu'après le festin, des reliefs duquel il répara de longues
abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maître, les chimères de
Planchet  s'évanouirent.  Le  lit  était le seul  de  l'appartement,  qui se
composait d'une antichambre et d'une chambre à coucher. Planchet coucha dans
l'antichambre  sur  une  couverture  tirée  du lit  de  d'Artagnan,  et dont
d'Artagnan se passa depuis.
     Athos, de son côté, avait  un valet qu'il  avait dressé  à  son service
d'une façon toute particulière,  et que l'on appelait Grimaud. Il était fort
silencieux, ce  digne  seigneur. Nous  parlons d'Athos, bien entendu. Depuis
cinq  ou six  ans qu'il  vivait  dans  la  plus  profonde intimité  avec ses
compagnons  Porthos  et  Aramis,  ceux-ci  se rappelaient l'avoir vu sourire
souvent, mais  jamais ils  ne  l'avaient  entendu  rire. Ses paroles étaient
brèves et  expressives, disant  toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de
plus  :  pas  d'enjolivements,  pas  de  broderies,   pas  d'arabesques.  Sa
conversation était un fait sans aucun épisode.
     Quoique  Athos eût à  peine trente ans  et  fût d'une grande  beauté de
corps  et d'esprit, personne ne lui connaissait de  maîtresse. Jamais  il ne
parlait de femmes. Seulement il  n'empêchait pas qu'on en parlât devant lui,
quoiqu'il  fût facile de voir que ce genre de conversation, auquel  il ne se
mêlait  que  par  des mots amers et  des  aperçus misanthropiques, lui était
parfaitement  désagréable.  Sa  réserve, sa  sauvagerie  et son  mutisme  en
faisaient presque un vieillard ; il avait donc,  pour ne point déroger à ses
habitudes, habitué Grimaud à  lui obéir sur un simple geste ou sur un simple
mouvement des lèvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes.
     Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître  comme  le  feu, tout  en
ayant  pour  sa personne un grand attachement  et pour son génie une  grande
vénération, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il désirait, s'élançait
pour exécuter l'ordre reçu, et faisait précisément le contraire. Alors Athos
haussait  les  épaules et, sans se mettre en  colère,  rossait Grimaud.  Ces
jours-là, il parlait un peu.
     Porthos, comme on a pu le  voir, avait un caractère tout opposé à celui
d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut  ; peu lui
importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'écoutât ou non
; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il
parlait  de toutes  choses excepté de sciences, excipant à cet endroit de la
haine invétérée  que depuis  son enfance il portait, disait-il, aux savants.
Il  avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son infériorité à  ce
sujet l'avait,  dans le commencement de leur liaison,  rendu souvent injuste
pour  ce  gentilhomme,  qu'il  s'était  alors  efforcé de dépasser  par  ses
splendides toilettes.  Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire  et rien
que par la façon dont il rejetait la tête  en arrière et avançait  le  pied,
Athos prenait  à l'instant même la place qui lui  était due et reléguait  le
fastueux  Porthos au  second  rang. Porthos  s'en  consolait en  remplissant
l'antichambre de M. de Tréville  et les corps de garde du Louvre du bruit de
ses bonnes  fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, après
avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse  d'épée, de la  robine à la
baronne,  il  n'était question  de rien  de  moins  pour  Porthos  que d'une
princesse étrangère qui lui voulait un bien énorme.
     Un vieux  proverbe dit  : " Tel  maître, tel valet. " Passons  donc  du
valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud à Mousqueton.
     Mousqueton  était un  Normand  dont  son  maître  avait  changé  le nom
pacifique  de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de
Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à la condition qu'il serait
habillé et logé seulement, mais d'une façon magnifique ; il ne réclamait que
deux heures par jour pour les consacrer à une industrie qui devait suffire à
pourvoir à ses autres  besoins.  Porthos avait accepté le marché  ; la chose
lui allait à merveille. Il faisait  tailler à Mousqueton des pourpoints dans
ses vieux  habits et dans ses manteaux de rechange, et, grâce à  un tailleur
fort intelligent qui lui remettait ses hardes à neuf en  les retournant,  et
dont la femme  était soupçonnée  de vouloir  faire  descendre Porthos de ses
habitudes  aristocratiques, Mousqueton faisait à la suite de son maître fort
bonne figure.
     Quant  à  Aramis,  dont  nous  croyons  avoir  suffisamment  exposé  le
caractère,  caractère  du reste que,  comme  celui de ses  compagnons,  nous
pourrons suivre dans son  développement, son laquais s'appelait Bazin. Grâce
à l'espérance qu'avait son maître d'entrer un jour dans les ordres, il était
toujours vêtu de noir, comme  doit l'être  le serviteur d'un homme d'Eglise.
C'était  un  Berrichon  de  trente-cinq  à  quarante  ans,  doux,  paisible,
grassouillet, occupant à lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait
son maître, faisant  à la rigueur  pour deux un dîner de peu  de plats, mais
excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidélité à toute épreuve.
     Maintenant  que  nous  connaissons,  superficiellement  du  moins,  les
maîtres et les valets, passons aux demeures occupées par chacun d'eux.
     Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg ; son appartement se
composait  de  deux  petites  chambres,  fort  proprement meublées, dans une
maison garnie dont l'hôtesse encore jeune  et véritablement encore belle lui
faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une grande splendeur
passée éclataient çà et là aux murailles  de  ce modeste logement  : c'était
une épée, par exemple, richement damasquinée, qui  remontait pour la façon à
l'époque de  François Ier, et dont  la  poignée seule,  incrustée de pierres
précieuses, pouvait valoir deux  cents pistoles,  et que cependant, dans ses
moments  de plus grande détresse, Athos n'avait jamais consenti à engager ni
à  vendre.  Cette  épée avait longtemps fait l'ambition de Porthos.  Porthos
aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette épée.
     Un jour qu'il avait rendez-vous avec  une  duchesse, il  essaya même de
l'emprunter à Athos. Athos, sans rien dire,  vida  ses  poches, ramassa tous
ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaînes d'or, il offrit tout à Porthos
;  mais quant  à l'épée, lui  dit-il, elle était scellée à  sa  place et  ne
devait  la quitter que lorsque  son maître quitterait lui-même son logement.
Outre son  épée,  il  y avait encore un portrait représentant un seigneur du
temps  de  Henri III, vêtu avec  la plus grande  élégance,  et  qui  portait
l'ordre  du  Saint-Esprit,  et  ce  portrait  avait  avec   Athos  certaines
ressemblances de lignes,  certaines similitudes de famille,  qui indiquaient
que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.
     Enfin, un coffre  de magnifique orfèvrerie,  aux mêmes armes que l'épée
et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui jurait effroyablement avec
le reste  de la garniture. Athos portait toujours la clef de  ce  coffre sur
lui. Mais un  jour  il  l'avait ouvert  devant  Porthos, et Porthos avait pu
s'assurer que ce coffre  ne contenait que  des lettres et des  papiers : des
lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute.
     Porthos habitait  un  appartement très  vaste et d'une très  somptueuse
apparence,  rue du Vieux-Colombier. Chaque fois  qu'il passait  avec quelque
ami devant ses fenêtres, à l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en
grande livrée,  Porthos levait  la tête et la  main,  et  disait :  Voilà ma
demeure ! Mais  jamais  on ne le  trouvait  chez  lui, jamais il  n'invitait
personne à  y  monter, et nul ne  pouvait se faire  une idée de ce que cette
somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.
     Quant à  Aramis,  il habitait un  petit logement composé d'un  boudoir,
d'une  salle à manger et d'une  chambre  à coucher, laquelle chambre, située
comme  le reste de l'appartement au  rez-de-chaussée, donnait  sur  un petit
jardin frais, vert, ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage.
     Quant  à d'Artagnan, nous savons  comment il était logé, et  nous avons
déjà fait connaissance avec son laquais, maître Planchet.
     D'Artagnan, qui était fort curieux  de sa nature, comme sont les  gens,
du reste, qui  ont le  génie de l'intrigue, fit tous ses efforts pour savoir
ce  qu'étaient  au juste  Athos, Porthos et Aramis ; car, sous  ces  noms de
guerre,  chacun  des  jeunes  gens  cachait  son nom  de gentilhomme,  Athos
surtout, qui sentait son grand seigneur d'une  lieue.  Il s'adressa  donc  à
Porthos pour avoir des renseignements sur Athos  et Aramis, et à Aramis pour
connaître Porthos.
     Malheureusement, Porthos lui-même ne savait de la vie de son silencieux
camarade que ce qui en  avait transpiré. On disait qu'il avait  eu de grands
malheurs  dans  ses  affaires amoureuses, et  qu'une affreuse trahison avait
empoisonné à jamais la vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison ?
Tout le monde l'ignorait.
     Quant à Porthos, excepté son véritable nom,  que M. de  Tréville savait
seul,  ainsi  que  celui  de  ses  deux camarades, sa  vie  était  facile  à
connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à travers lui comme à travers un
cristal. La seule chose qui eût pu égarer l'investigateur  eût été  que l'on
eût cru tout le bien qu'il disait de lui.
     Quant à Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret, c'était un
garçon  tout  confit  de mystères,  répondant peu  aux questions  qu'on  lui
faisait sur les autres, et éludant celles que l'on  faisait sur lui-même. Un
jour, d'Artagnan, après l'avoir longtemps interrogé sur Porthos et en  avoir
appris ce bruit  qui  courait de la bonne  fortune  du mousquetaire avec une
princesse,  voulut  savoir  aussi  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  aventures
amoureuses de son interlocuteur.
     "  Et  vous,  mon  cher  compagnon, lui  dit-il,  vous  qui  parlez des
baronnes, des comtesses et des princesses des autres ?
     -- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlé  parce  que  Porthos en parle
lui- même, parce  qu'il a  crié  toutes  ces belles choses  devant moi. Mais
croyez bien, mon cher Monsieur d'Artagnan, que si je les tenais  d'une autre
source ou qu'il me les eût confiées, il n'y aurait pas eu de confesseur plus
discret que moi.
     --  Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que
vous-même  vous êtes assez  familier  avec  les  armoiries,  témoin  certain
mouchoir brodé auquel je dois l'honneur de votre connaissance. "
     Aramis,  cette fois, ne se fâcha  point,  mais  il prit son air le plus
modeste et répondit affectueusement :
     "  Mon  cher, n'oubliez pas que je veux être  d'Eglise,  et que je fuis
toutes  les occasions  mondaines. Ce mouchoir que  vous avez  vu ne  m'avait
point été confié, mais il avait été oublié chez moi par un de mes amis. J'ai
dû le  recueillir  pour ne pas les compromettre, lui et la dame  qu'il aime.
Quant à moi, je  n'ai point et ne  veux point avoir de maîtresse, suivant en
cela l'exemple très judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi.
     --  Mais,  que  diable  ! vous  n'êtes  pas  abbé,  puisque  vous  êtes
mousquetaire.
     --  Mousquetaire   par  intérim,  mon  cher,  comme  dit  le  cardinal,
mousquetaire contre mon gré, mais homme  d'Eglise dans le coeur, croyez-moi.
Athos et Porthos m'ont fourré là-dedans pour  m'occuper : j'ai eu, au moment
d'être ordonné, une  petite  difficulté avec... Mais  cela ne vous intéresse
guère, et je vous prends un temps précieux.
     -- Point du tout, cela m'intéresse fort, s'écria d'Artagnan, et je n'ai
pour le moment absolument rien à faire.
     --  Oui, mais  moi  j'ai  mon bréviaire  à  dire, répondit Aramis, puis
quelques  vers à composer que m'a demandés Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois
passer rue Saint-Honoré, afin d'acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous
voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis très pressé, moi. "
     Et Aramis tendit affectueusement la main à son compagnon, et prit congé
de lui.
     D'Artagnan  ne put, quelque  peine qu'il se donnât, en savoir davantage
sur ses  trois  nouveaux  amis. Il  prit  donc son parti de  croire dans  le
présent  tout  ce qu'on disait de leur passé, espérant des révélations  plus
sûres  et plus étendues de l'avenir. En attendant, il considéra Athos  comme
un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.
     Au reste, la vie des quatre  jeunes gens était joyeuse : Athos  jouait,
et toujours malheureusement. Cependant  il n'empruntait jamais un sou  à ses
amis, quoique sa  bourse fût sans  cesse à leur service, et  lorsqu'il avait
joué sur parole, il faisait toujours réveiller son créancier à six heures du
matin pour lui payer sa dette de la veille.
     Porthos  avait des fougues : ces jours-là, s'il  gagnait, on le  voyait
insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait complètement  pendant
quelques jours, après lesquels il  reparaissait le visage  blême  et la mine
allongée, mais avec de l'argent dans ses poches.
     Quant  à  Aramis, il  ne  jouait jamais. C'était  bien  le plus mauvais
mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir... Il avait toujours
besoin  de travailler. Quelquefois, au milieu d'un dîner, quand chacun, dans
l'entraînement du vin et  dans  la chaleur de  la conversation,  croyait que
l'on en avait encore pour  deux ou trois  heures  à rester  à table,  Aramis
regardait sa montre,  se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de
la  société, pour  aller, disait-il,  consulter un casuiste avec  lequel  il
avait  rendez-vous. D'autres fois, il retournait à son logis pour écrire une
thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
     Cependant Athos souriait  de ce charmant sourire mélancolique,  si bien
séant à sa  noble  figure,  et Porthos buvait en  jurant qu'Aramis ne serait
jamais qu'un curé de village.
     Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ;
il recevait  trente sous par jour, et pendant un mois  il revenait  au logis
gai comme pinson et affable envers son  maître. Quand le vent de l'adversité
commença à souffler  sur  le  ménage  de la rue des Fossoyeurs, c'est-à-dire
quand les quarante pistoles du roi Louis XIII  furent mangées ou à peu près,
il commença  des plaintes qu'Athos  trouva nauséabondes, Porthos indécentes,
et Aramis  ridicules. Athos  conseilla donc à  d'Artagnan  de  congédier  le
drôle,  Porthos voulait qu'on le  bâtonnât auparavant,  et  Aramis prétendit
qu'un maître ne devait entendre que les compliments qu'on fait de lui.
     " Cela  vous est  bien aisé à  dire, reprit d'Artagnan : à vous, Athos,
qui  vivez  muet  avec Grimaud, qui  lui  défendez  de parler, et  qui,  par
conséquent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; à  vous,  Porthos,
qui  menez  un  train  magnifique  et  qui êtes  un  dieu  pour votre  valet
Mousqueton ; à vous  enfin, Aramis,  qui, toujours  distrait par vos  études
théologiques, inspirez  un  profond  respect à  votre serviteur Bazin, homme
doux et religieux ; mais moi  qui suis sans consistance  et sans ressources,
moi  qui  ne suis  pas  mousquetaire ni même garde,  moi, que  ferai-je pour
inspirer de l'affection, de la terreur ou du respect à Planchet ?
     -- La  chose  est grave, répondirent les trois  amis, c'est une affaire
d'intérieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout
de suite sur le pied où l'on désire qu'ils restent. Réfléchissez donc. "
     D'Artagnan réfléchit  et se résolut à  rouer Planchet par provision, ce
qui fut exécuté avec la conscience que d'Artagnan mettait en toutes choses ;
puis, après l'avoir bien rossé, il lui défendit de  quitter son service sans
sa permission.  "  Car,  ajouta-t-il,  l'avenir  ne  peut  me faire faute  ;
j'attends  inévitablement des temps meilleurs. Ta fortune  est donc faite si
tu restes près de moi, et je  suis  trop bon maître pour te faire manquer ta
fortune en t'accordant le congé que tu me demandes. "
     Cette manière d'agir donna beaucoup  de respect aux mousquetaires  pour
la politique de d'Artagnan. Planchet fut également saisi d'admiration et  ne
parla plus de s'en aller.
     La vie des quatre jeunes gens était  devenue commune ; d'Artagnan,  qui
n'avait  aucune  habitude,  puisqu'il arrivait de  sa province et tombait au
milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussitôt les habitudes  de ses
amis.
     On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en été, et l'on
allait prendre le mot d'ordre et  l'air des  affaires chez  M.  de Tréville.
D'Artagnan, bien qu'il ne fût pas mousquetaire,  en faisait le service  avec
une ponctualité touchante : il était toujours de  garde,  parce qu'il tenait
toujours  compagnie à celui de ses trois amis qui montait la  sienne. On  le
connaissait à  l'hôtel des mousquetaires, et chacun  le  tenait pour  un bon
camarade ; M. de Tréville, qui l'avait apprécié  du premier coup d'oeil,  et
qui lui  portait une  véritable affection, ne  cessait de  le recommander au
roi.
     De  leur  côté,  les  trois  mousquetaires  aimaient  fort  leur  jeune
camarade. L'amitié  qui unissait  ces quatre hommes, et le besoin de se voir
trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour
plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un après l'autre comme des ombres
; et l'on rencontrait toujours les inséparables se cherchant du Luxembourg à
la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.
     En attendant, les promesses  de M. de Tréville allaient  leur train. Un
beau  jour,  le  roi  commanda  à  M.  le chevalier  des Essarts de  prendre
d'Artagnan  comme cadet  dans sa compagnie des gardes. D'Artagnan endossa en
soupirant  cet  habit,  qu'il  eût  voulu,  au  prix de  dix années  de  son
existence, troquer  contre la casaque  de mousquetaire.  Mais M. de Tréville
promit cette faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait être
abrégé  au reste,  si  l'occasion se  présentait pour d'Artagnan  de  rendre
quelque  service  au roi ou de faire quelque action d'éclat.  D'Artagnan  se
retira sur cette promesse et, dès le lendemain, commença son service.
     Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde
avec d'Artagnan quand il était de garde. La compagnie de M. le chevalier des
Essarts  prit  ainsi  quatre hommes au  lieu  d'un,  le  jour  où  elle prit
d'Artagnan.







     Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les
choses de  ce monde, après  avoir eu un commencement avaient eu une fin,  et
depuis cette  fin nos quatre compagnons étaient tombés dans la gêne. D'abord
Athos  avait soutenu pendant  quelque  temps l'association  de  ses  propres
deniers. Porthos  lui avait succédé,  et, grâce à  une  de  ces disparitions
auxquelles on  était habitué, il avait pendant  près de quinze jours  encore
subvenu aux besoins de  tout le monde ; enfin était arrivé le tour d'Aramis,
qui s'était  exécuté de  bonne grâce,  et qui  était  parvenu, disait-il, en
vendant ses livres de théologie, à se procurer quelques pistoles.
     On eut  alors,  comme d'habitude, recours  à M. de  Tréville,  qui  fit
quelques avances sur la solde ; mais ces  avances ne pouvaient conduire bien
loin  trois mousquetaires qui  avaient  déjà  force comptes  arriérés, et un
garde qui n'en avait pas encore.
     Enfin, quand on  vit qu'on allait manquer tout à fait, on rassembla par
un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il
était dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur
parole.
     Alors  la  gêne devint de  la  détresse ; on vit les affamés  suivis de
leurs  laquais courir les quais  et les corps de garde, ramassant chez leurs
amis du  dehors tous les dîners qu'ils  purent trouver ; car, suivant l'avis
d'Aramis, on devait dans la prospérité semer des repas à droite  et à gauche
pour en récolter quelques-uns dans la disgrâce.
     Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois  ses  amis avec  leurs
laquais. Porthos eut six occasions et en fit également jouir ses camarades ;
Aramis en eut  huit. C'était  un homme, comme on a déjà pu  s'en apercevoir,
qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.
     Quant  à  d'Artagnan,  qui  ne  connaissait  encore  personne  dans  la
capitale, il  ne  trouva qu'un  déjeuner  de chocolat chez un prêtre de  son
pays, et  un dîner  chez un cornette  des gardes. Il mena  son armée chez le
prêtre, auquel on dévora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui
fit des  merveilles ; mais, comme le  disait Planchet, on ne  mange toujours
qu'une fois, même quand on mange beaucoup.
     D'Artagnan se  trouva donc assez  humilié  de n'avoir eu qu'un repas et
demi, car  le  déjeuner  chez  le  prêtre  ne pouvait  compter  que  pour un
demi-repas, à offrir  à ses compagnons en  échange des festins que s'étaient
procurés  Athos, Porthos  et Aramis. Il se croyait à  charge  à  la société,
oubliant  dans sa bonne foi toute juvénile qu'il avait nourri cette  société
pendant un mois, et son  esprit préoccupé se mit à travailler activement. Il
réfléchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants
et  actifs devait  avoir un  autre  but  que des  promenades déhanchées, des
leçons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels.
     En effet, quatre  hommes comme eux, quatre hommes dévoués  les  uns aux
autres depuis la bourse jusqu'à la vie, quatre hommes se soutenant toujours,
ne reculant  jamais,  exécutant isolément ou ensemble les résolutions prises
en commun ; quatre bras menaçant les quatre points cardinaux ou se  tournant
vers un  seul point,  devaient inévitablement, soit souterrainement, soit au
jour, soit par la mine, soit par la tranchée,  soit par la ruse, soit par la
force, s'ouvrir un  chemin vers le  but qu'ils voulaient  atteindre, si bien
défendu  ou si éloigné qu'il  fût. La  seule chose  qui  étonnât d'Artagnan,
c'est que ses compagnons n'eussent point songé à cela.
     Il y songeait, lui,  et sérieusement même, se creusant la cervelle pour
trouver une  direction à  cette force  unique  quatre fois  multipliée  avec
laquelle  il  ne  doutait pas  que,  comme  avec  le  levier  que  cherchait
Archimède,  on  ne  parvînt  à soulever  le monde, --  lorsque  l'on  frappa
doucement à la porte. D'Artagnan réveilla  Planchet et  lui  ordonna d'aller
ouvrir.
     Que  de cette phrase : d'Artagnan réveilla Planchet, le lecteur n'aille
pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'était point encore venu. Non
! quatre heures venaient de sonner. Planchet,  deux heures auparavant, était
venu demander à dîner à son maître, lequel lui avait répondu par le proverbe
: " Qui dort dîne. " Et Planchet dînait en dormant.
     Un homme fut introduit,  de  mine  assez simple et qui avait l'air d'un
bourgeois.
     Planchet, pour son dessert,  eût bien voulu entendre la conversation  ;
mais le  bourgeois déclara à d'Artagnan que ce qu'il avait  à lui dire étant
important et confidentiel, il désirait demeurer en tête à tête avec lui.
     D'Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur.
     Il  y  eut un moment  de  silence  pendant lequel  les deux  hommes  se
regardèrent  comme  pour  faire  une  connaissance  préalable,  après   quoi
d'Artagnan s'inclina en signe qu'il écoutait.
     "  J'ai  entendu  parler de  M. d'Artagnan comme d'un jeune homme  fort
brave, dit le bourgeois, et cette réputation dont il jouit à juste titre m'a
décidé à lui confier un secret.
     -- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan,  qui d'instinct  flaira
quelque chose d'avantageux.
     Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua :
     " J'ai ma  femme  qui est lingère chez  la  reine, Monsieur, et qui  ne
manque ni de  sagesse, ni  de beauté. On me  l'a fait épouser  voilà bientôt
trois ans, quoiqu'elle n'eût qu'un petit avoir, parce que M. de La Porte, le
portemanteau de la reine, est son parrain et la protège...
     -- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan.
     --  Eh  bien, reprit le bourgeois,  Eh bien, Monsieur, ma  femme  a été
enlevée hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail.
     -- Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée ?
     -- Je n'en sais rien sûrement, Monsieur, mais je soupçonne quelqu'un.
     -- Et quelle est cette personne que vous soupçonnez ?
     -- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.
     -- Diable !
     -- Mais voulez-vous  que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois,
je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que  de politique  dans tout
cela.
     --  Moins d'amour  que de politique, reprit  d'Artagnan  d'un air  fort
réfléchi, et que soupçonnez-vous ?
     -- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupçonne...
     -- Monsieur, je  vous ferai observer  que je ne vous demande absolument
rien, moi.  C'est vous qui êtes venu.  C'est  vous qui m'avez  dit que  vous
aviez un secret à me confier. Faites donc à votre guise, il est encore temps
de vous retirer.
     -- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnête jeune homme,  et
j'aurai confiance en  vous. Je crois donc que ce  n'est pas à  cause  de ses
amours que ma femme a été arrêtée,  mais à cause de celles d'une plus grande
dame qu'elle.
     --  Ah !  ah ! serait-ce à cause des amours de Mme de Bois-Tracy  ? fit
d'Artagnan,  qui voulut avoir l'air, vis-à-vis  de son bourgeois, d'être  au
courant des affaires de la cour.
     -- Plus haut, Monsieur, plus haut.
     -- De Mme d'Aiguillon ?
     -- Plus haut encore.
     -- De Mme de Chevreuse ?
     -- Plus haut, beaucoup plus haut !
     -- De la... d'Artagnan s'arrêta.
     -- Oui, Monsieur,  répondit si bas, qu'à peine si on put l'entendre, le
bourgeois épouvanté.
     -- Et avec qui ?
     -- Avec qui cela peut-il être, si ce n'est avec le duc de...
     -- Le duc de...
     --  Oui,  Monsieur ! répondit le  bourgeois, en donnant à  sa  voix une
intonation plus sourde encore.
     -- Mais comment savez-vous tout cela, vous ?
     -- Ah ! comment je le sais ?
     -- Oui, comment le savez-vous  ?  Pas  de  demi-confidence, ou...  vous
comprenez.
     -- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-même.
     -- Qui le sait, elle, par qui ?
     -- Par M.  de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle était la filleule
de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine  ?  Eh  bien,  M.  de La
Porte l'avait mise  près de Sa Majesté pour que notre pauvre reine au  moins
eût quelqu'un  à  qui se fier, abandonnée  comme  elle  l'est  par  le  roi,
espionnée comme elle l'est  par le  cardinal,  trahie comme  elle l'est  par
tous.
     -- Ah ! ah ! voilà qui se dessine, dit d'Artagnan.
     -- Or ma femme est venue il y  a quatre jours,  Monsieur  ; une  de ses
conditions était qu'elle devait  me venir  voir deux fois la semaine  ; car,
ainsi  que j'ai eu  l'honneur de vous le dire, ma femme m'aime beaucoup ; ma
femme est donc venue, et m'a confié que la reine, en ce moment- ci, avait de
grandes craintes.
     -- Vraiment ?
     -- Oui, M. le cardinal, à ce qu'il paraît,  la poursuit et la persécute
plus que  jamais. Il ne  peut  pas lui pardonner l'histoire de la sarabande.
Vous savez l'histoire de la sarabande ?
     -- Pardieu, si je la sais !  répondit d'Artagnan, qui ne savait rien du
tout, mais qui voulait avoir l'air d'être au courant.
     --  De sorte  que, maintenant, ce n'est plus de la  haine, c'est  de la
vengeance.
     -- Vraiment ?
     -- Et la reine croit...
     -- Eh bien, que croit la reine ?
     -- Elle croit qu'on a écrit à M. le duc de Buckingham en son nom.
     -- Au nom de la reine ?
     -- Oui,  pour  le faire venir à  Paris, et une fois venu  à Paris, pour
l'attirer dans quelque piège.
     --  Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur,  qu'a-t-elle à  faire
dans tout cela ?
     -- On connaît son dévouement pour la  reine, et l'on veut ou l'éloigner
de sa maîtresse, ou l'intimider pour avoir les secrets de  Sa Majesté, ou la
séduire pour se servir d'elle comme d'un espion.
     --  C'est probable, dit d'Artagnan  ; mais  l'homme qui l'a enlevée, le
connaissez-vous ?
     -- Je vous ai dit que je croyais le connaître.
     -- Son nom ?
     -- Je ne le sais pas ; ce  que je  sais seulement, c'est  que c'est une
créature du cardinal, son âme damnée.
     -- Mais vous l'avez vu ?
     -- Oui, ma femme me l'a montré un jour.
     -- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaître ?
     -- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint
basané, oeil perçant, dents blanches et une cicatrice à la tempe.
     -- Une cicatrice à la tempe !  s'écria  d'Artagnan, et  avec cela dents
blanches, oeil perçant, teint  basané, poil noir, et haute mine ;  c'est mon
homme de Meung !
     -- C'est votre homme, dites-vous ?
     -- Oui, oui  ; mais cela  ne fait rien  à la chose. Non,  je me trompe,
cela  la  simplifie beaucoup, au contraire  : si votre homme est le mien, je
ferai d'un coup deux vengeances, voilà tout ; mais où rejoindre cet homme ?
     -- Je n'en sais rien.
     -- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure ?
     --  Aucun ; un jour  que  je  reconduisais ma  femme au Louvre,  il  en
sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir.
     -- Diable ! diable ! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague ; par
qui avez-vous su l'enlèvement de votre femme ?
     -- Par M. de La Porte.
     -- Vous a-t-il donné quelque détail ?
     -- Il n'en avait aucun.
     -- Et vous n'avez rien appris d'un autre côté ?
     -- Si fait, j'ai reçu...
     -- Quoi ?
     -- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ?
     --  Vous revenez  encore  là-dessus ; cependant je vous ferai  observer
que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.
     -- Aussi  je  ne recule pas, mordieu ! s'écria  le bourgeois  en jurant
pour se monter la tête. D'ailleurs, foi de Bonacieux...
     -- Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d'Artagnan.
     -- Oui, c'est mon nom.
     --  Vous  disiez  donc  : foi de  Bonacieux !  pardon  si  je  vous  ai
interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m'était pas inconnu.
     -- C'est possible, Monsieur. Je suis votre propriétaire.
     -- Ah ! ah ! fit d'Artagnan en  se soulevant à demi et en saluant, vous
êtes mon propriétaire ?
     -- Oui, Monsieur,  oui. Et comme depuis trois mois que  vous êtes  chez
moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oublié
de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je ne  vous ai pas tourmenté un  seul
instant, j'ai pensé que vous auriez égard à ma délicatesse.
     -- Comment donc !  mon  cher  Monsieur  Bonacieux,  reprit  d'Artagnan,
croyez  que je suis plein de reconnaissance pour un  pareil procédé, et que,
comme je vous l'ai dit, si je puis vous être bon à quelque chose...
     --  Je vous crois,  Monsieur, je vous crois, et comme j'allais  vous le
dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous .
     -- Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire. "
     Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta à d'Artagnan.
     " Une lettre ! fit le jeune homme.
     -- Que j'ai reçue ce matin. "
     D'Artagnan  l'ouvrit,  et  comme  le  jour  commençait  à  baisser,  il
s'approcha de la fenêtre. Le bourgeois le suivit.
     " Ne cherchez  pas votre femme, lut d'Artagnan,  elle vous sera  rendue
quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous  faites une  seule démarche pour
la retrouver, vous êtes perdu. "
     " Voilà  qui  est positif,  continua d'Artagnan  ; mais après  tout, ce
n'est qu'une menace.
     --  Oui, mais cette  menace m'épouvante ; moi, Monsieur, je ne suis pas
homme d'épée du tout, et j'ai peur de la Bastille.
     -- Hum ! fit d'Artagnan ; mais c'est que je ne me soucie pas plus de la
Bastille que  vous, moi.  S'il  ne s'agissait  que  d'un coup d'épée,  passe
encore.
     --  Cependant,  Monsieur,  j'avais  bien compté  sur  vous  dans  cette
occasion.
     -- Oui ?
     --  Vous voyant  sans  cesse  entouré  de  mousquetaires à  l'air  fort
superbe,  et  reconnaissant  que ces  mousquetaires  étaient  ceux  de M. de
Tréville, et par  conséquent des ennemis du cardinal, j'avais pensé que vous
et vos amis, tout en rendant justice à  notre pauvre reine, seriez enchantés
de jouer un mauvais tour à Son Eminence.
     -- Sans doute.

     -- Et puis j'avais pensé que, me devant trois mois de loyer  dont je ne
vous ai jamais parlé...
     -- Oui,  oui,  vous m'avez  déjà  donné cette raison, et  je la  trouve
excellente.
     -- Comptant  de  plus,  tant que vous me ferez l'honneur de rester chez
moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir...
     -- Très bien.
     --  Et  ajoutez  à  cela,  si  besoin  est,  comptant  vous  offrir une
cinquantaine de pistoles  si,  contre toute probabilité, vous  vous trouviez
gêné en ce moment.
     -- A merveille ; mais vous êtes donc riche, mon cher Monsieur Bonacieux
?
     --  Je suis à mon  aise, Monsieur, c'est  le  mot ; j'ai amassé quelque
chose  comme  deux  ou  trois mille  écus de  rente  dans le  commerce de la
mercerie,  et  surtout en  plaçant quelques fonds sur  le  dernier voyage du
célèbre navigateur Jean  Mocquet ; de sorte que, vous comprenez, Monsieur...
Ah ! mais... s'écria le bourgeois.
     -- Quoi ? demanda d'Artagnan.
     -- Que vois-je là ?
     -- Où ?
     --  Dans la rue,  en face de vos  fenêtres,  dans l'embrasure  de cette
porte : un homme enveloppé dans un manteau.
     -- C'est lui ! s'écrièrent à la fois d'Artagnan et le bourgeois, chacun
d'eux en même temps ayant reconnu son homme.
     -- Ah  ! cette  fois-ci,  s'écria  d'Artagnan en  sautant sur son épée,
cette fois-ci, il ne m'échappera pas. "
     Et tirant son épée du fourreau, il se précipita hors de l'appartement.
     Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils
s'écartèrent, d'Artagnan passa entre eux comme un trait.
     "  Ah  çà,  où  cours-tu  ainsi  ?  lui  crièrent  à la fois  les  deux
mousquetaires.
     -- L'homme de Meung ! " répondit d'Artagnan, et il disparut.
     D'Artagnan avait plus  d'une fois raconté à ses amis  son aventure avec
l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse à laquelle cet homme
avait paru confier une si importante missive.
     L'avis d'Athos avait été  que d'Artagnan avait perdu sa lettre  dans la
bagarre. Un gentilhomme,  selon lui  -- et, au portrait que d'Artagnan avait
fait de l'inconnu, ce ne pouvait  être qu'un gentilhomme --,  un gentilhomme
devait être incapable de cette bassesse, de voler une lettre.
     Porthos n'avait vu  dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux donné par
une  dame à  un  cavalier ou  par un cavalier à une  dame, et qu'était venue
troubler la présence de d'Artagnan et de son cheval jaune.
     Aramis  avait dit que ces  sortes de choses  étant  mystérieuses, mieux
valait ne les point approfondir.
     Ils comprirent donc,  sur les quelques mots  échappés  à d'Artagnan, de
quelle affaire  il  était question,  et comme ils  pensèrent  qu'après avoir
rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue, d'Artagnan finirait  toujours par
remonter chez lui, ils continuèrent leur chemin.
     Lorsqu'ils entrèrent dans  la chambre de d'Artagnan, la  chambre  était
vide : le propriétaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans
doute  avoir lieu entre le  jeune  homme et l'inconnu, avait,  par  suite de
l'exposition qu'il avait  faite  lui-même de son caractère, jugé qu'il était
prudent de décamper.







     Comme  l'avaient  prévu  Athos  et Porthos,  au bout  d'une  demi-heure
d'Artagnan rentra. Cette  fois encore il avait manqué son  homme, qui  avait
disparu comme par  enchantement. D'Artagnan  avait couru, l'épée à  la main,
toutes les rues environnantes, mais il n'avait rien trouvé  qui ressemblât à
celui qu'il cherchait, puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle
il aurait dû commencer peut-être, et  qui était de frapper à la porte contre
laquelle l'inconnu était appuyé ; mais  c'était  inutilement qu'il avait dix
ou douze fois de suite fait résonner le marteau, personne  n'avait  répondu,
et des voisins qui, attirés par le bruit,  étaient accourus sur le  seuil de
leur  porte ou  avaient mis  le nez à leurs fenêtres, lui avaient assuré que
cette  maison,  dont  au  reste toutes les ouvertures  étaient closes, était
depuis six mois complètement inhabitée.
     Pendant que d'Artagnan courait les  rues et frappait aux portes, Aramis
avait  rejoint  ses  deux compagnons,  de  sorte  qu'en  revenant chez  lui,
d'Artagnan trouva la réunion au grand complet.
     "  Eh bien  ? dirent ensemble  les trois mousquetaires en voyant entrer
d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversée par la colère.
     -- Eh bien, s'écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il faut que
cet homme  soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantôme, comme
une ombre, comme un spectre.
     -- Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos à Porthos.
     --  Moi,  je ne  crois que ce que j'ai  vu, et comme  je n'ai jamais vu
d'apparitions, je n'y crois pas.
     -- La Bible, dit Aramis, nous fait une  loi  d'y croire  :  l'ombre  de
Samuel apparut à Saül,  et c'est un  article  de foi que  je serais fâché de
voir mettre en doute, Porthos.
     --  Dans  tous les cas,  homme ou diable, corps ou  ombre, illusion  ou
réalité, cet homme est né pour ma damnation, car sa  fuite nous fait manquer
une affaire superbe, Messieurs, une affaire dans  laquelle il  y avait  cent
pistoles et peut-être plus à gagner.
     -- Comment cela ? " dirent à la fois Porthos et Aramis.
     Quant  à  Athos,  fidèle  à  son système  de  mutisme,  il  se contenta
d'interroger d'Artagnan du regard.
     " Planchet, dit d'Artagnan à son domestique, qui passait en  ce  moment
la tête par la porte entrebâillée pour tâcher de  surprendre quelques bribes
de  la  conversation,  descendez chez  mon  propriétaire,  M.  Bonacieux, et
dites-lui  de  nous  envoyer  une  demi-douzaine  de  bouteilles  de  vin de
Beaugency : c'est celui que je préfère.
     -- Ah çà, mais  vous  avez donc crédit ouvert chez votre propriétaire ?
demanda Porthos.
     --  Oui,  répondit  d'Artagnan,   à  compter  d'aujourd'hui,  et  soyez
tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quérir d'autre.
     -- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.
     -- J'ai toujours dit que d'Artagnan était la forte tête de nous quatre,
fit  Athos,  qui, après  avoir  émis cette  opinion  à  laquelle  d'Artagnan
répondit par un salut, retomba aussitôt dans son silence accoutumé.
     -- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il ? demanda Porthos.
     -- Oui, dit  Aramis,  confiez-nous cela,  mon  cher  ami,  à moins  que
l'honneur de  quelque dame ne se trouve intéressé  à cette confidence,  à ce
quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous.
     -- Soyez tranquilles, répondit d'Artagnan, l'honneur de personne n'aura
à se plaindre de ce que j'ai à vous dire. "
     Et alors  il raconta  mot à mot à ses amis ce qui venait  de se  passer
entre lui et son hôte, et comment l'homme qui avait enlevé la femme du digne
propriétaire  était  le même avec  lequel  il avait  eu  maille  à partir  à
l'hôtellerie du Franc Meunier .
     " Votre affaire n'est pas mauvaise,  dit Athos après avoir goûté le vin
en connaisseur  et indiqué d'un signe de tête qu'il le trouvait bon, et l'on
pourra tirer de  ce brave  homme cinquante à soixante  pistoles. Maintenant,
reste  à savoir si cinquante à  soixante pistoles valent la peine de risquer
quatre têtes.
     -- Mais faites  attention, s'écria d'Artagnan, qu'il y a une femme dans
cette affaire, une femme enlevée,  une femme qu'on menace sans  doute, qu'on
torture peut-être, et tout cela parce qu'elle est fidèle à sa maîtresse !
     --  Prenez  garde,  d'Artagnan,  prenez  garde,  dit Aramis, vous  vous
échauffez un peu trop, à mon avis,  sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a
été  créée pour  notre perte, et c'est d'elle que nous  viennent toutes  nos
misères. "
     Athos,  à cette sentence d'Aramis, fronça le  sourcil  et se mordit les
lèvres.
     "  Ce  n'est  point  de  Mme   Bonacieux  que  je  m'inquiète,  s'écria
d'Artagnan,  mais  de la  reine,  que le  roi  abandonne,  que  le  cardinal
persécute, et qui  voit tomber, les unes après les autres, les têtes de tous
ses amis.
     -- Pourquoi aime-t-elle  ce que  nous détestons le plus au  monde,  les
Espagnols et les Anglais ?
     -- L'Espagne  est sa patrie, répondit d'Artagnan, et il est tout simple
qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la même terre qu'elle. Quant
au second reproche que vous lui faites, j'ai entendu dire qu'elle aimait non
pas les Anglais, mais un Anglais.
     -- Eh  ! ma foi, dit Athos, il faut avouer  que cet  Anglais était bien
digne d'être aimé. Je n'ai jamais vu un plus grand air que le sien.
     -- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos. J'étais au
Louvre le  jour où il a  semé ses perles, et pardieu !  j'en ai ramassé deux
que j'ai bien vendues dix pistoles pièce. Et toi, Aramis, le connais-tu ?
     -- Aussi bien que vous, Messieurs, car j'étais de ceux qui l'ont arrêté
dans le jardin d'Amiens, où m'avait  introduit M. de Putange, l'écuyer de la
reine. J'étais au  séminaire à cette époque, et l'aventure me  parut cruelle
pour le roi.
     -- Ce qui ne m'empêcherait pas, dit d'Artagnan, si je  savais où est le
duc de  Buckingham, de le prendre par la main et de le  conduire  près de la
reine,  ne fût-ce que  pour  faire  enrager  M.  le  cardinal  ;  car  notre
véritable, notre seul,  notre  éternel ennemi, Messieurs, c'est le cardinal,
et  si  nous pouvions trouver  moyen de  lui  jouer quelque tour bien cruel,
j'avoue que j'y engagerais volontiers ma tête.
     -- Et, reprit  Athos, le mercier  vous a  dit, d'Artagnan, que la reine
pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ?
     -- Elle en a peur.
     -- Attendez donc, dit Aramis.
     -- Quoi ? demanda Porthos.
     -- Allez toujours, je cherche à me rappeler des circonstances.
     -- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que l'enlèvement de
cette femme de la reine se rattache  aux  événements dont  nous  parlons, et
peut-être à la présence de M. de Buckingham à Paris.
     -- Le Gascon est plein d'idées, dit Porthos avec admiration.
     -- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois m'amuse.
     -- Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.
     -- Ecoutons Aramis, dirent les trois amis.
     -- Hier je me trouvais chez  un  savant docteur  en  théologie  que  je
consulte quelquefois pour mes études... "
     Athos sourit.
     "  Il habite un  quartier  désert, continua  Aramis  :  ses  goûts,  sa
profession l'exigent. Or, au moment où je sortais de chez lui... "
     Ici Aramis s'arrêta.
     "  Eh  bien ? demandèrent ses auditeurs, au  moment où vous sortiez  de
chez lui ? "
     Aramis parut faire un effort sur lui-même, comme un homme qui, en plein
courant de mensonge, se voit arrêter par quelque obstacle imprévu ; mais les
yeux  de  ses  trois  compagnons  étaient  fixés  sur  lui,  leurs  oreilles
attendaient béantes, il n'y avait pas moyen de reculer.
     " Ce docteur a une nièce, continua Aramis.
     -- Ah ! il a une nièce ! interrompit Porthos.
     -- Dame fort respectable " , dit Aramis.
     Les trois amis se mirent à rire.
     " Ah ! si vous riez ou  si vous doutez,  reprit Aramis, vous ne  saurez
rien.
     -- Nous sommes  croyants  comme  des  mahométistes et  muets comme  des
catafalques, dit Athos.
     -- Je  continue donc, reprit Aramis. Cette nièce vient quelquefois voir
son oncle ; or elle s'y trouvait hier en même temps  que moi, par hasard, et
je dus m'offrir pour la conduire à son carrosse.
     -- Ah ! elle a un carrosse, la nièce du docteur ? interrompit  Porthos,
dont  un  des  défauts était  une  grande  incontinence  de  langue ;  belle
connaissance, mon ami.
     --  Porthos, reprit  Aramis,  je vous ai déjà fait  observer plus d'une
fois que vous êtes fort indiscret, et que cela vous nuit près des femmes.
     -- Messieurs, Messieurs, s'écria d'Artagnan, qui entrevoyait le fond de
l'aventure, la chose  est sérieuse ; tâchons  donc de  ne  pas plaisanter si
nous pouvons. Allez, Aramis, allez.
     -- Tout à coup, un homme  grand, brun, aux manières de gentilhomme... ,
tenez, dans le genre du vôtre, d'Artagnan.
     -- Le même peut-être, dit celui-ci.
     -- C'est  possible,  continua Aramis, ... s'approcha de moi, accompagné
de cinq ou six  hommes  qui le suivaient à dix pas en arrière, et du ton  le
plus poli :
     "  Monsieur le  duc,  me dit-il,  et vous, Madame " , continua-t-il  en
s'adressant à la dame que j'avais sous le bras...
     -- A la nièce du docteur ?
     -- Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous êtes insupportable.
     -- "  Veuillez  monter  dans  ce carrosse, et  cela  sans " essayer  la
moindre résistance, sans faire le moindre bruit. "
     -- Il vous avait pris pour Buckingham ! s'écria d'Artagnan.
     -- Je le crois, répondit Aramis.
     -- Mais cette dame ? demanda Porthos.
     -- Il l'avait prise pour la reine ! dit d'Artagnan.
     -- Justement, répondit Aramis.
     -- Le Gascon est le diable ! s'écria Athos, rien ne lui échappe.
     -- Le  fait est,  dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et  a quelque
chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que  l'habit
de mousquetaire...
     -- J'avais un manteau énorme, dit Aramis.
     -- Au mois  de juillet, diable  ! fit Porthos,  est-ce  que le  docteur
craint que tu ne sois reconnu ?
     -- Je  comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit laissé prendre
par la tournure ; mais le visage...
     -- J'avais un grand chapeau, dit Aramis.
     -- Oh ! mon Dieu,  s'écria Porthos,  que de précautions pour étudier la
théologie !
     --  Messieurs, Messieurs,  dit d'Artagnan, ne perdons pas notre temps à
badiner ;  éparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c'est  la clef
de l'intrigue.
     -- Une femme de condition si inférieure ! vous croyez, d'Artagnan ? fit
Porthos en allongeant les lèvres avec mépris.
     -- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne
vous l'ai-je pas dit,  Messieurs  ? Et d'ailleurs, c'est peut-être un calcul
de  Sa Majesté  d'avoir été,  cette fois,  chercher  ses appuis si  bas. Les
hautes têtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue.
     -- Eh bien, dit Porthos, faites  d'abord  prix  avec le mercier, et bon
prix.
     --  C'est inutile,  dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne  nous paie
pas, nous serons assez payés d'un autre côté. "
     En ce  moment, un bruit précipité de pas  retentit dans l'escalier,  la
porte  s'ouvrit avec  fracas, et  le  malheureux  mercier s'élança  dans  la
chambre où se tenait le conseil.
     " Ah ! Messieurs, s'écria-t-il, sauvez-moi, au  nom du Ciel, sauvez-moi
! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrêter ; sauvez-moi,  sauvez-moi
! "
     Porthos et Aramis se levèrent.
     " Un moment, s'écria d'Artagnan en  leur faisant  signe de repousser au
fourreau leurs  épées à demi  tirées ; un moment,  ce  n'est pas du  courage
qu'il faut ici, c'est de la prudence.
     -- Cependant, s'écria Porthos, nous ne laisserons pas...
     --  Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le répète, la
forte tête de  nous tous, et moi, pour mon compte,  je déclare  que  je  lui
obéis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan. "
     En ce moment, les quatre gardes apparurent à la porte de l'antichambre,
et voyant quatre mousquetaires debout et l'épée au  côté, hésitèrent à aller
plus loin.
     " Entrez, Messieurs, entrez, cria d'Artagnan ;  vous êtes ici chez moi,
et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et de M. le cardinal.
     --  Alors,  Messieurs, vous  ne  vous  opposerez  pas  à  ce  que  nous
exécutions les ordres que nous avons reçus ? demanda celui qui paraissait le
chef de l'escouade.
     --  Au  contraire,  Messieurs,  et nous vous  prêterions main-forte, si
besoin était.
     -- Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.
     -- Tu es un niais, dit Athos, silence !
     -- Mais vous m'avez promis... , dit tout bas le pauvre mercier.
     --   Nous  ne  pouvons  vous  sauver  qu'en  restant  libres,  répondit
rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous faisons mine de vous défendre,
on nous arrête avec vous.
     -- Il me semble, cependant...
     --  Venez,  Messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan ; je n'ai  aucun
motif de défendre Monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la première fois, et
encore à quelle occasion, il  vous le dira lui-même, pour me venir  réclamer
le prix de mon loyer. Est-ce vrai, Monsieur Bonacieux ? Répondez !
     --  C'est la vérité pure, s'écria le mercier, mais Monsieur ne vous dit
pas...
     -- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout,
ou vous perdriez  tout le monde sans  vous sauver. Allez, allez,  Messieurs,
emmenez cet homme ! "
     Et d'Artagnan poussa le  mercier tout étourdi aux  mains des gardes, en
lui disant :
     " Vous êtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l'argent, à
moi ! à  un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le
en prison,  et  gardez-le  sous clef  le  plus longtemps  possible,  cela me
donnera du temps pour payer. "
     Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent leur proie.
     Au moment où ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'épaule du chef :
     "  Ne  boirai-je pas à votre santé  et vous à  la  mienne ? dit-il,  en
remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la libéralité de
M. Bonacieux.
     -- Ce  sera bien  de  l'honneur pour moi,  dit  le chef  des sbires, et
j'accepte avec reconnaissance.
     -- Donc, à la vôtre, Monsieur... comment vous nommez-vous ?
     -- Boisrenard.
     -- Monsieur Boisrenard !
     --  A  la vôtre,  mon gentilhomme  : comment  vous nommez-vous, à votre
tour, s'il vous plaît ?
     -- D'Artagnan.
     -- A la vôtre, Monsieur d'Artagnan !
     -- Et par-dessus toutes celles-là, s'écria d'Artagnan comme emporté par
son enthousiasme, à celle du roi et du cardinal. "
     Le chef des sbires eût peut-être douté de la  sincérité de  d'Artagnan,
si le vin eût été mauvais ; mais le vin était bon, il fut convaincu.
     "  Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc  faite là ? dit Porthos
lorsque  l'alguazil  en chef  eut  rejoint ses compagnons, et que les quatre
amis se retrouvèrent seuls. Fi donc ! quatre  mousquetaires  laisser arrêter
au milieu  d'eux  un malheureux  qui crie à l'aide ! Un gentilhomme trinquer
avec un recors !
     -- Porthos, dit Aramis, Athos t'a déjà  prévenu  que tu étais un niais,
et je  me range de son  avis. D'Artagnan,  tu es un grand homme, et quand tu
seras  à  la place de  M. de Tréville, je te  demande ta  protection pour me
faire avoir une abbaye.
     -- Ah çà, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce  que  d'Artagnan
vient de faire ?
     -- Je le  crois parbleu bien, dit  Athos ;  non seulement j'approuve ce
qu'il vient de faire, mais encore je l'en félicite.
     --  Et maintenant, Messieurs,  dit  d'Artagnan sans se  donner la peine
d'expliquer sa conduite à Porthos, tous pour un,  un pour tous, c'est  notre
devise, n'est-ce pas ?
     -- Cependant... dit Porthos.
     -- Etends la main et jure ! " s'écrièrent à la fois Athos et Aramis.
     Vaincu par l'exemple,  maugréant tout  bas, Porthos étendit la main, et
les quatre amis répétèrent d'une seule voix la formule dictée par d'Artagnan
:
     " Tous pour un, un pour tous. "
     " C'est bien,  que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan
comme s'il n'avait  fait  autre  chose que  de  commander toute sa  vie,  et
attention,  car à  partir  de ce  moment,  nous  voilà  aux  prises avec  le
cardinal. "







     L'invention de la souricière ne  date  pas de nos jours  ; dès  que les
sociétés, en se formant, eurent inventé une police quelconque, cette police,
à son tour, inventa les souricières.
     Comme  peut-être nos  lecteurs ne  sont pas  familiarisés  encore  avec
l'argot de la rue de Jérusalem, et que c'est, depuis que nous écrivons -- et
il y a quelque quinze ans de cela --, la première fois que nous employons ce
mot appliqué à cette chose, expliquons-leur ce que c'est qu'une souricière.
     Quand,  dans une maison  quelle  qu'elle soit, on  a arrêté un individu
soupçonné d'un crime  quelconque, on tient secrète l'arrestation ; on  place
quatre ou cinq hommes en embuscade dans la première pièce, on ouvre la porte
à tous ceux qui frappent, on la referme  sur eux et on les arrête ; de cette
façon,  au bout  de  deux ou  trois  jours, on  tient  à peu  près  tous les
familiers de l'établissement.
     Voilà ce que c'est qu'une souricière.
     On fit  donc  une  souricière de l'appartement  de maître Bonacieux, et
quiconque y apparut fut pris et interrogé par les gens de M. le cardinal. Il
va sans  dire  que, comme une allée particulière conduisait au premier étage
qu'habitait d'Artagnan, ceux  qui venaient  chez  lui  étaient  exemptés  de
toutes visites.
     D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'étaient mis
en quête chacun de son côté, et n'avaient rien trouvé, rien découvert. Athos
avait  été même jusqu'à questionner M. de Tréville, chose qui, vu le mutisme
habituel du digne  mousquetaire, avait fort étonné son capitaine. Mais M. de
Tréville ne savait rien,  sinon  que, la dernière  fois  qu'il  avait vu  le
cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort soucieux,  que le
roi était  inquiet, et  que les yeux rouges de la reine  indiquaient qu'elle
avait veillé ou pleuré. Mais cette dernière circonstance l'avait peu frappé,
la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.
     M. de Tréville recommanda en  tout cas à Athos  le  service  du roi  et
surtout celui  de la  reine, le priant de faire la même recommandation à ses
camarades.
     Quant à d'Artagnan, il ne bougeait pas  de chez lui. Il avait  converti
sa chambre en observatoire. Des fenêtres il voyait arriver ceux qui venaient
se faire prendre ; puis, comme il avait ôté les carreaux  du plancher, qu'il
avait creusé  le parquet et qu'un  simple plafond le séparait de  la chambre
au-dessous, où se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se
passait entre les inquisiteurs et les accusés.
     Les interrogatoires, précédés d'une perquisition minutieuse  opérée sur
la personne arrêtée, étaient presque toujours ainsi conçus :
     " Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour
quelque autre personne ?
     -- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose  pour sa  femme ou pour
quelque autre personne ?
     -- L'un et l'autre vous ont-ils  fait quelque confidence de vive voix ?
"
     " S'ils savaient quelque chose,  ils ne  questionneraient pas ainsi, se
dit à lui-même d'Artagnan. Maintenant,  que cherchent-ils  à savoir ?  Si le
duc de Buckingham ne se trouve point à Paris et s'il  n'a pas eu ou s'il  ne
doit point avoir quelque entrevue avec la reine. "
     D'Artagnan  s'arrêta à cette  idée,  qui, d'après tout  ce qu'il  avait
entendu, ne manquait pas de probabilité.
     En  attendant,  la souricière était en permanence, et  la  vigilance de
d'Artagnan aussi.
     Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme  Athos
venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de Tréville, comme  neuf
heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n'avait pas encore fait le
lit,  commençait sa besogne, on entendit  frapper à  la  porte  de  la rue ;
aussitôt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un venait de se prendre
à la souricière.
     D'Artagnan s'élança vers l'endroit décarrelé, se  coucha ventre à terre
et écouta.
     Des cris retentirent bientôt,  puis  des gémissements qu'on cherchait à
étouffer. D'interrogatoire, il n'en était pas question.
     " Diable !  se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la
fouille, elle résiste, -- on la violente, -- les misérables ! "
     Et d'Artagnan, malgré sa prudence,  se  tenait à quatre  pour ne pas se
mêler à la scène qui se passait au-dessous de lui.
     " Mais je vous dis que  je  suis la maîtresse de la maison, Messieurs ;
je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que j'appartiens  à  la
reine ! " s'écriait la malheureuse femme.
     "  Mme Bonacieux  ! murmura d'Artagnan  ; serais-je assez  heureux pour
avoir trouvé ce que tout le monde cherche ? "
     "  C'est  justement  vous  que   nous  attendions  "  ,  reprirent  les
interrogateurs.
     La voix devint de plus  en plus étouffée :  un mouvement tumultueux fit
retentir  les  boiseries.  La victime  résistait  autant  qu'une  femme peut
résister à quatre hommes.
     "  Pardon,  Messieurs,  par...  "  , murmura  la  voix, qui ne fit plus
entendre que des sons inarticulés.
     " Ils la bâillonnent,  ils  vont l'entraîner,  s'écria d'Artagnan en se
redressant comme  par  un ressort. Mon  épée ;  bon, elle  est  à mon  côté.
Planchet !
     -- Monsieur ?
     --  Cours  chercher  Athos,  Porthos  et Aramis.  L'un des  trois  sera
sûrement  chez  lui,  peut-être  tous les trois  seront-ils rentrés.  Qu'ils
prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah  ! je me souviens,
Athos est chez M. de Tréville.
     -- Mais où allez-vous, Monsieur, où allez-vous ?
     -- Je descends par la fenêtre, s'écria d'Artagnan, afin d'être plus tôt
arrivé  ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et
cours où je te dis.
     -- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'écria Planchet.
     -- Tais-toi, imbécile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main au
rebord de sa fenêtre, il se laissa tomber du premier étage, qui heureusement
n'était pas élevé, sans se faire une écorchure.
     Puis il alla aussitôt frapper à la porte en murmurant :
     " Je vais me faire  prendre à mon  tour dans la  souricière, et malheur
aux chats qui se frotteront à pareille souris. "
     A peine le  marteau eut-il résonné sous la main  du jeune homme, que le
tumulte cessa,  que des pas  s'approchèrent, que  la porte  s'ouvrit, et que
d'Artagnan, l'épée  nue,  s'élança  dans l'appartement de  maître Bonacieux,
dont la porte,  sans  doute mue par un  ressort,  se referma d'elle-même sur
lui.
     Alors ceux  qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et
les voisins les  plus proches entendirent de grands cris, des trépignements,
un cliquetis d'épées et un bruit prolongé de meubles. Puis, un moment après,
ceux qui, surpris par ce bruit, s'étaient mis aux fenêtres pour en connaître
la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir non
pas en sortir, mais s'envoler  comme des  corbeaux effarouchés, laissant par
terre et aux angles des tables des plumes de  leurs ailes,  c'est-à-dire des
loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux.
     D'Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car
un seul des  alguazils était armé,  encore se défendit-il  pour la forme. Il
est vrai que les trois autres  avaient essayé d'assommer le jeune homme avec
les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois égratignures
faites  par la  flamberge  du  Gascon  les avaient  épouvantés.  Dix minutes
avaient  suffi à leur défaite  et d'Artagnan était resté  maître du champ de
bataille.
     Les voisins,  qui  avaient  ouvert  leurs fenêtres  avec  le sang-froid
particulier  aux habitants  de Paris dans ces temps  d'émeutes  et de  rixes
perpétuelles,  les refermèrent  dès  qu'ils  eurent vu  s'enfuir  les quatre
hommes noirs :  leur instinct  leur disait que, pour le  moment, tout  était
fini.
     D'ailleurs  il  se  faisait  tard,  et  alors comme  aujourd'hui  on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
     D'Artagnan, resté seul  avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle :  la
pauvre femme était renversée sur un fauteuil et  à demi évanouie. D'Artagnan
l'examina d'un coup d'oeil rapide.
     C'était une  charmante femme de  vingt-cinq à vingt-six ans, brune avec
des yeux bleus, ayant un nez légèrement retroussé,  des dents admirables, un
teint marbré de  rose et d'opale. Là cependant s'arrêtaient  les  signes qui
pouvaient  la  faire  confondre  avec  une grande  dame.  Les mains  étaient
blanches,  mais sans  finesse  :  les  pieds n'annonçaient  pas la femme  de
qualité. Heureusement, d'Artagnan  n'en était  pas encore à se préoccuper de
ces détails.
     Tandis que d'Artagnan examinait Mme  Bonacieux,  et en était aux pieds,
comme  nous l'avons dit,  il vit à terre  un fin  mouchoir de batiste, qu'il
ramassa selon son habitude, et au coin  duquel il reconnut le  même  chiffre
qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli  lui faire couper  la gorge avec
Aramis.
     Depuis ce temps,  d'Artagnan  se  méfiait  des mouchoirs armoriés  ; il
remit donc  sans  rien dire  celui qu'il avait  ramassé dans la poche de Mme
Bonacieux.  En  ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les
yeux,  regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement était vide,
et qu'elle était seule  avec  son libérateur. Elle  lui tendit  aussitôt les
mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.
     " Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est  vous qui m'avez sauvée ;  permettez-
moi que je vous remercie.
     -- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme eût
fait à ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement.
     -- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espère vous prouver que vous n'avez
pas rendu service à une ingrate. Mais  que me voulaient donc ces hommes, que
j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n'est- il point
ici ?
     --  Madame,  ces  hommes  étaient  bien  autrement  dangereux   que  ne
pourraient être  des voleurs, car ce sont des  agents  de M. le cardinal, et
quant  à votre mari,  M. Bonacieux, il n'est point ici parce qu'hier  on est
venu le prendre pour le conduire à la Bastille.
     --  Mon mari  à  la Bastille ! s'écria  Mme Bonacieux, oh ! mon  Dieu !
qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l'innocence même ! "
     Et  quelque chose  comme un  sourire perçait  sur la figure encore tout
effrayée de la jeune femme.
     " Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime
est d'avoir à la fois le bonheur et le malheur d'être votre mari.
     -- Mais, Monsieur, vous savez donc...
     -- Je sais que vous avez été enlevée, Madame.
     -- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.
     -- Par  un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au
teint basané, avec une cicatrice à la tempe gauche.
     -- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ?
     -- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore.
     -- Et mon mari savait-il que j'avais été enlevée ?
     --  Il en  avait  été prévenu  par une lettre que  lui avait  écrite le
ravisseur lui-même.
     -- Et soupçonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras,  la cause de
cet événement ?
     -- Il l'attribuait, je crois, à une cause politique.
     --  J'en ai  douté  d'abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi
donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupçonnée un seul instant... ?
     --  Ah  ! loin de là,  Madame, il était  trop fier de votre  sagesse et
surtout de votre amour. "
     Un second sourire presque  imperceptible effleura les lèvres rosées  de
la belle jeune femme.
     " Mais, continua d'Artagnan, comment vous êtes-vous enfuie ?
     -- J'ai profité d'un  moment où  l'on  m'a  laissée  seule, et comme je
savais depuis ce matin à quoi m'en tenir sur mon enlèvement, à l'aide de mes
draps  je  suis descendue par la fenêtre ; alors,  comme je croyais mon mari
ici, je suis accourue.
     -- Pour vous mettre sous sa protection ?
     -- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il était incapable de
me défendre ; mais comme il pouvait nous servir à autre chose, je voulais le
prévenir.
     -- De quoi ?
     -- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire.
     -- D'ailleurs,  dit d'Artagnan  (pardon, Madame, si,  tout garde que je
suis,  je  vous  rappelle à  la  prudence), d'ailleurs je crois  que nous ne
sommes pas ici  en lieu opportun pour faire  des confidences. Les hommes que
j'ai mis en fuite  vont revenir avec main-forte ; s'ils nous retrouvent ici,
nous sommes perdus. J'ai bien fait prévenir trois de mes amis, mais qui sait
si on les aura trouvés chez eux !
     -- Oui, oui, vous avez raison, s'écria Mme Bonacieux effrayée ; fuyons,
sauvons-nous. "
     A ces mots, elle passa  son bras sous celui de d'Artagnan et l'entraîna
vivement.
     " Mais où fuir ? dit d'Artagnan, où nous sauver ?
     -- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis après nous verrons. "
     Et  la  jeune femme  et  le  jeune  homme, sans se  donner la  peine de
refermer   la   porte,  descendirent  rapidement  la  rue  des   Fossoyeurs,
s'engagèrent dans  la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince  et  ne s'arrêtèrent
qu'à la place Saint-Sulpice.
     "  Et  maintenant,  qu'allons-nous  faire,  demanda d'Artagnan,  et  où
voulez-vous que je vous conduise ?
     -- Je suis fort  embarrassée de vous répondre, je vous l'avoue, dit Mme
Bonacieux ; mon intention était  de  faire prévenir M.  de La Porte  par mon
mari, afin que M. de La Porte pût nous dire précisément ce qui s'était passé
au Louvre  depuis trois jours, et s'il n'y avait pas danger pour moi de  m'y
présenter.
     -- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prévenir M. de La Porte.
     -- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur  : c'est qu'on connaît
M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait  passer, lui,  tandis qu'on ne
vous connaît pas, vous, et que l'on vous fermera la porte.
     -- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien à quelque guichet du Louvre
un concierge qui vous est dévoué, et qui grâce à un mot d'ordre... "
     Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
     " Et  si je vous donnais ce mot  d'ordre,  dit-elle,  l'oublieriez-vous
aussitôt que vous vous en seriez servi ?
     -- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent
à la vérité duquel il n'y avait pas à se tromper.
     --  Tenez, je  vous  crois ;  vous avez  l'air d'un brave  jeune homme,
d'ailleurs votre fortune est peut-être au bout de votre dévouement.
     -- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce  que je pourrai pour
servir le roi et être agréable à la reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de
moi comme d'un ami.
     -- Mais moi, où me mettrez-vous pendant ce temps-là ?
     --  N'avez-vous pas une personne  chez laquelle  M. de La Porte  puisse
revenir vous prendre ?
     -- Non, je ne veux me fier à personne.
     -- Attendez, dit d'Artagnan  ;  nous sommes à  la  porte d'Athos.  Oui,
c'est cela.
     -- Qu'est-ce qu'Athos ?
     -- Un de mes amis.
     -- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ?
     -- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef après vous avoir fait entrer
dans son appartement.
     -- Mais s'il revient ?
     -- Il ne reviendra pas  ;  d'ailleurs on  lui dirait que j'ai amené une
femme, et que cette femme est chez lui.
     -- Mais cela me compromettra très fort, savez-vous !
     --  Que vous importe ! on ne vous connaît pas ; d'ailleurs nous  sommes
dans une situation à passer par-dessus quelques convenances !
     -- Allons donc chez votre ami. Où demeure-t-il ?
     -- Rue Férou, à deux pas d'ici.
     -- Allons. "
     Et  tous  deux  reprirent leur course. Comme l'avait  prévu d'Artagnan,
Athos n'était  pas chez lui : il prit la clef, qu'on avait l'habitude de lui
donner comme à  un  ami  de la maison, monta l'escalier et  introduisit  Mme
Bonacieux   dans  le  petit  appartement  dont   nous  avons  déjà  fait  la
description.
     " Vous êtes  chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en dedans et
n'ouvrez à personne, à  moins que vous n'entendiez frapper trois coups ainsi
: tenez ; et il frappa trois fois : deux coups rapprochés l'un de l'autre et
assez forts, un coup plus distant et plus léger.
     --  C'est bien,  dit Mme  Bonacieux  ; maintenant, à mon  tour de  vous
donner mes instructions.
     -- J'écoute.
     -- Présentez-vous au guichet du Louvre, du côté de la rue de l'Echelle,
et demandez Germain.
     -- C'est bien. Après ?
     -- Il  vous demandera ce que  vous voulez, et alors vous lui  répondrez
par ces deux mots : Tours et Bruxelles. Aussitôt il se mettra à vos ordres.
     -- Et que lui ordonnerai-je ?
     -- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
     -- Et quand il l'aura été chercher et que M. de La Porte sera venu ?
     -- Vous me l'enverrez.
     -- C'est bien, mais où et comment vous reverrai-je ?
     -- Y tenez-vous beaucoup à me revoir ?
     -- Certainement.
     -- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
     -- Je compte sur votre parole.
     -- Comptez-y. "
     D'Artagnan salua  Mme Bonacieux en lui  lançant le  coup d'oeil le plus
amoureux  qu'il  lui  fût  possible  de  concentrer  sur sa charmante petite
personne, et  tandis qu'il  descendait l'escalier, il entendit  la porte  se
fermer derrière lui à double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il
entrait  au guichet de  l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les événements
que nous venons de raconter s'étaient succédé en une demi-heure.
     Tout  s'exécuta comme  l'avait annoncé  Mme  Bonacieux. Au  mot d'ordre
convenu, Germain s'inclina ; dix minutes  après, La Porte était dans la loge
; en  deux  mots, d'Artagnan le mit  au fait  et  lui  indiqua  où était Mme
Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois  de l'exactitude de l'adresse, et
partit en courant. Cependant, à peine eut-il fait dix pas, qu'il revint.
     " Jeune homme, dit-il à d'Artagnan, un conseil.
     -- Lequel ?
     -- Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient de se passer.
     -- Vous croyez ?
     -- Oui.
     -- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?
     -- Eh bien ?
     -- Allez le  voir pour qu'il puisse témoigner que vous étiez chez lui à
neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi. "
     D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes à son cou, il
arriva chez M. de Tréville ; mais, au lieu de passer au salon avec  tout  le
monde, il demanda à entrer dans  son cabinet. Comme d'Artagnan était un  des
habitués de l'hôtel, on ne fit aucune difficulté d'accéder à sa demande ; et
l'on alla prévenir  M. de Tréville que son jeune compatriote, ayant  quelque
chose d'important  à  lui dire,  sollicitait une audience particulière. Cinq
minutes  après, M. de Tréville demandait à d'Artagnan ce qu'il pouvait faire
pour son service et ce qui lui valait sa visite à une heure si avancée.
     " Pardon, Monsieur  ! dit d'Artagnan, qui avait profité du moment où il
était resté  seul pour retarder  l'horloge de trois quarts  d'heure  ;  j'ai
pensé que, comme il n'était  que neuf  heures vingt-cinq  minutes, il  était
encore temps de me présenter chez vous.
     -- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'écria M. de Tréville en regardant
sa pendule ; mais c'est impossible !
     -- Voyez plutôt, Monsieur, dit d'Artagnan, voilà qui fait foi.
     -- C'est juste, dit M. de Tréville, j'aurais cru qu'il était plus tard.
Mais voyons, que me voulez-vous ? "
     Alors d'Artagnan fit à M. de Tréville une longue histoire sur la reine.
Il lui exposa les craintes qu'il avait conçues à l'égard de Sa Majesté ;  il
lui raconta ce qu'il avait entendu dire  des projets du cardinal à l'endroit
de Buckingham, et tout cela avec  une tranquillité  et un aplomb dont M.  de
Tréville fut d'autant mieux la dupe, que  lui-même, comme nous l'avons  dit,
avait  remarqué quelque chose de nouveau  entre  le cardinal, le roi  et  la
reine.
     A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de Tréville, qui le remercia
de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours à coeur le service du
roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l'escalier,
d'Artagnan se  souvint  qu'il avait  oublié sa canne  :  en conséquence,  il
remonta précipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour  de doigt remit la
pendule à son  heure,  pour  qu'on ne pût  pas  s'apercevoir, le  lendemain,
qu'elle avait été dérangée, et sûr désormais qu'il y  avait  un  témoin pour
prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientôt dans la rue.







     Sa visite faite à M. de Tréville, d'Artagnan prit, tout pensif, le plus
long pour rentrer chez lui.
     A  quoi  pensait  d'Artagnan,  qu'il  s'écartait  ainsi  de  sa  route,
regardant les étoiles du ciel, et tantôt soupirant, tantôt souriant ?
     Il pensait  à Mme Bonacieux.  Pour un  apprenti mousquetaire,  la jeune
femme était  presque une  idéalité amoureuse. Jolie, mystérieuse,  initiée à
presque tous les secrets de  cour, qui reflétaient tant de charmante gravité
sur ses traits gracieux, elle était soupçonnée de n'être  pas insensible, ce
qui  est  un  attrait  irrésistible  pour  les  amants novices  ;  de  plus,
d'Artagnan  l'avait  délivrée  des  mains  de  ces  démons qui  voulaient la
fouiller et la maltraiter, et cet important service avait établi  entre elle
et lui un  de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un
plus tendre caractère.
     D'Artagnan se  voyait  déjà, tant les rêves marchent vite sur les ailes
de  l'imagination,  accosté  par un messager  de  la  jeune  femme  qui  lui
remettait quelque billet de rendez-vous, une chaîne d'or ou un diamant. Nous
avons dit que les  jeunes  cavaliers  recevaient sans  honte de  leur  roi ;
ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus de vergogne
à l'endroit de  leurs maîtresses,  et que celles-ci  leur laissaient presque
toujours de précieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayé de
conquérir la fragilité de leurs sentiments par la solidité de leurs dons.
     On faisait alors son chemin  par les femmes, sans en rougir. Celles qui
n'étaient que  belles donnaient leur beauté,  et  de là vient sans  doute le
proverbe, que la plus belle  fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a.
Celles qui  étaient riches donnaient en outre une partie de  leur argent, et
l'on  pourrait citer  bon  nombre  de  héros  de cette  galante  époque  qui
n'eussent gagné ni  leurs éperons d'abord, ni leurs batailles ensuite,  sans
la  bourse plus ou moins garnie  que leur  maîtresse attachait à  l'arçon de
leur selle.
     D'Artagnan  ne  possédait  rien ;  l'hésitation  du  provincial, vernis
léger,  fleur  éphémère, duvet  de  la  pêche, s'était évaporée au  vent des
conseils peu orthodoxes  que les  trois mousquetaires donnaient  à leur ami.
D'Artagnan, suivant l'étrange coutume du temps, se  regardait à  Paris comme
en  campagne, et  cela ni plus ni  moins que dans  les Flandres : l'Espagnol
là-bas,  la   femme  ici.  C'était  partout  un  ennemi   à  combattre,  des
contributions à frapper.
     Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan était mû d'un sentiment plus
noble et plus désintéressé. Le mercier lui avait dit qu'il était riche ;  le
jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'était M. Bonacieux, ce
devait être la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n'avait
influé  en  rien sur le sentiment produit  par la vue de Mme  Bonacieux,  et
l'intérêt était resté à peu près étranger à  ce commencement d'amour qui  en
avait été la suite. Nous disons : à peu près, car l'idée qu'une jeune femme,
belle, gracieuse, spirituelle, est riche  en même  temps, n'ôte  rien  à  ce
commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore.
     Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques
qui vont bien à la beauté. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe
de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban  sur la  tête,  ne font
point jolie une femme  laide, mais font belle une femme jolie,  sans compter
les mains qui gagnent à tout  cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont
besoin de rester oisives pour rester belles.
     Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas
caché  l'état de  sa  fortune, d'Artagnan  n'était pas  un millionnaire ; il
espérait bien le devenir un  jour, mais le temps  qu'il se  fixait  lui-même
pour  cet  heureux  changement  était  assez  éloigné.  En  attendant,  quel
désespoir que de  voir une femme qu'on aime désirer ces mille riens dont les
femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens !
Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne  l'est pas, ce qu'il ne
peut lui offrir elle se l'offre elle-même ; et quoique ce soit ordinairement
avec l'argent du  mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce
soit à lui qu'en revienne la reconnaissance.
     Puis  d'Artagnan, disposé  à être  l'amant  le  plus  tendre,  était en
attendant un ami très dévoué. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme
du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme  Bonacieux était femme
à  promener dans  la plaine Saint-Denis  ou dans la foire  Saint- Germain en
compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan  serait  fier
de montrer  une  telle conquête. Puis, quand on a marché longtemps, la  faim
arrive  ; d'Artagnan depuis  quelque temps avait remarqué cela. On ferait de
ces petits dîners charmants où l'on touche d'un côté la main d'un ami, et de
l'autre le pied d'une maîtresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les
positions extrêmes, d'Artagnan serait le sauveur de ses amis.
     Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait  poussé dans les mains des sbires
en le  reniant bien haut  et à qui il avait promis tout  bas  de le sauver ?
Nous devons  avouer à  nos  lecteurs  que d'Artagnan  n'y songeait en aucune
façon, ou que, s'il y songeait, c'était pour se  dire qu'il était bien où il
était, quelque  part  qu'il  fût. L'amour est la plus égoïste de  toutes les
passions.
     Cependant,  que nos  lecteurs se rassurent  : si d'Artagnan  oublie son
hôte ou fait semblant de l'oublier, sous  prétexte  qu'il ne sait pas où  on
l'a conduit, nous ne  l'oublions pas, nous, et nous savons  où  il est. Mais
pour le moment, faisons comme le  Gascon  amoureux. Quant  au digne mercier,
nous reviendrons à lui plus tard.
     D'Artagnan, tout en réfléchissant à ses futures amours, tout en parlant
à la nuit, tout en souriant aux étoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou
Chasse-Midi,  ainsi qu'on l'appelait  alors.  Comme il se  trouvait dans  le
quartier d'Aramis, l'idée  lui était  venue d'aller  faire une  visite à son
ami, pour lui donner quelques  explications sur les motifs qui  lui  avaient
fait  envoyer  Planchet  avec  invitation  de se  rendre immédiatement à  la
souricière.  Or, si Aramis  s'était trouvé chez lui lorsque Planchet y était
venu,  il avait  sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y  trouvant
personne que ses deux  autres compagnons peut-être, ils n'avaient dû savoir,
ni les uns ni  les autres, ce que cela voulait dire. Ce dérangement méritait
donc une explication, voilà ce que disait tout haut d'Artagnan.
     Puis, tout bas, il  pensait que c'était pour lui une occasion de parler
de  la  jolie  petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, était
déjà tout  plein.  Ce  n'est  pas à propos  d'un  premier  amour  qu'il faut
demander de la discrétion.  Ce premier amour est accompagné  d'une si grande
joie, qu'il faut que cette joie déborde, sans cela elle vous étoufferait.
     Paris depuis deux  heures était sombre et commençait à se faire désert.
Onze heures sonnaient à toutes les  horloges du  faubourg Saint- Germain, il
faisait   un   temps   doux.  D'Artagnan  suivait  une   ruelle  située  sur
l'emplacement où passe aujourd'hui la rue  d'Assas, respirant les émanations
embaumées qui venaient avec le vent de la rue  de Vaugirard et qu'envoyaient
les jardins rafraîchis par la rosée  du soir et par la  brise de la nuit. Au
loin résonnaient, assourdis  cependant  par de bons volets,  les chants  des
buveurs dans quelques cabarets  perdus dans la plaine. Arrivé au bout  de la
ruelle, d'Artagnan tourna à gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait
située entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
     D'Artagnan venait de dépasser la rue Cassette et reconnaissait déjà  la
porte de  la maison de  son  ami, enfouie sous un massif  de sycomores et de
clématites qui  formaient  un  vaste  bourrelet  au-dessus d'elle  lorsqu'il
aperçut quelque chose comme une ombre qui sortait de  la rue Servandoni.  Ce
quelque chose était  enveloppé  d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que
c'était un homme ; mais, à la petitesse de la taille, à  l'incertitude de la
démarche, à l'embarras du pas, il reconnut bientôt une femme. De plus, cette
femme, comme si elle n'eût pas été bien sûre de la maison qu'elle cherchait,
levait les yeux pour se reconnaître, s'arrêtait, retournait en arrière, puis
revenait encore. D'Artagnan fut intrigué.
     " Si  j'allais lui  offrir mes  services ! pensa-t-il. A son allure, on
voit qu'elle est jeune ; peut-être jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court
les rues  à cette  heure ne sort guère  que pour  aller rejoindre son amant.
Peste ! si j'allais  troubler les rendez-vous, ce  serait une mauvaise porte
pour entrer en relations. "
     Cependant, la jeune femme s'avançait  toujours, comptant les maisons et
les  fenêtres. Ce n'était, au  reste, chose ni longue,  ni difficile. Il n'y
avait que  trois hôtels dans cette partie de la rue, et deux  fenêtres ayant
vue  sur  cette  rue  ; l'une  était celle d'un  pavillon  parallèle à celui
qu'occupait Aramis, l'autre était celle d'Aramis lui-même.
     " Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la nièce du théologien revenait à
l'esprit ; pardieu !  il serait drôle que cette colombe attardée cherchât la
maison de notre ami. Mais, sur mon âme, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher
Aramis, pour cette fois, j'en veux avoir le coeur net. "
     Et d'Artagnan, se faisant le plus mince  qu'il  put,  s'abrita  dans le
côté le plus obscur de la rue, près d'un banc de pierre situé au  fond d'une
niche.
     La  jeune  femme continua de  s'avancer, car outre la  légèreté  de son
allure,  qui l'avait trahie,  elle  venait de faire entendre une petite toux
qui dénonçait une voix des plus  fraîches. D'Artagnan  pensa que  cette toux
était un signal.
     Cependant, soit qu'on  eût répondu à cette toux par un signe équivalent
qui avait fixé les  irrésolutions  de  la nocturne chercheuse, soit que sans
secours étranger  elle  eût  reconnu  qu'elle était  arrivée  au bout  de sa
course, elle  s'approcha résolument  du volet d'Aramis  et  frappa  à  trois
intervalles égaux avec son doigt recourbé.
     " C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite
! je vous y prends à faire de la théologie ! "
     Les  trois  coups  étaient à peine frappés,  que  la croisée intérieure
s'ouvrit et qu'une lumière parut à travers les vitres du volet.
     " Ah ! ah ! fit l'écouteur non  pas aux portes, mais aux fenêtres, ah !
la  visite était  attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la  dame entrera
par escalade. Très bien ! "
     Mais, au grand étonnement de d'Artagnan, le volet resta fermé. De plus,
la  lumière qui avait  flamboyé un instant, disparut, et  tout  rentra  dans
l'obscurité.
     D'Artagnan  pensa  que  cela ne  pouvait durer  ainsi,  et  continua de
regarder de tous ses yeux et d'écouter de toutes ses oreilles.
     Il  avait raison  : au  bout  de  quelques secondes,  deux  coups  secs
retentirent dans l'intérieur.
     La jeune femme  de  la rue répondit  par  un  seul coup,  et  le  volet
s'entrouvrit.
     On juge si d'Artagnan regardait et écoutait avec avidité.
     Malheureusement,  la  lumière  avait  été  transportée  dans  un  autre
appartement. Mais les yeux du  jeune homme  s'étaient  habitués  à la  nuit.
D'ailleurs les  yeux  des Gascons ont,  à  ce qu'on assure, comme  ceux  des
chats, la propriété de voir pendant la nuit.
     D'Artagnan vit donc que la jeune  femme  tirait de sa  poche  un  objet
blanc qu'elle déploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir. Cet objet
déployé, elle en fit remarquer le coin à son interlocuteur.
     Cela rappela  à d'Artagnan ce  mouchoir qu'il avait trouvé aux pieds de
Mme Bonacieux, lequel lui avait  rappelé celui qu'il avait trouvé  aux pieds
d'Aramis.
     " Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? "
     Placé  où il était, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis, nous
disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun  doute que ce fût
son ami  qui  dialoguât de  l'intérieur  avec la dame de  l'extérieur  ;  la
curiosité l'emporta donc sur la prudence, et,  profitant de la préoccupation
dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que
nous avons mis en scène, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'éclair,
mais étouffant le  bruit  de ses  pas, il  alla se coller  à un  angle de la
muraille, d'où  son oeil  pouvait parfaitement  plonger dans l'intérieur  de
l'appartement d'Aramis.
     Arrivé là,  d'Artagnan  pensa jeter un cri de surprise : ce n'était pas
Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'était une femme. Seulement,
d'Artagnan y voyait assez  pour reconnaître la forme de ses  vêtements, mais
pas assez pour distinguer ses traits.
     Au même  instant, la femme de l'appartement tira un second  mouchoir de
sa  poche,  et l'échangea avec  celui qu'on venait  de  lui  montrer.  Puis,
quelques  mots  furent prononcés entre  les deux femmes. Enfin  le  volet se
referma ; la femme qui se trouvait à l'extérieur de la  fenêtre se retourna,
et vint passer à quatre pas de d'Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante
; mais la  précaution  avait  été  prise  trop tard,  d'Artagnan  avait déjà
reconnu Mme Bonacieux.
     Mme  Bonacieux ! Le  soupçon que  c'était elle  lui avait déjà traversé
l'esprit quand  elle  avait  tiré le  mouchoir de  sa  poche  ;  mais quelle
probabilité que Mme Bonacieux, qui avait envoyé chercher M. de La Porte pour
se faire reconduire par lui au Louvre, courût les rues de Paris seule à onze
heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
     Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante ; et quelle
est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ? L'amour.
     Mais était-ce pour son compte ou  pour le compte d'une  autre  personne
qu'elle s'exposait  à  de semblables hasards  ? Voilà ce que se  demandait à
lui-même  le  jeune  homme, que le démon  de la jalousie mordait au coeur ni
plus ni moins qu'un amant en titre.
     Il y avait, au  reste, un moyen bien simple de s'assurer où  allait Mme
Bonacieux  : c'était de la suivre. Ce moyen était si simple, que  d'Artagnan
l'employa tout naturellement et d'instinct.
     Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille comme une
statue  de sa  niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derrière
elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit.
     D'Artagnan courut après elle. Ce n'était  pas une  chose difficile pour
lui que de rejoindre une femme embarrassée dans son manteau. Il la rejoignit
donc au tiers de la rue  dans  laquelle elle s'était engagée. La malheureuse
était épuisée, non pas  de fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui
posa la main sur l'épaule, elle  tomba  sur  un genou en  criant d'une  voix
étranglée :
     " Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. "
     D'Artagnan la releva en lui passant  le bras autour de la taille ; mais
comme il sentait à son poids qu'elle était  sur le  point de se trouver mal,
il  s'empressa  de  la rassurer  par des protestations  de  dévouement.  Ces
protestations  n'étaient   rien  pour  Mme  Bonacieux  ;  car  de  pareilles
protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ;
mais  la voix était tout. La jeune femme crut  reconnaître le  son  de cette
voix : elle rouvrit  les yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait
si grand-peur, et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie.
     " Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
     -- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu  a envoyé  pour veiller
sur vous.
     -- Etait-ce  dans cette intention que vous me suiviez ? "  demanda avec
un sourire plein  de coquetterie  la jeune femme, dont le  caractère un  peu
railleur reprenait  le dessus, et  chez laquelle toute crainte avait disparu
du moment où elle avait reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un
ennemi.
     "  Non, dit  d'Artagnan, non, je l'avoue  ; c'est le hasard qui m'a mis
sur votre route ; j'ai vu une femme frapper à la fenêtre d'un de mes amis...
     -- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
     -- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
     -- Aramis ! qu'est-ce que cela ?
     -- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
     -- C'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.
     -- C'est donc la première fois que vous venez à cette maison ?
     -- Sans doute.
     -- Et vous ne saviez pas qu'elle fût habitée par un jeune homme ?
     -- Non.
     -- Par un mousquetaire ?
     -- Nullement.
     -- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ?
     -- Pas le moins du  monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne
à qui j'ai parlé est une femme.
     -- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis.
     -- Je n'en sais rien.
     -- Puisqu'elle loge chez lui.
     -- Cela ne me regarde pas.
     -- Mais qui est-elle ?
     -- Oh ! cela n'est point mon secret.
     --  Chère  Madame Bonacieux, vous êtes charmante  ; mais en  même temps
vous êtes la femme la plus mystérieuse...
     -- Est-ce que je perds à cela ?
     -- Non ; vous êtes, au contraire, adorable.
     -- Alors, donnez-moi le bras.
     -- Bien volontiers. Et maintenant ?
     -- Maintenant, conduisez-moi.
     -- Où cela ?
     -- Où je vais.
     -- Mais où allez-vous ?
     -- Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.
     -- Faudra-t-il vous attendre ?
     -- Ce sera inutile.
     -- Vous reviendrez donc seule ?
     -- Peut-être oui, peut-être non.
     -- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme,
sera-t-elle une femme ?
     -- Je n'en sais rien encore.
     -- Je le saurai bien, moi !
     -- Comment cela ?
     -- Je vous attendrai pour vous voir sortir.
     -- En ce cas, adieu !
     -- Comment cela ?
     -- Je n'ai pas besoin de vous.
     -- Mais vous aviez réclamé...
     -- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion.
     -- Le mot est un peu dur !
     -- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré eux ?
     -- Des indiscrets.
     -- Le mot est trop doux.
     --  Allons, Madame,  je  vois  bien qu'il  faut faire tout  ce que vous
voulez.
     -- Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de suite ?
     -- N'y en a-t-il donc aucun à se repentir ?
     -- Et vous repentez-vous réellement ?
     -- Je n'en sais  rien moi-même. Mais ce que je sais, c'est que  je vous
promets  de  faire  tout  ce  que  vous  voudrez  si  vous me  laissez  vous
accompagner jusqu'où vous allez.
     -- Et vous me quitterez après ?
     -- Oui.
     -- Sans m'épier à ma sortie ?
     -- Non.
     -- Parole d'honneur ?
     -- Foi de gentilhomme !
     -- Prenez mon bras et marchons alors. "
     D'Artagnan offrit son  bras à Mme Bonacieux, qui s'y  suspendit, moitié
rieuse, moitié  tremblante,  et tous  deux gagnèrent le haut de la rue de La
Harpe. Arrivée là, la jeune femme parut hésiter, comme elle  avait déjà fait
dans  la rue de  Vaugirard.  Cependant, à  de certains signes,  elle  sembla
reconnaître une porte ; et s'approchant de cette porte :
     " Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille
fois merci  de votre honorable compagnie, qui m'a sauvée de tous les dangers
auxquels, seule, j'eusse été exposée. Mais le moment est venu de tenir votre
parole : je suis arrivée à ma destination.
     -- Et vous n'aurez plus rien à craindre en revenant ?
     -- Je n'aurai à craindre que les voleurs.
     -- N'est-ce donc rien ?
     -- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi.
     -- Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.
     -- Lequel ?
     --  Celui  que j'ai trouvé à vos pieds  et que  j'ai  remis  dans votre
poche.
     --  Taisez-vous,  taisez-vous, malheureux  !  s'écria  la jeune  femme,
voulez-vous me perdre ?
     -- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul
mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous
seriez perdue. Ah  ! tenez, Madame, s'écria  d'Artagnan en lui saisissant la
main  et  la couvrant d'un  ardent regard,  tenez !  soyez  plus  généreuse,
confiez-vous à moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux  qu'il  n'y a que
dévouement et sympathie dans mon coeur ?
     -- Si fait, répondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et
je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre chose.
     -- C'est bien, dit d'Artagnan, je les découvrirai ; puisque ces secrets
peuvent avoir  une  influence  sur  votre  vie,  il  faut  que  ces  secrets
deviennent les miens.
     -- Gardez-vous-en bien,  s'écria la jeune femme avec un sérieux qui fit
frissonner  d'Artagnan malgré lui. Oh  ! ne vous mêlez en rien  de ce qui me
regarde, ne cherchez  point à m'aider dans  ce que j'accomplis ; et cela, je
vous le  demande au nom  de l'intérêt que je vous inspire, au nom du service
que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutôt à
ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous,
que ce soit comme si vous ne m'aviez jamais vue.
     --  Aramis  doit-il en  faire autant  que moi,  Madame ? dit d'Artagnan
piqué.
     --  Voilà  déjà deux ou  trois  fois que  vous avez  prononcé  ce  nom,
Monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
     -- Vous  ne  connaissez  pas  l'homme  au  volet  duquel  vous avez été
frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez par trop crédule, aussi !
     --  Avouez que  c'est  pour me faire  parler  que  vous  inventez cette
histoire, et que vous créez ce personnage.
     -- Je n'invente rien, Madame, je ne crée rien, je dis l'exacte vérité.
     -- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ?
     -- Je le dis et je le répète pour  la  troisième fois, cette maison est
celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis.
     --  Tout  cela  s'éclaircira  plus  tard,  murmura  la  jeune  femme  :
maintenant, Monsieur, taisez-vous.
     -- Si vous  pouviez voir  mon  coeur  tout à découvert, dit d'Artagnan,
vous y liriez  tant de curiosité,  que vous  auriez pitié  de moi,  et  tant
d'amour, que vous satisferiez à l'instant  même ma curiosité. On n'a rien  à
craindre de ceux qui vous aiment.
     --  Vous parlez  bien vite d'amour,  Monsieur  ! dit la  jeune femme en
secouant la tête.
     -- C'est que l'amour m'est venu vite et pour  la première fois,  et que
je n'ai pas vingt ans. "
     La jeune femme le regarda à la dérobée.
     " Ecoutez,  je  suis déjà sur  la trace, dit d'Artagnan.  Il y a  trois
mois, j'ai manqué avoir un duel avec  Aramis pour un mouchoir pareil à celui
que vous avez  montré à cette femme  qui était  chez  lui, pour  un mouchoir
marqué de la même manière, j'en suis sûr.
     -- Monsieur,  dit  la  jeune femme, vous me fatiguez fort,  je vous  le
jure, avec ces questions.
     -- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous étiez arrêtée avec
ce mouchoir, et que ce mouchoir fût saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
     -- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. ,
Constance Bonacieux ?
     -- Ou Camille de Bois-Tracy.
     --  Silence,  Monsieur,  encore  une  fois  silence ! Ah !  puisque les
dangers que je cours pour moi-même  ne vous arrêtent pas, songez  à ceux que
vous pouvez courir, vous !
     -- Moi ?
     --  Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie à me
connaître.
     -- Alors, je ne vous quitte plus.
     --  Monsieur,  dit  la jeune femme  suppliant  et  joignant les  mains,
Monsieur, au nom du Ciel, au nom  de l'honneur d'un  militaire, au nom de la
courtoisie d'un gentilhomme, éloignez-vous  ; tenez, voilà minuit qui sonne,
c'est l'heure où l'on m'attend.
     -- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser à
qui me demande ainsi ; soyez contente, je m'éloigne.
     -- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'épierez pas ?
     -- Je rentre chez moi à l'instant.
     --  Ah  ! je le savais bien, que vous  étiez un brave  jeune homme  ! "
s'écria  Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre  sur  le
marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille.
     -- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment.
     "  Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais  vue, s'écria  d'Artagnan
avec cette brutalité naïve que  les femmes préfèrent  souvent aux afféteries
de la  politesse, parce  qu'elle  découvre  le  fond de la pensée et qu'elle
prouve que le sentiment l'emporte sur la raison.
     --  Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante,  et en
serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonné la sienne ; Eh bien,
je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd'hui  n'est
pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je serai déliée un jour, je ne
satisferai pas votre curiosité ?
     -- Et faites-vous la même promesse à mon  amour ? s'écria d'Artagnan au
comble de la joie.
     --  Oh ! de ce côté,  je ne  veux  point  m'engager,  cela dépendra des
sentiments que vous saurez m'inspirer.
     -- Ainsi, aujourd'hui, Madame...
     -- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'à la reconnaissance.
     -- Ah ! vous êtes trop charmante,  dit  d'Artagnan  avec  tristesse, et
vous abusez de mon amour.
     -- Non, j'use de votre  générosité,  voilà tout. Mais, croyez-le  bien,
avec certaines gens tout se retrouve.
     -- Oh ! vous  me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette
soirée, n'oubliez pas cette promesse.
     -- Soyez  tranquille,  en  temps et lieu je  me souviendrai de tout. Eh
bien, partez donc, partez, au nom du  Ciel ! On m'attendait  à minuit juste,
et je suis en retard.
     -- De cinq minutes.
     --  Oui  ; mais  dans  certaines circonstances, cinq  minutes sont cinq
siècles.
     -- Quand on aime.
     -- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire à un amoureux ?
     -- C'est un homme qui vous attend ? s'écria d'Artagnan, un homme !
     --  Allons, voilà la discussion qui  va recommencer, fit Mme  Bonacieux
avec   un  demi-sourire  qui   n'était  pas  exempt  d'une  certaine  teinte
d'impatience.
     --  Non, non, je m'en  vais, je pars ; je crois  en vous, je veux avoir
tout le mérite de mon  dévouement, ce dévouement  dût-il être une stupidité.
Adieu, Madame, adieu ! "
     Et comme s'il ne se fût senti la force de se  détacher de la main qu'il
tenait  que  par une  secousse, il  s'éloigna  tout  courant, tandis que Mme
Bonacieux frappait,  comme  au volet, trois coups lents et réguliers ; puis,
arrivé à  l'angle de  la rue, il se retourna  : la porte s'était ouverte  et
refermée, la jolie mercière avait disparu.
     D'Artagnan  continua son chemin,  il avait  donné sa  parole  de ne pas
épier Mme Bonacieux,  et sa vie eût-elle dépendu de l'endroit où elle allait
se rendre,  ou  de la personne  qui  devait l'accompagner, d'Artagnan serait
rentré chez lui,  puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq minutes  après,
il était dans la rue des Fossoyeurs.
     " Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se
sera endormi en m'attendant, ou il sera retourné chez lui, et en rentrant il
aura appris qu'une femme  y était venue.  Une femme chez Athos ! Après tout,
continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez  Aramis. Tout cela est fort
étrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
     -- Mal, Monsieur, mal " , répondit une voix que le jeune homme reconnut
pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, à la manière des
gens  très préoccupés, il s'était engagé dans  l'allée  au fond de  laquelle
était l'escalier qui conduisait à sa chambre.
     " Comment,  mal  ? que  veux-tu dire, imbécile  ?  demanda  d'Artagnan,
qu'est-il donc arrivé ?
     -- Toutes sortes de malheurs.
     -- Lesquels ?
     -- D'abord M. Athos est arrêté.
     -- Arrêté ! Athos ! arrêté ! pourquoi ?
     -- On l'a trouvé chez vous ; on l'a pris pour vous.
     -- Et par qui a-t-il été arrêté ?
     -- Par la garde  qu'ont été chercher les hommes noirs que vous avez mis
en fuite.
     -- Pourquoi  ne s'est-il pas  nommé ?  pourquoi  n'a-t-il pas dit qu'il
était étranger à cette affaire ?
     -- Il s'en est bien gardé, Monsieur ; il s'est au contraire approché de
moi et m'a dit : " C'est ton maître qui a besoin de sa liberté en ce moment,
et non  pas moi, puisqu'il  sait tout et que je ne  sais rien.  On le croira
arrêté, et  cela  lui donnera du  temps  ; dans trois jours  je dirai qui je
suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. "
     -- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien
là ! Et qu'ont fait les sbires ?
     -- Quatre l'ont emmené je ne sais où, à la Bastille ou au Fort-l'Evêque
; deux sont restés avec les hommes noirs, qui ont fouillé partout et qui ont
pris tous les papiers.  Enfin les deux  derniers,  pendant cette expédition,
montaient  la garde à la  porte  ; puis,  quand  tout  a  été fini, ils sont
partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
     -- Et Porthos et Aramis ?
     -- Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.
     -- Mais ils peuvent venir  d'un  moment à l'autre,  car tu leur as fait
dire que je les attendais ?
     -- Oui, Monsieur.
     -- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent, préviens-les de ce qui
m'est arrivé, qu'ils m'attendent au cabaret  de  la Pomme  de Pin ; ici il y
aurait danger, la maison peut être espionnée. Je  cours chez M.  de Tréville
pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
     -- C'est bien, Monsieur, dit Planchet.
     -- Mais tu resteras, tu  n'auras  pas peur ! dit d'Artagnan en revenant
sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.
     -- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me  connaissez pas
encore ;  je  suis brave  quand je  m'y  mets,  allez ; c'est le tout de m'y
mettre ; d'ailleurs je suis Picard.
     -- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutôt  que de
quitter ton poste.
     -- Oui, Monsieur,  et  il n'y  a rien que  je ne fasse  pour  prouver à
Monsieur que je lui suis attaché. "
     "  Bon, dit en lui-même  d'Artagnan, il paraît que la méthode que  j'ai
employée à l'égard de ce garçon est décidément la  bonne : j'en userai  dans
l'occasion. "
     Et  de  toute  la  vitesse  de  ses  jambes, déjà quelque peu fatiguées
cependant par les courses de la journée, d'Artagnan  se dirigea vers la  rue
du Colombier.
     M. de  Tréville n'était point à son hôtel ; sa compagnie était de garde
au Louvre ; il était au Louvre avec sa compagnie.
     Il  fallait arriver jusqu'à M. de Tréville ;  il  était important qu'il
fût prévenu de ce qui  se passait. D'Artagnan résolut d'essayer  d'entrer au
Louvre. Son costume  de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait
être un passeport.
     Il descendit  donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour
prendre le Pont-Neuf. Il avait  eu un instant l'idée de passer le bac ; mais
en arrivant au bord de  l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans
sa poche et s'était aperçu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur.
     Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud, il vit déboucher de
la  rue  Dauphine un  groupe  composé de deux  personnes et dont l'allure le
frappa.
     Les deux personnes qui composaient le groupe étaient : l'un, un homme ;
l'autre, une femme.
     La femme avait  la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme  ressemblait à
s'y méprendre à Aramis.
     En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore
se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de
La Harpe.
     De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires.
     Le capuchon  de la femme était rabattu, l'homme tenait son mouchoir sur
son  visage  ;  tous deux,  cette  double précaution l'indiquait, tous  deux
avaient donc intérêt à n'être point reconnus.
     Ils  prirent  le  pont  :  c'était le  chemin  de  d'Artagnan,  puisque
d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit.
     D'Artagnan  n'avait pas fait  vingt pas, qu'il fut  convaincu que cette
femme, c'était Mme Bonacieux, et que cet homme, c'était Aramis.
     Il sentit  à  l'instant  même  tous  les  soupçons de  la jalousie  qui
s'agitaient dans son coeur.
     Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait déjà
comme  une maîtresse. Mme  Bonacieux lui avait juré ses grands dieux qu'elle
ne connaissait pas Aramis,  et un quart d'heure après qu'elle lui avait fait
ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis.
     D'Artagnan  ne  réfléchit  pas  seulement qu'il  connaissait  la  jolie
mercière depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien qu'un peu
de  reconnaissance  pour  l'avoir  délivrée des  hommes noirs  qui voulaient
l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant
outragé,  trahi, bafoué ; le sang et la  colère lui montèrent  au visage, il
résolut de tout éclaircir.
     La  jeune  femme  et  le  jeune homme  s'étaient aperçus qu'ils étaient
suivis, et  ils  avaient  doublé  le  pas. D'Artagnan  prit sa  course,  les
dépassa,  puis  revint sur  eux au moment  où  ils se  trouvaient devant  la
Samaritaine,  éclairée par  un  réverbère  qui projetait sa  lueur sur toute
cette partie du pont.
     D'Artagnan s'arrêta devant eux, et ils s'arrêtèrent devant lui.
     " Que voulez-vous,  Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un
pas et  avec  un  accent  étranger qui  prouvait  à d'Artagnan qu'il s'était
trompé dans une partie de ses conjectures.
     -- Ce n'est pas Aramis ! s'écria-t-il.
     -- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et à votre exclamation je vois
que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
     -- Vous me pardonnez ! s'écria d'Artagnan.
     -- Oui, répondit l'inconnu.  Laissez-moi donc passer,  puisque ce n'est
pas à moi que vous avez affaire.
     -- Vous avez raison, Monsieur,  dit d'Artagnan, ce n'est pas à vous que
j'ai affaire, c'est à Madame.
     -- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'étranger.
     -- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais.
     -- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais
votre parole de  militaire  et votre foi de gentilhomme ; j'espérais pouvoir
compter dessus.
     -- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassé, vous m'aviez promis...
     -- Prenez mon bras, Madame, dit l'étranger, et continuons notre chemin.
"
     Cependant  d'Artagnan, étourdi,  atterré, anéanti  par tout ce qui  lui
arrivait, restait debout et les bras  croisés devant le mousquetaire et  Mme
Bonacieux.
     Le mousquetaire  fit  deux  pas  en avant et écarta d'Artagnan avec  la
main.
     D'Artagnan fit un bond en arrière et tira son épée.
     En  même  temps et avec  la rapidité de  l'éclair,  l'inconnu  tira  la
sienne.
     " Au nom du Ciel, Milord ! s'écria Mme Bonacieux en se jetant entre les
combattants et prenant les épées à pleines mains.
     -- Milord  ! s'écria  d'Artagnan illuminé d'une idée subite,  Milord  !
pardon, Monsieur ; mais est-ce que vous seriez...
     -- Milord  duc  de Buckingham,  dit Mme  Bonacieux  à  demi-voix  ;  et
maintenant vous pouvez nous perdre tous.
     -- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord,
et  j'étais  jaloux  ;  vous  savez  ce  que  c'est  que  d'aimer,  Milord ;
pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Grâce.
     --  Vous  êtes  un  brave  jeune  homme, dit  Buckingham  en  tendant à
d'Artagnan une  main que celui-ci serra respectueusement ; vous m'offrez vos
services, je les accepte ; suivez-nous à vingt pas jusqu'au Louvre  ;  et si
quelqu'un nous épie, tuez-le ! "
     D'Artagnan  mit  son  épée  nue sous  son bras, laissa  prendre  à  Mme
Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit,  prêt  à exécuter à la
lettre les instructions du noble et élégant ministre de Charles Ier.
     Mais heureusement le jeune séide n'eut aucune occasion de donner au duc
cette preuve  de son  dévouement, et la jeune femme et le  beau mousquetaire
rentrèrent au Louvre par le guichet de l'Echelle sans avoir été inquiétés.
     Quant à d'Artagnan, il se rendit aussitôt au cabaret de la Pomme de Pin
, où il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient.
     Mais, sans  leur donner  d'autre  explication sur  le dérangement qu'il
leur  avait  causé, il  leur  dit qu'il  avait terminé  seul l'affaire  pour
laquelle il  avait  cru  un instant avoir  besoin de leur  intervention.  Et
maintenant,  emportés que nous sommes  par  notre  récit, laissons nos trois
amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les détours du Louvre, le duc
de Buckingham et son guide.







     Madame Bonacieux  et le duc entrèrent  au Louvre sans difficulté ;  Mme
Bonacieux  était  connue  pour  appartenir  à  la  reine  ; le  duc  portait
l'uniforme des mousquetaires de M. de Tréville, qui, comme nous l'avons dit,
était de garde ce soir-là. D'ailleurs Germain était dans les  intérêts de la
reine,  et si  quelque chose arrivait, Mme  Bonacieux serait accusée d'avoir
introduit son amant au Louvre, voilà tout ; elle prenait sur elle le crime :
sa réputation était perdue, il est vrai, mais de quelle valeur était dans le
monde la réputation d'une petite mercière ?
     Une fois entrés dans l'intérieur  de la cour, le duc et  la jeune femme
suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ vingt-cinq pas ;
cet  espace  parcouru, Mme Bonacieux  poussa  une  petite  porte de service,
ouverte le jour, mais ordinairement fermée la nuit ;  la porte  céda ;  tous
deux  entrèrent  et  se  trouvèrent  dans  l'obscurité,  mais  Mme Bonacieux
connaissait tous les tours et détours de  cette partie du  Louvre,  destinée
aux gens de la suite. Elle referma les portes derrière elle, prit le duc par
la main, fit  quelques pas en tâtonnant, saisit une rampe, toucha du pied un
degré, et commença de monter un escalier :  le duc compta deux étages. Alors
elle  prit à  droite,  suivit un  long corridor, redescendit un  étage,  fit
quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte
et poussa le  duc  dans un appartement éclairé seulement  par une  lampe  de
nuit, en disant : "  Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit
par  la même  porte,  qu'elle ferma à la clef, de sorte que le duc se trouva
littéralement prisonnier.
     Cependant, tout  isolé qu'il se trouvait, il faut le  dire,  le duc  de
Buckingham n'éprouva pas  un instant de crainte ;  un des côtés saillants de
son caractère  était  la  recherche de l'aventure  et l'amour du romanesque.
Brave, hardi, entreprenant, ce  n'était pas  la première fois qu'il risquait
sa  vie dans  de  pareilles  tentatives  ; il  avait  appris que ce prétendu
message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il était venu à Paris, était un
piège, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position
qu'on lui avait faite,  déclaré  à la  reine  qu'il  ne  partirait  pas sans
l'avoir vue. La reine  avait  positivement refusé d'abord,  puis enfin  elle
avait craint que  le  duc, exaspéré, ne  fît  quelque folie. Déjà elle était
décidée à le recevoir et à le  supplier de partir aussitôt, lorsque, le soir
même de cette décision, Mme Bonacieux, qui était chargée d'aller chercher le
duc  et de le  conduire au Louvre, fut enlevée. Pendant deux jours on ignora
complètement  ce qu'elle était devenue, et tout resta en  suspens.  Mais une
fois libre, une fois remise  en  rapport  avec La Porte, les choses  avaient
repris leur cours, et elle venait  d'accomplir la périlleuse entreprise que,
sans son arrestation, elle eût exécutée trois jours plus tôt.
     Buckingham,  resté  seul,   s'approcha  d'une   glace.  Cet  habit   de
mousquetaire lui allait à merveille.
     A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait à juste  titre  pour le
plus  beau  gentilhomme  et  pour  le plus  élégant  cavalier  de France  et
d'Angleterre.
     Favori de deux rois, riche  à millions,  tout-puissant  dans un royaume
qu'il  bouleversait à  sa  fantaisie  et  calmait  à  son  caprice,  Georges
Villiers,  duc  de  Buckingham,   avait  entrepris  une  de  ces  existences
fabuleuses qui restent dans le cours des siècles comme un étonnement pour la
postérité.
     Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa puissance, certain que les lois
qui régissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au
but  qu'il s'était fixé, ce but fût-il si élevé  et si éblouissant que c'eût
été  folie  pour un  autre que  de l'envisager seulement.  C'est ainsi qu'il
était  arrivé  à s'approcher  plusieurs  fois  de  la  belle  et fière  Anne
d'Autriche et à s'en faire aimer, à force d'éblouissement.
     Georges Villiers  se plaça donc devant  une  glace, comme nous  l'avons
dit, rendit à sa belle chevelure  blonde les ondulations que le poids de son
chapeau lui avait fait perdre,  retroussa  sa moustache,  et le  coeur  tout
gonflé  de joie, heureux  et  fier  de toucher  au  moment  qu'il  avait  si
longtemps désiré, se sourit à lui-même d'orgueil et d'espoir.
     En ce moment, une porte cachée dans la tapisserie s'ouvrit et une femme
apparut. Buckingham  vit  cette apparition dans la glace ;  il jeta un  cri,
c'était la reine !
     Anne d'Autriche avait alors  vingt-six ou  vingt-sept ans, c'est-à-dire
qu'elle se trouvait dans tout l'éclat de sa beauté.
     Sa  démarche était  celle d'une reine ou d'une déesse ;  ses yeux,  qui
jetaient des reflets d'émeraude, étaient parfaitement beaux,  et  tout à  la
fois pleins de douceur et de majesté.
     Sa bouche était petite  et vermeille,  et quoique  sa lèvre inférieure,
comme  celle  des  princes de  la maison d'Autriche, avançât  légèrement sur
l'autre,  elle était  éminemment  gracieuse  dans  le  sourire,  mais  aussi
profondément dédaigneuse dans le mépris.
     Sa peau était citée pour sa douceur et son velouté, sa main et ses bras
étaient d'une beauté surprenante, et tous les poètes du temps les chantaient
comme incomparables.
     Enfin  ses cheveux,  qui,  de blonds  qu'ils étaient dans sa  jeunesse,
étaient devenus  châtains, et  qu'elle  portait  frisés  très clair et  avec
beaucoup de poudre, encadraient  admirablement son visage, auquel le censeur
le  plus rigide n'eût pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire
le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez.
     Buckingham  resta  un  instant  ébloui ; jamais Anne d'Autriche ne  lui
était  apparue aussi belle, au milieu des bals, des  fêtes,  des carrousels,
qu'elle lui apparut en ce moment, vêtue  d'une simple robe de satin blanc et
accompagnée  de doña Estéfania,  la seule de ses femmes espagnoles qui n'eût
pas été chassée par la jalousie du roi et par les persécutions de Richelieu.
     Anne d'Autriche fit deux pas en avant  ; Buckingham se précipita  à ses
genoux, et  avant que la reine eût pu l'en empêcher, il  baisa le bas  de sa
robe.
     " Duc, vous savez déjà que ce n'est pas moi qui vous ai fait écrire.
     --  Oh ! oui, Madame,  oui, Votre Majesté, s'écria le duc ; je sais que
j'ai  été  un  fou, un insensé de  croire que la  neige s'animerait,  que le
marbre  s'échaufferait  ;  mais, que voulez-vous, quand  on  aime,  on croit
facilement à  l'amour ; d'ailleurs  je n'ai  pas  tout  perdu  à  ce voyage,
puisque je vous vois.
     -- Oui,  répondit  Anne, mais  vous savez  pourquoi et  comment je vous
vois, Milord. Je  vous vois par  pitié pour  vous-même ;  je vous vois parce
qu'insensible à  toutes mes peines, vous vous êtes obstiné à rester dans une
ville où,  en  restant,  vous  courez  risque  de la vie et me faites courir
risque de mon  honneur ; je  vous vois pour  vous dire que tout nous sépare,
les  profondeurs  de  la  mer,  l'inimitié  des royaumes,  la  sainteté  des
serments. Il est sacrilège de lutter contre tant de choses, Milord. Je  vous
vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir.
     -- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre
voix  couvre la  dureté de vos paroles. Vous parlez de sacrilège  ! mais  le
sacrilège est dans la séparation des coeurs que Dieu  avait formés l'un pour
l'autre.
     -- Milord,  s'écria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit
que je vous aimais.
     -- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ;
et vraiment, me  dire de semblables paroles, ce  serait  de la part de Votre
Majesté une  trop  grande ingratitude. Car, dites-moi, où trouvez-  vous  un
amour  pareil  au mien,  un  amour que  ni le  temps,  ni l'absence,  ni  le
désespoir  ne peuvent éteindre ; un amour qui se contente  d'un ruban égaré,
d'un regard perdu, d'une parole échappée ?
     " Il y a trois ans, Madame,  que je vous ai vue pour la première  fois,
et depuis trois ans je vous aime ainsi.
     " Voulez-vous que  je vous  dise  comment vous étiez vêtue  la première
fois que je vous vis ?  voulez-vous que je détaille chacun des  ornements de
votre toilette ? Tenez,  je  vous vois encore : vous étiez  assise  sur  des
carreaux,  à  la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des
broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renouées sur vos beaux
bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise
fermée, un petit bonnet sur  votre tête, de la couleur de votre robe, et sur
ce bonnet une plume de héron.
     " Oh  ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous
étiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous êtes maintenant,
c'est-à-dire cent fois plus belle encore !
     -- Quelle folie !  murmura Anne d'Autriche, qui n'avait  pas le courage
d'en  vouloir  au duc d'avoir si bien conservé son portrait dans son coeur ;
quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs !
     --  Et  avec  quoi voulez-vous  donc que je vive  ?  je  n'ai  que  des
souvenirs, moi.  C'est mon  bonheur, mon trésor, mon espérance. Chaque  fois
que je vous vois, c'est un diamant de plus que  je renferme dans l'écrin  de
mon  coeur. Celui-ci est le  quatrième que  vous laissez tomber  et  que  je
ramasse ;  car  en trois ans,  Madame, je ne vous  ai vue  que quatre fois :
cette première que je viens de vous dire, la  seconde chez Mme de Chevreuse,
la troisième dans les jardins d'Amiens.
     -- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirée.
     -- Oh  ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soirée
heureuse  et  rayonnante  de ma  vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il
faisait  ?  Comme l'air était doux et parfumé, comme le ciel était  bleu  et
tout émaillé d'étoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu être un instant
seul avec vous ; cette fois, vous étiez prête à tout me dire, l'isolement de
votre vie, les  chagrins  de  votre coeur.  Vous étiez  appuyée à  mon bras,
tenez,  à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté, vos beaux
cheveux  effleurer  mon  visage,  et  chaque  fois qu'ils l'effleuraient  je
frissonnais de la tête aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas
tout ce qu'il y a de félicités du ciel, de joies  du  paradis enfermées dans
un moment pareil.  Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me
reste de jours à vivre, pour un pareil instant  et pour une semblable nuit !
car cette nuit-là, Madame, cette nuit-là vous m'aimiez, je vous le jure.
     -- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme
de  cette  belle soirée,  que la  fascination de votre regard, que ces mille
circonstances enfin  qui  se réunissent  parfois pour  perdre  une  femme se
soient  groupées autour de moi dans cette fatale  soirée  ; mais vous l'avez
vu, Milord, la reine est venue  au secours de  la femme qui faiblissait : au
premier mot que vous avez osé dire, à  la première hardiesse à laquelle j'ai
eu à répondre, j'ai appelé.
     -- Oh !  oui, oui, cela est vrai, et  un autre amour que le mien aurait
succombé à  cette épreuve  ; mais mon amour, à moi, en est sorti plus ardent
et plus  éternel. Vous avez cru me fuir  en revenant à Paris,  vous avez cru
que je n'oserais quitter le trésor sur lequel  mon maître m'avait  chargé de
veiller. Ah ! que m'importent  à moi  tous les trésors du  monde et tous les
rois de la terre ! Huit jours après, j'étais de retour,  Madame. Cette fois,
vous n'avez rien eu à me dire  : j'avais risqué ma faveur, ma vie, pour vous
voir  une seconde,  je  n'ai  pas  même touché  votre main,  et vous  m'avez
pardonné en me voyant si soumis et si repentant.
     --  Oui, mais  la  calomnie s'est  emparée  de  toutes ces folies  dans
lesquelles je n'étais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le  roi, excité
par M. le cardinal, a fait un éclat terrible :  Mme de Vernet a été chassée,
Putange exilé, Mme de Chevreuse est tombée en défaveur, et lorsque vous avez
voulu   revenir   comme    ambassadeur   en   France,   le   roi   lui-même,
souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-même s'y est opposé.
     -- Oui, et la France va payer d'une guerre  le refus de son  roi. Je ne
puis plus  vous  voir,  Madame ;  eh  bien,  je veux  chaque jour  que  vous
entendiez parler de moi.
     " Quel but  pensez-vous  qu'aient eu cette  expédition  de Ré et  cette
ligue avec les protestants de La Rochelle  que je  projette ?  Le plaisir de
vous voir !
     " Je n'ai  pas l'espoir de  pénétrer à  main armée jusqu'à Paris, je le
sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nécessitera
un négociateur,  ce négociateur ce  sera  moi.  On  n'osera  plus me refuser
alors, et je reviendrai à Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un
instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront payé mon bonheur de leur
vie ; mais que m'importera, à moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est
peut-être bien fou, peut-être bien  insensé ; mais, dites- moi, quelle femme
a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ?
     -- Milord, Milord, vous invoquez pour votre défense des choses qui vous
accusent encore  ;  Milord,  toutes ces preuves d'amour que  vous voulez  me
donner sont presque des crimes.
     --  Parce  que  vous  ne  m'aimez pas, Madame :  si vous m'aimiez, vous
verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez,
ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont
vous parliez tout à l'heure, Mme de Chevreuse a été moins cruelle que vous ;
Holland l'a aimée, et elle a répondu à son amour.
     -- Mme de Chevreuse n'était pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue
malgré elle par l'expression d'un amour si profond.
     --  Vous m'aimeriez donc  si vous ne l'étiez pas, vous, Madame,  dites,
vous m'aimeriez  donc  ? Je puis donc croire  que c'est la  dignité seule de
votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis  donc croire que si vous
eussiez été Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espérer ? Merci
de ces douces paroles, ô ma belle Majesté, cent fois merci.
     --  Ah ! Milord, vous avez mal  entendu, mal  interprété ; je  n'ai pas
voulu dire...
     -- Silence  ! Silence !  dit le  duc, si je  suis heureux d'une erreur,
n'ayez  pas la  cruauté de me l'enlever. Vous l'avez  dit vous-même,  on m'a
attiré  dans un piège,  j'y  laisserai ma vie  peut-être, car,  tenez, c'est
étrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je  vais mourir. "
Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant à la fois.
     " Oh  ! mon Dieu !  s'écria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui
prouvait quel intérêt plus  grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au
duc.
     -- Je ne vous dis  point  cela  pour vous effrayer, Madame, non ; c'est
même ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me préoccupe point  de
pareils rêves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espérance, que vous
m'avez presque donnée, aura tout payé, fût-ce même ma vie.
     --  Eh bien,  dit  Anne  d'Autriche,  moi  aussi,  duc,  moi,  j'ai des
pressentiments, moi aussi j'ai  des  rêves. J'ai songé  que  je  vous voyais
couché sanglant, frappé d'une blessure.
     -- Au  côté  gauche,  n'est-ce  pas,  avec  un  couteau  ?  interrompit
Buckingham.
     -- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au côté gauche avec un couteau.
Qui a pu vous dire  que j'avais  fait ce rêve ? Je ne l'ai confié qu'à Dieu,
et encore dans mes prières.
     -- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien.
     -- Je vous aime, moi ?
     -- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les  mêmes rêves qu'à moi, si vous
ne  m'aimiez pas  ?  Aurions-nous les  mêmes  pressentiments,  si  nos  deux
existences  ne se  touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez,  ô  reine, et
vous me pleurerez ?
     --  Oh !  mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Anne d'Autriche, c'est plus que
je n'en  puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel,  partez, retirez-vous ;
je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais,
c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitié de moi, et partez. Oh
! si vous  êtes frappé en France, si vous  mourez en  France,  si je pouvais
supposer  que  votre  amour  pour moi fût  cause  de  votre  mort,  je ne me
consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous  en
supplie.
     --  Oh  ! que vous êtes belle  ainsi  ! Oh  ! que je  vous  aime !  dit
Buckingham.
     -- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez
comme  ambassadeur, revenez  comme ministre, revenez entouré  de  gardes qui
vous  défendront, de  serviteurs  qui veilleront  sur vous, et alors  je  ne
craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur à vous revoir.
     -- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
     -- Oui...
     -- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et
qui me rappelle que je n'ai point fait un rêve ; quelque chose que vous ayez
porté et que je puisse porter à mon tour, une bague, un collier, une chaîne.
     -- Et partirez-vous, partirez-vous, si je  vous donne ce  que  vous  me
demandez ?
     -- Oui.
     -- A l'instant même ?
     -- Oui.
     -- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?
     -- Oui, je vous le jure !
     -- Attendez, alors, attendez. "
     Et Anne  d'Autriche  rentra dans son appartement et  en sortit  presque
aussitôt, tenant à la main un petit coffret en bois de rose à  son  chiffre,
tout incrusté d'or.
     " Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mémoire de moi. "
     Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois à genoux.
     " Vous m'avez promis de partir, dit la reine.
     -- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. "
     Anne d'Autriche tendit sa main en fermant  les yeux et en s'appuyant de
l'autre sur Estéfania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer.
     Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette belle main, puis se
relevant :
     " Avant six  mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue,
Madame, dussé-je bouleverser le monde pour cela. "
     Et,  fidèle  à  la  promesse  qu'il  avait  faite, il s'élança  hors de
l'appartement.
     Dans le corridor, il rencontra  Mme  Bonacieux qui l'attendait, et qui,
avec les  mêmes  précautions  et  le même  bonheur, le  reconduisit hors  du
Louvre.







     Il y  avait dans tout cela,  comme on  a pu le remarquer, un personnage
dont, malgré  sa  position précaire,  on  n'avait paru s'inquiéter  que fort
médiocrement ;  ce personnage était M.  Bonacieux,  respectable  martyr  des
intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevêtraient si bien les unes aux
autres, dans cette époque à la fois si chevaleresque et si galante.
     Heureusement -- le lecteur se le rappelle  ou ne se le  rappelle pas --
heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
     Les estafiers qui l'avaient arrêté le conduisirent droit à la Bastille,
où  on  le fit  passer  tout tremblant devant  un  peloton  de  soldats  qui
chargeaient leurs mousquets.
     De là,  introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part
de ceux qui l'avaient amené, l'objet des plus grossières injures et des plus
farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire à un
gentilhomme, et ils le traitaient en véritable croquant.
     Au bout d'une demi-heure à peu près, un greffier vint  mettre fin à ses
tortures, mais non pas  à ses inquiétudes, en donnant l'ordre de conduire M.
Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait
les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y  faisait pas tant de
façons.
     Deux  gardes s'emparèrent du mercier, lui firent traverser une cour, le
firent entrer dans  un corridor  où il y avait trois  sentinelles, ouvrirent
une porte et le poussèrent dans une chambre basse, où il n'y avait pour tous
meubles  qu'une  table, une  chaise et un commissaire. Le  commissaire était
assis sur la chaise et occupé à écrire sur la table.
     Les deux  gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur  un
signe du commissaire, s'éloignèrent hors de la portée de la voix.
     Le  commissaire,  qui jusque-là  avait tenu  sa  tête baissée  sur  ses
papiers, la releva pour voir à qui il avait affaire. Ce commissaire était un
homme  à  la  mine rébarbative,  au  nez  pointu, aux  pommettes  jaunes  et
saillantes,  aux yeux petits  mais investigateurs et vifs, à  la physionomie
tenant à la  fois  de la fouine et du renard. Sa  tête, supportée par un cou
long et mobile, sortait de sa large  robe  noire  en  se  balançant  avec un
mouvement à peu près pareil  à celui de la tortue tirant  sa tête hors de sa
carapace.
     Il  commença par demander à M. Bonacieux ses nom  et prénoms, son  âge,
son état et son domicile.
     L'accusé  répondit qu'il  s'appelait  Jacques-Michel  Bonacieux,  qu'il
était âgé de  cinquante et un ans, mercier retiré et qu'il demeurait rue des
Fossoyeurs, n 11.
     Le  commissaire alors, au lieu de continuer à l'interroger, lui  fit un
grand discours sur le danger qu'il y a  pour un bourgeois obscur à se  mêler
des choses publiques.

     Il compliqua  cet exorde d'une exposition  dans laquelle il raconta  la
puissance  et les  actes  de M. le cardinal,  ce ministre  incomparable,  ce
vainqueur des ministres passés, cet exemple des ministres à venir : actes et
puissance que nul ne contrecarrait impunément.
     Après  cette  deuxième  partie  de  son  discours,  fixant  son  regard
d'épervier sur le pauvre Bonacieux,  il l'invita à réfléchir à la gravité de
sa situation.
     Les réflexions du mercier étaient toutes faites  : il donnait au diable
l'instant où M. de La Porte avait  eu  l'idée de le marier avec sa filleule,
et l'instant  surtout où cette filleule avait été reçue dame  de la lingerie
chez la reine.
     Le fond du caractère de maître  Bonacieux était un profond égoïsme mêlé
à  une  avarice  sordide,  le tout  assaisonné d'une  poltronnerie  extrême.
L'amour que  lui  avait  inspiré sa  jeune  femme, étant  un  sentiment tout
secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs  que nous venons
d'énumérer.
     Bonacieux réfléchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire.
     " Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement,  croyez bien que je
connais et  que  j'apprécie plus que  personne  le mérite  de l'incomparable
Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'être gouvernés.
     -- Vraiment  ? demanda le commissaire d'un air de  doute ; mais s'il en
était véritablement ainsi, comment seriez-vous à la Bastille ?
     --  Comment  j'y  suis,  ou  plutôt  pourquoi  j'y  suis,  répliqua  M.
Bonacieux, voilà ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que
je l'ignore moi-même ; mais, à coup sûr,  ce n'est pas pour avoir désobligé,
sciemment du moins, M. le cardinal.
     -- Il faut cependant que  vous ayez commis un crime,  puisque vous êtes
ici accusé de haute trahison.
     -- De haute trahison ! s'écria Bonacieux épouvanté, de haute trahison !
et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui déteste les huguenots et qui
abhorre  les  Espagnols  soit  accusé  de  haute  trahison  ?  Réfléchissez,
Monsieur, la chose est matériellement impossible.
     --  Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant  l'accusé comme
si  ses  petits yeux  avaient la  faculté de lire jusqu'au  plus profond des
coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ?
     --  Oui,  Monsieur, répondit  le  mercier  tout tremblant, sentant  que
c'était là où les affaires allaient s'embrouiller ; c'est-à-dire, j'en avais
une.
     -- Comment  ? vous  en  aviez une ! qu'en  avez-vous  fait,  si vous ne
l'avez plus ?
     -- On me l'a enlevée, Monsieur.
     -- On vous l'a enlevée ? dit le commissaire. Ah ! "
     Bonacieux sentit à ce " ah ! "  que l'affaire s'embrouillait de plus en
plus.
     "  On  vous l'a enlevée ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est
l'homme qui a commis ce rapt ?
     -- Je crois le connaître.
     -- Quel est-il ?
     --  Songez que je n'affirme  rien, Monsieur le  commissaire, et  que je
soupçonne seulement.
     -- Qui soupçonnez-vous ? Voyons, répondez franchement. "
     M. Bonacieux était dans la plus grande perplexité : devait-il tout nier
ou tout dire ? En  niant  tout, on pouvait  croire qu'il en savait trop long
pour avouer  ; en disant tout, il faisait  preuve  de  bonne  volonté. Il se
décida donc à tout dire.
     "  Je soupçonne,  dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout à
fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, à ce qu'il
m'a semblé, quand j'attendais  ma femme devant le  guichet du Louvre pour la
ramener chez moi. "
     Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude.
     " Et son nom ? dit-il.
     -- Oh ! quant à son nom,  je n'en  sais rien, mais  si  je le rencontre
jamais,  je le reconnaîtrai à l'instant  même, je  vous  en réponds,  fût-il
entre mille personnes. "
     Le front du commissaire se rembrunit.
     " Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il...
     --  C'est-à-dire,  reprit Bonacieux, qui  vit qu'il  avait fait  fausse
route, c'est-à-dire...
     -- Vous avez  répondu que vous le  reconnaîtriez, dit le  commissaire ;
c'est  bien,  en  voici  assez  pour aujourd'hui ;  il faut, avant que  nous
allions  plus  loin,  que  quelqu'un  soit  prévenu  que  vous connaissez le
ravisseur de votre femme.
     -- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'écria Bonacieux
au désespoir. Je vous ai dit au contraire...
     -- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
     -- Et où faut-il le conduire ? demanda le greffier.
     -- Dans un cachot.
     -- Dans lequel ?
     -- Oh ! mon  Dieu, dans le premier  venu,  pourvu qu'il ferme bien  " ,
répondit le  commissaire  avec une  indifférence  qui pénétra  d'horreur  le
pauvre Bonacieux.
     " Hélas ! hélas ! se dit-il, le malheur est sur ma tête ; ma femme aura
commis  quelque  crime  effroyable  ; on me croit  son complice, et  l'on me
punira avec elle : elle en aura parlé, elle aura avoué qu'elle m'avait  tout
dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela !
une nuit est bientôt passée ; et demain, à la roue, à la potence !  Oh ! mon
Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! "
     Sans  écouter le  moins du monde les lamentations de maître  Bonacieux,
lamentations auxquelles  d'ailleurs  ils  devaient être  habitués, les  deux
gardes  prirent le  prisonnier par  un bras,  et l'emmenèrent, tandis que le
commissaire écrivait en hâte une lettre que son greffier attendait.
     Bonacieux ne  ferma  pas l'oeil, non pas  que  son  cachot fût par trop
désagréable, mais parce que  ses inquiétudes étaient trop grandes.  Il resta
toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les
premiers  rayons du jour se  glissèrent dans  sa chambre, l'aurore lui parut
avoir pris des teintes funèbres.
     Tout à coup,  il entendit  tirer les verrous, et il fit  un  soubresaut
terrible.  Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire à l'échafaud
;  aussi,  lorsqu'il  vit  purement  et  simplement  paraître,  au  lieu  de
l'exécuteur qu'il attendait, son commissaire  et  son greffier de la veille,
il fut tout près de leur sauter au cou.
     " Votre  affaire s'est fort compliquée depuis  hier au soir,  mon brave
homme, lui dit le commissaire, et je  vous conseille de dire toute la vérité
; car votre repentir peut seul conjurer la colère du cardinal.
     -- Mais je suis prêt à  tout dire, s'écria Bonacieux,  du moins tout ce
que je sais. Interrogez, je vous prie.
     -- Où est votre femme, d'abord ?
     -- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevée.
     -- Oui,  mais depuis hier cinq  heures de  l'après-midi, grâce à  vous,
elle s'est échappée.
     -- Ma femme s'est  échappée ! s'écria Bonacieux. Oh ! la malheureuse  !
Monsieur, si elle s'est échappée, ce n'est pas ma faute, je vous le jure.
     -- Qu'alliez-vous donc  alors faire  chez  M. d'Artagnan, votre voisin,
avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la journée ?
     -- Ah ! oui, Monsieur le  commissaire, oui, cela  est vrai, et  j'avoue
que j'ai eu tort. J'ai été chez M. d'Artagnan.
     -- Quel était le but de cette visite ?
     --  De le prier de m'aider à retrouver ma femme. Je croyais que j'avais
droit de  la réclamer ;  je  me trompais, à ce qu'il paraît,  et  je vous en
demande bien pardon.
     -- Et qu'a répondu M. d'Artagnan ?
     -- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais  je me suis bientôt  aperçu
qu'il me trahissait.
     --  Vous en imposez  à la justice ! M. d'Artagnan  a fait un pacte avec
vous,  et  en vertu de  ce pacte il a mis en fuite les hommes  de police qui
avaient arrêté votre femme, et l'a soustraite à toutes les recherches.
     -- M. d'Artagnan a enlevé ma femme ! Ah çà, mais que me dites-vous là ?
     -- Heureusement M. d'Artagnan  est entre nos mains,  et vous  allez lui
être confronté.
     -- Ah ! ma foi, je  ne  demande pas mieux,  s'écria Bonacieux  ;  je ne
serais pas fâché de voir une figure de connaissance.
     -- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes.
     Les deux gardes firent entrer Athos.
     "  Monsieur  d'Artagnan,  dit  le commissaire  en s'adressant  à Athos,
déclarez ce qui s'est passé entre vous et Monsieur.
     --  Mais ! s'écria  Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan  que  vous me
montrez là !
     -- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'écria le commissaire.
     -- Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.
     -- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire.
     -- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
     -- Comment ! vous ne le connaissez pas ?
     -- Non.
     -- Vous ne l'avez jamais vu ?
     -- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle.
     -- Votre nom ? demanda le commissaire.
     -- Athos, répondit le mousquetaire.
     -- Mais  ce n'est pas un nom  d'homme, ça, c'est un nom  de montagne  !
s'écria le pauvre interrogateur qui commençait à perdre la tête.
     -- C'est mon nom, dit tranquillement Athos.
     -- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.
     -- Moi ?
     -- Oui, vous.
     -- C'est-à-dire que c'est à moi qu'on a dit : " Vous êtes M. d'Artagnan
? "  J'ai répondu :  " Vous croyez ? " Mes gardes  se  sont écriés qu'ils en
étaient sûrs.  Je n'ai pas  voulu les contrarier.  D'ailleurs je pouvais  me
tromper.
     -- Monsieur, vous insultez à la majesté de la justice.
     -- Aucunement, fit tranquillement Athos.
     -- Vous êtes M. d'Artagnan.
     -- Vous voyez bien que vous me le dites encore.
     -- Mais,  s'écria à  son tour  M. Bonacieux, je vous  dis,  Monsieur le
commissaire, qu'il n'y a pas un instant  de doute à avoir. M. d'Artagnan est
mon hôte,  et par  conséquent,  quoiqu'il ne  me  paie pas  mes  loyers,  et
justement même à cause de cela,  je dois  le connaître. M. d'Artagnan est un
jeune  homme  de  dix-neuf à vingt  ans  à peine, et Monsieur en a trente au
moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts,  et Monsieur est
dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville : regardez l'uniforme,
Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme.
     -- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. "
     En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et  un messager, introduit par
un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.
     " Oh ! la malheureuse ! s'écria le commissaire.
     -- Comment ? que dites-vous ? de qui  parlez-vous ? Ce n'est pas de  ma
femme, j'espère !
     -- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez.
     -- Ah  çà !, s'écria  le  mercier exaspéré, faites-moi le plaisir de me
dire,  Monsieur, comment  mon affaire à moi peut s'empirer de ce que fait ma
femme pendant que je suis en prison !
     -- Parce que ce qu'elle  fait est la suite d'un plan arrêté entre vous,
plan infernal !
     -- Je  vous jure, Monsieur  le commissaire, que vous  êtes dans la plus
profonde erreur,  que  je ne sais rien au monde de  ce que  devait  faire ma
femme, que je suis entièrement étranger à ce qu'elle a fait, et que, si elle
a fait des sottises, je la renie, je la démens, je la maudis.
     -- Ah çà ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin  de moi
ici,  renvoyez-moi  quelque part,  il  est  très  ennuyeux,  votre  Monsieur
Bonacieux.
     -- Reconduisez les  prisonniers  dans leurs cachots, dit le commissaire
en désignant  d'un  même geste  Athos et Bonacieux,  et qu'ils soient gardés
plus sévèrement que jamais.
     --  Cependant,  dit Athos  avec  son  calme  habituel,  si c'est  à  M.
d'Artagnan  que vous avez affaire, je  ne vois pas trop  en quoi  je puis le
remplacer.
     --  Faites ce que j'ai  dit ! s'écria le  commissaire,  et le secret le
plus absolu ! Vous entendez ! "
     Athos  suivit  ses gardes en levant les  épaules,  et  M. Bonacieux  en
poussant des lamentations à fendre le coeur d'un tigre.
     On ramena le  mercier dans le même cachot où il avait passé la nuit, et
l'on l'y laissa toute la journée. Toute la journée Bonacieux pleura comme un
véritable  mercier, n'étant  pas  du  tout homme  d'épée, il  nous  l'a  dit
lui-même.
     Le soir, vers les  neuf heures, au moment où  il allait se décider à se
mettre  au  lit,  il  entendit  des  pas  dans  son  corridor.  Ces  pas  se
rapprochèrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent.
     " Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la suite des gardes.
     -- Vous suivre ! s'écria Bonacieux ; vous suivre  à cette heure-ci ! et
où cela, mon Dieu ?
     -- Où nous avons l'ordre de vous conduire.
     -- Mais ce n'est pas une réponse, cela.
     -- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire.
     -- Ah ! mon  Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois
je suis perdu ! "
     Et il suivit machinalement  et  sans résistance les gardes qui venaient
le quérir.
     Il prit le même corridor qu'il avait  déjà pris,  traversa une première
cour, puis un second corps de logis ; enfin, à la porte de la cour d'entrée,
il  trouva une voiture entourée  de quatre gardes à cheval. On le fit monter
dans cette voiture, l'exempt se plaça près de  lui, on  ferma  la portière à
clef, et tous deux se trouvèrent dans une prison roulante.
     La voiture  se mit en mouvement, lente comme un char funèbre. A travers
la grille cadenassée, le prisonnier apercevait les maisons et le pavé, voilà
tout  ;  mais,  en  véritable Parisien qu'il était,  Bonacieux reconnaissait
chaque rue aux bornes, aux enseignes,  aux réverbères. Au moment d'arriver à
Saint-Paul, lieu où l'on exécutait les condamnés de la Bastille, il  faillit
s'évanouir et  se signa  deux  fois.  Il  avait  cru que  la  voiture devait
s'arrêter là. La voiture passa cependant.
     Plus  loin, une grande terreur  le  prit encore, ce fut en côtoyant  le
cimetière Saint-Jean où on enterrait  les  criminels d'Etat. Une seule chose
le  rassura  un  peu,  c'est  qu'avant  de  les  enterrer  on  leur  coupait
généralement  la tête, et que sa  tête à  lui était  encore sur ses épaules.
Mais  lorsqu'il vit  que la  voiture  prenait la route  de la  Grève,  qu'il
aperçut  les toits aigus de  l'Hôtel de Ville, que la voiture s'engagea sous
l'arcade,  il  crut  que  tout était fini pour  lui, voulut  se confesser  à
l'exempt, et, sur son refus, poussa des  cris  si  pitoyables  que  l'exempt
annonça  que,  s'il  continuait  à  l'assourdir ainsi,  il  lui mettrait  un
bâillon.
     Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on  eût dû l'exécuter
en Grève, ce n'était  pas la peine de le bâillonner, puisqu'on était presque
arrivé au lieu de l'exécution. En effet, la voiture traversa la place fatale
sans s'arrêter. Il ne restait plus à craindre que la Croix-du- Trahoir  : la
voiture en prit justement le chemin.
     Cette fois,  il n'y  avait plus de doute, c'était à la Croix-du-Trahoir
qu'on  exécutait  les criminels  subalternes. Bonacieux s'était flatté en se
croyant  digne de Saint-Paul ou de la  place de  Grève : c'était à la Croix-
du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinée  ! Il ne pouvait voir
encore cette malheureuse croix,  mais  il la sentait en quelque  sorte venir
au-devant de lui.  Lorsqu'il  n'en fut plus  qu'à  une  vingtaine de pas, il
entendit une rumeur, et la voiture s'arrêta.  C'était  plus que n'en pouvait
supporter  le pauvre  Bonacieux,  déjà écrasé par  les  émotions successives
qu'il  avait  éprouvées  ; il  poussa un faible  gémissement,  qu'on eût  pu
prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'évanouit.





     Ce rassemblement était produit non point par l'attente d'un homme qu'on
devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu.
     La voiture, arrêtée  un  instant, reprit donc  sa marche,  traversa  la
foule,  continua  son chemin, enfila la rue  Saint-Honoré, tourna la rue des
Bons-Enfants et s'arrêta devant une porte basse.
     La  porte  s'ouvrit,  deux gardes  reçurent dans leurs  bras Bonacieux,
soutenu par  l'exempt ; on le poussa dans  une  allée, on lui fit  monter un
escalier, et on le déposa dans une antichambre.
     Tous ces mouvements s'étaient opérés pour lui d'une façon machinale.
     Il avait marché comme on marche en rêve ; il avait entrevu les objets à
travers  un brouillard  ;  ses  oreilles  avaient perçu  des  sons  sans les
comprendre  ; on eût pu  l'exécuter  dans ce moment qu'il n'eût pas  fait un
geste pour  entreprendre  sa défense,  qu'il n'eût  pas poussé un  cri  pour
implorer la pitié.
     Il resta  donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur et les bras
pendants, à l'endroit même où les gardes l'avaient déposé.
     Cependant,  comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet
menaçant,  comme  rien  n'indiquait  qu'il courût  un danger réel, comme  la
banquette  était   convenablement  rembourrée,  comme   la   muraille  était
recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge
flottaient devant la fenêtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu
à peu que  sa frayeur était exagérée, et il  commença de  remuer  la tête  à
droite et à gauche et de bas en haut.
     A  ce  mouvement, auquel  personne  ne  s'opposa,  il reprit  un peu de
courage  et se risqua à ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant
de  ses deux  mains, il  se souleva  sur sa  banquette et se trouva  sur ses
pieds.
     En ce moment, un officier de  bonne  mine ouvrit une portière, continua
d'échanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la
pièce voisine, et se retournant vers le prisonnier :
     " C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.
     -- Oui, Monsieur l'officier,  balbutia le mercier, plus mort  que  vif,
pour vous servir.
     -- Entrez " , dit l'officier.
     Et il  s'effaça  pour que  le mercier pût passer.  Celui-ci obéit  sans
réplique, et entra dans la chambre où il paraissait être attendu.
     C'était un grand cabinet,  aux murailles garnies d'armes  offensives et
défensives, clos et  étouffé, et dans lequel il y avait déjà du feu, quoique
l'on fût à peine à la fin du  mois  de septembre. Une table carrée, couverte
de  livres et  de papiers sur  lesquels  était déroulé un plan immense de la
ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement.
     Debout devant la  cheminée était un  homme de moyenne taille, à la mine
haute et fière, aux yeux perçants,  au front large,  à  la  figure  amaigrie
qu'allongeait encore une royale surmontée d'une paire de moustaches. Quoique
cet  homme eût trente-six  à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache  et
royale  s'en  allaient grisonnant.  Cet homme,  moins l'épée, avait toute la
mine  d'un homme  de  guerre, et  ses  bottes  de  buffle encore  légèrement
couvertes  de  poussière  indiquaient  qu'il avait monté  à  cheval  dans la
journée.
     Cet  homme, c'était Armand-Jean Duplessis, cardinal  de  Richelieu, non
point  tel qu'on  nous  le représente, cassé comme  un  vieillard, souffrant
comme  un martyr,  le corps  brisé, la voix éteinte, enterré dans  un  grand
fauteuil comme dans une tombe anticipée, ne vivant plus que par la force  de
son génie, et ne  soutenant plus la lutte avec l'Europe que par  l'éternelle
application de sa pensée ;  mais tel qu'il était réellement à  cette époque,
c'est-à-dire  adroit et galant cavalier, faible de corps  déjà, mais soutenu
par  cette puissance morale qui  a  fait  de  lui un  des  hommes  les  plus
extraordinaires qui aient existé ; se préparant enfin, après  avoir  soutenu
le duc de Nevers dans son duché de Mantoue, après avoir pris Nîmes,  Castres
et Uzès, à  chasser  les Anglais de l'île de Ré et  à faire  le siège de  La
Rochelle.
     A  la  première  vue, rien  ne dénotait donc  le cardinal, et  il était
impossible à ceux-là qui ne connaissaient point son visage de deviner devant
qui ils se trouvaient.
     Le pauvre mercier demeura  debout à la  porte, tandis que les  yeux  du
personnage que  nous venons  de  décrire se  fixaient sur lui, et semblaient
vouloir pénétrer jusqu'au fond du passé.
     " C'est là ce Bonacieux ? demanda-t-il après un moment de silence.
     -- Oui, Monseigneur, reprit l'officier.
     -- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. "
     L'officier prit  sur  la table les papiers désignés, les remit à  celui
qui les demandait, s'inclina jusqu'à terre, et sortit.
     Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille.
De  temps en temps, l'homme de  la  cheminée levait les  yeux  de dessus les
écritures, et les plongeait comme  deux poignards jusqu'au fond du  coeur du
pauvre mercier.
     Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le cardinal
était fixé.
     " Cette tête-là  n'a jamais conspiré,  murmura-t-il ;  mais  n'importe,
voyons toujours.
     -- Vous êtes accusé de haute trahison, dit lentement le cardinal.
     -- C'est ce  qu'on  m'a déjà  appris,  Monseigneur, s'écria  Bonacieux,
donnant à son  interrogateur  le titre  qu'il avait  entendu l'officier  lui
donner ; mais je vous jure que je n'en savais rien. "
     Le cardinal réprima un sourire.
     " Vous  avez conspiré avec votre  femme, avec Mme de Chevreuse  et avec
Milord duc de Buckingham.
     --  En  effet,  Monseigneur, répondit  le  mercier,  je  l'ai  entendue
prononcer tous ces noms-là.
     -- Et à quelle occasion ?
     --  Elle  disait  que le cardinal de  Richelieu avait attiré le duc  de
Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.
     -- Elle disait cela ? s'écria le cardinal avec violence.
     --  Oui, Monseigneur ; mais  moi je lui  ai dit  qu'elle  avait tort de
tenir de pareils propos, et que Son Eminence était incapable...
     -- Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le cardinal.
     -- C'est justement ce que ma femme m'a répondu, Monseigneur.
     -- Savez-vous qui a enlevé votre femme ?
     -- Non, Monseigneur.
     -- Vous avez des soupçons, cependant ?
     --  Oui,  Monseigneur ; mais ces  soupçons  ont  paru contrarier M.  le
commissaire, et je ne les ai plus.
     -- Votre femme s'est échappée, le saviez-vous ?
     -- Non, Monseigneur, je  l'ai appris  depuis que je suis en  prison, et
toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! "
     Le cardinal réprima un second sourire.
     " Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?
     -- Absolument, Monseigneur ; mais elle a dû rentrer au Louvre.
     -- A une heure du matin elle n'y était pas rentrée encore.
     -- Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-elle devenue alors ?
     -- On le saura, soyez tranquille ;  on ne cache rien au cardinal  ;  le
cardinal sait tout.
     --  En ce  cas,  Monseigneur, est-ce que vous  croyez que  le  cardinal
consentira à me dire ce qu'est devenue ma femme ?
     -- Peut-être ; mais il faut d'abord que vous  avouiez tout  ce que vous
savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.
     -- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue.
     --  Quand vous  alliez chercher votre  femme au  Louvre,  revenait-elle
directement chez vous ?
     -- Presque jamais : elle avait affaire à des  marchands de  toile, chez
lesquels je la conduisais.
     -- Et combien y en avait-il de marchands de toile ?
     -- Deux, Monseigneur.
     -- Où demeurent-ils ?
     -- Un, rue de Vaugirard ; l'autre, rue de La Harpe.
     -- Entriez-vous chez eux avec elle ?
     -- Jamais, Monseigneur ; je l'attendais à la porte.
     -- Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ?
     --   Elle  ne  m'en  donnait  pas  ;  elle  me  disait  d'attendre,  et
j'attendais.
     -- Vous êtes un mari complaisant, mon cher  Monsieur Bonacieux ! "  dit
le cardinal.
     " Il m'appelle son cher Monsieur !  dit en lui-même le mercier. Peste !
les affaires vont bien ! "
     " Reconnaîtriez-vous ces portes ?
     -- Oui.
     -- Savez-vous les numéros ?
     -- Oui.
     -- Quels sont-ils ?
     -- N 25, dans la rue de Vaugirard ; n 75, dans la rue de La Harpe.
     -- C'est bien " , dit le cardinal.
     A  ces  mots,  il  prit  une  sonnette  d'argent, et sonna ; l'officier
rentra.
     " Allez, dit-il à demi-voix,  me chercher Rochefort ; et qu'il vienne à
l'instant même, s'il est rentré.
     -- Le  comte est  là,  dit l'officier, il demande instamment à parler à
Votre Eminence ! "
     " A  Votre Eminence !  murmura Bonacieux, qui  savait que tel  était le
titre qu'on donnait d'ordinaire à M. le cardinal, ... à Votre Eminence ! "
     " Qu'il vienne alors, qu'il vienne ! " dit vivement Richelieu.
     L'officier  s'élança  hors  de l'appartement,  avec cette rapidité  que
mettaient d'ordinaire tous les serviteurs du cardinal à lui obéir.
     " A Votre Eminence ! " murmurait Bonacieux en roulant des yeux égarés.
     Cinq secondes  ne  s'étaient  pas  écoulées depuis  la  disparition  de
l'officier, que la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage entra.
     " C'est lui, s'écria Bonacieux.
     -- Qui lui ? demanda le cardinal.
     -- Celui qui m'a enlevé ma femme. "
     Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut.
     " Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende que
je le rappelle devant moi.
     --  Non, Monseigneur ! non, ce n'est pas lui ! s'écria Bonacieux ; non,
je  m'étais trompé  :  c'est un autre  qui ne lui  ressemble pas  du tout  !
Monsieur est un honnête homme.
     -- Emmenez cet imbécile ! " dit le cardinal.
     L'officier  prit  Bonacieux  sous  le  bras,  et  le  reconduisit  dans
l'antichambre où il trouva ses deux gardes.
     Le nouveau personnage qu'on  venait  d'introduire suivit  des yeux avec
impatience Bonacieux  jusqu'à ce qu'il fût sorti, et dès que la porte se fut
refermée sur lui :
     " Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal.
     -- Qui ? demanda Son Eminence.
     -- Elle et lui.
     -- La reine et le duc ? s'écria Richelieu.
     -- Oui.
     -- Et où cela ?
     -- Au Louvre.
     -- Vous en êtes sûr ?
     -- Parfaitement sûr.
     -- Qui vous l'a dit ?
     -- Mme de Lannoy, qui est toute à Votre Eminence, comme vous le savez.
     -- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tôt ?
     -- Soit  hasard, soit défiance,  la reine a fait coucher Mme  de Fargis
dans sa chambre, et l'a gardée toute la journée.
     -- C'est bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre notre revanche.
     -- Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyez tranquille.
     -- Comment cela s'est-il passé ?
     -- A minuit et demi, la reine était avec ses femmes...
     -- Où cela ?
     -- Dans sa chambre à coucher...
     -- Bien.
     -- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de
lingerie...
     -- Après ?
     --  Aussitôt  la reine a manifesté une grande  émotion,  et,  malgré le
rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pâli.
     -- Après ! après !
     -- Cependant,  elle s'est  levée, et d'une voix  altérée :  " Mesdames,
a-t- elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. " Et elle a ouvert
la porte de son alcôve, puis elle est sortie.
     --  Pourquoi Mme  de  Lannoy  n'est-elle  pas  venue  vous  prévenir  à
l'instant même ?
     -- Rien  n'était bien certain encore ; d'ailleurs, la reine avait dit :
" Mesdames, attendez-moi " ; et elle n'osait désobéir à la reine.
     -- Et combien de temps la reine est-elle restée hors de la chambre ?
     -- Trois quarts d'heure.
     -- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait ?
     -- Doña Estéfania seulement.
     -- Et elle est rentrée ensuite ?
     -- Oui,  mais  pour  prendre un  petit coffret de  bois de  rose à  son
chiffre, et sortir aussitôt.
     -- Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle rapporté le coffret ?
     -- Non.
     -- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret ?
     -- Oui : les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la reine.
     -- Et elle est rentrée sans ce coffret ?
     -- Oui.
     --  L'opinion  de  Mme de  Lannoy  est  qu'elle  les a  remis  alors  à
Buckingham ?
     -- Elle en est sûre.
     -- Comment cela ?
     -- Pendant la journée, Mme de Lannoy, en  sa qualité de dame d'atour de
la reine, a cherché  ce  coffret, a paru inquiète de ne  pas le trouver et a
fini par en demander des nouvelles à la reine.
     -- Et alors, la reine... ?
     --  La  reine  est  devenue fort rouge  et a répondu  qu'ayant brisé la
veille un de ses ferrets, elle l'avait envoyé raccommoder chez son orfèvre.
     -- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non.
     -- J'y suis passé.
     -- Eh bien, l'orfèvre ?
     -- L'orfèvre n'a entendu parler de rien.
     -- Bien ! bien  !  Rochefort, tout  n'est pas  perdu,  et  peut-être...
peut-être tout est-il pour le mieux !
     -- Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre Eminence...
     -- Ne répare les bêtises de mon agent, n'est-ce pas ?
     --  C'est  justement ce que j'allais dire,  si  Votre Eminence  m'avait
laissé achever ma phrase.
     --  Maintenant,  savez-vous où se cachaient la duchesse de Chevreuse et
le duc de Buckingham ?
     --  Non, Monseigneur, mes gens  n'ont pu rien me dire  de  positif  là-
dessus.
     -- Je le sais, moi.
     -- Vous, Monseigneur ?
     -- Oui, ou  du  moins  je m'en doute.  Ils  se  tenaient,  l'un rue  de
Vaugirard, n 25, et l'autre rue de La Harpe, n 75.
     -- Votre Eminence veut-elle que je les fasse arrêter tous deux ?
     -- Il sera trop tard, ils seront partis.
     -- N'importe, on peut s'en assurer.
     -- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.
     -- J'y vais, Monseigneur. "
     Et Rochefort s'élança hors de l'appartement.
     Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant  et sonna  une  troisième
fois.
     Le même officier reparut.
     " Faites entrer le prisonnier " , dit le cardinal.
     Maître  Bonacieux  fut introduit  de  nouveau,  et,  sur  un  signe  du
cardinal, l'officier se retira.
     " Vous m'avez trompé, dit sévèrement le cardinal.
     -- Moi, s'écria Bonacieux, moi, tromper Votre Eminence !
     -- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n'allait
pas chez des marchands de toile.
     -- Et où allait-elle, juste Dieu ?
     --  Elle allait  chez  la  duchesse  de  Chevreuse  et  chez le  duc de
Buckingham.
     -- Oui, dit  Bonacieux rappelant tous ses souvenirs  ; oui, c'est cela,
Votre  Eminence a  raison. J'ai dit plusieurs  fois à ma  femme  qu'il était
étonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles,
dans des maisons  qui n'avaient pas d'enseignes,  et  chaque fois  ma  femme
s'est  mise à rire. Ah ! Monseigneur,  continua Bonacieux  en se  jetant aux
pieds de l'Eminence, ah ! que vous êtes bien le cardinal, le grand cardinal,
l'homme de génie que tout le monde révère. "
     Le cardinal, tout médiocre qu'était  le  triomphe  remporté sur un être
aussi vulgaire que  l'était  Bonacieux, n'en  jouit pas moins  un  instant ;
puis,  presque  aussitôt, comme si une  nouvelle pensée se présentait  à son
esprit, un sourire plissa ses lèvres, et tendant la main au mercier :
     " Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un brave homme.
     -- Le cardinal m'a touché la  main ! j'ai touché la main du grand homme
! s'écria Bonacieux ; le grand homme m'a appelé son ami !
     -- Oui, mon  ami ;  oui  !  dit  le cardinal avec  ce ton paterne qu'il
savait prendre  quelquefois,  mais qui ne trompait que  les gens  qui ne  le
connaissaient pas  ; et comme on vous a soupçonné injustement, Eh  bien,  il
vous  faut une  indemnité :  tenez  ! prenez ce  sac  de  cent  pistoles, et
pardonnez-moi.
     -- Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hésitant à prendre
le sac, craignant sans doute que ce prétendu don ne fût qu'une plaisanterie.
Mais vous étiez bien  libre  de me faire arrêter, vous êtes bien libre de me
faire  torturer, vous  êtes  bien libre de  me faire pendre  : vous êtes  le
maître,  et je  n'aurais pas eu le  plus  petit mot à dire. Vous  pardonner,
Monseigneur ! Allons donc, vous n'y pensez pas !
     -- Ah ! mon cher Monsieur Bonacieux ! vous  y mettez  de la générosité,
je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous  prenez ce sac, et vous
vous en allez sans être trop mécontent ?
     -- Je m'en vais enchanté, Monseigneur.
     --  Adieu  donc,  ou  plutôt  à  revoir, car  j'espère  que  nous  nous
reverrons.
     --  Tant  que Monseigneur  voudra, et  je suis  bien aux ordres de  Son
Eminence.
     -- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvé un charme extrême
à votre conversation.
     -- Oh ! Monseigneur !
     -- Au revoir, Monsieur Bonacieux, au revoir. "
     Et le cardinal  lui fit  un signe de la main, auquel Bonacieux répondit
en s'inclinant jusqu'à terre ; puis il sortit  à reculons, et quand  il  fut
dans  l'antichambre,  le cardinal l'entendit  qui,  dans  son  enthousiasme,
criait  à tue-tête : " Vive Monseigneur  ! vive Son Eminence ! vive le grand
cardinal ! "  Le  cardinal écouta en  souriant cette brillante manifestation
des sentiments enthousiastes de maître Bonacieux  ; puis, quand  les cris de
Bonacieux se furent perdus dans l'éloignement :
     " Bien, dit-il, voici désormais un homme qui se fera tuer pour moi. "
     Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande attention la carte
de La  Rochelle qui,  ainsi  que  nous l'avons dit,  était étendue  sur  son
bureau, traçant  avec un crayon la ligne où  devait passer  la fameuse digue
qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la cité assiégée.
     Comme il en  était  au plus profond de ses méditations stratégiques, la
porte se rouvrit, et Rochefort rentra.
     " Eh bien ? dit vivement le  cardinal en se levant avec une promptitude
qui prouvait le degré d'importance qu'il attachait  à  la commission dont il
avait chargé le comte.
     -- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six à vingt-huit ans
et  un  homme de trente-cinq à  quarante  ans  ont logé effectivement,  l'un
quatre  jours et l'autre cinq, dans les maisons indiquées par Votre Eminence
: mais la femme est partie cette nuit, et l'homme ce matin.
     -- C'étaient eux ! s'écria le cardinal, qui regardait à la pendule ; et
maintenant, continua-t-il, il est trop tard  pour  faire  courir après :  la
duchesse est à  Tours, et le duc  à Boulogne. C'est à Londres qu'il faut les
rejoindre.
     -- Quels sont les ordres de Votre Eminence ?
     -- Pas  un mot de  ce  qui s'est passé ; que la reine  reste  dans  une
sécurité  parfaite ;  qu'elle  ignore  que nous savons son  secret ; qu'elle
croie que nous sommes à la recherche d'une conspiration quelconque. Envoyez-
moi le garde des sceaux Séguier.
     -- Et cet homme, qu'en a fait Votre Eminence ?
     -- Quel homme ? demanda le cardinal.
     -- Ce Bonacieux ?
     -- J'en ai  fait tout  ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait l'espion
de sa femme. "
     Le  comte de  Rochefort  s'inclina  en  homme  qui reconnaît la  grande
supériorité du maître, et se retira.
     Resté seul,  le cardinal s'assit de  nouveau, écrivit une  lettre qu'il
cacheta  de  son sceau particulier, puis il  sonna. L'officier entra pour la
quatrième fois.
     "  Faites-moi  venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprêter pour un
voyage. "
     Un instant après, l'homme qu'il avait demandé était  debout devant lui,
tout botté et tout éperonné.
     " Vitray, dit-il, vous allez partir tout  courant pour Londres. Vous ne
vous arrêterez  pas  un instant  en  route. Vous remettrez  cette  lettre  à
Milady.  Voici  un bon de deux cents pistoles,  passez chez mon trésorier et
faites-vous payer. Il y  en a  autant à toucher si  vous êtes  ici de retour
dans six jours et si vous avez bien fait ma commission. "
     Le  messager, sans répondre un seul mot, s'inclina, prit la  lettre, le
bon de deux cents pistoles, et sortit.
     Voici ce que contenait la lettre :
     " Milady,
     Trouvez-vous au  premier bal où  se  trouvera le  duc de Buckingham. Il
aura à son  pourpoint douze ferrets  de diamants, approchez-vous  de  lui et
coupez-en deux.
     Aussitôt que ces ferrets seront en votre possession, prévenez-moi. "







     Le lendemain du jour où  ces événements étaient  arrivés, Athos n'ayant
point reparu, M. de Tréville avait été prévenu par d'Artagnan et par Porthos
de sa disparition.
     Quant à Aramis, il avait demandé  un congé de cinq jours, et il était à
Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
     M. de  Tréville  était le père  de ses soldats.  Le  moindre et le plus
inconnu  d'entre eux, dès  qu'il  portait l'uniforme  de la compagnie, était
aussi certain  de son aide et  de  son  appui qu'aurait  pu l'être son frère
lui-même.
     Il se rendit donc à l'instant chez le lieutenant criminel. On fit venir
l'officier  qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les renseignements
successifs apprirent qu'Athos était momentanément logé au Fort-l'Evêque.
     Athos avait passé par toutes les  épreuves que nous avons vu  Bonacieux
subir.
     Nous avons assisté  à la scène de confrontation entre les deux captifs.
Athos, qui n'avait rien dit jusque-là de peur que d'Artagnan, inquiété à son
tour, n'eût point le temps qu'il lui fallait,  Athos déclara, à partir de ce
moment, qu'il se nommait Athos et non d'Artagnan.
     Il  ajouta qu'il ne connaissait ni Monsieur, ni Madame Bonacieux, qu'il
n'avait jamais parlé ni à l'un, ni à l'autre ; qu'il était venu vers les dix
heures du soir pour faire visite à M.  d'Artagnan, son ami, mais que jusqu'à
cette heure il était resté  chez M. de  Tréville, où il  avait dîné ;  vingt
témoins, ajouta-t-il,  pouvaient attester  le  fait,  et il nomma  plusieurs
gentilshommes distingués, entre autres M. le duc de La Trémouille.
     Le  second   commissaire  fut  aussi  étourdi  que  le  premier  de  la
déclaration simple  et ferme de ce mousquetaire,  sur lequel  il aurait bien
voulu prendre la revanche que les gens de  robe aiment tant à gagner sur les
gens  d'épée  ; mais le nom  de M. de Tréville et celui de  M. le  duc de La
Trémouille méritaient réflexion.
     Athos  fut aussi  envoyé au  cardinal, mais malheureusement le cardinal
était au Louvre chez le roi.
     C'était  précisément  le moment où M.  de Tréville, sortant  de chez le
lieutenant criminel et de chez le gouverneur du Fort-l'Evêque, sans avoir pu
trouver Athos, arriva chez Sa Majesté.
     Comme capitaine des mousquetaires, M.  de  Tréville avait à toute heure
ses entrées chez le roi.
     On sait  quelles  étaient  les  préventions  du  roi  contre  la reine,
préventions  habilement   entretenues  par  le   cardinal,  qui,   en   fait
d'intrigues, se  défiait  infiniment plus des femmes que des hommes. Une des
grandes causes surtout de cette prévention  était l'amitié d'Anne d'Autriche
pour Mme de  Chevreuse. Ces  deux femmes l'inquiétaient plus que les guerres
avec l'Espagne, les démêlés avec l'Angleterre et l'embarras des finances.  A
ses yeux et  dans  sa  conviction,  Mme de Chevreuse  servait  la  reine non
seulement dans ses intrigues  politiques,  mais, ce qui  le tourmentait bien
plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
     Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que Mme de Chevreuse,
exilée à Tours  et qu'on croyait dans cette ville, était  venue à  Paris et,
pendant  cinq jours  qu'elle y était restée, avait dépisté la police, le roi
était entré dans une furieuse colère. Capricieux et infidèle, le roi voulait
être  Louis  le  Juste  et  Louis  le   Chaste  .  La  postérité  comprendra
difficilement ce  caractère, que l'histoire n'explique que  par des faits et
jamais par des raisonnements.
     Mais lorsque le  cardinal  ajouta  que non  seulement  Mme de Chevreuse
était  venue  à  Paris, mais encore  que la reine avait  renoué avec  elle à
l'aide  d'une  de  ces  correspondances  mystérieuses qu'à  cette époque  on
nommait une cabale ; lorsqu'il affirma  que lui, le cardinal, allait démêler
les fils les plus obscurs de cette intrigue,  quand, au moment d'arrêter sur
le  fait, en flagrant délit, nanti  de toutes les preuves, l'émissaire de la
reine près de l'exilée, un mousquetaire avait osé interrompre violemment  le
cours de la justice en tombant, l'épée à la main, sur d'honnêtes gens de loi
chargés d'examiner avec impartialité toute l'affaire pour la mettre sous les
yeux du roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l'appartement
de la reine avec cette pâle et muette indignation qui, lorsqu'elle éclatait,
conduisait ce prince jusqu'à la plus froide cruauté.
     Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit un mot
du duc de Buckingham.
     Ce fut  alors que M. de  Tréville entra, froid, poli et dans une  tenue
irréprochable.
     Averti de ce qui venait de se passer par la présence du cardinal et par
l'altération de la figure du roi, M. de Tréville se sentit fort comme Samson
devant les Philistins.
     Louis XIII mettait déjà la main  sur  le bouton  de la porte ; au bruit
que fit M. de Tréville en entrant, il se retourna.
     " Vous arrivez bien,  Monsieur,  dit le roi, qui, lorsque ses  passions
étaient  montées à  un  certain  point, ne savait  pas  dissimuler,  et j'en
apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires.
     -- Et moi, dit froidement M. de Tréville, j'en ai de belles à apprendre
à Votre Majesté sur ses gens de robe.
     -- Plaît-il ? dit le roi avec hauteur.
     -- J'ai  l'honneur d'apprendre à Votre Majesté, continua M. de Tréville
du  même ton,  qu'un  parti  de  procureurs, de commissaires  et de gens  de
police, gens fort estimables mais fort acharnés, à ce qu'il  paraît,  contre
l'uniforme, s'est permis d'arrêter dans une maison,  d'emmener en pleine rue
et de jeter au Fort-l'Evêque, tout cela sur un ordre que l'on a refusé de me
représenter,  un  de mes  mousquetaires, ou  plutôt  des vôtres, Sire, d'une
conduite  irréprochable,  d'une réputation  presque  illustre, et que  Votre
Majesté connaît favorablement, M. Athos.
     -- Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais ce nom.
     -- Que Votre Majesté se  le rappelle, dit M. de Tréville ; M. Athos est
ce mousquetaire qui, dans le fâcheux duel que vous savez, a eu le malheur de
blesser  grièvement  M. de  Cahusac.  --  A  propos,  Monseigneur,  continua
Tréville en  s'adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout à fait rétabli,
n'est-ce pas ?
     -- Merci ! dit le cardinal en se pinçant les lèvres de colère.
     -- M. Athos était donc  allé  rendre visite  à l'un  de  ses amis alors
absent, continua M. de Tréville, à un jeune Béarnais, cadet aux gardes de Sa
Majesté,  compagnie des Essarts ; mais à peine venait-il de s'installer chez
son  ami et de prendre un livre en l'attendant, qu'une nuée de recors et  de
soldats mêlés ensemble vint faire le  siège de la maison,  enfonça plusieurs
portes... "
     Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : " C'est pour l'affaire
dont je vous ai parlé. "
     " Nous savons tout cela, répliqua le roi, car tout cela s'est fait pour
notre service.
     --  Alors, dit  Tréville, c'est aussi pour le service de Votre  Majesté
qu'on a saisi un de mes mousquetaires  innocent, qu'on  l'a placé entre deux
gardes comme  un  malfaiteur,  et qu'on a promené au  milieu d'une  populace
insolente ce galant homme, qui a versé dix fois  son sang pour le service de
Votre Majesté et qui est prêt à le répandre encore.
     -- Bah ! dit le roi ébranlé, les choses se sont passées ainsi ?
     -- M. de Tréville ne dit pas, reprit le  cardinal  avec  le  plus grand
flegme, que ce  mousquetaire innocent, que ce galant homme venait, une heure
auparavant, de  frapper  à coups  d'épée  quatre  commissaires  instructeurs
délégués par moi afin d'instruire une affaire de la plus haute importance.
     -- Je défie Votre Eminence de  le prouver, s'écria  M. de Tréville avec
sa franchise  toute gasconne et sa rudesse  toute  militaire, car, une heure
auparavant, M. Athos, qui, je le confierai à Votre Majesté, est un homme  de
la plus haute qualité,  me faisait l'honneur, après avoir dîné chez moi,  de
causer dans le  salon de mon hôtel avec M. le duc de  La Trémouille et M. le
comte de Châlus, qui s'y trouvaient. "
     Le roi regarda le cardinal.
     "  Un procès-verbal  fait foi, dit le cardinal  répondant  tout haut  à
l'interrogation muette  de Sa Majesté, et les gens maltraités  ont dressé le
suivant, que j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté.
     -- Procès-verbal de gens de robe vaut-il  la parole d'honneur, répondit
fièrement Tréville, d'homme d'épée ?
     -- Allons, allons, Tréville, taisez-vous, dit le roi.
     -- Si Son  Eminence a quelque soupçon contre  un  de mes mousquetaires,
dit Tréville, la  justice  de  M.  le cardinal  est assez connue pour que je
demande moi-même une enquête.
     -- Dans la maison où cette descente de justice a été faite, continua le
cardinal impassible, loge, je crois, un Béarnais ami du mousquetaire.
     -- Votre Eminence veut parler de M. d'Artagnan ?
     -- Je  veux parler d'un  jeune  homme  que vous protégez,  Monsieur  de
Tréville.
     -- Oui, Votre Eminence, c'est cela même.
     --  Ne  soupçonnez-vous  pas  ce jeune  homme d'avoir donné de  mauvais
conseils...
     -- A M. Athos, à un homme qui a le  double de son âge ? interrompit  M.
de Tréville  ; non, Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a passé la soirée
chez moi.
     -- Ah çà, dit le  cardinal, tout  le monde a donc passé  la soirée chez
vous ?
     -- Son Eminence douterait-elle de ma parole ? dit Tréville, le rouge de
la colère au front.
     -- Non, Dieu m'en garde  !  dit le cardinal ; mais, seulement, à quelle
heure était-il chez vous ?
     -- Oh ! cela je puis le dire  sciemment à Votre Eminence, car, comme il
entrait, je remarquai qu'il était neuf heures et demie à la pendule, quoique
j'eusse cru qu'il était plus tard.
     -- Et à quelle heure est-il sorti de votre hôtel ?
     -- A dix heures et demie : une heure après l'événement.
     -- Mais, enfin, répondit le cardinal, qui ne soupçonnait pas un instant
la loyauté de Tréville, et qui sentait que la victoire  lui échappait, mais,
enfin, Athos a été pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs.
     -- Est-il défendu à  un ami de visiter un ami ? à un mousquetaire de ma
compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M. des Essarts ?
     -- Oui, quand la maison où il fraternise avec cet ami est suspecte.
     --  C'est  que  cette  maison  est  suspecte,  Tréville, dit  le  roi ;
peut-être ne le saviez-vous pas ?
     -- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut  être suspecte
partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite M. d'Artagnan
;  car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois  ce  qu'il a dit,  il
n'existe  pas un plus  dévoué serviteur de Sa  Majesté,  un admirateur  plus
profond de M. le cardinal.
     -- N'est-ce  pas ce d'Artagnan qui  a blessé  un jour Jussac dans cette
malheureuse rencontre qui a eu lieu près du couvent des Carmes- Déchaussés ?
demanda le roi en regardant le cardinal, qui rougit de dépit.
     -- Et le  lendemain,  Bernajoux. Oui, Sire, oui,  c'est  bien  cela, et
Votre Majesté a bonne mémoire.
     -- Allons, que résolvons-nous ? dit le roi.
     --  Cela  regarde  Votre  Majesté  plus  que  moi,  dit  le   cardinal.
J'affirmerais la culpabilité.
     -- Et moi je  la nie, dit Tréville. Mais Sa Majesté a des juges, et ses
juges décideront.
     -- C'est cela, dit  le roi, renvoyons la cause devant les juges : c'est
leur affaire de juger, et ils jugeront.
     --  Seulement,  reprit  Tréville,  il  est  bien triste qu'en ce  temps
malheureux  où  nous  sommes,  la  vie  la  plus  pure,  la  vertu  la  plus
incontestable n'exemptent pas  un homme de  l'infamie et  de la persécution.
Aussi l'armée sera-t-elle peu contente, je puis en répondre, d'être en butte
à des traitements rigoureux à propos d'affaires de police. "
     Le  mot était imprudent  ; mais  M.  de  Tréville  l'avait  lancé  avec
connaissance  de cause. Il  voulait une explosion, parce  qu'en cela la mine
fait du feu, et que le feu éclaire.
     "  Affaires de police !  s'écria  le roi, relevant les paroles de M. de
Tréville : affaires de police ! et qu'en savez-vous,  Monsieur ? Mêlez- vous
de  vos  mousquetaires,  et ne me  rompez  pas  la  tête. Il  semble, à vous
entendre, que, si par malheur on  arrête un mousquetaire, la  France  est en
danger. Eh  !  que de bruit pour  un mousquetaire !  j'en ferai arrêter dix,
ventrebleu ! cent, même  ; toute la compagnie  ! et je ne veux  pas que l'on
souffle mot.
     -- Du moment  où ils sont suspects à  Votre  Majesté, dit Tréville, les
mousquetaires  sont  coupables ;  aussi,  me  voyez-vous, Sire,  prêt à vous
rendre mon épée  ; car après  avoir accusé mes soldats,  M. le cardinal,  je
n'en doute pas,  finira par m'accuser  moi-même ; ainsi mieux vaut que je me
constitue prisonnier  avec M. Athos, qui est arrêté  déjà, et M. d'Artagnan,
qu'on va arrêter sans doute.
     -- Tête gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.
     --  Sire,  répondit Tréville  sans  baisser  le  moindrement  la  voix,
ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il soit jugé.
     -- On le jugera, dit le cardinal.
     -- Eh bien, tant  mieux ;  car, dans ce cas, je demanderai à Sa Majesté
la permission de plaider pour lui. "
     Le roi craignit un éclat.
     " Si Son Eminence, dit-il, n'avait pas personnellement des motifs... "
     Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui :
     "  Pardon, dit-il, mais du moment où  Votre Majesté voit en moi un juge
prévenu, je me retire.
     -- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon père, que M. Athos  était
chez vous pendant l'événement, et qu'il n'y a point pris part ?
     -- Par  votre glorieux père et par vous-même, qui êtes ce que j'aime et
ce que je vénère le plus au monde, je le jure !
     -- Veuillez réfléchir, Sire, dit le  cardinal. Si nous  relâchons ainsi
le prisonnier, on ne pourra plus connaître la vérité.
     -- M.  Athos  sera toujours là, reprit M. de  Tréville, prêt à répondre
quand  il plaira aux gens de  robe  de l'interroger.  Il  ne  désertera pas,
Monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je réponds de lui, moi.
     --  Au  fait,  il  ne désertera  pas,  dit  le  roi ; on  le retrouvera
toujours, comme dit  M. de Tréville. D'ailleurs, ajouta-t-il en baissant  la
voix  et  en regardant d'un air suppliant Son  Eminence,  donnons-leur de la
sécurité : cela est politique. "
     Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
     " Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de grâce.
     -- Le droit de grâce ne s'applique  qu'aux coupables, dit Tréville, qui
voulait avoir le  dernier  mot,  et mon  mousquetaire est innocent. Ce n'est
donc pas grâce que vous allez faire, Sire, c'est justice.
     -- Et il est au Fort-l'Evêque ? dit le roi.
     --  Oui,  Sire, et au secret, dans  un  cachot,  comme  le dernier  des
criminels.
     -- Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ?
     -- Signer l'ordre de  mise en  liberté,  et tout  sera  dit,  reprit le
cardinal ; je crois, comme Votre Majesté,  que la garantie de M. de Tréville
est plus que suffisante. "
     Tréville s'inclina respectueusement avec une  joie qui n'était pas sans
mélange de crainte ; il  eût préféré une  résistance opiniâtre du cardinal à
cette soudaine facilité.
     Le  roi  signa  l'ordre  d'élargissement,  et  Tréville l'emporta  sans
retard.
     Au moment où il allait sortir, le cardinal lui  fit  un sourire amical,
et dit au roi :
     "  Une  bonne harmonie règne entre  les chefs et les  soldats, dans vos
mousquetaires,  Sire ;  voilà  qui est bien  profitable au service  et  bien
honorable pour tous. "
     " Il  me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait Tréville ;
on n'a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais hâtons-nous, car  le
roi peut changer d'avis tout  à l'heure ;  et au bout du compte, il est plus
difficile de  remettre à la Bastille ou au Fort-l'Evêque un homme qui en est
sorti, que d'y garder un prisonnier qu'on y tient. "
     M. de Tréville fit triomphalement  son entrée  au  Fort-l'Evêque, où il
délivra le mousquetaire, que sa paisible indifférence n'avait pas abandonné.
     Puis, la première fois qu'il revit d'Artagnan :
     " Vous l'échappez  belle, lui dit-il ; voilà votre coup d'épée à Jussac
payé. Reste  bien  encore celui de Bernajoux,  mais il ne  faudrait pas trop
vous y fier. "
     Au reste, M.  de Tréville avait raison de se défier du  cardinal et  de
penser que tout n'était pas fini, car à peine le capitaine des mousquetaires
eut-il fermé la porte derrière lui, que Son Eminence dit au roi :
     " Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux,  nous allons causer
sérieusement, s'il  plaît  à Votre Majesté. Sire,  M. de Buckingham était  à
Paris depuis cinq jours et n'en est parti que ce matin. "







     Il est impossible de se faire une idée de l'impression que ces quelques
mots produisirent sur Louis  XIII. Il rougit et pâlit successivement ; et le
cardinal vit tout d'abord qu'il  venait de conquérir d'un seul coup tout  le
terrain qu'il avait perdu.
     " M. de Buckingham à Paris ! s'écria-t-il, et qu'y vient-il faire ?
     --  Sans  doute  conspirer  avec  nos  ennemis  les  huguenots  et  les
Espagnols.
     --  Non,  pardieu,  non  !  conspirer contre  mon  honneur avec  Mme de
Chevreuse, Mme de Longueville et les Condé !
     -- Oh ! Sire,  quelle  idée ! La reine est  trop sage, et surtout  aime
trop Votre Majesté.
     -- La femme  est faible, Monsieur le cardinal, dit le roi ; et quant  à
m'aimer beaucoup, j'ai mon opinion faite sur cet amour.
     --  Je  n'en  maintiens  pas  moins, dit  le  cardinal,  que le  duc de
Buckingham est venu à Paris pour un projet tout politique.
     --  Et  moi je suis sûr  qu'il  est venu pour autre chose, Monsieur  le
cardinal ; mais si la reine est coupable, qu'elle tremble !
     -- Au fait, dit le cardinal, quelque répugnance que j'aie à arrêter mon
esprit sur  une pareille  trahison, Votre Majesté  m'y fait penser :  Mme de
Lannoy,  que, d'après l'ordre de  Votre Majesté, j'ai  interrogée  plusieurs
fois, m'a dit ce matin que  la nuit avant  celle-ci Sa Majesté  avait veillé
fort tard, que ce matin elle avait beaucoup pleuré  et que  toute la journée
elle avait écrit.
     -- C'est cela, dit le roi ; à lui sans doute , Cardinal, il me faut les
papiers de la reine.
     -- Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble  que  ce n'est ni moi,
ni Votre Majesté qui pouvons nous charger d'une pareille mission.
     -- Comment s'y est-on pris pour la  maréchale d'Ancre ?  s'écria le roi
au plus haut degré de la colère ; on a fouillé ses armoires, et enfin on l'a
fouillée elle-même.
     --  La  maréchale  d'Ancre  n'était  que   la  maréchale  d'Ancre,  une
aventurière florentine, Sire, voilà tout ; tandis  que l'auguste  épouse  de
Votre Majesté est  Anne d'Autriche, reine de France,  c'est-à-dire  une  des
plus grandes princesses du monde.
     -- Elle  n'en  est  que  plus coupable, Monsieur  le duc !  Plus elle a
oublié la haute position où elle  était placée, plus elle est bas descendue.
Il y  a longtemps d'ailleurs que je suis décidé à  en finir avec toutes  ces
petites  intrigues de  politique  et  d'amour. Elle a aussi  près d'elle  un
certain La Porte...
     -- Que je  crois la cheville  ouvrière de tout cela, je l'avoue, dit le
cardinal.
     -- Vous pensez donc, comme moi, qu'elle me trompe ? dit le roi.
     -- Je crois, et  je  le répète à  Votre Majesté, que la  reine conspire
contre la puissance de son roi, mais je n'ai point dit contre son honneur.
     -- Et moi je vous dis contre tous deux ; moi  je vous dis que  la reine
ne m'aime pas ; je vous dis qu'elle  en aime un  autre ; je vous dis qu'elle
aime cet infâme duc de Buckingham ! Pourquoi ne l'avez-vous pas fait arrêter
pendant qu'il était à Paris ?
     -- Arrêter le  duc ! arrêter le premier ministre du roi Charles Ier ! Y
pensez-vous, Sire ?  Quel éclat ! et si alors les soupçons de Votre Majesté,
ce  dont je  continue à  douter,  avaient quelque  consistance,  quel  éclat
terrible ! quel scandale désespérant !
     --  Mais puisqu'il s'exposait  comme un vagabond et  un larronneur,  il
fallait... "
     Louis XIII s'arrêta lui-même,  effrayé de ce qu'il allait dire,  tandis
que Richelieu, allongeant le cou, attendait  inutilement la parole qui était
restée sur les lèvres du roi.
     " Il fallait ?
     -- Rien, dit le roi,  rien. Mais, pendant tout le temps qu'il  a  été à
Paris, vous ne l'avez pas perdu de vue ?
     -- Non, Sire.
     -- Où logeait-il ?
     -- Rue de La Harpe, n 75.
     -- Où est-ce, cela ?
     -- Du côté du Luxembourg.
     -- Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont pas vus ?
     -- Je crois la reine trop attachée à ses devoirs, Sire.
     -- Mais ils ont correspondu, c'est à lui que la reine  a écrit toute la
journée ; Monsieur le duc, il me faut ces lettres !
     -- Sire, cependant...
     -- Monsieur le duc, à quelque prix que ce soit, je les veux.
     -- Je ferai pourtant observer à Votre Majesté...
     -- Me  trahissez-vous  donc  aussi,  Monsieur  le  cardinal, pour  vous
opposer  toujours  ainsi  à  mes volontés  ?  Etes-vous  aussi d'accord avec
l'Espagnol et avec l'Anglais, avec Mme de Chevreuse et avec la reine ?
     -- Sire, répondit  en soupirant le  cardinal, je  croyais être à l'abri
d'un pareil soupçon.
     -- Monsieur le cardinal, vous m'avez entendu ; je veux ces lettres !
     -- Il n'y aurait qu'un moyen.
     -- Lequel ?
     --  Ce  serait  de charger  de  cette mission  M. le  garde des  sceaux
Séguier. La chose rentre complètement dans les devoirs de sa charge.
     -- Qu'on l'envoie chercher à l'instant même !
     -- Il doit être chez  moi, Sire ;  je l'avais fait prier de  passer, et
lorsque je suis venu au Louvre, j'ai laissé  l'ordre, s'il se présentait, de
le faire attendre.
     -- Qu'on aille le chercher à l'instant même !
     -- Les ordres de Votre Majesté seront exécutés ; mais...
     -- Mais quoi ?
     -- Mais la reine se refusera peut-être à obéir.
     -- A mes ordres ?
     -- Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.
     -- Eh bien, pour qu'elle n'en doute pas, je vais la prévenir moi-même.
     -- Votre Majesté  n'oubliera pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
prévenir une rupture.
     -- Oui, duc, je sais que vous êtes fort indulgent pour la  reine,  trop
indulgent peut-être  ;  et nous aurons, je  vous en  préviens, à parler plus
tard de cela.
     -- Quand il plaira à Votre Majesté ; mais je serai  toujours heureux et
fier,  Sire, de me sacrifier à la bonne harmonie que  je  désire voir régner
entre vous et la reine de France.
     --  Bien,  cardinal,  bien ; mais en  attendant  envoyez chercher M. le
garde des sceaux ; moi, j'entre chez la reine. "
     Et Louis XIII,  ouvrant  la porte de  communication,  s'engagea dans le
corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d'Autriche.
     La  reine était au milieu de ses femmes, Mme de  Guitaut, Mme de Sablé,
Mme de Montbazon  et Mme de  Guéménée. Dans  un coin était  cette  camériste
espagnole  doña Estéfania, qui  l'avait suivie de  Madrid. Mme  de  Guéménée
faisait la  lecture, et tout le monde écoutait avec attention la lectrice, à
l'exception de la reine, qui,  au  contraire,  avait provoqué cette  lecture
afin de pouvoir, tout  en feignant d'écouter, suivre  le fil de  ses propres
pensées.
     Ces  pensées,  toutes dorées  qu'elles  étaient  par  un dernier reflet
d'amour, n'en  étaient  pas moins  tristes. Anne  d'Autriche,  privée  de la
confiance de son mari, poursuivie par  la haine du cardinal,  qui ne pouvait
lui pardonner d'avoir repoussé  un sentiment plus doux,  ayant sous les yeux
l'exemple de la reine mère, que cette haine avait tourmentée toute sa vie --
quoique Marie  de Médicis,  s'il  faut  en croire les mémoires du temps, eût
commencé  par  accorder au  cardinal le  sentiment  qu'Anne d'Autriche finit
toujours par lui refuser --,  Anne d'Autriche avait  vu tomber autour d'elle
ses  serviteurs  les  plus  dévoués,  ses  confidents les plus  intimes, ses
favoris les  plus  chers. Comme ces  malheureux doués d'un don funeste, elle
portait malheur à tout ce qu'elle touchait,  son amitié était un signe fatal
qui appelait  la  persécution. Mme  de Chevreuse  et Mme  de Vernet  étaient
exilées ;  enfin La Porte ne cachait pas à sa maîtresse  qu'il s'attendait à
être arrêté d'un instant à l'autre.
     C'est au moment où elle était plongée au plus profond et au plus sombre
de ces réflexions, que la porte de la chambre s'ouvrit et que le roi entra.
     La lectrice  se tut à l'instant même,  toutes les dames se levèrent, et
il se fit un profond silence.
     Quant au roi, il ne  fit aucune démonstration de politesse ; seulement,
s'arrêtant devant la reine :
     "  Madame,  dit-il d'une voix altérée, vous allez recevoir la visite de
M. le  chancelier,  qui  vous  communiquera certaines affaires dont je  l'ai
chargé. "
     La  malheureuse reine, qu'on  menaçait sans cesse de divorce, d'exil et
de jugement même, pâlit sous son rouge et ne put s'empêcher de dire :
     " Mais  pourquoi cette visite, Sire  ? Que me dira M. le chancelier que
Votre Majesté ne puisse me dire elle-même ? "
     Le roi tourna sur ses talons sans répondre, et  presque au même instant
le  capitaine  des  gardes,  M.  de  Guitaut,  annonça  la  visite de M.  le
chancelier.
     Lorsque  le chancelier parut,  le roi était  déjà sorti  par  une autre
porte.
     Le chancelier  entra  demi-souriant,  demi-rougissant.  Comme  nous  le
retrouverons probablement  dans le cours de cette  histoire, il n'y a pas de
mal à ce que nos lecteurs fassent dès à présent connaissance avec lui.
     Ce  chancelier  était un plaisant  homme. Ce  fut Des Roches  le Masle,
chanoine  à  Notre-Dame, et  qui avait  été autrefois valet  de  chambre  du
cardinal,  qui  le  proposa à  Son Eminence comme  un homme tout dévoué.  Le
cardinal s'y fia et s'en trouva bien.
     On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci :
     Après une jeunesse orageuse, il s'était retiré dans  un couvent  pour y
expier au moins pendant quelque temps les folies de l'adolescence.
     Mais, en  entrant  dans ce saint lieu,  le pauvre  pénitent  n'avait pu
refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y entrassent avec
lui.  Il  en était obsédé  sans relâche,  et le  supérieur, auquel  il avait
confié cette  disgrâce, voulant autant qu'il était en lui l'en garantir, lui
avait recommandé  pour conjurer le démon tentateur de recourir à la corde de
la  cloche et de sonner à toute  volée. Au  bruit  dénonciateur,  les moines
seraient  prévenus  que  la  tentation  assiégeait un  frère,  et  toute  la
communauté se mettrait en prières.
     Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura  l'esprit malin  à
grand renfort de prières faites par les moines ; mais le diable ne se laisse
pas déposséder facilement d'une place où il a mis  garnison ; à mesure qu'on
redoublait les exorcismes, il redoublait  les  tentations, de sorte que jour
et  nuit  la  cloche  sonnait à  toute  volée, annonçant  l'extrême désir de
mortification qu'éprouvait le pénitent.
     Les  moines  n'avaient  plus  un  instant  de  repos. Le  jour,  ils ne
faisaient  que monter  et  descendre  les  escaliers qui conduisaient  à  la
chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils étaient encore obligés de
sauter vingt fois à bas de  leurs lits et de se prosterner sur le carreau de
leurs cellules.
     On  ignore si ce fut le  diable qui  lâcha prise ou  les  moines qui se
lassèrent ; mais, au  bout de trois  mois, le pénitent reparut dans le monde
avec la réputation du plus terrible possédé qui eût jamais existé.
     En sortant du couvent, il entra dans la magistrature,  devint président
à mortier à la place  de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne
prouvait pas peu de sagacité ; devint chancelier, servit  Son Eminence  avec
zèle  dans sa  haine  contre  la  reine mère  et sa  vengeance  contre  Anne
d'Autriche ; stimula les  juges dans  l'affaire  de Chalais,  encouragea les
essais  de M. de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi de
toute la confiance du cardinal, confiance qu'il avait  si bien gagnée, il en
vint à recevoir la singulière commission  pour l'exécution de laquelle il se
présentait chez la reine.
     La reine était  encore debout quand il  entra, mais à peine  l'eut-elle
aperçu, qu'elle  se rassit sur son fauteuil et fit signe à ses femmes  de se
rasseoir sur  leurs  coussins et  leurs  tabourets, et, d'un ton  de suprême
hauteur :
     " Que désirez-vous, Monsieur, demanda Anne d'Autriche, et dans quel but
vous présentez-vous ici ?
     -- Pour y faire au nom du roi, Madame, et sauf tout le respect que j'ai
l'honneur  de  devoir à Votre Majesté,  une  perquisition  exacte  dans  vos
papiers.
     -- Comment, Monsieur  ! une  perquisition dans mes  papiers...  A moi !
mais voilà une chose indigne !
     -- Veuillez  me le pardonner, Madame, mais, dans cette circonstance, je
ne suis que l'instrument dont le roi se  sert. Sa Majesté  ne sort-elle  pas
d'ici,  et ne vous a-t-elle  pas invitée elle-même à vous  préparer  à cette
visite ?
     -- Fouillez donc,  Monsieur ; je suis une criminelle, à ce qu'il paraît
: Estéfania, donnez les clefs de mes tables et de mes secrétaires. "
     Le chancelier  fit pour la forme  une visite dans les  meubles, mais il
savait bien  que ce n'était pas  dans un meuble que la reine avait dû serrer
la lettre importante qu'elle avait écrite dans la journée.
     Quand le  chancelier eut rouvert  et refermé vingt fois  les tiroirs du
secrétaire,  il  fallut bien, quelque  hésitation  qu'il éprouvât, il fallut
bien, dis-je, en venir à la conclusion de l'affaire, c'est-à-dire à fouiller
la reine  elle-même.  Le chancelier s'avança donc vers  Anne d'Autriche,  et
d'un ton très perplexe et d'un air fort embarrassé :
     "  Et   maintenant,  dit-il,  il  me  reste  à  faire  la  perquisition
principale.
     -- Laquelle  ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutôt qui ne
voulait pas comprendre.
     -- Sa Majesté est certaine qu'une lettre a été écrite par  vous dans la
journée ; elle sait qu'elle  n'a pas encore été envoyée à son adresse. Cette
lettre  ne  se  trouve  ni dans  votre  table, ni  dans votre secrétaire, et
cependant cette lettre est quelque part.
     -- Oserez-vous porter la main sur votre reine ?  dit Anne d'Autriche en
se dressant  de  toute sa hauteur et en fixant sur  le chancelier ses  yeux,
dont l'expression était devenue presque menaçante.
     -- Je suis un fidèle sujet du  roi, Madame ; et tout ce que  Sa Majesté
ordonnera, je le ferai.
     --  Eh bien, c'est  vrai, dit Anne d'Autriche, et  les espions de M. le
cardinal l'ont bien servi.  J'ai écrit aujourd'hui  une lettre, cette lettre
n'est point partie. La lettre est là. "
     Et la reine ramena sa belle main à son corsage.
     " Alors donnez-moi cette lettre, Madame, dit le chancelier.
     -- Je ne la donnerai qu'au roi, Monsieur, dit Anne.
     -- Si le roi eût voulu que cette lettre lui fût remise, Madame, il vous
l'eût  demandée lui-même. Mais,  je vous le répète, c'est moi qu'il a chargé
de vous la réclamer, et si vous ne la rendiez pas...
     -- Eh bien ?
     -- C'est encore moi qu'il a chargé de vous la prendre.
     -- Comment, que voulez-vous dire ?
     -- Que mes ordres vont loin, Madame, et que je suis autorisé à chercher
le papier suspect sur la personne même de Votre Majesté.
     -- Quelle horreur ! s'écria la reine.
     -- Veuillez donc, Madame, agir plus facilement.
     -- Cette conduite est d'une violence infâme ; savez-vous cela, Monsieur
?
     -- Le roi commande, Madame, excusez-moi.
     -- Je ne  le souffrirai  pas ; non, non,  plutôt mourir  ! " s'écria la
reine,  chez laquelle  se révoltait le sang impérieux de  l'Espagnole et  de
l'Autrichienne.
     Le chancelier fit  une profonde révérence, puis avec  l'intention  bien
patente  de ne  pas reculer  d'une  semelle  dans  l'accomplissement  de  la
commission dont  il  s'était chargé, et  comme eût pu  le faire un  valet de
bourreau dans  la chambre de la question,  il s'approcha  d'Anne d'Autriche,
des yeux de laquelle on vit à l'instant même jaillir des pleurs de rage.
     La reine était, comme nous l'avons dit, d'une grande beauté.
     La commission  pouvait donc  passer  pour délicate, et  le roi en était
arrivé,  à  force de  jalousie contre  Buckingham, à n'être plus  jaloux  de
personne.
     Sans doute le chancelier Séguier chercha des yeux à ce moment le cordon
de la  fameuse cloche ; mais, ne  le trouvant pas,  il en prit  son parti et
tendit la main  vers l'endroit où la  reine avait avoué  que se  trouvait le
papier.
     Anne  d'Autriche  fit un pas en arrière, si pâle qu'on eût dit  qu'elle
allait mourir ; et, s'appuyant de la main gauche, pour  ne pas tomber, à une
table qui se trouvait derrière elle, elle tira  de la droite un papier de sa
poitrine et le tendit au garde des sceaux.
     " Tenez, Monsieur,  la voilà, cette lettre, s'écria la reine d'une voix
entrecoupée  et  frémissante,  prenez-la, et  me délivrez  de  votre odieuse
présence. "
     Le  chancelier,  qui de  son  côté  tremblait  d'une émotion  facile  à
concevoir, prit la lettre, salua jusqu'à terre et se retira.
     A peine  la porte  se fut-elle refermée sur lui,  que la  reine tomba à
demi évanouie dans les bras de ses femmes.
     Le chancelier  alla  porter  la lettre au roi sans en  avoir lu un seul
mot. Le roi la prit d'une main tremblante,  chercha l'adresse, qui manquait,
devint  très pâle, l'ouvrit lentement, puis, voyant  par les  premiers  mots
qu'elle était adressée au roi d'Espagne, il lut très rapidement.
     C'était tout un  plan d'attaque contre le  cardinal. La  reine invitait
son frère et  l'empereur d'Autriche à faire semblant, blessés qu'ils étaient
par  la   politique   de  Richelieu,  dont  l'éternelle   préoccupation  fut
l'abaissement de la maison d'Autriche, de déclarer la guerre à la  France et
d'imposer comme condition de la  paix le renvoi du cardinal :  mais d'amour,
il n'y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre.
     Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal  était encore au  Louvre.
On lui dit que  Son Eminence  attendait,  dans  le  cabinet de travail,  les
ordres de Sa Majesté.
     Le roi se rendit aussitôt près de lui.
     "  Tenez, duc,  lui dit-il,  vous aviez  raison, et c'est moi qui avais
tort ;  toute l'intrigue  est politique, et il  n'était aucunement  question
d'amour dans cette lettre, que voici. En échange, il y est fort question  de
vous. "
     Le  cardinal prit la lettre et la  lut avec la  plus grande attention ;
puis, lorsqu'il fut arrivé au bout, il la relut une seconde fois.
     " Eh bien, Votre Majesté, dit-il, vous voyez  jusqu'où vont mes ennemis
: on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. A votre place,
en vérité, Sire, je céderais  à de  si puissantes instances, et ce serait de
mon côté avec un véritable bonheur que je me retirerais des affaires.
     -- Que dites-vous là, duc ?
     --  Je dis, Sire, que ma  santé se perd dans ces luttes  excessives  et
dans  ces travaux  éternels.  Je  dis  que,  selon  toute probabilité, je ne
pourrai pas soutenir les fatigues du siège de La Rochelle, et que mieux vaut
que vous nommiez là ou M. de  Condé, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque
vaillant homme dont c'est l'état de mener la guerre, et non pas moi qui suis
homme d'Eglise et qu'on détourne sans cesse de ma vocation pour  m'appliquer
à des choses auxquelles je n'ai  aucune aptitude. Vous en serez plus heureux
à l'intérieur,  Sire, et  je ne  doute pas  que vous n'en soyez plus grand à
l'étranger.
     -- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends,  soyez tranquille ;  tous
ceux qui sont nommés dans cette lettre seront  punis comme  ils le méritent,
et la reine elle-même.
     -- Que  dites-vous là,  Sire ? Dieu me  garde que,  pour moi, la  reine
éprouve la moindre  contrariété  ! elle  m'a  toujours cru son ennemi, Sire,
quoique Votre Majesté puisse attester  que j'ai toujours pris chaudement son
parti, même contre vous.  Oh  ! si elle trahissait Votre Majesté à l'endroit
de son honneur, ce serait autre  chose, et je serais le  premier à dire  : "
Pas de grâce,  Sire,  pas de grâce pour la coupable ! " Heureusement il n'en
est rien, et Votre Majesté vient d'en acquérir une nouvelle preuve.
     -- C'est vrai, Monsieur le cardinal, dit le  roi, et vous aviez raison,
comme toujours ; mais la reine n'en mérite pas moins toute ma colère.
     -- C'est vous, Sire,  qui  avez  encouru la sienne  ; et véritablement,
quand elle bouderait sérieusement Votre Majesté, je le comprendrais ;  Votre
Majesté l'a traitée avec une sévérité !...
     --  C'est ainsi  que je traiterai toujours mes  ennemis et  les vôtres,
duc, si  haut placés qu'ils soient et  quelque  péril  que je  coure  à agir
sévèrement avec eux.
     -- La reine  est mon  ennemie,  mais  n'est pas  la  vôtre,  Sire ;  au
contraire,  elle est épouse dévouée,  soumise et irréprochable ; laissez-moi
donc, Sire, intercéder pour elle près de Votre Majesté.
     -- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne à moi la première !
     -- Au contraire, Sire, donnez l'exemple ; vous avez eu le premier tort,
puisque c'est vous qui avez soupçonné la reine.
     -- Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais !
     -- Sire, je vous en supplie.
     -- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier ?
     -- En faisant une chose que vous sauriez lui être agréable.
     -- Laquelle ?
     -- Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ;  je vous
réponds que sa rancune ne tiendra point à une pareille attention.
     -- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les plaisirs
mondains.
     -- La reine ne vous en sera que  plus reconnaissante, puisqu'elle  sait
votre antipathie pour ce plaisir ; d'ailleurs ce sera une occasion pour elle
de mettre  ces beaux  ferrets  de diamants que vous lui  avez donnés l'autre
jour à sa fête, et dont elle n'a pas encore eu le temps de se parer.
     --  Nous verrons, Monsieur  le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui,
dans  sa joie  de trouver la reine coupable d'un crime  dont  il se souciait
peu, et  innocente  d'une faute qu'il redoutait fort, était tout  prêt à  se
raccommoder avec elle ; nous  verrons, mais, sur mon honneur, vous êtes trop
indulgent.
     --   Sire,  dit  le  cardinal,   laissez  la  sévérité  aux  ministres,
l'indulgence est la  vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous vous en
trouverez bien. "
     Sur  quoi  le  cardinal,  entendant  la  pendule  sonner  onze  heures,
s'inclina profondément,  demandant congé  au  roi pour  se  retirer,  et  le
suppliant de se raccommoder avec la reine.
     Anne d'Autriche, qui, à la suite de la saisie de sa lettre, s'attendait
à quelque reproche, fut fort étonnée de voir  le lendemain le roi faire près
d'elle des tentatives de  rapprochement. Son premier mouvement fut répulsif,
son  orgueil  de femme  et sa  dignité  de  reine  avaient été tous  deux si
cruellement  offensés,  qu'elle  ne pouvait revenir ainsi du premier  coup ;
mais, vaincue  par  le  conseil de ses  femmes,  elle  eut  enfin  l'air  de
commencer à oublier. Le roi profita de ce premier  moment de retour pour lui
dire qu'incessamment il comptait donner une fête.
     C'était une chose si rare qu'une  fête pour  la pauvre Anne d'Autriche,
qu'à cette  annonce,  ainsi que l'avait pensé le cardinal, la dernière trace
de ses ressentiments disparut sinon dans son coeur, du moins sur son visage.
Elle demanda quel jour cette  fête devait avoir lieu,  mais  le roi répondit
qu'il fallait qu'il s'entendît sur ce point avec le cardinal.
     En effet,  chaque jour  le roi  demandait au  cardinal à  quelle époque
cette  fête  aurait lieu,  et  chaque  jour  le  cardinal, sous  un prétexte
quelconque, différait de la fixer.
     Dix jours s'écoulèrent ainsi.
     Le huitième jour après  la  scène que nous avons  racontée, le cardinal
reçut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques
lignes :
     " Je les ai ; mais je  ne puis  quitter  Londres, attendu que je manque
d'argent ; envoyez-moi cinq  cents pistoles,  et quatre  ou cinq jours après
les avoir reçues, je serai à Paris. "
     Le jour même où le cardinal avait reçu cette lettre, le roi lui adressa
sa question habituelle.
     Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas :
     "  Elle  arrivera, dit-elle,  quatre  ou  cinq  jours après avoir  reçu
l'argent  ; il faut quatre ou cinq  jours  à l'argent  pour aller, quatre ou
cinq jours à elle pour revenir, cela fait  dix jours ; maintenant faisons la
part des vents contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de  femme, et
mettons cela à douze jours.
     -- Eh bien, Monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculé ?
     --  Oui, Sire : nous sommes aujourd'hui le 20 septembre ; les  échevins
de la ville donnent une fête le 3 octobre. Cela s'arrangera à merveille, car
vous n'aurez pas l'air de faire un retour vers la reine. "
     Puis le cardinal ajouta :
     " A  propos, Sire, n'oubliez pas de dire à  Sa  Majesté,  la  veille de
cette fête,  que vous désirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants.
"







     C'était la seconde  fois que le cardinal  revenait  sur  ce  point  des
ferrets  de  diamants  avec le  roi.  Louis XIII fut  donc frappé  de  cette
insistance, et pensa que cette recommandation cachait un mystère.
     Plus  d'une fois le roi  avait  été  humilié  que le cardinal, dont  la
police, sans avoir atteint encore la perfection  de la police moderne, était
excellente,  fût  mieux instruit que lui-même de ce qui se passait dans  son
propre  ménage. Il espéra donc, dans  une conversation avec Anne d'Autriche,
tirer quelque  lumière de  cette conversation et revenir ensuite près de Son
Eminence avec quelque secret que le cardinal sût ou ne sût pas, ce qui, dans
l'un ou l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre.
     Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda avec de
nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne  d'Autriche  baissa la
tête, laissa s'écouler le torrent sans  répondre et espérant qu'il  finirait
par s'arrêter ; mais ce n'était pas cela que voulait Louis XIII ; Louis XIII
voulait une discussion de laquelle jaillît une lumière quelconque, convaincu
qu'il était que le cardinal avait quelque  arrière-  pensée et lui machinait
une surprise terrible comme en savait faire Son Eminence. Il arriva à ce but
par sa persistance à accuser.
     " Mais, s'écria Anne d'Autriche, lassée de ces  vagues attaques ; mais,
Sire,  vous  ne me dites pas  tout ce que vous avez dans  le coeur. Qu'ai-je
donc  fait ?  Voyons, quel  crime ai-je donc commis ? Il est impossible  que
Votre Majesté fasse tout ce bruit pour une lettre écrite à mon frère. "
     Le  roi, attaqué  à son tour  d'une  manière  si directe,  ne  sut  que
répondre  ; il  pensa que c'était  là le moment  de placer la recommandation
qu'il ne devait faire que la veille de la fête.
     " Madame,  dit-il avec majesté, il y aura incessamment bal à l'hôtel de
ville  ; j'entends  que, pour faire  honneur à  nos braves échevins,  vous y
paraissiez en habit  de cérémonie,  et surtout parée des ferrets de diamants
que je vous ai donnés pour votre fête. Voici ma réponse. "
     La réponse était terrible. Anne d'Autriche crut que  Louis XIII  savait
tout, et que le cardinal avait obtenu de  lui  cette longue dissimulation de
sept ou huit jours, qui  était au reste  dans  son  caractère.  Elle  devint
excessivement  pâle, appuya sur une console sa main d'une  admirable beauté,
et qui semblait alors une main de  cire, et, regardant le  roi avec des yeux
épouvantés, elle ne répondit pas une seule syllabe.
     " Vous entendez, Madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans
toute son étendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez ?
     -- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine.
     -- Vous paraîtrez à ce bal ?
     -- Oui.
     -- Avec vos ferrets ?
     -- Oui. "
     La  pâleur  de la  reine augmenta encore, s'il était possible ;  le roi
s'en aperçut, et en jouit avec cette froide cruauté qui était un des mauvais
côtés de son caractère.
     " Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilà tout ce que j'avais à vous
dire.
     -- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? " demanda Anne d'Autriche.
     Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas  répondre à cette
question, la reine l'ayant faite d'une voix presque mourante.
     " Mais très incessamment, Madame, dit-il ; mais je ne me  rappelle plus
précisément la date du jour, je la demanderai au cardinal.
     -- C'est donc le  cardinal qui vous a annoncé  cette fête ?  s'écria la
reine.
     -- Oui, Madame, répondit le roi étonné ; mais pourquoi cela ?
     -- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter à y paraître avec ces ferrets
?
     -- C'est-à-dire, Madame...
     -- C'est lui, Sire, c'est lui !
     -- Eh bien  ! qu'importe que ce  soit lui ou moi ? y a-t-il un  crime à
cette invitation ?
     -- Non, Sire.
     -- Alors vous paraîtrez ?
     -- Oui, Sire.
     -- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte. "
     La reine  fit une  révérence,  moins  par étiquette  que  parce que ses
genoux se dérobaient sous elle.
     Le roi partit enchanté.
     " Je suis perdue, murmura  la reine, perdue, car le cardinal sait tout,
et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura tout
bientôt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! "
     Elle  s'agenouilla sur un  coussin et pria, la tête enfoncée entre  ses
bras palpitants.
     En effet, la  position  était  terrible.  Buckingham  était  retourné à
Londres, Mme  de  Chevreuse était  à  Tours. Plus  surveillée que jamais, la
reine  sentait sourdement  qu'une de  ses femmes la  trahissait, sans savoir
dire laquelle.  La Porte ne pouvait pas  quitter le Louvre. Elle n'avait pas
une âme au monde à qui se fier.
     Aussi, en présence du malheur qui la menaçait et de l'abandon qui était
le sien, éclata-t-elle en sanglots.
     " Ne puis-je donc être bonne à rien à Votre Majesté ? " dit tout à coup
une voix pleine de douceur et de pitié.
     La  reine  se retourna vivement, car  il n'y avait  pas à  se tromper à
l'expression de cette voix : c'était une amie qui parlait ainsi.
     En  effet, à l'une  des portes qui donnaient  dans l'appartement de  la
reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle était occupée à ranger les robes
et le linge dans un cabinet, lorsque  le roi était entré ;  elle n'avait pas
pu sortir, et avait tout entendu.
     La  reine  poussa  un  cri perçant en se voyant surprise, car dans  son
trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui avait été donnée
par La Porte.
     " Oh ! ne craignez  rien,  Madame, dit la jeune femme  en  joignant les
mains et en pleurant elle-même  des  angoisses de la reine ; je suis à Votre
Majesté corps et âme, et si loin que je sois  d'elle, si inférieure que soit
ma position, je crois que j'ai  trouvé  un  moyen de  tirer Votre Majesté de
peine.
     -- Vous  ! ô Ciel ! vous  ! s'écria la reine ; mais voyons regardez-moi
en face. Je suis trahie de tous côtés, puis-je me fier à vous ?
     -- Oh ! Madame  ! s'écria  la jeune femme en tombant à genoux : sur mon
âme, je suis prête à mourir pour Votre Majesté ! "
     Ce cri était sorti  du plus profond du  coeur, et, comme le premier, il
n'y avait pas à se tromper.
     " Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traîtres ici ; mais, par
le saint nom de la Vierge, je vous jure  que  personne n'est plus dévoué que
moi à Votre Majesté. Ces ferrets que le roi  redemande, vous les avez donnés
au duc  de Buckingham,  n'est-ce pas ? Ces ferrets étaient enfermés dans une
petite boîte en bois de rose qu'il tenait sous  son bras ? Est-ce que je  me
trompe ? Est-ce que ce n'est pas cela ?
     --  Oh !  mon  Dieu !  mon  Dieu  !  murmura  la reine dont  les  dents
claquaient d'effroi.
     -- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les ravoir.
     -- Oui, sans doute, il le faut, s'écria la reine ; mais comment  faire,
comment y arriver ?
     -- Il faut envoyer quelqu'un au duc.
     -- Mais qui ?... qui ?... A qui me fier ?
     -- Ayez confiance en moi, Madame ; faites-moi cet honneur, ma reine, et
je trouverai le messager, moi !
     -- Mais il faudra écrire !
     -- Oh ! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de Votre Majesté
et votre cachet particulier.
     -- Mais ces  deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce, l'exil
!
     -- Oui, s'ils tombent entre des mains infâmes ! Mais je réponds que ces
deux mots seront remis à leur adresse.
     -- Oh ! mon  Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma
réputation entre vos mains !
     -- Oui ! oui, Madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi !
     -- Mais comment ? dites-le-moi, au moins.
     -- Mon mari a été remis en liberté il y a deux ou trois jours ; je n'ai
pas encore eu le temps de le revoir. C'est un brave et honnête homme qui n'a
ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur
un ordre  de moi, sans  savoir ce qu'il porte,  et il  remettra la lettre de
Votre  Majesté,  sans même savoir qu'elle  est de Votre Majesté, à l'adresse
qu'elle indiquera. "
     La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un élan  passionné,
la regarda comme pour lire au fond de son coeur, et  ne voyant que sincérité
dans ses beaux yeux, elle l'embrassa tendrement.
     " Fais cela,  s'écria-t-elle, et  tu m'auras  sauvé la vie, tu  m'auras
sauvé l'honneur !
     -- Oh ! n'exagérez pas le service que j'ai le  bonheur de vous rendre ;
je n'ai rien à sauver à Votre Majesté, qui est seulement victime de perfides
complots.
     -- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison.
     -- Donnez-moi donc cette lettre, Madame, le temps presse. "
     La reine courut à une petite table  sur laquelle  se trouvaient  encre,
papier et plumes : elle écrivit deux lignes, cacheta la lettre de son cachet
et la remit à Mme Bonacieux.
     " Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose nécessaire.
     -- Laquelle ?
     -- L'argent. "
     Mme Bonacieux rougit.
     " Oui,  c'est vrai,  dit-elle, et  j'avouerai  à Votre Majesté que  mon
mari...
     -- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire.
     -- Si  fait, il en  a, mais  il  est fort avare,  c'est là son  défaut.
Cependant, que Votre Majesté ne s'inquiète pas, nous trouverons moyen...
     -- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les
Mémoires de Mme de Motteville ne s'étonneront pas de cette réponse)  ; mais,
attends. "
     Anne d'Autriche courut à son écrin.
     " Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix, à ce qu'on assure ;
elle  vient de  mon  frère le roi  d'Espagne, elle est à  moi  et  j'en puis
disposer. Prends cette bague et fais-en de l'argent, et que ton mari parte.
     -- Dans une heure, vous serez obéie.
     -- Tu  vois l'adresse, ajouta la  reine,  parlant  si  bas  qu'à  peine
pouvait-on  entendre ce  qu'elle  disait :  A  Milord  duc  de Buckingham, à
Londres.
     -- La lettre sera remise à lui-même.
     -- Généreuse enfant ! " s'écria Anne d'Autriche.
     Mme  Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha  le papier  dans  son
corsage et disparut avec la légèreté d'un oiseau.
     Dix  minutes après, elle était chez elle ; comme  elle l'avait dit à la
reine, elle n'avait  pas revu  son  mari  depuis sa mise en  liberté ;  elle
ignorait donc le changement qui s'était fait en lui à l'endroit du cardinal,
changement qu'avaient  opéré la flatterie  et  l'argent  de Son Eminence  et
qu'avaient corroboré, depuis, deux ou  trois visites  du comte de Rochefort,
devenu  le  meilleur ami  de Bonacieux, auquel  il avait  fait  croire  sans
beaucoup  de peine qu'aucun sentiment coupable n'avait amené l'enlèvement de
sa femme, mais que c'était seulement une précaution politique.
     Elle trouva M.  Bonacieux seul :  le pauvre homme  remettait  à  grand-
peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvé les meubles à peu près
brisés et  les armoires à peu  près vides, la  justice n'étant pas  une  des
trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de
leur passage. Quant à la servante, elle s'était enfuie lors de l'arrestation
de  son maître. La terreur avait  gagné la  pauvre  fille au  point  qu'elle
n'avait cessé de marcher de Paris jusqu'en Bourgogne, son pays natal.
     Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans sa maison, fait part à
sa  femme  de son  heureux retour, et  sa  femme  lui avait  répondu pour le
féliciter et pour  lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dérober à
ses devoirs serait consacré tout entier à lui rendre visite.
     Ce premier moment  s'était fait attendre cinq jours, ce qui, dans toute
autre circonstance, eût paru un  peu bien long à  maître Bonacieux ; mais il
avait, dans la visite qu'il avait faite au cardinal et dans les  visites que
lui faisait  Rochefort, ample  sujet à réflexion, et, comme on sait, rien ne
fait passer le temps comme de réfléchir.
     D'autant plus que les réflexions de Bonacieux étaient toutes couleur de
rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui
dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le  mercier se voyait
déjà sur le chemin des honneurs et de la fortune.
     De son côté,  Mme Bonacieux avait réfléchi, mais,  il faut  le  dire, à
tout autre  chose que l'ambition ; malgré elle,  ses pensées avaient eu pour
mobile constant ce beau jeune homme  si brave et qui paraissait si amoureux.
Mariée à dix-huit ans à M. Bonacieux, ayant toujours vécu au milieu des amis
de son mari, peu susceptibles d'inspirer un sentiment quelconque à une jeune
femme dont le coeur  était  plus élevé que sa position,  Mme Bonacieux était
restée insensible aux séductions vulgaires ; mais,  à  cette époque surtout,
le titre  de gentilhomme avait une grande influence sur la  bourgeoisie,  et
d'Artagnan était  gentilhomme ; de plus, il portait l'uniforme  des  gardes,
qui,  après l'uniforme des mousquetaires, était le plus  apprécié des dames.
Il était, nous le répétons, beau, jeune, aventureux  ; il parlait d'amour en
homme qui aime et qui a soif d'être  aimé ; il y en avait là plus qu'il n'en
fallait pour tourner une tête de vingt-trois ans,  et Mme Bonacieux en était
arrivée juste à cet âge heureux de la vie.
     Les deux époux,  quoiqu'ils ne se  fussent pas vus depuis plus  de huit
jours, et que pendant cette semaine de graves événements eussent passé entre
eux,  s'abordèrent donc  avec une certaine  préoccupation  ;  néanmoins,  M.
Bonacieux  manifesta une  joie  réelle  et  s'avança  vers sa  femme à  bras
ouverts.
     Mme Bonacieux lui présenta le front.
     " Causons un peu, dit-elle.
     -- Comment ? dit Bonacieux étonné.
     -- Oui, sans doute, j'ai  une chose de la plus haute importance  à vous
dire.
     -- Au fait, et moi aussi, j'ai  quelques  questions  assez  sérieuses à
vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlèvement, je vous prie.
     -- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux.
     -- Et de quoi s'agit-il donc ? de ma captivité ?
     -- Je l'ai apprise  le  jour  même ; mais  comme  vous n'étiez coupable
d'aucun crime, comme  vous n'étiez complice d'aucune intrigue, comme vous ne
saviez rien  enfin  qui pût vous compromettre, ni vous, ni personne, je n'ai
attaché à cet événement que l'importance qu'il méritait.
     -- Vous en parlez bien  à votre aise, Madame  ! reprit Bonacieux blessé
du peu d'intérêt  que  lui  témoignait sa  femme ; savez-vous que  j'ai  été
plongé un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille ?
     -- Un  jour et  une  nuit sont  bientôt passés  ;  laissons donc  votre
captivité, et revenons à ce qui m'amène près de vous.
     -- Comment ? ce qui vous amène près de moi ! N'est-ce donc pas le désir
de revoir un  mari  dont  vous êtes séparée  depuis huit  jours ? demanda le
mercier piqué au vif.
     -- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite.
     -- Parlez !
     -- Une chose du plus haut intérêt et de laquelle dépend notre fortune à
venir peut-être.
     --  Notre  fortune a fort  changé de face  depuis que  je vous  ai vue,
Madame Bonacieux, et je ne serais pas étonné que d'ici à quelques mois  elle
ne fît envie à beaucoup de gens.
     -- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous
donner.
     -- A moi ?
     -- Oui, à vous. Il y a une bonne et sainte action à faire, Monsieur, et
beaucoup d'argent à gagner en même temps. "
     Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent à son mari, elle le prenait
par son faible.
     Mais un homme, fût-ce un mercier, lorsqu'il a causé dix minutes avec le
cardinal de Richelieu, n'est plus le même homme.
     " Beaucoup d'argent à gagner ! dit Bonacieux en allongeant les lèvres.
     -- Oui, beaucoup.
     -- Combien, à peu près ?
     -- Mille pistoles peut-être.
     -- Ce que vous avez à me demander est donc bien grave ?
     -- Oui.
     -- Que faut-il faire ?
     -- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne
vous dessaisirez sous aucun prétexte, et que vous remettrez en main propre.
     -- Et pour où partirai-je ?
     -- Pour Londres.
     -- Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas affaire à
Londres.
     -- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez.
     -- Quels  sont  ces autres  ? Je vous avertis,  je ne fais plus rien en
aveugle, et je veux  savoir  non seulement  à quoi je m'expose, mais  encore
pour qui je m'expose.
     -- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend
: la  récompense  dépassera  vos désirs,  voilà tout  ce  que  je puis  vous
promettre.
     -- Des intrigues encore, toujours des intrigues  ! merci, je m'en défie
maintenant, et M. le cardinal m'a éclairé là-dessus.
     -- Le cardinal ! s'écria Mme Bonacieux, vous avez vu le cardinal ?
     -- Il m'a fait appeler, répondit fièrement le mercier.
     -- Et vous vous êtes rendu à son invitation, imprudent que vous êtes.
     -- Je dois dire que je n'avais pas le choix  de m'y rendre ou de ne pas
m'y rendre,  car j'étais entre deux gardes. Il est vrai encore de  dire que,
comme alors je  ne  connaissais pas Son Eminence, si j'avais pu me dispenser
de cette visite, j'en eusse été fort enchanté.
     -- Il vous a donc maltraité ? il vous a donc fait des menaces ?
     -- Il  m'a tendu la main et  m'a appelé son ami, -- son ami ! entendez-
vous, Madame ? Je suis l'ami du grand cardinal !
     -- Du grand cardinal !
     -- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, Madame ?
     --  Je  ne  lui  conteste  rien,  mais  je vous dis  que la faveur d'un
ministre est éphémère, et qu'il faut  être fou pour s'attacher à un ministre
; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent  pas sur le caprice
d'un homme ou  l'issue d'un événement ;  c'est à ces pouvoirs qu'il faut  se
rallier.
     -- J'en  suis fâché, Madame, mais je ne connais pas d'autre pouvoir que
celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir.
     -- Vous servez le cardinal ?
     --  Oui, Madame, et comme son  serviteur je ne permettrai  pas que vous
vous livriez à des complots contre la sûreté de l'Etat, et que vous serviez,
vous,  les intrigues d'une femme qui n'est  pas Française et qui a le  coeur
espagnol.  Heureusement,  le  grand cardinal est  là,  son  regard  vigilant
surveille et pénètre jusqu'au fond du coeur. "
     Bonacieux répétait mot pour  mot une phrase qu'il avait entendu dire au
comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui  avait compté sur son mari et
qui,  dans  cet espoir, avait  répondu de lui à la  reine,  n'en  frémit pas
moins,  et  du  danger dans  lequel  elle  avait  failli  se  jeter,  et  de
l'impuissance dans laquelle  elle  se  trouvait.  Cependant, connaissant  la
faiblesse et surtout la cupidité  de  son  mari, elle ne  désespérait pas de
l'amener à ses fins.
     " Ah  !  vous  êtes cardinaliste, Monsieur, s'écria-t-elle ;  ah ! vous
servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et  qui insultent  votre
reine !
     -- Les intérêts particuliers ne  sont rien devant les intérêts de tous.
Je suis pour ceux qui sauvent l'Etat " , dit avec emphase Bonacieux.
     C'était une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il  avait retenue et
qu'il trouvait l'occasion de placer.
     "  Et  savez-vous ce que  c'est que l'Etat dont vous  parlez ?  dit Mme
Bonacieux en haussant les épaules. Contentez-vous  d'être un  bourgeois sans
finesse aucune, et tournez-vous du côté qui vous offre le plus d'avantages.
     --  Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac  à la panse arrondie
et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de  ceci, Madame la prêcheuse
?
     -- D'où vient cet argent ?
     -- Vous ne devinez pas ?
     -- Du cardinal ?
     -- De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
     -- Le comte de Rochefort ! mais c'est lui qui m'a enlevée !
     -- Cela se peut, Madame.
     -- Et vous recevez de l'argent de cet homme ?
     -- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlèvement était tout politique ?
     --  Oui  ; mais  cet enlèvement  avait pour but de  me faire  trahir ma
maîtresse, de m'arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre
l'honneur et peut-être la vie de mon auguste maîtresse.
     --  Madame, reprit Bonacieux, votre  auguste maîtresse  est une perfide
Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.
     --  Monsieur, dit  la  jeune  femme, je  vous savais  lâche,  avare  et
imbécile, mais je ne vous savais pas infâme !
     -- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en  colère, et
qui reculait devant le courroux conjugal ; Madame, que dites-vous donc ?
     --  Je dis que vous êtes un misérable ! continua Mme Bonacieux, qui vit
qu'elle reprenait quelque influence sur  son  mari. Ah !  vous faites  de la
politique, vous ! et de la politique cardinaliste encore  !  Ah ! vous  vous
vendez, corps et âme, au démon pour de l'argent.
     -- Non, mais au cardinal.
     -- C'est la même chose ! s'écria la jeune femme. Qui dit Richelieu, dit
Satan.
     -- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre !
     -- Oui,  vous avez raison,  et je serais honteuse  pour  vous de  votre
lâcheté.
     -- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons !
     -- Je vous  l'ai dit : que vous partiez à l'instant même, Monsieur, que
vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne  vous charger, et
à  cette condition  j'oublie tout,  je pardonne, et il y a plus --  elle lui
tendit la main
     -- je vous rends mon amitié. "
     Bonacieux était poltron  et avare ; mais il aimait  sa  femme :  il fut
attendri. Un homme  de cinquante ans ne tient pas longtemps  rancune  à  une
femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hésitait :
     " Allons, êtes-vous décidé ? dit-elle.
     -- Mais,  ma chère amie, réfléchissez donc un peu à ce  que vous exigez
de moi ;  Londres  est loin de Paris,  fort loin, et peut-être la commission
dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers.
     -- Qu'importe, si vous les évitez !
     --  Tenez,  Madame Bonacieux,  dit  le  mercier, tenez, décidément,  je
refuse  :  les intrigues  me font peur. J'ai vu la  Bastille, moi. Brrrrou !
c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule.
On m'a menacé de la  torture. Savez-vous ce que c'est que la torture  ?  Des
coins de  bois qu'on  vous enfonce entre  les jambes  jusqu'à  ce que les os
éclatent ! Non, décidément, je n'irai pas.  Et morbleu ! que n'y allez- vous
vous-même ? car, en vérité, je crois que je me suis  trompé sur votre compte
jusqu'à présent :  je  crois  que vous êtes  un homme,  et des plus  enragés
encore !
     -- Et vous, vous  êtes  une  femme, une  misérable  femme,  stupide  et
abrutie. Ah ! vous avez peur !  Eh bien,  si  vous ne partez pas à l'instant
même, je vous fais arrêter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre à
cette Bastille que vous craignez tant. "
     Bonacieux tomba dans une réflexion profonde ; il pesa mûrement les deux
colères dans son cerveau, celle  du cardinal et celle de la reine : celle du
cardinal l'emporta énormément.
     "  Faites-moi  arrêter de  la  part  de la reine,  dit-il, et moi je me
réclamerai de Son Eminence. "
     Pour le coup,  Mme Bonacieux vit qu'elle avait été  trop loin,  et elle
fut épouvantée de  s'être si fort avancée. Elle  contempla un  instant  avec
effroi  cette  figure stupide, d'une résolution invincible, comme celle  des
sots qui ont peur.
     " Eh bien,  soit  ! dit-elle. Peut-être,  au bout du  compte, avez-vous
raison : un homme en sait  plus  long  que les femmes  en politique, et vous
surtout, Monsieur  Bonacieux, qui avez causé avec le cardinal. Et cependant,
il  est bien dur,  ajouta-t-elle, que  mon  mari,  un  homme sur l'affection
duquel  je croyais pouvoir compter, me  traite aussi disgracieusement  et ne
satisfasse point à ma fantaisie.
     -- C'est que vos  fantaisies peuvent mener trop  loin, reprit Bonacieux
triomphant, et je m'en défie.
     -- J'y renoncerai  donc, dit la jeune  femme en soupirant ; c'est bien,
n'en parlons plus.
     -- Si, au moins, vous me disiez  quelle  chose je vais faire à Londres,
reprit  Bonacieux,  qui  se  rappelait un peu tard  que Rochefort  lui avait
recommandé d'essayer de surprendre les secrets de sa femme.
     --  Il  est  inutile  que vous  le sachiez,  dit la jeune femme, qu'une
défiance instinctive repoussait maintenant en  arrière : il s'agissait d'une
bagatelle  comme  en  désirent  les femmes, d'une emplette sur laquelle il y
avait beaucoup à gagner. "
     Mais  plus  la jeune  femme se  défendait, plus au  contraire Bonacieux
pensa que  le  secret  qu'elle refusait de  lui  confier était important. Il
résolut  donc de  courir à l'instant  même chez le comte de Rochefort, et de
lui dire que la reine cherchait un messager pour l'envoyer à Londres.
     " Pardon, si je vous quitte, ma  chère Madame Bonacieux, dit-il ; mais,
ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris rendez-vous avec  un
de  mes  amis  ; je reviens à l'instant  même,  et si vous voulez m'attendre
seulement une  demi-minute, aussitôt que j'en aurai  fini avec  cet ami,  je
reviens  vous  prendre,  et, comme  il  commence  à se faire  tard, je  vous
reconduis au Louvre.
     -- Merci, Monsieur, répondit  Mme Bonacieux :  vous n'êtes  point assez
brave pour m'être d'une utilité quelconque,  et  je m'en retournerai bien au
Louvre toute seule.
     -- Comme  il vous plaira,  Madame Bonacieux,  reprit l'ex-mercier. Vous
reverrai-je bientôt ?
     -- Sans doute  ;  la  semaine prochaine,  je  l'espère, mon  service me
laissera quelque liberté, et j'en profiterai pour revenir mettre  de l'ordre
dans nos affaires, qui doivent être quelque peu dérangées.
     -- C'est bien ; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas ?
     -- Moi ! pas le moins du monde.
     -- A bientôt, alors ?
     -- A bientôt. "
     Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'éloigna rapidement.
     " Allons,  dit Mme Bonacieux, lorsque son mari  eut refermé la porte de
la rue,  et qu'elle se trouva  seule, il ne manquait plus à cet imbécile que
d'être  cardinaliste ! Et  moi qui  avais répondu à la  reine, moi qui avais
promis à ma pauvre maîtresse... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre
pour  quelqu'une  de ces  misérables dont fourmille  le palais,  et  qu'on a
placées près  d'elle pour l'espionner ! Ah ! Monsieur Bonacieux ! je ne vous
ai jamais beaucoup  aimé ; maintenant,  c'est bien pis : je vous hais !  et,
sur ma parole, vous me le paierez ! "
     Au moment  où  elle disait ces mots,  un coup frappé au plafond lui fit
lever  la tête, et  une voix, qui parvint à elle à travers le  plancher, lui
cria :
     " Chère Madame  Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l'allée, et je
vais descendre près de vous. "







     " Ah ! Madame, dit  d'Artagnan en entrant par la porte que  lui ouvrait
la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez là un triste mari.
     -- Vous  avez  donc entendu  notre conversation  ? demanda vivement Mme
Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiétude.
     -- Tout entière.
     -- Mais comment cela ? mon Dieu !
     --  Par un  procédé  à  moi connu, et par lequel j'ai entendu  aussi la
conversation plus animée que vous avez eue avec les sbires du cardinal.
     -- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions ?
     --  Mille  choses : d'abord,  que  votre mari est un  niais  et un sot,
heureusement ; puis, que vous étiez embarrassée, ce dont j'ai été fort aise,
et que cela me donne une occasion de me mettre à votre service, et Dieu sait
si  je suis  prêt  à me jeter dans le  feu pour vous ;  enfin que la reine a
besoin qu'un homme brave, intelligent et dévoué  fasse pour elle un voyage à
Londres. J'ai au moins deux des trois qualités qu'il vous faut, et me voilà.
"
     Mme  Bonacieux ne répondit pas, mais son coeur  battait de joie, et une
secrète espérance brilla à ses yeux.
     "  Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens à
vous confier cette mission ?
     -- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-il faire ?
     -- Mon Dieu  ! mon Dieu ! murmura la jeune femme,  dois-je vous confier
un pareil secret, Monsieur ? Vous êtes presque un enfant !
     -- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous réponde de moi.
     -- J'avoue que cela me rassurerait fort.
     -- Connaissez-vous Athos ?
     -- Non.
     -- Porthos ?
     -- Non.
     -- Aramis ?
     -- Non. Quels sont ces Messieurs ?
     --  Des  mousquetaires  du  roi.  Connaissez-vous M. de  Tréville, leur
capitaine ?
     -- Oh  ! oui, celui-là, je  le connais,  non  pas personnellement, mais
pour en avoir entendu plus d'une fois parler à la reine comme  d'un brave et
loyal gentilhomme.
     --  Vous  ne craignez  pas  que lui  vous  trahisse pour  le  cardinal,
n'est-ce pas ?
     -- Oh ! non, certainement.
     -- Eh bien, révélez-lui votre secret, et demandez-lui, si important, si
précieux, si terrible qu'il soit, si vous pouvez me le confier.
     -- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le révéler ainsi.
     --  Vous  l'alliez  bien confier  à M.  Bonacieux, dit  d'Artagnan avec
dépit.
     -- Comme on  confie une  lettre  au  creux  d'un  arbre, à l'aile  d'un
pigeon, au collier d'un chien.
     -- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
     -- Vous le dites.
     -- Je suis un galant homme !
     -- Je le crois.
     -- Je suis brave !
     -- Oh ! cela, j'en suis sûre.
     -- Alors, mettez-moi donc à l'épreuve. "
     Mme  Bonacieux  regarda  le  jeune  homme,  retenue  par  une  dernière
hésitation.  Mais il y avait  une telle  ardeur  dans  ses yeux,  une  telle
persuasion dans  sa  voix, qu'elle  se  sentit  entraînée à se  fier à  lui.
D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances où il faut risquer
le tout pour le  tout. La reine était aussi bien perdue par une trop  grande
retenue que par une  trop  grande confiance.  Puis, avouons-le, le sentiment
involontaire qu'elle éprouvait pour ce jeune protecteur la décida à parler.
     "  Ecoutez,  lui dit-elle, je me rends à vos protestations et je cède à
vos assurances. Mais  je vous jure devant Dieu qui nous entend, que  si vous
me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant
de ma mort.
     -- Et  moi, je vous jure devant Dieu, Madame, dit d'Artagnan, que si je
suis  pris  en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai avant
de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un. "
     Alors la jeune femme lui confia le  terrible  secret dont le hasard lui
avait déjà révélé une partie en face de la Samaritaine. Ce fut leur mutuelle
déclaration d'amour.
     D'Artagnan rayonnait  de  joie et d'orgueil. Ce secret qu'il possédait,
cette  femme qu'il aimait,  la  confiance  et  l'amour, faisaient  de lui un
géant.
     " Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
     -- Comment  ! vous  partez !  s'écria Mme Bonacieux, et votre régiment,
votre capitaine ?
     --  Sur mon âme, vous m'aviez fait oublier tout cela, chère Constance !
oui, vous avez raison, il me faut un congé.
     -- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur.
     --  Oh ! celui-là,  s'écria d'Artagnan après un moment de réflexion, je
le surmonterai, soyez tranquille.
     -- Comment cela ?
     --  J'irai trouver ce soir même M. de Tréville,  que  je  chargerai  de
demander pour moi cette faveur à son beau-frère, M. des Essarts.
     -- Maintenant, autre chose.
     -- Quoi  ?  demanda  d'Artagnan, voyant  que  Mme Bonacieux hésitait  à
continuer.
     -- Vous n'avez peut-être pas d'argent ?
     -- Peut-être est de trop, dit d'Artagnan en souriant.
     -- Alors, reprit Mme Bonacieux  en ouvrant une  armoire et en tirant de
cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si amoureusement
son mari, prenez ce sac.
     --  Celui  du  cardinal  ! s'écria en  éclatant de rire d'Artagnan qui,
comme on s'en souvient, grâce à ses carreaux enlevés, n'avait pas perdu  une
syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
     --  Celui  du cardinal,  répondit Mme Bonacieux ; vous voyez  qu'il  se
présente sous un aspect assez respectable.
     --  Pardieu  !   s'écria  d'Artagnan,  ce  sera  une  chose  doublement
divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son Eminence !
     --  Vous  êtes un aimable et charmant jeune  homme,  dit Mme Bonacieux.
Croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate.
     --  Oh ! je suis  déjà  grandement récompensé  ! s'écria d'Artagnan. Je
vous aime, vous me permettez  de vous le  dire ; c'est  déjà plus de bonheur
que je n'en osais espérer.
     -- Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
     -- Quoi ?
     -- On parle dans la rue.
     -- C'est la voix...
     -- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue ! "
     D'Artagnan courut à la porte et poussa le verrou.
     " Il n'entrera pas que je  ne  sois  parti,  dit-il, et  quand je serai
parti, vous lui ouvrirez.
     -- Mais  je devrais  être  partie aussi, moi. Et la disparition  de cet
argent, comment la justifier si je suis là ?
     -- Vous avez raison, il faut sortir.
     -- Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons.
     -- Alors il faut monter chez moi.
     -- Ah ! s'écria Mme Bonacieux, vous me dites cela  d'un ton qui me fait
peur. "
     Mme  Bonacieux  prononça  ces  paroles avec  une larme dans  les  yeux.
D'Artagnan vit cette larme, et, troublé, attendri, il se jeta à ses genoux.
     " Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme dans  un temple, je vous
en donne ma parole de gentilhomme.
     -- Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami. "
     D'Artagnan rouvrit avec  précaution le  verrou,  et tous  deux,  légers
comme  des ombres,  se  glissèrent  par la  porte intérieure  dans  l'allée,
montèrent sans bruit l'escalier et rentrèrent dans la chambre de d'Artagnan.
     Une fois chez lui,  pour plus de sûreté, le  jeune  homme barricada  la
porte  ; ils s'approchèrent tous deux de  la  fenêtre, et  par  une fente du
volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme en manteau.
     A la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit,  et, tirant son épée
à demi, s'élança vers la porte.
     C'était l'homme de Meung.
     " Qu'allez-vous faire ? s'écria Mme Bonacieux ; vous nous perdez.
     -- Mais j'ai juré de tuer cet homme ! dit d'Artagnan.
     -- Votre vie est  vouée en ce  moment et ne vous appartient pas. Au nom
de la reine, je vous défends de vous jeter dans aucun péril étranger à celui
du voyage.
     -- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien ?
     -- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive émotion ; en mon nom, je
vous en prie. Mais écoutons, il me semble qu'ils parlent de moi. "
     D'Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta l'oreille.
     M.  Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant  l'appartement vide, il
était revenu à l'homme au manteau qu'un instant il avait laissé seul.
     " Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au Louvre.
     -- Vous êtes sûr, répondit l'étranger, qu'elle ne s'est pas doutée dans
quelles intentions vous êtes sorti ?
     --  Non,  répondit  Bonacieux  avec  suffisance ; c'est une femme  trop
superficielle.
     -- Le cadet aux gardes est-il chez lui ?
     -- Je  ne le crois pas ; comme  vous  le voyez, son volet est fermé, et
l'on ne voit aucune lumière briller à travers les fentes.
     -- C'est égal, il faudrait s'en assurer.
     -- Comment cela ?
     -- En allant frapper à sa porte.
     -- Je demanderai à son valet.
     -- Allez. "
     Bonacieux rentra chez lui, passa par la même porte qui venait de donner
passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de d'Artagnan et frappa.
     Personne  ne  répondit. Porthos,  pour faire plus grande figure,  avait
emprunté ce soir-là Planchet. Quant à d'Artagnan, il n'avait garde de donner
signe d'existence.
     Au moment  où  le doigt  de  Bonacieux  résonna sur la porte, les  deux
jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs.
     " Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux.
     -- N'importe,  rentrons toujours  chez vous, nous serons plus en sûreté
que sur le seuil d'une porte.
     -- Ah ! mon  Dieu !  murmura  Mme Bonacieux,  nous  n'allons  plus rien
entendre.
     -- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux. "
     D'Artagnan enleva  les  trois  ou quatre carreaux qui  faisaient de  sa
chambre  une autre  oreille de Denys, étendit un tapis  à  terre, se  mit  à
genoux, et fit signe à Mme Bonacieux  de se  pencher,  comme il  le faisait,
vers l'ouverture.
     " Vous êtes sûr qu'il n'y a personne ? dit l'inconnu.
     -- J'en réponds, dit Bonacieux.
     -- Et vous pensez que votre femme ?...
     -- Est retournée au Louvre.
     -- Sans parler à aucune personne qu'à vous ?
     -- J'en suis sûr.
     -- C'est un point important, comprenez-vous ?
     -- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a donc une valeur... ?
     -- Très grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
     -- Alors le cardinal sera content de moi ?
     -- Je n'en doute pas.
     -- Le grand cardinal !
     --  Vous êtes  sûr que, dans sa conversation avec vous, votre femme n'a
pas prononcé de noms propres ?
     -- Je ne crois pas.
     -- Elle n'a nommé ni Mme de  Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni  Mme de
Vernet ?
     -- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer à Londres pour
servir les intérêts d'une personne illustre. "
     " Le traître ! murmura Mme Bonacieux.
     -- Silence !  " dit  d'Artagnan en  lui prenant une  main  qu'elle  lui
abandonna sans y penser.
     " N'importe, continua l'homme au manteau, vous êtes un niais de n'avoir
pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre à présent ; l'Etat
qu'on menace était sauvé, et vous...
     -- Et moi ?
     -- Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse...
     -- Il vous l'a dit ?
     -- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise.
     -- Soyez tranquille, reprit  Bonacieux  ; ma femme  m'adore,  et il est
encore temps. "
     " Le niais ! murmura Mme Bonacieux.
     -- Silence ! " dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
     " Comment est-il encore temps ? reprit l'homme au manteau.
     -- Je  retourne au  Louvre, je demande Mme  Bonacieux,  je dis que j'ai
réfléchi,  je renoue  l'affaire, j'obtiens  la lettre,  et je cours  chez le
cardinal.
     --  Eh bien, allez  vite ; je  reviendrai bientôt savoir le résultat de
votre démarche. "
     L'inconnu sortit.
     " L'infâme ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette épithète à son
mari.
     -- Silence ! " répéta d'Artagnan en lui serrant la main  plus fortement
encore.
     Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions de d'Artagnan et
de Mme Bonacieux. C'était son mari, qui  s'était aperçu de la disparition de
son sac et qui criait au voleur.
     " Oh  !  mon Dieu  !  s'écria  Mme  Bonacieux, il  va  ameuter tout  le
quartier. "
     Bonacieux  cria  longtemps ;  mais comme de pareils cris,  attendu leur
fréquence,  n'attiraient  personne  dans  la  rue  des  Fossoyeurs,  et  que
d'ailleurs la maison du mercier était  depuis quelque temps assez mal famée,
voyant que personne  ne venait,  il sortit en continuant  de crier,  et l'on
entendit sa voix qui s'éloignait dans la direction de la rue du Bac.
     " Et maintenant qu'il est parti, à votre tour de vous éloigner, dit Mme
Bonacieux ; du courage, mais surtout de la prudence, et songez que vous vous
devez à la reine.
     -- A  elle  et à vous  !  s'écria d'Artagnan.  Soyez  tranquille, belle
Constance, je reviendrai digne de sa  reconnaissance ;  mais reviendrai-  je
aussi digne de votre amour ? "
     La jeune femme  ne  répondit  que par  la  vive rougeur qui  colora ses
joues. Quelques instants après, d'Artagnan sortit à son tour, enveloppé, lui
aussi,  d'un grand  manteau que  retroussait cavalièrement le fourreau d'une
longue épée.
     Mme Bonacieux  le suivit des yeux avec  ce long  regard d'amour dont la
femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer ; mais lorsqu'il eut  disparu
à l'angle de la rue, elle tomba à genoux, et joignant les mains :
     " O mon Dieu ! s'écria-t-elle, protégez la reine, protégez-moi ! "







     D'Artagnan se rendit droit chez M. de Tréville.  Il avait réfléchi que,
dans quelques minutes, le cardinal serait averti  par ce  damné inconnu, qui
paraissait être son agent, et il pensait avec raison qu'il n'y avait  pas un
instant à perdre.
     Le coeur du jeune homme débordait de joie. Une occasion où il y avait à
la fois gloire à acquérir  et argent à gagner se présentait à lui, et, comme
premier encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce
hasard  faisait donc presque du premier coup, pour lui plus qu'il  n'eût osé
demander à la Providence.
     M.  de  Tréville  était dans  son salon  avec  sa  cour  habituelle  de
gentilshommes.  D'Artagnan, que  l'on  connaissait  comme un  familier de la
maison,  alla droit à son cabinet  et le fit prévenir qu'il l'attendait pour
chose d'importance.
     D'Artagnan était là depuis cinq minutes à peine, lorsque M. de Tréville
entra. Au premier coup d'oeil et à la joie qui se peignait sur  son  visage,
le  digne capitaine comprit qu'il se  passait effectivement quelque chose de
nouveau.
     Tout le long de la route, d'Artagnan s'était demandé s'il se confierait
à M.  de Tréville, ou si seulement il lui demanderait  de lui accorder carte
blanche pour une affaire secrète. Mais M. de Tréville avait toujours  été si
parfait pour lui, il était si fort dévoué  au roi et à la reine, il haïssait
si cordialement le cardinal, que le jeune homme résolut de tout lui dire.
     " Vous m'avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. de Tréville.
     -- Oui, Monsieur, dit d'Artagnan, et  vous me pardonnerez, je l'espère,
de  vous avoir dérangé, quand vous saurez de quelle chose importante  il est
question.
     -- Dites alors, je vous écoute.
     -- Il  ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la voix,
que de l'honneur et peut-être de la vie de la reine.
     --  Que dites-vous là ? demanda M. de Tréville en regardant tout autour
de lui s'ils étaient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur
d'Artagnan.
     -- Je dis, Monsieur, que le hasard m'a rendu maître d'un secret...
     -- Que vous garderez, j'espère, jeune homme, sur votre vie.
     -- Mais que je dois  vous confier,  à  vous,  Monsieur, car  vous  seul
pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa Majesté.
     -- Ce secret est-il à vous ?
     -- Non, Monsieur, c'est celui de la reine.
     -- Etes-vous autorisé par Sa Majesté à me le confier ?
     --  Non, Monsieur,  car  au  contraire le  plus  profond mystère  m'est
recommandé.
     -- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-vis de moi ?
     -- Parce  que,  je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et  que j'ai
peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens vous demander, si vous ne
savez pas dans quel but je vous la demande.
     -- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous désirez.
     -- Je désire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un congé de
quinze jours.
     -- Quand cela ?
     -- Cette nuit même.
     -- Vous quittez Paris ?
     -- Je vais en mission.
     -- Pouvez-vous me dire où ?
     -- A Londres.
     -- Quelqu'un a-t-il intérêt à ce que vous n'arriviez pas à votre but ?
     -- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour m'empêcher de
réussir.
     -- Et vous partez seul ?
     -- Je pars seul.
     --  En ce cas, vous ne passerez pas  Bondy ; c'est moi qui vous le dis,
foi de Tréville.
     -- Comment cela ?
     -- On vous fera assassiner.
     -- Je serai mort en faisant mon devoir.
     -- Mais votre mission ne sera pas remplie.
     -- C'est vrai, dit d'Artagnan.
     -- Croyez-moi, continua Tréville, dans  les entreprises de ce genre, il
faut être quatre pour arriver un.
     --  Ah  !  vous  avez  raison,  Monsieur, dit  d'Artagnan ;  mais  vous
connaissez Athos, Porthos et Aramis,  et vous  savez  si  je  puis  disposer
d'eux.
     -- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir ?
     -- Nous  nous sommes  juré, une fois pour toutes,  confiance aveugle et
dévouement à  toute épreuve ; d'ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez
toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus incrédules que vous.
     -- Je puis leur envoyer à chacun un congé de quinze jours, voilà tout :
à Athos, que sa  blessure  fait toujours souffrir,  pour  aller  aux eaux de
Forges ! à Porthos et à Aramis, pour suivre leur ami,  qu'ils ne veulent pas
abandonner dans une si douloureuse position. L'envoi de leur  congé  sera la
preuve que j'autorise leur voyage.
     -- Merci, Monsieur, et vous êtes cent fois bon.
     -- Allez donc les trouver à l'instant même, et que tout s'exécute cette
nuit. Ah ! et d'abord écrivez-moi votre requête à M. des Essarts. Peut- être
aviez-vous un espion  à vos trousses, et votre visite,  qui dans  ce cas est
déjà connue du cardinal, sera légitimée ainsi. "
     D'Artagnan formula cette demande,  et M. de Tréville, en la recevant de
ses  mains,  assura qu'avant deux heures du matin les quatre congés seraient
au domicile respectif des voyageurs.
     " Ayez  la  bonté  d'envoyer le  mien  chez  Athos, dit  d'Artagnan. Je
craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque mauvaise rencontre.
     -- Soyez tranquille. Adieu et  bon  voyage  ! A  propos ! "  dit M.  de
Tréville en le rappelant.
     D'Artagnan revint sur ses pas.
     " Avez-vous de l'argent ? "
     D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche.
     " Assez ? demanda M. de Tréville.
     -- Trois cents pistoles.
     -- C'est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. "
     D'Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit la main ; d'Artagnan la
lui serra avec un respect mêlé de reconnaissance. Depuis qu'il  était arrivé
à Paris,  il n'avait eu qu'à se louer de  cet excellent  homme, qu'il  avait
toujours trouvé digne, loyal et grand.
     Sa première visite fut pour Aramis ; il n'était pas revenu chez son ami
depuis la fameuse  soirée où  il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a  plus : à
peine  avait-il vu  le jeune  mousquetaire, et à chaque  fois qu'il  l'avait
revu,  il  avait  cru  remarquer une  profonde  tristesse empreinte sur  son
visage.
     Ce soir encore, Aramis veillait  sombre et  rêveur ; d'Artagnan lui fit
quelques questions sur cette mélancolie  profonde ;  Aramis s'excusa  sur un
commentaire  du dix-huitième chapitre de saint  Augustin qu'il  était  forcé
d'écrire en latin pour la semaine suivante, et qui le préoccupait beaucoup.
     Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de
M. de Tréville entra porteur d'un paquet cacheté.
     " Qu'est-ce là ? demanda Aramis.
     -- Le congé que Monsieur a demandé, répondit le laquais.
     -- Moi, je n'ai pas demandé de congé.
     --  Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami,  voici une
demi-pistole pour votre peine ; vous direz à M. de Tréville que M. Aramis le
remercie bien sincèrement. Allez. "
     Le laquais salua jusqu'à terre et sortit.
     " Que signifie cela ? demanda Aramis.
     -- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez-
moi.
     -- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir... "
     Aramis s'arrêta.
     " Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas ? continua d'Artagnan.
     -- Qui ? reprit Aramis.
     -- La femme qui était ici, la femme au mouchoir brodé.
     -- Qui  vous a  dit qu'il  y  avait une femme ici ? répliqua  Aramis en
devenant pâle comme la mort.
     -- Je l'ai vue.
     -- Et vous savez qui elle est ?
     -- Je crois m'en douter, du moins.
     --  Ecoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant  de choses, savez-vous
ce qu'est devenue cette femme ?
     -- Je présume qu'elle est retournée à Tours.
     -- A Tours ? oui, c'est bien cela ;  vous la connaissez.  Mais  comment
est-elle retournée à Tours sans me rien dire ?
     -- Parce qu'elle a craint d'être arrêtée.
     -- Comment ne m'a-t-elle pas écrit ?
     -- Parce qu'elle craint de vous compromettre.
     -- D'Artagnan, vous me rendez  la vie ! s'écria  Aramis. Je  me croyais
méprisé,  trahi.  J'étais  si  heureux de la revoir  ! Je ne  pouvais croire
qu'elle  risquât  sa  liberté  pour  moi,  et  cependant  pour quelle  cause
serait-elle revenue à Paris ?
     -- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre.
     -- Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.
     -- Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j'imiterai la
retenue de la nièce du docteur. "
     Aramis sourit, car il se rappelait le  conte qu'il  avait fait  certain
soir à ses amis.
     " Eh bien, donc, puisqu'elle a  quitté  Paris et que vous  en êtes sûr,
d'Artagnan,  rien ne m'y arrête plus,  et je suis  prêt à vous  suivre. Vous
dites que nous allons ?...
     -- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je  vous invite
même à  vous hâter, car  nous avons déjà  perdu beaucoup de temps. A propos,
prévenez Bazin.
     -- Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.
     -- Peut-être. En  tout cas, il est bon qu'il nous  suive pour le moment
chez Athos. "
     Aramis appela  Bazin,  et après lui avoir ordonné de le  venir  joindre
chez Athos :
     " Partons donc " , dit-il en prenant son manteau, son épée et ses trois
pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour  voir s'il
n'y trouverait pas quelque pistole égarée. Puis, quand il se fut bien assuré
que cette recherche était superflue,  il  suivit d'Artagnan en  se demandant
comment il se faisait que  le jeune  cadet aux gardes sût aussi bien que lui
quelle était la femme à laquelle  il avait donné l'hospitalité, et sût mieux
que lui ce qu'elle était devenue.
     Seulement, en  sortant, Aramis posa sa main sur  le bras de d'Artagnan,
et le regardant fixement :
     " Vous n'avez parlé de cette femme à personne ? dit-il.
     -- A personne au monde.
     -- Pas même à Athos et à Porthos ?
     -- Je ne leur en ai pas soufflé le moindre mot.
     -- A la bonne heure. "
     Et, tranquille sur ce point  important, Aramis continua son chemin avec
d'Artagnan, et tous deux arrivèrent bien tôt chez Athos.
     Ils le trouvèrent tenant  son congé  d'une  main et la lettre de  M. de
Tréville de l'autre.
     " Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient  ce congé  et cette  lettre
que je viens de recevoir ? " dit Athos étonné.
     " Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l'exige absolument,
que vous vous reposiez quinze jours.
     Allez  donc  prendre les  eaux  de  Forges  ou telles  autres  qui vous
conviendront, et rétablissez-vous promptement.
     Votre affectionné
     Tréville "
     " Eh bien, ce  congé et cette  lettre signifient qu'il faut  me suivre,
Athos.
     -- Aux eaux de Forges ?
     -- Là ou ailleurs.
     -- Pour le service du roi ?
     --  Du roi ou de la  reine :  ne  sommes-nous  pas  serviteurs de Leurs
Majestés ? "
     En ce moment, Porthos entra.
     "  Pardieu, dit-il,  voici une chose  étrange : depuis quand, dans  les
mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés sans qu'ils les demandent ?
     --  Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des  amis qui les demandent pour
eux.
     -- Ah ! ah ! dit Porthos, il paraît qu'il y a du nouveau ici ?
     -- Oui, nous partons, dit Aramis.
     -- Pour quel pays ? demanda Porthos.
     --  Ma  foi,  je  n'en  sais  trop  rien,  dit  Athos  ; demande cela à
d'Artagnan.
     -- Pour Londres, Messieurs, dit d'Artagnan.
     -- Pour Londres ! s'écria Porthos ; et qu'allons-nous faire à Londres ?
     -- Voilà ce que je ne puis vous dire, Messieurs, et il faut vous fier à
moi.
     -- Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il  faut  de l'argent, et
je n'en ai pas.
     -- Ni moi, dit Aramis.
     -- Ni moi, dit Athos.
     -- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trésor de sa poche  et
en  le  posant  sur la  table.  Il y a  dans  ce sac trois cents pistoles  ;
prenons-en chacun  soixante-quinze ; c'est autant qu'il en faut pour aller à
Londres  et  pour  en  revenir.  D'ailleurs,  soyez  tranquilles,  nous  n'y
arriverons pas tous, à Londres.
     -- Et pourquoi cela ?
     --  Parce que,  selon  toute  probabilité, il  y  en  aura quelques-uns
d'entre nous qui resteront en route.
     -- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?
     -- Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
     -- Ah çà, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer,  dit Porthos,
je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?
     -- Tu en seras bien plus avancé ! dit Athos.
     -- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos.
     -- Le  roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous
dit tout bonnement : " Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres
;  allez vous  battre  " ,  et vous  y  allez. Pourquoi  ?  vous ne  vous en
inquiétez même pas.
     -- D'Artagnan  a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui viennent
de  M.  de Tréville, et voilà  trois cents  pistoles qui viennent je ne sais
d'où. Allons nous faire  tuer où l'on nous dit d'aller. La vie vaut-elle  la
peine de faire autant de questions ? D'Artagnan, je suis prêt à te suivre.
     -- Et moi aussi, dit Porthos.
     --  Et moi  aussi, dit  Aramis. Aussi bien, je  ne  suis  pas  fâché de
quitter Paris. J'ai besoin de distractions.
     --  Eh  bien,  vous  en  aurez,  des  distractions,   Messieurs,  soyez
tranquilles, dit d'Artagnan.
     -- Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.
     --  Tout de  suite,  répondit  d'Artagnan, il  n'y a pas  une minute  à
perdre.
     --  Holà !  Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin  ! crièrent les quatre
jeunes gens  appelant  leurs laquais,  graissez nos  bottes et  ramenez  les
chevaux de l'hôtel. "
     En  effet,  chaque mousquetaire laissait à l'hôtel général comme  à une
caserne son cheval et celui de son laquais.
     Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hâte.
     "  Maintenant, dressons le plan  de  campagne,  dit Porthos. Où allons-
nous d'abord ?
     -- A  Calais,  dit d'Artagnan ; c'est la  ligne  la  plus  directe pour
arriver à Londres.
     -- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.
     -- Parle.
     -- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d'Artagnan nous
donnera à chacun ses instructions, je  partirai  en  avant  par  la route de
Boulogne pour éclairer le chemin ; Athos partira deux heures après par celle
d'Amiens ; Aramis nous  suivra par celle de Noyon ; quant  à  d'Artagnan, il
partira par celle  qu'il voudra,  avec les  habits de Planchet,  tandis  que
Planchet nous suivra en d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes.
     -- Messieurs, dit Athos, mon  avis  est qu'il ne convient pas de mettre
en rien des laquais dans  une pareille affaire : un  secret peut  par hasard
être trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des
laquais.
     -- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en ce que
j'ignore moi-même quelles instructions  je puis vous donner. Je suis porteur
d'une lettre, voilà tout. Je n'ai pas et ne puis faire trois copies de cette
lettre,  puisqu'elle  est  scellée ;  il faut donc, à  mon  avis, voyager de
compagnie. Cette lettre est  là, dans cette poche. Et  il montra la poche où
était la lettre. Si je suis tué, l'un de vous la prendra et vous continuerez
la route ;  s'il est tué, ce sera le tour  d'un  autre, et ainsi de suite  ;
pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut.
     -- Bravo, d'Artagnan !  ton avis est le mien, dit  Athos. Il faut  être
conséquent, d'ailleurs : je vais prendre les eaux, vous m'accompagnerez ; au
lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer ; je suis libre. On
veut nous arrêter, je montre  la lettre de M. de  Tréville, et  vous montrez
vos congés ; on nous attaque,  nous  nous défendons ;  on  nous  juge,  nous
soutenons  mordicus que nous n'avions  d'autre intention que de nous tremper
un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop  bon marché de quatre
hommes  isolés,  tandis  que  quatre  hommes réunis font  une  troupe.  Nous
armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons ; si l'on  envoie
une armée contre nous, nous  livrerons bataille, et  le survivant, comme l'a
dit d'Artagnan, portera la lettre.
     -- Bien  dit, s'écria Aramis  ;  tu ne  parles pas souvent, Athos, mais
quand  tu  parles,  c'est  comme  saint  Jean Bouche d'or. J'adopte le  plan
d'Athos. Et toi, Porthos ?
     -- Moi  aussi,  dit Porthos, s'il  convient à  d'Artagnan.  D'Artagnan,
porteur de  la  lettre, est  naturellement le chef  de l'entreprise  ; qu'il
décide, et nous exécuterons.
     --  Eh  bien, dit  d'Artagnan, je  décide  que nous adoptions  le  plan
d'Athos et que nous partions dans une demi-heure.
     -- Adopté ! " reprirent en choeur les trois mousquetaires.
     Et  chacun,  allongeant  la  main  vers  le sac,  prit  soixante-quinze
pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l'heure convenue.







     A  deux heures du matin, nos quatre  aventuriers sortirent de Paris par
la barrière Saint-Denis ; tant  qu'il fit nuit, ils restèrent muets ; malgré
eux, ils  subissaient l'influence de  l'obscurité et voyaient  des  embûches
partout.
     Aux premiers  rayons du  jour, leurs  langues  se  délièrent ;  avec le
soleil,  la gaieté revint : c'était comme à  la veille d'un combat, le coeur
battait, les  yeux riaient ; on sentait que  la vie  qu'on allait  peut-être
quitter était, au bout du compte, une bonne chose.
     L'aspect  de  la caravane, au  reste, était  des plus formidables : les
chevaux  noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude  de
l'escadron qui  fait  marcher régulièrement ces nobles compagnons du soldat,
eussent trahi le plus strict incognito.
     Les valets suivaient, armés jusqu'aux dents.
     Tout alla bien jusqu'à Chantilly, où l'on arriva  vers  les huit heures
du  matin.  Il  fallait  déjeuner.  On  descendit  devant  une  auberge  que
recommandait une enseigne représentant Saint Martin donnant la moitié de son
manteau à  un  pauvre  . On enjoignit  aux laquais de ne pas  desseller  les
chevaux et de se tenir prêts à repartir immédiatement.
     On entra dans la salle commune, et l'on se mit à table. Un gentilhomme,
qui  venait  d'arriver par la route de  Dammartin, était assis à  cette même
table et déjeunait. Il entama la conversation sur  la pluie et le beau temps
;  les voyageurs répondirent  : il  but  à  leur santé  ; les voyageurs  lui
rendirent sa politesse.
     Mais  au moment où Mousqueton  venait annoncer que  les chevaux étaient
prêts et où l'on se levait de table, l'étranger proposa à  Porthos la  santé
du cardinal. Porthos répondit qu'il ne demandait pas mieux,  si l'étranger à
son tour  voulait  boire  à la  santé du roi.  L'étranger  s'écria  qu'il ne
connaissait  d'autre  roi  que  Son  Eminence.  Porthos  l'appela  ivrogne ;
l'étranger tira son épée.
     "  Vous  avez fait une sottise, dit Athos ; n'importe,  il n'y a plus à
reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que
vous pourrez. "
     Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute bride, tandis
que Porthos  promettait à son  adversaire de  le  perforer de tous les coups
connus dans l'escrime.
     " Et d'un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.
     -- Mais pourquoi cet homme  s'est-il attaqué à Porthos plutôt qu'à tout
autre ? demanda Aramis.
     -- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l'a pris pour
le chef, dit d'Artagnan.
     -- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de sagesse
" , murmura Athos.
     Et les voyageurs continuèrent leur route.
     A  Beauvais,  on  s'arrêta  deux heures,  tant  pour faire souffler les
chevaux  que pour attendre Porthos. Au bout de  deux  heures, comme  Porthos
n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.
     A une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trouvait resserré
entre  deux talus, on rencontra huit  ou dix hommes qui, profitant de ce que
la  route était  dépavée en  cet endroit,  avaient l'air d'y travailler en y
creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses.
     Aramis, craignant de salir  ses bottes dans ce mortier  artificiel, les
apostropha  durement.  Athos  voulut  le retenir,  il était  trop  tard. Les
ouvriers  se  mirent à railler  les  voyageurs, et  firent perdre  par  leur
insolence  la tête  même au froid Athos  qui poussa  son cheval  contre l'un
d'eux.
     Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossé et  y prit un mousquet
caché ; il en résulta que nos sept voyageurs furent littéralement passés par
les armes. Aramis reçut une balle qui lui  traversa  l'épaule, et Mousqueton
une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas
des  reins.  Cependant Mousqueton seul tomba de  cheval, non  pas  qu'il fût
grièvement blessé, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il
crut être plus dangereusement blessé qu'il ne l'était.
     " C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brûlons pas une amorce, et en
route. "
     Aramis,  tout blessé qu'il était, saisit la crinière de son cheval, qui
l'emporta  avec  les autres.  Celui  de Mousqueton  les avait  rejoints,  et
galopait tout seul à son rang.
     " Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
     -- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan  ; le mien a été emporté
par une balle. C'est bien heureux, ma foi,  que la lettre que je porte n'ait
pas été dedans.
     -- Ah  çà, mais  ils vont  tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit
Aramis.
     -- Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant,
dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne se sera dégrisé. "
     Et l'on galopa  encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent
si fatigués,  qu'il  était  à  craindre  qu'ils  ne  refusassent  bientôt le
service.
     Les  voyageurs avaient pris la traverse,  espérant de  cette façon être
moins inquiétés, mais,  à Crève-coeur, Aramis déclara qu'il ne pouvait aller
plus loin. En effet,  il avait fallu tout le courage qu'il  cachait  sous sa
forme élégante  et  sous ses façons  polies pour  arriver jusque-là. A  tout
moment il pâlissait, et l'on était obligé de le soutenir sur son cheval ; on
le descendit  à la porte  d'un cabaret, on lui  laissa  Bazin qui, au reste,
dans une  escarmouche,  était plus embarrassant  qu'utile, et  l'on repartit
dans l'espérance d'aller coucher à Amiens.
     " Morbleu !  dit  Athos, quand ils se retrouvèrent en route,  réduits à
deux maîtres et à Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe,
et je vous réponds qu'ils ne  me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l'épée
d'ici à Calais. J'en jure...
     -- Ne jurons pas, dit d'Artagnan,  galopons, si toutefois nos chevaux y
consentent. "
     Et les  voyageurs  enfoncèrent  leurs éperons  dans le ventre  de leurs
chevaux, qui, vigoureusement  stimulés, retrouvèrent des forces. On arriva à
Amiens à minuit, et l'on descendit à l'auberge du Lis d'Or .
     L'hôtelier avait l'air du plus  honnête homme de la terre, il reçut les
voyageurs son  bougeoir  d'une main et son bonnet de coton  de l'autre ;  il
voulut  loger  les   deux  voyageurs  chacun  dans  une  charmante  chambre,
malheureusement  chacune de ces  chambres était à  l'extrémité  de  l'hôtel.
D'Artagnan  et  Athos  refusèrent  ;  l'hôte  répondit  qu'il  n'y  en avait
cependant  pas d'autres  dignes  de  Leurs Excellences  ; mais les voyageurs
déclarèrent  qu'ils coucheraient dans  la  chambre  commune,  chacun sur  un
matelas qu'on leur jetterait  à terre. L'hôte insista, les voyageurs tinrent
bon ; il fallut faire ce qu'ils voulurent.
     Ils venaient  de  disposer  leur lit  et  de  barricader leur  porte en
dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils demandèrent qui était là,
reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.
     En effet, c'étaient Planchet et Grimaud.
     "  Grimaud  suffira  pour  garder  les chevaux, dit Planchet  ; si  ces
Messieurs  veulent,  je coucherai  en  travers de  leur  porte  ;  de  cette
façon-là, ils seront sûrs qu'on n'arrivera pas jusqu'à eux.
     --  Et sur  quoi coucheras-tu  ? dit  d'Artagnan.-- Voici mon lit  "  ,
répondit Planchet.
     Et il montra une botte de paille.
     " Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison  : la figure de l'hôte ne me
convient pas, elle est trop gracieuse.
     -- Ni à moi non plus " , dit Athos.
     Planchet monta  par  la  fenêtre,  s'installa  en travers de  la porte,
tandis  que  Grimaud  allait s'enfermer dans l'écurie,  répondant qu'à  cinq
heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prêts.
     La nuit  fut assez tranquille, on essaya  bien vers les  deux heures du
matin  d'ouvrir  la porte ;, mais comme Planchet  se  réveilla en sursaut et
cria : -- Qui va là ? -- on répondit qu'on se trompait, et on s'éloigna.
     A quatre heures du matin, on entendit un  grand bruit dans les écuries.
Grimaud avait voulu réveiller les  garçons d'écurie, et les garçons d'écurie
le  battaient. Quand  on ouvrit  la  fenêtre, on vit  le pauvre garçon  sans
connaissance, la tête fendue d'un coup de manche à fourche.
     Planchet  descendit dans la cour et  voulut  seller  les chevaux  ; les
chevaux étaient fourbus.  Celui  de Mousqueton seul,  qui avait voyagé  sans
maître pendant cinq  ou six heures la veille, aurait pu continuer la route ;
mais, par une erreur  inconcevable, le chirurgien  vétérinaire  qu'on  avait
envoyé chercher, à ce qu'il paraît, pour  saigner le cheval de l'hôte, avait
saigné celui de Mousqueton.
     Cela commençait à devenir  inquiétant : tous  ces accidents  successifs
étaient peut-être le résultat du  hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien
être  le  fruit  d'un  complot.  Athos  et d'Artagnan sortirent, tandis  que
Planchet allait s'informer s'il n'y  avait pas trois  chevaux  à vendre dans
les  environs.  A la  porte  étaient deux  chevaux tout  équipés,  frais  et
vigoureux. Cela faisait bien l'affaire. Il demanda où étaient les  maîtres ;
on lui dit que les maîtres avaient passé la nuit dans l'auberge et réglaient
leur compte à cette heure avec le maître.
     Athos  descendit  pour  payer la  dépense,  tandis  que  d'Artagnan  et
Planchet se tenaient  sur la porte  de la rue ;  l'hôtelier était  dans  une
chambre basse et reculée, on pria Athos d'y passer.
     Athos entra sans  défiance et  tira  deux pistoles pour  payer : l'hôte
était seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs était entrouvert.
Il prit l'argent que  lui présenta Athos, le tourna et le retourna dans  ses
mains, et tout à coup, s'écriant que la pièce était fausse, il déclara qu'il
allait le faire arrêter, lui et son compagnon, comme faux-monnayeurs.
     "  Drôle !  dit Athos,  en  marchant  sur  lui,  je vais te couper  les
oreilles ! "
     Au même moment, quatre hommes armés jusqu'aux dents entrèrent  par  les
portes latérales et se jetèrent sur Athos.
     "  Je suis pris, cria  Athos de toutes  les forces de ses poumons ;  au
large, d'Artagnan ! pique, pique ! " et il lâcha deux coups de pistolet.
     D'Artagnan et Planchet  ne se  le  firent pas répéter à deux fois,  ils
détachèrent les deux chevaux qui attendaient à  la  porte, sautèrent dessus,
leur enfoncèrent leurs éperons dans le ventre et partirent au triple galop.
     "  Sais-tu ce  qu'est  devenu Athos ? demanda d'Artagnan  à Planchet en
courant.
     -- Ah !  Monsieur,  dit Planchet, j'en  ai vu tomber  deux à  ses  deux
coups, et  il m'a  semblé, à travers la porte vitrée, qu'il ferraillait avec
les autres.
     --  Brave  Athos !  murmura d'Artagnan. Et quand  on pense  qu'il  faut
l'abandonner ! Au reste,  autant nous attend peut-être à deux pas d'ici.  En
avant, Planchet, en avant ! tu es un brave homme.
     --  Je  vous l'ai dit, Monsieur, répondit Planchet, les Picards,  ça se
reconnaît à l'user ; d'ailleurs je suis ici dans mon pays, ça m'excite. "
     Et  tous  deux, piquant  de  plus belle, arrivèrent à  Saint-Omer d'une
seule traite. A Saint-Omer, ils firent souffler les chevaux la bride  passée
à leurs bras, de peur d'accident, et mangèrent un morceau sur le  pouce tout
debout dans la rue ; après quoi ils repartirent.
     A cent pas des portes de Calais,  le cheval de d'Artagnan s'abattit, et
il n'y eut pas moyen de le faire se relever : le sang lui sortait par le nez
et par les yeux ;  restait celui de Planchet,  mais celui-là s'était arrêté,
et il n'y eut plus moyen de le faire repartir.
     Heureusement, comme nous  l'avons  dit,  ils étaient  à cent pas  de la
ville ; ils laissèrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au
port.  Planchet fit remarquer à son maître un gentilhomme  qui arrivait avec
son valet et qui ne les précédait que d'une cinquantaine de pas.
     Ils  s'approchèrent  vivement  de ce  gentilhomme,  qui paraissait fort
affairé. Il avait ses  bottes couvertes de poussière, et s'informait s'il ne
pourrait point passer à l'instant même en Angleterre.
     " Rien ne  serait plus facile, répondit le patron d'un bâtiment prêt  à
mettre à la voile ; mais, ce matin, est arrivé l'ordre de ne laisser  partir
personne sans une permission expresse de M. le cardinal.
     -- J'ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier de  sa
poche ; la voici.
     --  Faites-la viser  par  le  gouverneur du port,  dit  le  patron,  et
donnez-moi la préférence.
     -- Où trouverai-je le gouverneur ?
     -- A sa campagne.
     -- Et cette campagne est située ?
     --  A un  quart de lieue de la ville  ; tenez, vous  la voyez d'ici, au
pied de cette petite éminence, ce toit en ardoises.
     -- Très bien ! " dit le gentilhomme.
     Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du
gouverneur.
     D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme  à  cinq  cents  pas de
distance.
     Une  fois hors de  la  ville,  d'Artagnan pressa le pas et rejoignit le
gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
     " Monsieur, lui dit d'Artagnan, vous me paraissez fort pressé ?
     -- On ne peut plus pressé, Monsieur.
     -- J'en suis désespéré,  dit d'Artagnan, car, comme je suis très pressé
aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.
     -- Lequel ?
     -- De me laisser passer le premier.
     --  Impossible,  dit  le  gentilhomme,  j'ai  fait soixante  lieues  en
quarante- quatre heures, et il faut que demain à midi je sois à Londres.
     -- J'ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut que demain à
dix heures du matin je sois à Londres.
     --  Désespéré, Monsieur ;  mais  je  suis arrivé  le  premier et je  ne
passerai pas le second.
     -- Désespéré, Monsieur ; mais je suis arrivé le second,  et je passerai
le premier.
     -- Service du roi ! dit le gentilhomme.
     -- Service de moi ! dit d'Artagnan.
     --  Mais  c'est  une  mauvaise querelle que vous me  cherchez là, ce me
semble.
     -- Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?
     -- Que désirez-vous ?
     -- Vous voulez le savoir ?
     -- Certainement.
     -- Eh bien, je veux l'ordre dont vous êtes porteur, attendu que je n'en
ai pas, moi, et qu'il m'en faut un.
     -- Vous plaisantez, je présume.
     -- Je ne plaisante jamais.
     -- Laissez-moi passer !
     -- Vous ne passerez pas.
     -- Mon  brave jeune homme, je  vais vous casser la tête. Holà,  Lubin !
mes pistolets.
     --  Planchet,  dit  d'Artagnan,  charge-toi  du  valet, je me charge du
maître. "
     Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme  il
était fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le
genou sur la poitrine.
     " Faites votre affaire, Monsieur,  dit Planchet  ; moi,  j'ai  fait  la
mienne. "
     Voyant cela, le  gentilhomme tira  son épée et fondit sur d'Artagnan  ;
mais il avait affaire à forte partie.
     En trois secondes d'Artagnan lui fournit trois coups d'épée en disant à
chaque coup :
     " Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. "
     Au troisième coup, le gentilhomme tomba comme une masse.
     D'Artagnan  le crut mort, ou tout au moins  évanoui, et s'approcha pour
lui  prendre l'ordre ;  mais au moment  où il étendait  le  bras  afin de le
fouiller, le blessé qui  n'avait pas  lâché son épée, lui porta  un coup  de
pointe dans la poitrine en disant :
     " Un pour vous.
     -- Et un pour moi ! au dernier les bons ! " s'écria d'Artagnan furieux,
en le clouant par terre d'un quatrième coup d'épée dans le ventre.
     Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s'évanouit.
     D'Artagnan fouilla dans la  poche où il l'avait vu  remettre l'ordre de
passage, et le prit. Il était au nom du comte de Wardes.
     Puis, jetant un dernier  coup d'oeil sur le beau jeune homme, qui avait
vingt-cinq ans  à peine et qu'il laissait là,  gisant, privé de sentiment et
peut-être mort, il poussa un soupir sur cette étrange destinée qui porte les
hommes à se détruire les uns les autres pour  les intérêts de gens  qui leur
sont étrangers et qui souvent ne savent pas même qu'ils existent.
     Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par Lubin, qui poussait  des
hurlements et criait de toutes ses forces au secours.
     Planchet lui appliqua  la  main  sur la  gorge et serra de  toutes  ses
forces.
     " Monsieur,  dit-il, tant que  je  le tiendrai ainsi, il ne criera pas,
j'en suis bien sûr ;  mais aussitôt que je le lâcherai, il  va se remettre à
crier. Je le reconnais pour un Normand, et les Normands sont entêtés. "
     En effet, tout comprimé qu'il était, Lubin essayait encore de filer des
sons.
     " Attends ! " dit d'Artagnan.
     Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.
     " Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre. "
     La chose  fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes près
de son domestique ; et comme la nuit commençait à tomber  et que le garrotté
et le blessé étaient tous deux à quelques pas dans le bois, il était évident
qu'ils devaient rester jusqu'au lendemain.
     " Et maintenant, dit d'Artagnan, chez le gouverneur !
     -- Mais vous êtes blessé, ce me semble ? dit Planchet.
     -- Ce n'est  rien, occupons-nous du plus pressé ; puis nous reviendrons
à ma blessure, qui, au reste, ne me paraît pas très dangereuse. "
     Et tous deux s'acheminèrent  à grands pas  vers  la  campagne  du digne
fonctionnaire.
     On annonça M. le comte de Wardes.
     D'Artagnan fut introduit.
     " Vous avez un ordre signé du cardinal ? dit le gouverneur.
     -- Oui, Monsieur, répondit d'Artagnan, le voici.
     -- Ah ! ah ! il est en règle et bien recommandé, dit le gouverneur.
     -- C'est tout simple, répondit d'Artagnan, je suis de ses plus fidèles.
     -- Il paraît que Son Eminence  veut empêcher quelqu'un  de  parvenir en
Angleterre.
     -- Oui, un certain d'Artagnan, un gentilhomme béarnais qui est parti de
Paris avec trois de ses amis dans l'intention de gagner Londres.
     -- Le connaissez-vous personnellement ? demanda le gouverneur.
     -- Qui cela ?
     -- Ce d'Artagnan ?
     -- A merveille.
     -- Donnez-moi son signalement alors.
     -- Rien de plus facile. "
     Et d'Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.
     " Est-il accompagné ? demanda le gouverneur.
     -- Oui, d'un valet nommé Lubin.
     -- On veillera sur  eux, et si on leur met la main dessus, Son Eminence
peut être tranquille, ils seront reconduits à Paris sous bonne escorte.
     -- Et ce  faisant, Monsieur  le gouverneur, dit  d'Artagnan, vous aurez
bien mérité du cardinal.
     -- Vous le reverrez à votre retour, Monsieur le comte ?
     -- Sans aucun doute.
     -- Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
     -- Je n'y manquerai pas. "
     Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa  le  laissez-passer et
le remit à d'Artagnan.
     D'Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le
gouverneur, le remercia et partit.
     Une  fois dehors,  lui et  Planchet prirent leur course, et faisant  un
long détour, ils évitèrent le bois et rentrèrent par une autre porte.
     Le  bâtiment était toujours prêt à  partir, le patron attendait  sur le
port.
     " Eh bien ? dit-il en apercevant d'Artagnan.
     -- Voici ma passe visée, dit celui-ci.
     -- Et cet autre gentilhomme ?
     --  Il   ne   partira  pas  aujourd'hui,  dit  d'Artagnan,  mais  soyez
tranquille, je paierai le passage pour nous deux.
     -- En ce cas, partons, dit le patron.
     -- Partons ! " répéta d'Artagnan.
     Et il  sauta  avec  Planchet  dans le  canot ;  cinq minutes après, ils
étaient à bord.
     Il était  temps : à une  demi-lieue en  mer, d'Artagnan vit briller une
lumière et entendit une détonation.
     C'était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.
     Il  était  temps de s'occuper de  sa  blessure  ;  heureusement,  comme
l'avait  pensé d'Artagnan, elle n'était pas des plus dangereuses : la pointe
de l'épée  avait  rencontré une côte et avait glissé  le long  de  l'os ; de
plus, la chemise s'était collée  aussitôt à la plaie, et à peine  avait-elle
répandu quelques gouttes de sang.
     D'Artagnan était brisé de  fatigue :  on lui étendit un  matelas sur le
pont, il se jeta dessus et s'endormit.
     Le lendemain, au  point du jour, il se trouva  à trois ou quatre lieues
seulement des côtes  d'Angleterre ; la brise avait été faible toute la nuit,
et l'on avait peu marché.
     A dix heures, le bâtiment jetait l'ancre dans le port de Douvres.
     A  dix  heures  et  demie,  d'Artagnan  mettait  le  pied sur  la terre
d'Angleterre, en s'écriant :
     " Enfin, m'y voilà ! "
     Mais ce n'était pas tout : il fallait gagner Londres. En Angleterre, la
poste  était assez  bien servie. D'Artagnan  et  Planchet  prirent chacun un
bidet, un postillon courut devant eux ; en quatre heures ils  arrivèrent aux
portes de la capitale.
     D'Artagnan ne connaissait pas  Londres, d'Artagnan ne savait pas un mot
d'anglais ; mais  il écrivit le nom de Buckingham sur un  papier, et  chacun
lui indiqua l'hôtel du duc.
     Le duc était à la chasse à Windsor, avec le roi.
     D'Artagnan demanda  le  valet  de  chambre de  confiance  du  duc, qui,
l'ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait parfaitement français ; il
lui  dit  qu'il arrivait de Paris pour affaire  de vie et de  mort, et qu'il
fallait qu'il parlât à son maître à l'instant même.
     La  confiance avec laquelle parlait  d'Artagnan convainquit  Patrice  ;
c'était le nom de ce ministre du  ministre. Il fit seller deux chevaux et se
chargea de conduire le jeune garde. Quant à Planchet, on l'avait descendu de
sa monture,  raide comme  un jonc  :  le pauvre garçon était  au bout de ses
forces ; d'Artagnan semblait de fer.
     On  arriva  au  château ; là on se renseigna  :  le roi  et  Buckingham
chassaient à l'oiseau dans des marais situés à deux ou trois lieues de là.
     En vingt minutes on fut au  lieu indiqué.  Bientôt Patrice  entendit la
voix de son maître, qui appelait son faucon.
     " Qui faut-il que j'annonce à Milord duc ? demanda Patrice.
     -- Le jeune homme qui, un soir, lui a cherché une querelle sur le Pont-
Neuf, en face de la Samaritaine.
     -- Singulière recommandation !
     -- Vous verrez qu'elle en vaut bien une autre. "
     Patrice mit son cheval  au galop, atteignit le duc et  lui annonça dans
les termes que nous avons dits qu'un messager l'attendait.
     Buckingham reconnut  d'Artagnan  à  l'instant  même, et se  doutant que
quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle,
il ne prit que le temps de demander où était celui qui la lui apportait ; et
ayant reconnu de loin l'uniforme des gardes,  il mit son  cheval au galop et
vint droit à d'Artagnan. Patrice, par discrétion, se tint à l'écart.
     "  Il  n'est  point arrivé malheur  à la  reine ?  s'écria  Buckingham,
répandant toute sa pensée et tout son amour dans cette interrogation.
     --  Je ne crois  pas ; cependant  je crois  qu'elle court quelque grand
péril dont Votre Grâce seule peut la tirer.
     -- Moi ? s'écria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez heureux pour lui
être bon à quelque chose ! Parlez ! parlez !
     -- Prenez cette lettre, dit d'Artagnan.
     -- Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?
     -- De Sa Majesté, à ce que je pense.
     -- De  Sa Majesté ! "  dit Buckingham, pâlissant si fort que d'Artagnan
crut qu'il allait se trouver mal.
     Et il brisa le cachet.
     "  Quelle est  cette  déchirure ?  dit-il en montrant à  d'Artagnan  un
endroit où elle était percée à jour.
     -- Ah ! ah ! dit d'Artagnan,  je n'avais pas vu cela  ; c'est l'épée du
comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.
     -- Vous êtes blessé ? demanda Buckingham en rompant le cachet.
     -- Oh ! rien ! dit d'Artagnan, une égratignure.
     -- Juste Ciel  ! qu'ai-je lu ! s'écria le duc.  Patrice, reste ici,  ou
plutôt  rejoins le roi partout où il  sera,  et dis à Sa Majesté que  je  la
supplie bien humblement de m'excuser, mais  qu'une affaire de la  plus haute
importance me rappelle à Londres. Venez, Monsieur, venez. "
     Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.







     Tout  le  long  de  la  route,  le  duc  se  fit mettre au courant  par
d'Artagnan non pas de  tout  ce qui s'était passé, mais de ce que d'Artagnan
savait. En rapprochant ce qu'il  avait entendu  sortir de la bouche du jeune
homme  de ses souvenirs à lui, il  put  donc se faire  une idée assez exacte
d'une position de la gravité  de laquelle, au reste, la lettre de la  reine,
si courte  et si peu explicite  qu'elle fût, lui  donnait la mesure. Mais ce
qui l'étonnait surtout, c'est que le cardinal,  intéressé comme il l'était à
ce que le jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre, ne fût point parvenu
à  l'arrêter  en  route.  Ce  fut alors,  et sur  la  manifestation  de  cet
étonnement, que  d'Artagnan lui raconta  les précautions prises, et comment,
grâce au dévouement de ses trois amis qu'il avait éparpillés  tout sanglants
sur la route, il était arrivé à en être quitte pour le coup d'épée qui avait
traversé  le billet de la reine, et  qu'il avait rendu à  M. de Wardes en si
terrible  monnaie.  Tout en  écoutant ce  récit, fait  avec  la plus  grande
simplicité,  le duc regardait de temps en  temps le  jeune  homme  d'un  air
étonné, comme s'il  n'eût pas pu comprendre que tant de prudence, de courage
et de dévouement  s'alliât avec  un visage qui n'indiquait  pas encore vingt
ans.
     Les chevaux allaient comme  le vent, et en quelques minutes  ils furent
aux portes de Londres. D'Artagnan avait cru qu'en arrivant dans la ville  le
duc allait ralentir  l'allure  du  sien,  mais  il n'en fut  pas ainsi  : il
continua sa route  à fond de train, s'inquiétant peu de  renverser ceux  qui
étaient  sur  son  chemin. En  effet,  en traversant la Cité, deux ou  trois
accidents de ce genre arrivèrent ; mais  Buckingham ne  détourna pas même la
tête  pour  regarder  ce  qu'étaient  devenus  ceux  qu'il  avait  culbutés.
D'Artagnan le  suivait au  milieu  de  cris  qui  ressemblaient  fort à  des
malédictions.
     En entrant  dans la  cour de l'hôtel, Buckingham  sauta  à bas  de  son
cheval, et, sans s'inquiéter  de ce qu'il deviendrait, il lui jeta  la bride
sur le cou et s'élança vers le perron. D'Artagnan en fit autant, avec un peu
plus  d'inquiétude,  cependant,  pour  ces nobles animaux dont il  avait  pu
apprécier le mérite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre
valets  s'étaient déjà  élancés des cuisines et des écuries, et s'emparaient
aussitôt de leurs montures.
     Le duc marchait  si rapidement, que d'Artagnan avait peine à le suivre.
Il  traversa  successivement  plusieurs salons d'une élégance dont les  plus
grands seigneurs  de  France n'avaient pas même l'idée, et il parvint  enfin
dans une chambre à  coucher qui  était  à  la  fois un miracle de goût et de
richesse.  Dans l'alcôve  de cette chambre  était  une porte, prise  dans la
tapisserie,  que  le duc ouvrit avec  une  petite  clef d'or  qu'il  portait
suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Par discrétion, d'Artagnan
était resté en arrière ; mais au  moment où Buckingham franchissait le seuil
de cette porte, il se retourna, et voyant l'hésitation du jeune homme :
     " Venez, lui dit-il,  et  si vous  avez  le bonheur d'être admis en  la
présence de Sa Majesté, dites-lui ce que vous avez vu. "
     Encouragé par  cette invitation, d'Artagnan suivit le duc, qui  referma
la porte derrière lui.
     Tous deux  se trouvèrent alors dans une  petite chapelle toute tapissée
de soie de Perse et brochée d'or,  ardemment éclairée par un grand nombre de
bougies. Au-dessus d'une espèce d'autel, et au-dessous  d'un dais de velours
bleu surmonté de plumes blanches et  rouges,  était  un portrait de grandeur
naturelle  représentant Anne  d'Autriche,  si parfaitement ressemblant,  que
d'Artagnan  poussa un cri  de  surprise  : on  eût cru que  la reine  allait
parler.
     Sur l'autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui renfermait
les ferrets de diamants.
     Le duc s'approcha de l'autel, s'agenouilla comme eût pu faire un prêtre
devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.
     "  Tenez, lui dit-il  en  tirant du coffre un  gros noeud de ruban bleu
tout  étincelant  de  diamants  ;  tenez, voici  ces  précieux ferrets  avec
lesquels  j'avais fait  le serment  d'être enterré.  La  reine me  les avait
donnés,  la  reine me  les reprend :  sa volonté, comme celle de Dieu,  soit
faite en toutes choses. "
     Puis il se mit  à baiser  les  uns après les autres ces ferrets dont il
fallait se séparer. Tout à coup, il poussa un cri terrible.
     "  Qu'y  a-t-il  ? demanda  d'Artagnan  avec  inquiétude,  et  que vous
arrive-t-il, Milord ?
     -- Il y a que tout est perdu, s'écria Buckingham en devenant pâle comme
un trépassé ; deux de ces ferrets manquent, il n'y en a plus que dix.
     -- Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu'on les lui ait volés ?
     -- On me les a volés, reprit le duc, et c'est le cardinal qui a fait le
coup. Tenez, voyez, les rubans qui  les  soutenaient ont été coupés avec des
ciseaux.
     -- Si Milord pouvait  se douter qui  a  commis  le  vol... Peut-être la
personne les a-t-elle encore entre les mains.
     -- Attendez, attendez ! s'écria le duc.  La seule fois que j'ai mis ces
ferrets, c'était au bal du roi, il y a huit jours, à Windsor. La comtesse de
Winter, avec laquelle j'étais brouillé, s'est rapprochée de moi à ce bal. Ce
raccommodement, c'était une  vengeance de femme  jalouse. Depuis ce jour, je
ne l'ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.
     -- Mais il en a donc dans le monde entier ! s'écria d'Artagnan.
     -- Oh  ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colère ; oui,
c'est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu ce bal ?
     -- Lundi prochain.
     --  Lundi prochain  ! cinq jours encore, c'est  plus de temps  qu'il ne
nous en faut. Patrice !  s'écria le duc en ouvrant la porte de la  chapelle,
Patrice ! "
     Son valet de chambre de confiance parut.
     " Mon joaillier et mon secrétaire ! "
     Le  valet  de chambre  sortit avec une  promptitude  et  un mutisme qui
prouvaient  l'habitude  qu'il  avait  contractée d'obéir aveuglément et sans
réplique.
     Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier, ce fut
le secrétaire qui parut  d'abord. C'était  tout simple, il habitait l'hôtel.
Il trouva Buckingham assis devant une  table dans  sa chambre à coucher,  et
écrivant quelques ordres de sa propre main.
     " Monsieur Jackson,  lui dit-il, vous allez  vous rendre de ce pas chez
le  lord-chancelier,  et lui dire que  je  le  charge de l'exécution  de ces
ordres. Je désire qu'ils soient promulgués à l'instant même.
     --  Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m'interroge sur les motifs
qui  ont  pu  porter  Votre  Grâce  à  une  mesure  si  extraordinaire,  que
répondrai-je ?
     -- Que tel a été mon bon plaisir, et  que je n'ai de  compte à rendre à
personne de ma volonté.
     -- Sera-ce  la réponse qu'il devra transmettre à  Sa Majesté, reprit en
souriant  le secrétaire, si  par  hasard Sa  Majesté  avait la  curiosité de
savoir  pourquoi  aucun  vaisseau ne peut  sortir des ports  de  la  Grande-
Bretagne ?
     --  Vous  avez raison, Monsieur, répondit Buckingham ; il  dirait en ce
cas au roi que j'ai décidé la guerre, et  que cette mesure  est  mon premier
acte d'hostilité contre la France. "
     Le secrétaire s'inclina et sortit.
     " Nous voilà tranquilles de ce côté, dit  Buckingham en  se  retournant
vers d'Artagnan. Si les ferrets ne sont  point déjà  partis pour  la France,
ils n'y arriveront qu'après vous.
     -- Comment cela ?
     -- Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui se trouvent
à cette  heure dans les  ports  de  Sa Majesté,  et, à moins  de  permission
particulière, pas un seul n'osera lever l'ancre. "
     D'Artagnan  regarda avec stupéfaction cet homme qui  mettait le pouvoir
illimité dont il était revêtu par  la confiance d'un roi  au service de  ses
amours. Buckingham vit,  à l'expression du visage du jeune homme,  ce qui se
passait dans sa pensée, et il sourit.
     "  Oui, dit-il,  oui, c'est qu'Anne d'Autriche est ma véritable reine ;
sur un mot d'elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais
mon  Dieu.  Elle  m'a demandé  de  ne point envoyer  aux protestants  de  La
Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l'ai fait. Je manquais à
ma parole,  mais qu'importe  ! j'obéissais à son désir  ; n'ai-je point  été
grandement payé de mon obéissance, dites  ? car c'est à cette obéissance que
je dois son portrait. "
     D'Artagnan  admira  à  quels  fils fragiles  et inconnus  sont  parfois
suspendues les destinées d'un peuple et la vie des hommes.
     Il en était au plus profond de ses réflexions, lorsque  l'orfèvre entra
: c'était un Irlandais  des plus habiles dans son  art,  et qui avouait lui-
même qu'il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
     " Monsieur O'Reilly, lui dit le duc en le conduisant  dans la chapelle,
voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu'ils valent la pièce. "
     L'orfèvre  jeta un  seul  coup d'oeil sur la  façon  élégante dont  ils
étaient montés, calcula  l'un dans l'autre  la valeur des diamants,  et sans
hésitation aucune :
     " Quinze cents pistoles la pièce, Milord, répondit-il.
     -- Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-là ?
Vous voyez qu'il en manque deux.
     -- Huit jours, Milord.
     --  Je  les  paierai trois  mille  pistoles la pièce, il  me  les  faut
après-demain.
     -- Milord les aura.
     -- Vous êtes un homme précieux, Monsieur O'Reilly, mais ce n'est pas le
tout : ces ferrets ne peuvent être confiés à personne, il faut qu'ils soient
faits dans ce palais.
     -- Impossible, Milord,  il n'y a que moi qui  puisse les exécuter  pour
qu'on ne voie pas la différence entre les nouveaux et les anciens.
     -- Aussi, mon cher Monsieur O'Reilly, vous êtes mon prisonnier, et vous
voudriez  sortir à cette heure de  mon palais que vous ne le pourriez  pas ;
prenez-en donc  votre parti. Nommez-moi ceux de vos garçons dont  vous aurez
besoin, et désignez-moi les ustensiles qu'ils doivent apporter. "
     L'orfèvre  connaissait  le duc, il savait  que toute  observation était
inutile, il en prit donc à l'instant même son parti.
     " Il me sera permis de prévenir ma femme ? demanda-t-il.
     -- Oh ! il vous sera même permis de la voir, mon cher Monsieur O'Reilly
: votre captivité sera douce, soyez tranquille  ;  et comme tout dérangement
vaut  un dédommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de
mille pistoles pour vous faire oublier l'ennui que je vous cause. "
     D'Artagnan ne revenait pas de  la surprise que lui causait ce ministre,
qui remuait à pleines mains les hommes et les millions.
     Quant  à l'orfèvre,  il écrivit  à sa femme en  lui envoyant le bon  de
mille pistoles, et en  la  chargeant de lui  retourner en  échange son  plus
habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait  le poids et
le titre, et une liste des outils qui lui étaient nécessaires.
     Buckingham conduisit l'orfèvre dans la chambre qui lui  était destinée,
et qui, au bout d'une demi-heure, fut  transformée en  atelier. Puis il  mit
une sentinelle  à  chaque porte, avec défense de  laisser entrer  qui que ce
fût, à l'exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter
qu'il était absolument défendu à  l'orfèvre O'Reilly et à son aide de sortir
sous  quelque  prétexte  que  ce  fût.  Ce point  réglé,  le  duc  revint  à
d'Artagnan.
     " Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l'Angleterre est à nous deux ; que
voulez-vous, que désirez-vous ?
     -- Un lit, répondit d'Artagnan ; c'est, pour le  moment, je l'avoue, la
chose dont j'ai le plus besoin. "
     Buckingham donna à d'Artagnan une  chambre qui touchait à la sienne. Il
voulait  garder le jeune homme sous sa main, non pas qu'il se défiât de lui,
mais pour avoir quelqu'un à qui parler constamment de la reine.
     Une heure après  fut promulguée dans Londres l'ordonnance de ne laisser
sortir des ports aucun bâtiment chargé  pour la France, pas même le paquebot
des lettres. Aux  yeux de tous, c'était une déclaration de  guerre entre les
deux royaumes.
     Le surlendemain, à onze heures,  les  deux ferrets en  diamants étaient
achevés,  mais  si  exactement  imités, mais  si  parfaitement pareils,  que
Buckingham ne put reconnaître  les nouveaux  des  anciens, et que  les  plus
exercés en pareille matière y auraient été trompés comme lui.
     Aussitôt il fit appeler d'Artagnan.
     " Tenez, lui  dit-il, voici les ferrets de diamants que  vous êtes venu
chercher, et soyez mon témoin que  tout ce que  la puissance humaine pouvait
faire, je l'ai fait.
     --  Soyez tranquille, Milord :  je dirai ce  que  j'ai vu ;  mais Votre
Grâce me remet les ferrets sans la boîte ?
     -- La boîte vous  embarrasserait.  D'ailleurs la  boîte m'est  d'autant
plus précieuse, qu'elle me reste seule. Vous direz que je la garde.
     -- Je ferai votre commission mot à mot, Milord.
     --  Et  maintenant,  reprit Buckingham en regardant  fixement  le jeune
homme, comment m'acquitterai-je jamais envers vous ? "
     D'Artagnan rougit jusqu'au blanc des yeux. Il vit que  le duc cherchait
un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idée  que le sang  de
ses compagnons et  le  sien lui  allait être payé  par de  l'or  anglais lui
répugnait étrangement.
     " Entendons-nous, Milord, répondit d'Artagnan, et pesons bien les faits
d'avance, afin qu'il n'y ait point de méprise. Je suis au service  du roi et
de la  reine de France,  et fais partie de la compagnie des gardes de M. des
Essarts,  lequel,  ainsi  que  son  beau-frère  M.  de  Tréville,  est  tout
particulièrement attaché à Leurs Majestés. J'ai donc tout fait pour la reine
et rien pour  Votre Grâce.  Il y a plus, c'est que peut-être n'eussé-je rien
fait de tout cela, s'il ne se fût agi d'être agréable à quelqu'un qui est ma
dame à moi, comme la reine est la vôtre.
     -- Oui, dit le duc en souriant, et je crois même connaître cette  autre
personne, c'est...
     --  Milord,  je  ne l'ai point  nommée, interrompit  vivement  le jeune
homme.
     --  C'est juste, dit  le duc ;  c'est donc à cette personne que je dois
être reconnaissant de votre dévouement.
     -- Vous  l'avez  dit, Milord, car justement  à cette  heure  qu'il  est
question  de  guerre, je  vous avoue que  je ne vois dans  Votre Grâce qu'un
Anglais,  et par conséquent qu'un ennemi que  je serais encore plus enchanté
de rencontrer sur le champ de bataille que dans  le parc de Windsor  ou dans
les corridors du Louvre ; ce qui, au reste, ne m'empêchera pas d'exécuter de
point  en  point  ma  mission et de  me  faire  tuer,  si  besoin est,  pour
l'accomplir  ;  mais,  je  le  répète  à  Votre  Grâce,   sans  qu'elle  ait
personnellement  pour cela plus  à  me remercier de ce  que je fais pour moi
dans cette seconde entrevue, que de  ce que j'ai déjà fait pour elle dans la
première.
     -- Nous disons, nous : " Fier comme un Ecossais " , murmura Buckingham.
     --  Et  nous  disons,  nous  :  " Fier  comme un Gascon  "  ,  répondit
d'Artagnan. Les Gascons sont les Ecossais de la France. "
     D'Artagnan salua le duc et s'apprêta à partir.
     " Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par où ? Comment ?
     -- C'est vrai.
     -- Dieu me damne ! les Français ne doutent de rien !
     -- J'avais oublié que l'Angleterre  était une île, et que vous en étiez
le roi.
     -- Allez au port, demandez le brick le Sund , remettez cette lettre  au
capitaine  ; il vous conduira  à un petit port  où certes on ne  vous attend
pas, et où n'abordent ordinairement que des bâtiments pêcheurs.
     -- Ce port s'appelle ?
     -- Saint-Valery ; mais,  attendez donc : arrivé là,  vous entrerez dans
une  mauvaise  auberge  sans nom et  sans  enseigne,  un  véritable bouge  à
matelots ; il n'y a pas à vous tromper, il n'y en a qu'une.
     -- Après ?
     -- Vous demanderez l'hôte, et vous lui direz : Forward .
     -- Ce qui veut dire ?
     -- En avant : c'est  le mot  d'ordre. Il vous  donnera  un cheval  tout
sellé  et  vous  indiquera le chemin que vous devez suivre ;  vous trouverez
ainsi quatre relais sur votre route.  Si vous voulez, à chacun d'eux, donner
votre  adresse  à  Paris, les  quatre  chevaux  vous y  suivront  ; vous  en
connaissez déjà deux, et vous m'avez paru les apprécier en amateur : ce sont
ceux  que nous montions ; rapportez-vous-en  à moi, les autres ne  leur sont
point inférieurs. Ces quatre chevaux sont  équipés pour la campagne. Si fier
que vous soyez, vous ne refuserez pas d'en accepter un  et de faire accepter
les  trois  autres  à  vos compagnons :  c'est  pour nous faire  la  guerre,
d'ailleurs.  La  fin  excuse  les  moyens,  comme  vous  dites,  vous autres
Français, n'est-ce pas ?
     -- Oui, Milord, j'accepte, dit  d'Artagnan ; et s'il plaît à Dieu, nous
ferons bon usage de vos présents.
     --   Maintenant,   votre   main,   jeune   homme   ;   peut-être   nous
rencontrerons-nous bientôt sur  le  champ de  bataille ; mais, en attendant,
nous nous quitterons bons amis, je l'espère.
     -- Oui, Milord, mais avec l'espérance de devenir ennemis bientôt.
     -- Soyez tranquille, je vous le promets.
     -- Je compte sur votre parole, Milord. "
     D'Artagnan salua le duc et s'avança vivement vers le port.
     En face  la Tour de  Londres,  il  trouva le bâtiment désigné, remit sa
lettre  au  capitaine,  qui la  fit  viser  par le gouverneur  du  port,  et
appareilla aussitôt.
     Cinquante bâtiments étaient en partance et attendaient.
     En  passant  bord à bord de l'un d'eux,  d'Artagnan crut reconnaître la
femme de Meung, la même que le gentilhomme inconnu avait appelée " Milady  "
, et que lui, d'Artagnan, avait trouvée si belle ;  mais grâce au courant du
fleuve et au  bon vent qui soufflait,  son navire allait  si vite qu'au bout
d'un instant on fut hors de vue.
     Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda à Saint-Valery.
     D'Artagnan se dirigea  à l'instant même vers  l'auberge indiquée, et la
reconnut  aux  cris  qui s'en  échappaient  :  on parlait  de  guerre  entre
l'Angleterre et la France comme  de  chose prochaine et  indubitable, et les
matelots joyeux faisaient bombance.
     D'Artagnan fendit  la foule, s'avança vers l'hôte,  et prononça le  mot
Forward . A l'instant même, l'hôte lui  fit signe de le suivre, sortit  avec
lui  par  une porte qui donnait dans  la  cour,  le conduisit  à l'écurie où
l'attendait un  cheval  tout  sellé,  et lui  demanda  s'il avait besoin  de
quelque autre chose.
     " J'ai besoin de connaître la route que je dois suivre, dit d'Artagnan.
     -- Allez d'ici  à  Blangy, et de Blangy  à  Neufchâtel.  A  Neufchâtel,
entrez à l'auberge de la Herse d'Or , donnez le mot d'ordre à l'hôtelier, et
vous trouverez comme ici un cheval tout sellé.
     -- Dois-je quelque chose ? demanda d'Artagnan.
     --  Tout  est payé,  dit l'hôte, et largement. Allez donc,  et que Dieu
vous conduise !
     -- Amen ! " répondit le jeune homme en partant au galop.
     Quatre heures après, il était à Neufchâtel.
     Il suivit  strictement  les instructions reçues ; à Neufchâtel, comme à
Saint-Valery, il trouva  une monture  toute  sellée et  qui l'attendait ; il
voulut transporter  les pistolets de la selle  qu'il venait de quitter  à la
selle  qu'il  allait  prendre :  les  fontes  étaient garnies  de  pistolets
pareils.
     " Votre adresse à Paris ?
     -- Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.
     -- Bien, répondit celui-ci.
     -- Quelle route faut-il prendre ? demanda à son tour d'Artagnan.
     -- Celle  de Rouen ; mais vous laisserez  la  ville à votre  droite. Au
petit village  d'Ecouis, vous vous arrêterez, il n'y a qu'une auberge, l'Ecu
de  France  . Ne la jugez pas d'après son apparence  ;  elle aura  dans  ses
écuries un cheval qui vaudra celui-ci.
     -- Même mot d'ordre ?
     -- Exactement.
     -- Adieu, maître !
     -- Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous besoin de quelque chose ? "
     D'Artagnan fit signe de la tête que non, et repartit à fond de train. A
Ecouis, la même scène se  répéta  : il  trouva un hôte  aussi prévenant,  un
cheval frais et reposé ; il laissa  son adresse comme  il l'avait  fait,  et
repartit  du  même train pour Pontoise.  A Pontoise, il changea une dernière
fois de monture,  et à neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de
l'hôtel de M. de Tréville.
     Il avait fait près de soixante lieues en douze heures.
     M.  de  Tréville  le reçut  comme  s'il  l'avait  vu  le matin  même  ;
seulement, en lui serrant la  main un  peu plus vivement  que de coutume, il
lui annonça que la compagnie de M. des Essarts était  de garde au Louvre  et
qu'il pouvait se rendre à son poste.







     Le lendemain, il n'était bruit dans tout  Paris que du bal  que MM. les
échevins de la ville donnaient au roi et  à  la reine, et dans lequel  Leurs
Majestés  devaient danser le  fameux ballet de  la  Merlaison,  qui était le
ballet favori du roi.
     Depuis huit jours on  préparait, en effet, toutes  choses à l'Hôtel  de
Ville pour  cette solennelle soirée.  Le  menuisier de la ville avait dressé
des échafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitées  ; l'épicier
de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire  blanche,
ce  qui était un luxe inouï pour  cette époque ; enfin vingt violons avaient
été prévenus, et le prix qu'on  leur accordait avait  été  fixé au double du
prix  ordinaire,  attendu,  dit  ce rapport, qu'ils devaient sonner toute la
nuit.
     A  dix  heures du matin, le sieur de La Coste,  enseigne des  gardes du
roi, suivi de deux  exempts et de plusieurs  archers du corps, vint demander
au  greffier de la  ville, nommé  Clément, toutes les clefs  des portes, des
chambres  et bureaux  de l'Hôtel. Ces clefs  lui furent remises  à l'instant
même ; chacune d'elles portait  un  billet  qui  devait  servir à  la  faire
reconnaître, et à partir de ce moment le sieur  de La Coste fut chargé de la
garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
     A onze heures vint  à son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant
avec  lui  cinquante archers  qui se  répartirent aussitôt dans  l'Hôtel  de
Ville, aux portes qui leur avaient été assignées.
     A trois heures  arrivèrent deux compagnies des gardes, l'une française,
l'autre suisse. La compagnie des gardes françaises était composée moitié des
hommes de M. Duhallier, moitié des hommes de M. des Essarts.
     A  six  heures du  soir, les invités  commencèrent  à  entrer. A mesure
qu'ils entraient, ils étaient placés dans la grande salle, sur les échafauds
préparés.
     A neuf heures arriva Mme la  première  présidente. Comme c'était, après
la reine, la personne la plus considérable  de la fête, elle  fut  reçue par
Messieurs de  la ville et  placée dans  la loge en face de  celle que devait
occuper la reine. .
     A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la
petite salle  du  côté de l'église  Saint-Jean,  et cela  en face du  buffet
d'argent de la ville, qui était gardé par quatre archers.
     A minuit  on entendit de  grands cris  et de  nombreuses acclamations :
c'était le roi qui s'avançait à travers les rues qui conduisent du Louvre  à
l'Hôtel de Ville, et qui étaient  toutes illuminées  avec  des  lanternes de
couleur.
     Aussitôt MM.  les échevins, vêtus de leurs robes de drap et précédés de
six sergents tenant chacun un flambeau à la main, allèrent au-devant du roi,
qu'ils rencontrèrent  sur  les degrés,  où le  prévôt des  marchands lui fit
compliment  sur  sa  bienvenue,  compliment  auquel  Sa  Majesté répondit en
s'excusant  d'être venue si tard,  mais  en  rejetant  la  faute sur  M.  le
cardinal,  lequel  l'avait  retenue  jusqu'à  onze  heures pour  parler  des
affaires de l'Etat.
     Sa  Majesté, en  habit  de  cérémonie,  était accompagnée  de  S. A. R.
Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc  de  Longueville, du
duc d'Elbeuf, du comte  d'Harcourt, du comte de  La Roche-Guyon,  de  M.  de
Liancourt,  de M.  de  Baradas,  du  comte  de  Cramail  et du chevalier  de
Souveray.
     Chacun remarqua que le roi avait l'air triste et préoccupé.
     Un cabinet avait été préparé  pour le roi,  et un autre  pour Monsieur.
Dans chacun de  ces  cabinets étaient déposés des  habits de masques. Autant
avait été fait pour la reine et pour Mme la présidente. Les seigneurs et les
dames de la  suite de Leurs Majestés devaient s'habiller deux  par deux dans
des chambres préparées à cet effet.
     Avant  d'entrer  dans  le  cabinet, le roi  recommanda  qu'on  le  vînt
prévenir aussitôt que paraîtrait le cardinal.
     Une  demi-heure  après  l'entrée  du  roi,  de  nouvelles  acclamations
retentirent  : celles-là annonçaient  l'arrivée de la reine  :  les échevins
firent  ainsi  qu'ils avaient  fait  déjà,  et,  précédés  des sergents, ils
s'avancèrent au-devant de leur illustre convive.
     La reine entra dans la  salle : on  remarqua  que,  comme le  roi, elle
avait l'air triste et surtout fatigué.
     Au moment où elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-là
était  resté fermé s'ouvrit, et l'on vit apparaître la tête pâle du cardinal
vêtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixèrent sur  ceux de la reine, et un
sourire de joie  terrible  passa sur ses  lèvres : la  reine n'avait pas ses
ferrets de diamants.
     La reine resta quelque temps à recevoir les compliments de Messieurs de
la ville et à répondre aux saluts des dames.
     Tout à coup, le roi  apparut avec  le cardinal à l'une des portes de la
salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi était très pâle.
     Le roi fendit la foule  et, sans masque, les  rubans de son pourpoint à
peine noués, il s'approcha de la reine, et d'une voix altérée :
     " Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaît, n'avez-vous point
vos ferrets de diamants,  quand vous savez  qu'il  m'eût été agréable de les
voir ? "
     La  reine  étendit  son regard autour d'elle, et vit derrière le roi le
cardinal qui souriait d'un sourire diabolique.
     " Sire,  répondit  la reine d'une voix altérée, parce  qu'au  milieu de
cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arrivât malheur.
     -- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'était
pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. "
     Et la  voix du roi était tremblante de  colère  ; chacun  regardait  et
écoutait avec étonnement, ne comprenant rien à ce qui se passait.
     "  Sire, dit la reine, je  puis les envoyer chercher  au Louvre, où ils
sont, et ainsi les désirs de Votre Majesté seront accomplis.
     -- Faites, Madame, faites, et cela au plus tôt : car dans une  heure le
ballet va commencer. "
     La reine salua en signe de soumission  et suivit les dames qui devaient
la conduire à son cabinet.
     De son côté, le roi regagna le sien.
     Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
     Tout le  monde  avait  pu remarquer  qu'il s'était passé quelque  chose
entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient  parlé si bas, que, chacun
par respect s'étant éloigné de quelques pas, personne  n'avait rien entendu.
Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les écoutait pas.
     Le roi sortit le premier de son cabinet ; il était en costume de chasse
des  plus  élégants, et Monsieur  et les autres seigneurs  étaient  habillés
comme lui. C'était le  costume que le roi portait le mieux, et vêtu ainsi il
semblait véritablement le premier gentilhomme de son royaume.
     Le cardinal s'approcha du  roi et lui remit  une boîte. Le roi l'ouvrit
et y trouva deux ferrets de diamants.
     " Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal.
     -- Rien,  répondit  celui-ci ; seulement si la reine a les  ferrets, ce
dont je doute, comptez-les,  Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez
à Sa Majesté qui peut lui avoir dérobé les deux ferrets que voici. "
     Le roi regarda  le cardinal comme  pour l'interroger ; mais il n'eut le
temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes
les bouches. Si  le  roi semblait le premier gentilhomme de  son royaume, la
reine était à coup sûr la plus belle femme de France.
     Il est vrai que sa toilette  de  chasseresse lui allait  à  merveille ;
elle  avait un chapeau  de  feutre  avec des  plumes bleues,  un  surtout en
velours gris perle  rattaché avec  des agrafes  de  diamants, et une jupe de
satin bleu  toute  brodée d'argent. Sur son  épaule gauche étincelaient  les
ferrets soutenus par un noeud de même couleur que les plumes et la jupe.
     Le  roi  tressaillit de joie et  le  cardinal  de  colère  ; cependant,
distants  comme ils  l'étaient  de la  reine,  ils ne pouvaient  compter les
ferrets ; la reine les avait,  seulement en avait-elle dix ou en  avait-elle
douze ?
     En  ce  moment,  les  violons sonnèrent  le  signal  du ballet.  Le roi
s'avança vers Mme la présidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R.
Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commença.
     Le roi figurait en  face de la reine, et chaque fois qu'il passait près
d'elle, il  dévorait du  regard ces  ferrets,  dont il ne pouvait  savoir le
compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
     Le ballet dura une heure ; il avait seize entrées.
     Le  ballet  finit  au milieu  des  applaudissements de toute  la salle,
chacun reconduisit sa  dame  à sa place ; mais  le roi  profita du privilège
qu'il avait de laisser la sienne où il  se trouvait, pour s'avancer vivement
vers la reine.
     " Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la  déférence que  vous avez
montrée pour mes désirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je
vous les rapporte. "
     A ces mots, il tendit  à la reine  les deux ferrets que lui avait remis
le cardinal.
     " Comment, Sire !  s'écria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en
donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? "
     En  effet,  le  roi compta,  et  les douze  ferrets  se trouvèrent  sur
l'épaule de Sa Majesté.
     Le roi appela le cardinal :
     "  Eh bien, que  signifie cela,  Monsieur  le cardinal ? demanda le roi
d'un ton sévère.
     --  Cela  signifie, Sire, répondit le cardinal,  que je  désirais faire
accepter  ces  deux  ferrets  à  Sa Majesté,  et que n'osant les  lui offrir
moi-même, j'ai adopté ce moyen.
     -- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante à Votre Eminence, répondit
Anne d'Autriche avec un  sourire  qui prouvait  qu'elle n'était  pas dupe de
cette ingénieuse galanterie, que je suis certaine que ces  deux ferrets vous
coûtent aussi cher à eux seuls que les douze autres ont coûté  à Sa Majesté.
"
     Puis,  ayant salué le roi et le cardinal, la reine  reprit le chemin de
la chambre où elle s'était habillée et où elle devait se dévêtir.
     L'attention   que  nous   avons  été  obligés  de   donner  pendant  le
commencement  de ce chapitre  aux  personnages illustres  que  nous y  avons
introduits nous a écartés un instant de  celui à qui  Anne d'Autriche devait
le  triomphe  inouï  qu'elle  venait de remporter sur le  cardinal,  et qui,
confondu, ignoré, perdu dans la foule entassée à l'une des portes, regardait
de là cette scène compréhensible seulement  pour quatre personnes  : le roi,
la reine, Son Eminence et lui.
     La reine  venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprêtait à se
retirer, lorsqu'il sentit  qu'on  lui touchait  légèrement l'épaule ; il  se
retourna,  et vit une jeune femme qui lui faisait signe  de la suivre. Cette
jeune  femme avait le visage couvert  d'un loup de velours noir, mais malgré
cette précaution, qui, au reste, était bien plutôt prise pour les autres que
pour lui,  il reconnut  à l'instant même son guide  ordinaire, la légère  et
spirituelle Mme Bonacieux.
     La  veille  ils  s'étaient  vus  à peine  chez  le  suisse Germain,  où
d'Artagnan l'avait fait demander. La hâte  qu'avait la jeune femme de porter
à la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit
que les deux amants échangèrent à peine  quelques paroles. D'Artagnan suivit
donc Mme  Bonacieux, mû  par un double sentiment, l'amour et  la  curiosité.
Pendant  toute la  route,  et à  mesure que les  corridors  devenaient  plus
déserts,   d'Artagnan  voulait  arrêter  la  jeune  femme,  la   saisir,  la
contempler, ne  fût-ce  qu'un  instant  ;  mais,  vive comme un oiseau, elle
glissait  toujours  entre  ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt
ramené sur sa  bouche avec un  petit  geste impératif plein  de  charme  lui
rappelait qu'il  était sous l'empire d'une  puissance à  laquelle  il devait
aveuglément obéir,  et qui lui  interdisait jusqu'à la plus légère plainte ;
enfin, après une minute ou deux de tours et de détours, Mme Bonacieux ouvrit
une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet  tout à fait obscur.
Là elle lui fit un  nouveau signe de mutisme,  et  ouvrant une seconde porte
cachée  par une tapisserie dont les ouvertures  répandirent tout  à coup une
vive lumière, elle disparut.
     D'Artagnan  demeura  un instant immobile  et se  demandant où il était,
mais  bientôt un  rayon de lumière  qui  pénétrait  par cette chambre, l'air
chaud et parfumé qui arrivait  jusqu'à lui, la conversation de deux ou trois
femmes, au  langage  à la  fois  respectueux et élégant,  le mot de  Majesté
plusieurs  fois  répété,  lui  indiquèrent  clairement qu'il  était  dans un
cabinet attenant à la chambre de la reine.
     Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit.
     La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait  fort étonner les
personnes qui l'entouraient, et qui avaient au  contraire  l'habitude  de la
voir presque toujours soucieuse.  La reine rejetait ce  sentiment joyeux sur
la beauté de la fête, sur le plaisir  que lui avait fait éprouver le ballet,
et  comme  il n'est pas permis  de  contredire une reine, qu'elle sourie  ou
qu'elle pleure, chacun renchérissait sur la galanterie  de MM.  les échevins
de la ville de Paris.
     Quoique d'Artagnan ne connût  point la reine, il  distingua sa voix des
autres  voix, d'abord à un léger  accent étranger,  puis à  ce  sentiment de
domination  naturellement empreint  dans  toutes les paroles souveraines. Il
l'entendait s'approcher  et  s'éloigner  de cette porte ouverte,  et deux ou
trois fois il vit même l'ombre d'un corps intercepter la lumière.
     Enfin,  tout à  coup  une main et  un  bras  adorables  de  forme et de
blancheur passèrent à travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'était
sa  récompense  :  il  se  jeta  à  genoux,  saisit  cette  main  et  appuya
respectueusement ses lèvres  ;  puis cette main se retira  laissant dans les
siennes un objet qu'il reconnut pour  être une bague ;  aussitôt la porte se
referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus complète obscurité.
     D'Artagnan mit la bague à  son doigt et  attendit de nouveau ; il était
évident que tout n'était pas fini encore.
     Après  la  récompense  de  son dévouement  venait la  récompense de son
amour.  D'ailleurs, le ballet  était dansé,  mais la  soirée était  à  peine
commencée  :  on soupait à  trois heures,  et  l'horloge Saint-Jean,  depuis
quelque temps déjà, avait sonné deux heures trois quarts.
     En effet, peu à peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ;
puis on l'entendit s'éloigner ; puis la porte du cabinet où était d'Artagnan
se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y élança.
     " Vous, enfin ! s'écria d'Artagnan.
     --  Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa  main sur les lèvres du
jeune homme : silence ! et allez-vous-en par où vous êtes venu.
     -- Mais où et quand vous reverrai-je ? s'écria d'Artagnan.
     --  Un  billet  que vous  trouverez en rentrant  vous le  dira. Partez,
partez ! "
     Et à ces mots  elle  ouvrit la porte  du corridor et poussa  d'Artagnan
hors du cabinet.
     D'Artagnan  obéit comme un enfant,  sans  résistance et sans  objection
aucune, ce qui prouve qu'il était bien réellement amoureux.







     D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fût plus de trois
heures du  matin, et  qu'il  eût  les  plus  méchants  quartiers  de Paris à
traverser, il  ne fit aucune  mauvaise rencontre. On sait qu'il y  a un dieu
pour les ivrognes et les amoureux.
     Il trouva  la  porte de son allée entrouverte,  monta son  escalier, et
frappa doucement et d'une façon convenue entre lui et son laquais. Planchet,
qu'il  avait  renvoyé deux heures  auparavant  de l'Hôtel de  Ville  en  lui
recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte.
     "  Quelqu'un  a-t-il apporté une  lettre  pour moi  ?  demanda vivement
d'Artagnan.
     -- Personne n'a apporté de lettre,  Monsieur, répondit Planchet  ; mais
il y en a une qui est venue toute seule.
     -- Que veux-tu dire, imbécile ?
     -- Je  veux  dire  qu'en  rentrant,  quoique j'eusse  la clef de  votre
appartement dans ma  poche et  que  cette clef ne m'eût  point  quitté, j'ai
trouvé une lettre  sur  le tapis vert de  la  table,  dans votre  chambre  à
coucher.
     -- Et où est cette lettre ?
     -- Je l'ai laissée  où elle  était,  Monsieur. Il n'est pas naturel que
les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenêtre était ouverte encore,
ou  seulement   entrebâillée,  je  ne  dis  pas  ;  mais  non,  tout   était
hermétiquement  fermé. Monsieur, prenez garde, car il y a très  certainement
quelque magie là-dessous. "
     Pendant ce temps, le jeune homme  s'élançait dans la chambre et ouvrait
la lettre ; elle était de Mme Bonacieux, et conçue en ces termes :
     " On  a  de vifs  remerciements  à  vous  faire et à  vous transmettre.
Trouvez-vous ce soir  vers dix heures à Saint-Cloud, en face du pavillon qui
s'élève à l'angle de la maison de M. d'Estrées.
     " C. B. "
     En  lisant cette  lettre, d'Artagnan  sentait son coeur se  dilater  et
s'étreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants.
     C'était  le  premier  billet   qu'il   recevait,  c'était  le   premier
rendez-vous  qui lui était accordé.  Son coeur,  gonflé par  l'ivresse de la
joie, se sentait prêt à défaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on
appelait l'amour.
     " Eh bien, Monsieur,  dit Planchet,  qui avait  vu son maître rougir et
pâlir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais deviné juste et que
c'est quelque méchante affaire ?
     -- Tu  te trompes, Planchet, répondit d'Artagnan, et  la  preuve, c'est
que voici un écu pour que tu boives à ma santé.
     -- Je remercie Monsieur de l'écu  qu'il me donne, et je lui  promets de
suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les
lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermées...
     -- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
     -- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet.
     -- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes !
     -- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ?
     -- Oui, va.
     -- Que toutes les bénédictions  du Ciel  tombent sur Monsieur,  mais il
n'en est pas moins vrai que cette lettre... "
     Et Planchet se  retira en secouant  la  tête  avec  un air de doute que
n'était point parvenue à effacer entièrement la libéralité de d'Artagnan.
     Resté  seul,  d'Artagnan lut  et  relut  son billet,  puis il baisa  et
rebaisa  vingt  fois ces  lignes tracées par la  main de sa belle maîtresse.
Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rêves d'or.
     A sept heures du matin,  il se leva  et appela Planchet, qui, au second
appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyé des  inquiétudes de  la
veille.
     " Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journée peut-être
; tu es donc  libre jusqu'à sept heures du  soir  ;  mais, à  sept heures du
soir, tiens-toi prêt avec deux chevaux.
     -- Allons ! dit Planchet, il  paraît que nous allons encore nous  faire
traverser la peau en plusieurs endroits.
     -- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
     --  Eh bien, que disais-je ?  s'écria Planchet. Là, j'en  étais  sûr ;,
maudite lettre !
     --  Mais rassure-toi  donc,  imbécile, il s'agit  tout simplement d'une
partie de plaisir.
     --  Oui ! comme les voyages d'agrément de l'autre  jour, où il pleuvait
des balles et où il poussait des chausse-trapes.
     -- Au  reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet,  reprit d'Artagnan,
j'irai sans vous ; j'aime  mieux voyager seul que d'avoir  un compagnon  qui
tremble.
     --  Monsieur me fait  injure, dit Planchet  ; il  me semblait cependant
qu'il m'avait vu à l'oeuvre.
     --  Oui, mais j'ai cru que  tu  avais usé  tout ton courage d'une seule
fois.
     --  Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement
je  prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut  qu'il  m'en  reste
longtemps.
     -- Crois-tu en avoir encore une certaine somme à dépenser ce soir ?
     -- Je l'espère :
     -- Eh bien, je compte sur toi.
     -- A  l'heure dite,  je serai prêt ; seulement je croyais que  Monsieur
n'avait qu'un cheval à l'écurie des gardes.
     -- Peut-être n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir
il y en aura quatre.
     -- Il paraît que notre voyage était un voyage de remonte ?
     -- Justement " , dit d'Artagnan.
     Et ayant fait à Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit.
     M.  Bonacieux était  sur sa  porte. L'intention de d'Artagnan  était de
passer outre,  sans  parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si
doux et si  bénin, que  force fut à son  locataire  non seulement  de le lui
rendre, mais encore de lier conversation avec lui.
     Comment d'ailleurs  ne pas avoir  un peu de condescendance pour un mari
dont  la femme vous a donné un  rendez-vous le  soir même à Saint-Cloud,  en
face du  pavillon  de M. d'Estrées  ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus
aimable qu'il put prendre.
     La conversation  tomba tout naturellement sur l'incarcération du pauvre
homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eût entendu sa conversation
avec l'inconnu  de  Meung, raconta à son jeune locataire les persécutions de
ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne  cessa de qualifier pendant tout  son
récit  du  titre  de  bourreau du cardinal  et s'étendit longuement  sur  la
Bastille,  les  verrous,  les  guichets,  les soupiraux,  les grilles et les
instruments de torture.
     D'Artagnan l'écouta avec une complaisance exemplaire ; puis,  lorsqu'il
eut fini :
     "  Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait  enlevée ? car
je  n'oublie  pas  que c'est  à cette circonstance  fâcheuse  que je dois le
bonheur d'avoir fait votre connaissance.
     -- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardés de me  le dire, et ma
femme de son côté m'a  juré ses grands dieux qu'elle ne  le savait pas. Mais
vous-même, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'êtes-vous
devenu tous  ces jours passés ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce
n'est pas  sur le pavé de  Paris, je pense, que vous  avez ramassé  toute la
poussière que Planchet époussetait hier sur vos bottes.
     -- Vous avez raison,  mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous
avons fait un petit voyage.
     -- Loin d'ici ?
     --  Oh  ! mon Dieu non, à  une quarantaine de lieues seulement  ;  nous
avons été conduire M. Athos aux eaux de Forges, où mes amis sont restés.
     -- Et  vous êtes  revenu,  vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux  en
donnant à sa physionomie  son air  le plus malin. Un  beau garçon comme vous
n'obtient pas de longs congés de sa maîtresse, et  nous étions  impatiemment
attendu à Paris, n'est-ce pas ?
     -- Ma  foi,  dit en  riant le  jeune homme, je  vous  l'avoue, d'autant
mieux,  mon cher Monsieur Bonacieux,  que je vois  qu'on ne peut  rien  vous
cacher. Oui, j'étais attendu, et bien impatiemment, je vous en réponds. "
     Un léger  nuage passa sur le front de  Bonacieux,  mais si  léger,  que
d'Artagnan ne s'en aperçut pas.
     "  Et nous  allons être récompensé  de  notre diligence ?  continua  le
mercier avec une  légère  altération dans la voix, altération que d'Artagnan
ne  remarqua pas plus qu'il n'avait  fait du nuage momentané qui, un instant
auparavant, avait assombri la figure du digne homme.
     -- Ah ! faites donc le bon apôtre ! dit en riant d'Artagnan.
     --  Non, ce que je vous en dis, reprit  Bonacieux, c'est seulement pour
savoir si nous rentrons tard.
     -- Pourquoi cette  question, mon cher hôte ?  demanda d'Artagnan ; est-
ce que vous comptez m'attendre ?
     --  Non, c'est que  depuis mon arrestation et  le vol qui a été  commis
chez moi, je  m'effraie  chaque  fois  que  j'entends  ouvrir  une porte, et
surtout la nuit. Dame, que voulez-vous !  je ne suis point homme d'épée, moi
!
     -- Eh bien, ne vous  effrayez pas si je rentre à une  heure, à deux  ou
trois heures  du  matin ; si  je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas
encore. "
     Cette  fois, Bonacieux  devint  si pâle,  que  d'Artagnan  ne put faire
autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait.
     "  Rien,  répondit Bonacieux, rien.  Depuis mes malheurs  seulement, je
suis sujet à des faiblesses qui  me prennent tout à coup, et je viens  de me
sentir passer un frisson. Ne faites  pas attention à cela, vous qui n'avez à
vous occuper que d'être heureux.
     -- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis.
     -- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : à ce soir.
     -- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-être l'attendez-vous
avec  autant  d'impatience  que  moi.  Peut-être,  ce  soir,  Mme  Bonacieux
visitera-t-elle le domicile conjugal.
     -- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, répondit gravement le  mari ;
elle est retenue au Louvre par son service.
     -- Tant pis pour vous, mon cher hôte, tant pis ; quand je suis heureux,
moi, je  voudrais que tout le monde le fût ; mais il paraît que ce n'est pas
possible. "
     Et le jeune homme s'éloigna en riant aux éclats de la plaisanterie  que
lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
     " Amusez-vous bien ! " répondit Bonacieux d'un air sépulcral.
     Mais  d'Artagnan était déjà  trop loin  pour  l'entendre,  et  l'eût-il
entendu, dans la disposition d'esprit  où  il était, il ne l'eût  certes pas
remarqué.
     Il  se dirigea vers  l'hôtel de M. de Tréville ; sa visite de la veille
avait été, on se le rappelle, très courte et très peu explicative.
     Il trouva M. de Tréville dans  la joie  de son âme. Le roi  et la reine
avaient été charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait été
parfaitement maussade.
     A  une  heure  du  matin,  il s'était retiré sous prétexte  qu'il était
indisposé. Quant à  Leurs Majestés, elles n'étaient rentrées  au Louvre qu'à
six heures du matin.
     " Maintenant, dit M. de Tréville en baissant la voix et en interrogeant
du  regard  tous les angles  de l'appartement pour  voir  s'ils étaient bien
seuls,  maintenant  parlons de vous, mon jeune ami,  car il est évident  que
votre  heureux retour est pour  quelque chose dans la  joie du roi, dans  le
triomphe de  la  reine  et dans l'humiliation de  Son Eminence. Il s'agit de
bien vous tenir.
     --  Qu'ai-je  à craindre,  répondit d'Artagnan,  tant  que  j'aurai  le
bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés ?
     -- Tout,  croyez-moi.  Le  cardinal n'est  point homme  à  oublier  une
mystification tant qu'il n'aura pas réglé ses comptes avec le mystificateur,
et le mystificateur m'a bien l'air d'être certain Gascon de ma connaissance.
     -- Croyez-vous  que le cardinal soit aussi avancé que vous et sache que
c'est moi qui ai été à Londres ?
     -- Diable ! vous avez été à Londres. Est-ce de  Londres que  vous  avez
rapporté ce beau diamant qui brille à  votre doigt ? Prenez garde, mon  cher
d'Artagnan, ce  n'est  pas une  bonne chose que le présent d'un ennemi ; n'y
a-t-il pas là-dessus certain vers latin... Attendez donc...
     -- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer
la première  règle du  rudiment dans la tête, et qui,  par  ignorance, avait
fait le désespoir de son  précepteur ; oui, sans doute, il doit  y  en avoir
un.
     -- Il y en a un certainement, dit M. de Tréville,  qui avait une teinte
de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc...
Ah ! m'y voici :
     ... timeo Danaos et dona ferentes.
     "  Ce  qui veut  dire  :  Défiez-vous de  l'ennemi  qui vous  fait  des
présents. "
     -- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il
vient de la reine.
     -- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de  Tréville. Effectivement, c'est un
véritable bijou royal, qui vaut  mille pistoles comme un  denier. Par qui la
reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ?
     -- Elle me l'a remis elle-même.
     -- Où cela ?
     -- Dans le cabinet attenant à la chambre où elle a changé de toilette.
     -- Comment ?
     -- En me donnant sa main à baiser.
     -- Vous avez baisé  la main de la reine  !  s'écria  M. de Tréville  en
regardant d'Artagnan.
     -- Sa Majesté m'a fait l'honneur de m'accorder cette grâce !
     -- Et cela en présence de témoins ? Imprudente, trois fois imprudente !
     --  Non, Monsieur,  rassurez-vous,  personne  ne  l'a vue  "  ,  reprit
d'Artagnan. Et il raconta  à  M. de  Tréville comment  les choses  s'étaient
passées.
     "  Oh  ! les femmes, les femmes  !  s'écria le  vieux  soldat,  je  les
reconnais  bien  à leur  imagination  romanesque  ;  tout  ce  qui  sent  le
mystérieux les  charme  ; ainsi vous avez  vu  le  bras,  voilà tout ;  vous
rencontreriez  la  reine, que  vous ne  la  reconnaîtriez  pas ;  elle  vous
rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous êtes.
     -- Non, mais grâce à ce diamant... , reprit le jeune homme.
     --  Ecoutez,  dit  M. de  Tréville,  voulez-vous que  je  vous donne un
conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ?
     -- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan.
     -- Eh bien, allez chez le premier orfèvre venu et vendez-lui ce diamant
pour le  prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en  trouverez
toujours  bien huit  cents  pistoles. Les pistoles  n'ont  pas de nom, jeune
homme, et  cette bague  en  a un  terrible, ce  qui peut trahir celui qui la
porte.
     -- Vendre cette bague ! une  bague qui vient de ma souveraine ! jamais,
dit d'Artagnan.
     -- Alors tournez-en le chaton en  dedans, pauvre fou, car on sait qu'un
cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'écrin de sa mère.
     --  Vous croyez  donc  que  j'ai  quelque chose  à craindre  ?  demanda
d'Artagnan.
     -- C'est-à-dire, jeune  homme, que celui qui s'endort sur une mine dont
la mèche  est allumée  doit  se  regarder comme en sûreté en  comparaison de
vous.
     -- Diable ! dit d'Artagnan,  que le  ton d'assurance  de M. de Tréville
commençait à inquiéter : diable, que faut-il faire ?
     -- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal
a la mémoire tenace et la main longue ;  croyez-moi, il  vous jouera quelque
tour.
     -- Mais lequel ?
     -- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas à son service toutes les
ruses du démon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrête.
     -- Comment ! on oserait arrêter un homme au service de Sa Majesté ?
     -- Pardieu ! on s'est bien  gêné pour Athos ! En tout cas, jeune homme,
croyez-en un homme qui  est depuis trente ans à la cour :  ne  vous endormez
pas dans votre sécurité, ou vous êtes perdu. Bien au contraire, et c'est moi
qui vous le dis, voyez des  ennemis partout. Si l'on vous cherche  querelle,
évitez-la, fût-ce  un enfant de dix ans  qui vous la cherche  ; si l'on vous
attaque de  nuit ou de jour,  battez en retraite  et sans honte  ;  si  vous
traversez un pont, tâtez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque
sous le  pied  ; si vous passez devant  une maison qu'on bâtit, regardez  en
l'air  de peur  qu'une pierre ne vous tombe sur la tête ;  si  vous  rentrez
tard,  faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armé,
si toutefois vous  êtes sûr de  votre laquais. Défiez-vous de tout le monde,
de  votre ami,  de  votre frère,  de  votre maîtresse,  de  votre  maîtresse
surtout. "
     D'Artagnan rougit.
     "  De  ma  maîtresse,  répéta-t-il machinalement ; et  pourquoi  plutôt
d'elle que d'un autre ?
     -- C'est  que la  maîtresse  est un des  moyens favoris du cardinal, il
n'en a pas de plus expéditif : une femme vous vend pour dix pistoles, témoin
Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? "
     D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donné Mme Bonacieux  pour
le  soir même  ; mais nous devons dire, à la louange de  notre héros, que la
mauvaise  opinion  que M. de  Tréville  avait  des femmes en général  ne lui
inspira pas le moindre petit soupçon contre sa jolie hôtesse.
     " Mais,  à propos, reprit M. de  Tréville,  que sont  devenus vos trois
compagnons ?
     --  J'allais vous  demander  si vous  n'en  aviez  pas  appris quelques
nouvelles.
     -- Aucune, Monsieur.
     -- Eh bien, je les ai laissés sur ma route : Porthos  à Chantilly, avec
un  duel sur les bras ; Aramis à Crèvecoeur, avec une  balle dans l'épaule ;
et Athos à Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps.
     -- Voyez-vous ! dit M. de Tréville ; et comment vous êtes-vous échappé,
vous ?
     -- Par miracle, Monsieur, je dois le  dire, avec un coup d'épée dans la
poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de  la  route de
Calais, comme un papillon à une tapisserie.
     -- Voyez-vous encore  ! de Wardes, un homme au cardinal,  un cousin  de
Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idée.
     -- Dites, Monsieur.
     -- A votre place, je ferais une chose.
     -- Laquelle ?
     -- Tandis que Son Eminence me ferait  chercher à Paris, je reprendrais,
moi, sans tambour  ni trompette, la route  de  Picardie,  et  je  m'en irais
savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils méritent bien
cette petite attention de votre part.
     -- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai.
     -- Demain ! et pourquoi pas ce soir ?
     --  Ce  soir,  Monsieur,  je  suis  retenu  à  Paris  par  une  affaire
indispensable.
     --  Ah ! jeune homme ! jeune  homme ! quelque amourette ? Prenez garde,
je vous le répète  : c'est la  femme qui nous a perdus,  tous tant  que nous
sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
     -- Impossible ! Monsieur.
     -- Vous avez donc donné votre parole ?
     -- Oui, Monsieur.
     -- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si  vous n'êtes pas
tué cette nuit, vous partirez demain.
     -- Je vous le promets.
     -- Avez-vous besoin d'argent ?
     -- J'ai encore cinquante pistoles. C'est  autant qu'il m'en faut, je le
pense.
     -- Mais vos compagnons ?
     -- Je  pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous  sommes  sortis  de
Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
     -- Vous reverrai-je avant votre départ ?
     -- Non, pas que je pense, Monsieur, à moins qu'il n'y ait du nouveau.
     -- Allons, bon voyage !
     -- Merci, Monsieur. "
     Et d'Artagnan  prit congé de M. de  Tréville, touché plus que jamais de
sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.
     Il passa successivement chez  Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun
d'eux  n'était  rentré. Leurs laquais aussi étaient absents, et l'on n'avait
des nouvelles ni des uns, ni des autres.
     Il  se  serait  bien  informé d'eux  à  leurs  maîtresses,  mais  il ne
connaissait ni celle de Porthos, ni  celle d'Aramis ; quant à Athos, il n'en
avait pas.
     En  passant  devant l'hôtel  des  Gardes, il  jeta  un coup d'oeil dans
l'écurie : trois chevaux  étaient  déjà  rentrés sur  quatre. Planchet, tout
ébahi, était en train de les étriller, et avait déjà fini avec deux  d'entre
eux.
     " Ah  ! Monsieur, dit Planchet  en  apercevant  d'Artagnan, que je suis
aise de vous voir !
     -- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme.
     -- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hôte ?
     -- Moi ? pas le moins du monde.
     -- Oh ! que vous faites bien, Monsieur.
     -- Mais d'où vient cette question ?
     -- De ce que, tandis que vous  causiez avec lui, je vous observais sans
vous écouter ; Monsieur, sa figure a changé deux ou trois fois de couleur.
     -- Bah !
     -- Monsieur n'a pas remarqué  cela, préoccupé qu'il était  de la lettre
qu'il venait de recevoir  ; mais moi, au contraire, que l'étrange façon dont
cette lettre  était parvenue à la maison  avait mis sur mes gardes, je  n'ai
pas perdu un mouvement de sa physionomie.
     -- Et tu l'as trouvée... ?
     -- Traîtreuse, Monsieur.
     -- Vraiment !
     -- De plus,  aussitôt que  Monsieur l'a eu quitté et qu'il a disparu au
coin de la rue, M. Bonacieux  a pris son chapeau,  a fermé sa porte et s'est
mis à courir par la rue opposée.
     -- En effet, tu  as raison,  Planchet tout  cela me paraît fort louche,
et, sois tranquille, nous ne lui  paierons pas  notre loyer que la chose  ne
nous ait été catégoriquement expliquée.
     -- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra.
     -- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est écrit !
     -- Monsieur ne renonce donc pas à sa promenade de ce soir ?
     --  Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai à  M.  Bonacieux, et
plus j'irai au rendez-vous que m'a donné cette lettre qui t'inquiète tant.
     -- Alors, si c'est la résolution de Monsieur...
     -- Inébranlable, mon ami ;  ainsi donc, à neuf  heures,  tiens-toi prêt
ici, à l'hôtel ; je viendrai te prendre. "
     Planchet, voyant  qu'il n'y avait plus  aucun  espoir de faire renoncer
son maître à son projet, poussa un  profond soupir, et se mit à  étriller le
troisième cheval.
     Quant à  d'Artagnan, comme c'était au fond un garçon plein de prudence,
au lieu de rentrer chez  lui, il s'en alla dîner chez  ce prêtre gascon qui,
au moment  de la  détresse des  quatre amis, leur avait donné un déjeuner de
chocolat.







     A neuf  heures,  d'Artagnan  était à  l'hôtel  des  Gardes  ; il trouva
Planchet sous les armes. Le quatrième cheval était arrivé.
     Planchet  était armé de son  mousqueton  et d'un  pistolet.  D'Artagnan
avait  son épée  et passa  deux  pistolets  à  sa  ceinture,  puis tous deux
enfourchèrent chacun un cheval  et s'éloignèrent sans bruit. Il faisait nuit
close, et  personne ne les vit sortir.  Planchet se mit à  la  suite  de son
maître, et marcha par-derrière à dix pas.
     D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la  Conférence et
suivit alors le  chemin, bien plus  beau  alors qu'aujourd'hui,  qui  mène à
Saint-Cloud.
     Tant  qu'on  fut  dans  la  ville, Planchet garda  respectueusement  la
distance qu'il s'était  imposée ; mais dès que le chemin commença à  devenir
plus  désert et plus  obscur, il se rapprocha tout doucement :  si bien que,
lorsqu'on entra  dans le bois de  Boulogne,  il se trouva tout naturellement
marcher côte à côte avec son maître. En effet, nous ne devons pas dissimuler
que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis
sombres  lui  causaient  une vive inquiétude. D'Artagnan  s'aperçut qu'il se
passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire.
     " Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ?
     -- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les églises ?
     -- Pourquoi cela, Planchet ?
     -- Parce qu'on n'ose  point parler haut dans ceux-ci comme dans celles-
là.
     -- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ?
     -- Peur d'être entendu, oui, Monsieur.
     -- Peur d'être entendu ! Notre  conversation est cependant morale,  mon
cher Planchet, et nul n'y trouverait à redire.
     -- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant à son idée  mère, que ce
M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de  déplaisant
dans le jeu de ses lèvres !
     -- Qui diable te fait penser à Bonacieux ?
     -- Monsieur,  l'on pense à ce que l'on peut  et  non pas  à ce que l'on
veut.
     -- Parce que tu es un poltron, Planchet.
     -- Monsieur,  ne confondons pas  la prudence  avec la poltronnerie ; la
prudence est une vertu.
     -- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ?
     -- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille  là-bas ?
Si nous baissions la tête ?
     -- En  vérité, murmura d'Artagnan, à  qui les recommandations de M.  de
Tréville revenaient en mémoire ; en vérité, cet animal finirait par me faire
peur. "
     Et il mit son cheval au trot.
     Planchet suivit le mouvement de son maître,  exactement comme s'il  eût
été son ombre, et se retrouva trottant près de lui.
     " Est-ce que nous allons marcher comme  cela toute la nuit, Monsieur  ?
demanda-t-il.
     -- Non, Planchet, car tu es arrivé, toi.
     -- Comment, je suis arrivé ? et Monsieur ?
     -- Moi, je vais encore à quelques pas.
     -- Et Monsieur me laisse seul ici ?
     -- Tu as peur, Planchet ?
     -- Non, mais je  fais  seulement observer à  Monsieur que la  nuit sera
très froide,  que  les fraîcheurs donnent des rhumatismes,  et qu'un laquais
qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maître alerte
comme Monsieur.
     -- Eh bien,  si  tu as  froid,  Planchet,  tu entreras  dans un de  ces
cabarets que tu vois  là-bas, et  tu  m'attendras demain matin à six  heures
devant la porte.
     --  Monsieur, j'ai bu et mangé  respectueusement l'écu que  vous m'avez
donné ce  matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traître sou dans le  cas
où j'aurais froid.
     -- Voici une demi-pistole. A demain. "
     D'Artagnan descendit de  son cheval, jeta  la bride au bras de Planchet
et s'éloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau.
     " Dieu  que  j'ai froid ! "  s'écria Planchet  dès qu'il eut  perdu son
maître  de vue ; --  et  pressé qu'il était  de se  réchauffer, il  se  hâta
d'aller frapper à la  porte  d'une  maison parée de  tous les attributs d'un
cabaret de banlieue.
     Cependant  d'Artagnan,  qui  s'était  jeté  dans  un  petit  chemin  de
traverse, continuait sa  route et atteignait Saint-Cloud ; mais,  au lieu de
suivre  la  grande rue,  il  tourna derrière le château, gagna une espèce de
ruelle fort écartée,  et se  trouva bientôt en face du  pavillon indiqué. Il
était situé dans  un lieu tout à fait désert. Un grand mur, à l'angle duquel
était ce pavillon, régnait d'un côté de cette ruelle, et de l'autre une haie
défendait contre les passants  un petit jardin  au fond duquel s'élevait une
maigre cabane.
     Il  était  arrivé au rendez-vous,  et  comme on ne  lui  avait  pas dit
d'annoncer sa présence par aucun signal, il attendit.
     Nul bruit ne se faisait  entendre, on eût dit qu'on était à cent lieues
de  la capitale.  D'Artagnan s'adossa  à la  haie après avoir  jeté un  coup
d'oeil  derrière lui. Par-delà  cette  haie,  ce jardin et cette cabane,  un
brouillard  sombre enveloppait  de ses plis cette  immensité où dort  Paris,
vide,  béant,  immensité  où  brillaient quelques points  lumineux,  étoiles
funèbres de cet enfer.
     Mais pour d'Artagnan tous les  aspects revêtaient une  forme  heureuse,
toutes les idées avaient un sourire,  toutes les ténèbres étaient diaphanes.
L'heure du rendez-vous allait sonner.
     En  effet,  au bout de  quelques  instants,  le beffroi de  Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
     Il  y avait  quelque  chose  de lugubre à  cette  voix de bronze qui se
lamentait ainsi au milieu de la nuit.
     Mais  chacune de ces  heures qui composaient l'heure  attendue  vibrait
harmonieusement au coeur du jeune homme.
     Ses yeux étaient fixés  sur le petit pavillon situé à l'angle de la rue
et dont toutes  les  fenêtres étaient fermées  par  des  volets, excepté une
seule du premier étage.
     A  travers cette fenêtre brillait une lumière  douce qui  argentait  le
feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'élevaient formant groupe
en   dehors  du  parc.   Evidemment  derrière   cette  petite   fenêtre,  si
gracieusement éclairée, la jolie Mme Bonacieux l'attendait.
     Bercé  par cette douce idée, d'Artagnan attendit de son côté une  demi-
heure  sans impatience aucune, les yeux fixés sur  ce charmant  petit séjour
dont  d'Artagnan apercevait  une  partie de  plafond  aux  moulures  dorées,
attestant l'élégance du reste de l'appartement.
     Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
     Cette fois-ci, sans que  d'Artagnan comprît pourquoi, un frisson courut
dans  ses  veines.  Peut-être  aussi le froid  commençait-il à  le gagner et
prenait-il pour une impression morale une sensation tout à fait physique.
     Puis l'idée lui vint qu'il  avait mal  lu et  que le  rendez-vous était
pour onze heures seulement.
     Il s'approcha de la fenêtre, se plaça dans un rayon de lumière, tira sa
lettre de sa poche et la relut ; il ne s'était point trompé : le rendez-vous
était bien pour dix heures.
     Il  alla  reprendre son poste, commençant à être assez  inquiet  de  ce
silence et de cette solitude.
     Onze heures sonnèrent.
     D'Artagnan  commença  à  craindre  véritablement  qu'il  ne  fût arrivé
quelque chose à Mme Bonacieux.
     Il frappa  trois coups dans  ses mains, signal ordinaire des amoureux ;
mais personne ne lui répondit : pas même l'écho.
     Alors  il pensa avec  un  certain  dépit que  peut-être  la jeune femme
s'était endormie en l'attendant.
     Il  s'approcha  du  mur  et  essaya  d'y  monter ;  mais  le  mur était
nouvellement crépi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.
     En ce moment il avisa les arbres, dont la lumière continuait d'argenter
les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie  sur le  chemin, il  pensa
que du milieu de ses branches son regard pourrait pénétrer dans le pavillon.
     L'arbre était facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans à peine, et
par conséquent se souvenait de son métier d'écolier. En un instant il fut au
milieu  des  branches, et par  les vitres  transparentes ses yeux plongèrent
dans l'intérieur du pavillon.
     Chose étrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds à
la racine des cheveux, cette  douce lumière, cette calme lampe éclairait une
scène de désordre épouvantable ; une des vitres de la fenêtre était  cassée,
la porte de la chambre avait été enfoncée  et,  à demi brisée, pendait à ses
gonds ;  une table qui avait dû être couverte d'un élégant souper  gisait  à
terre ; les flacons en  éclats, les  fruits écrasés jonchaient le  parquet ;
tout témoignait dans  cette  chambre  d'une lutte  violente et  désespérée ;
d'Artagnan crut même reconnaître au  milieu de  ce  pêle-  mêle  étrange des
lambeaux de vêtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les
rideaux.
     Il se  hâta  de redescendre  dans la rue avec un horrible battement  de
coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence.
     La  petite lueur  suave  brillait  toujours dans le  calme de  la nuit.
D'Artagnan s'aperçut alors,  chose  qu'il n'avait pas remarquée d'abord, car
rien  ne  le  poussait  à cet  examen,  que  le  sol, battu ici,  troué  là,
présentait  des traces confuses de  pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En
outre,  les  roues d'une  voiture, qui  paraissait venir de  Paris,  avaient
creusé dans la terre molle  une profonde empreinte qui ne dépassait  pas  la
hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.
     Enfin d'Artagnan, en  poursuivant ses recherches, trouva près du mur un
gant de femme déchiré. Cependant ce gant,  par tous les points où il n'avait
pas touché la terre boueuse, était d'une fraîcheur irréprochable. C'était un
de ces gants parfumés comme  les amants aiment  à les  arracher d'une  jolie
main.
     A mesure  que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus
abondante  et  plus  glacée perlait sur son front, son coeur était serré par
une horrible angoisse, sa respiration était  haletante ; et cependant  il se
disait, pour se rassurer, que ce  pavillon n'avait peut-être  rien de commun
avec  Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui  avait donné rendez-vous devant
ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu être retenue à Paris
par son service, par la jalousie de son mari peut- être.
     Mais  tous  ces  raisonnements  étaient  battus  en  brèche,  détruits,
renversés  par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions,
s'empare de tout notre être  et nous crie,  par tout ce qui est destiné chez
nous à entendre, qu'un grand malheur plane sur nous.
     Alors d'Artagnan  devint presque  insensé :  il  courut sur  la  grande
route, prit le même  chemin qu'il avait déjà fait, s'avança jusqu'au bac, et
interrogea le passeur.
     Vers  les sept heures  du  soir, le passeur  avait  fait  traverser  la
rivière à une femme  enveloppée d'une mante noire, qui  paraissait  avoir le
plus  grand intérêt  à ne pas être  reconnue ;  mais, justement  à cause des
précautions qu'elle prenait,  le  passeur  avait prêté  une  attention  plus
grande, et il avait reconnu que la femme était jeune et jolie.
     Il y avait  alors, comme aujourd'hui,  une foule de  jeunes  et  jolies
femmes qui venaient à Saint-Cloud et qui avaient intérêt à ne pas être vues,
et  cependant  d'Artagnan  ne  douta  point  un instant que  ce ne  fût  Mme
Bonacieux qu'avait remarquée le passeur.
     D'Artagnan profita de  la lampe qui brillait dans  la cabane du passeur
pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne
s'était  pas  trompé, que le rendez-vous  était bien  à Saint-Cloud  et  non
ailleurs, devant le pavillon de M. d'Estrées et non dans une autre rue.
     Tout concourait à prouver  à  d'Artagnan que ses pressentiments  ne  le
trompaient point et qu'un grand malheur était arrivé.
     Il reprit le chemin du château tout courant ; il lui semblait qu'en son
absence quelque chose de nouveau s'était peut-être passé au pavillon et  que
des renseignements l'attendaient là.
     La  ruelle était  toujours  déserte, et la  même  lueur  calme et douce
s'épanchait de la fenêtre.
     D'Artagnan songea alors à cette masure muette et aveugle mais qui  sans
doute avait vu et qui peut-être pouvait parler.
     La porte de clôture était  fermée, mais il sauta par-dessus la haie, et
malgré les aboiements du chien à la chaîne, il s'approcha de la cabane.
     Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne répondit.
     Un silence de mort régnait dans la cabane  comme  dans  le  pavillon  ;
cependant, comme cette cabane était sa dernière ressource, il s'obstina.
     Bientôt  il  lui  sembla  entendre  un  léger  bruit  intérieur,  bruit
craintif, et qui semblait trembler lui-même d'être entendu.
     Alors  d'Artagnan cessa  de frapper et  pria, avec un accent  si  plein
d'inquiétude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix était de
nature à rassurer de plus peureux. Enfin un vieux  volet vermoulu  s'ouvrit,
ou plutôt  s'entrebâilla,  et se  referma  dès que la lueur  d'une misérable
lampe qui brûlait dans un coin eut éclairé le baudrier, la poignée de l'épée
et le  pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eût  été
le  mouvement,  d'Artagnan  avait  eu  le  temps  d'entrevoir  une  tête  de
vieillard.
     " Au nom du Ciel ! dit-il, écoutez-moi : j'attendais quelqu'un  qui  ne
vient  pas,  je  meurs  d'inquiétude. Serait-il  arrivé quelque  malheur aux
environs ? Parlez. "
     La fenêtre se rouvrit lentement, et la même figure apparut de nouveau :
seulement elle était plus pâle encore que la première fois.

     D'Artagnan  raconta  naïvement  son histoire, aux  noms  près  ; il dit
comment il  avait rendez-vous avec  une jeune femme  devant  ce pavillon, et
comment, ne  la  voyant  pas venir,  il était monté  sur le tilleul et, à la
lueur de la lampe, il avait vu le désordre de la chambre.
     Le vieillard l'écouta attentivement, tout en faisant  signe que c'était
bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tête d'un air qui
n'annonçait rien de bon.
     " Que voulez-vous dire ?  s'écria  d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons,
expliquez-vous.
     -- Oh  ! Monsieur, dit le  vieillard, ne  me demandez rien ; car si  je
vous disais  ce que j'ai  vu, bien  certainement il ne m'arriverait  rien de
bon.
     --  Vous avez donc vu quelque chose ?  reprit d'Artagnan. En ce cas, au
nom du Ciel  ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites  ce que
vous avez vu,  et je vous donne  ma foi  de gentilhomme que  pas une de  vos
paroles ne sortira de mon coeur. "
     Le  vieillard  lut  tant  de  franchise et de  douleur sur le visage de
d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'écouter et qu'il lui dit à voix basse :
     " Il était neuf heures à peu près, j'avais entendu quelque  bruit  dans
la rue et je désirais savoir  ce que ce pouvait être, lorsqu'en m'approchant
de ma porte je m'aperçus  qu'on cherchait à entrer. Comme je suis  pauvre et
que  je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes à
quelques pas de  là. Dans l'ombre était un carrosse avec des chevaux attelés
et des chevaux  de main. Ces chevaux de  main  appartenaient évidemment  aux
trois hommes qui étaient vêtus en cavaliers.
     " -- Ah, mes bons Messieurs ! m'écriai-je, que demandez-vous ?
     " -- Tu dois avoir une échelle ? me dit celui qui paraissait le chef de
l'escorte.
     " -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits.
     "  --  Donne-nous-la,  et  rentre  chez  toi,  voilà  un  écu  pour  le
dérangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot
de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car  tu regarderas et tu
écouteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sûr), tu es perdu.
"
     " A ces  mots,  il me jeta  un  écu, que je ramassai,  et  il prit  mon
échelle.
     " Effectivement, après avoir refermé la porte  de la haie derrière eux,
je  fis semblant de rentrer à  la maison ; mais j'en sortis  aussitôt par la
porte  de derrière, et, me glissant  dans l'ombre, je parvins jusqu'à  cette
touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans être vu.
     " Les  trois hommes  avaient fait avancer  la voiture sans aucun bruit,
ils en tirèrent un petit homme,  gros, court,  grisonnant, mesquinement vêtu
de  couleur  sombre,  lequel  monta avec  précaution  à  l'échelle,  regarda
sournoisement  dans l'intérieur de la chambre, redescendit à pas de  loup et
murmura à voix basse :
     " -- C'est elle ! "
     " Aussitôt celui qui m'avait parlé s'approcha  de la porte du pavillon,
l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ;
en même temps les deux autres hommes  montèrent à l'échelle.  Le petit vieux
demeurait à la portière, le cocher maintenait les chevaux  de la voiture, et
un laquais les chevaux de selle.
     " Tout à coup de  grands cris retentirent  dans le  pavillon, une femme
accourut  à la  fenêtre et l'ouvrit comme pour  se précipiter. Mais aussitôt
qu'elle aperçut les deux hommes, elle se rejeta en arrière ; les deux hommes
s'élancèrent après elle dans la chambre.
     " Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des  meubles que
l'on  brise. La femme  criait et appelait au  secours. Mais bientôt ses cris
furent étouffés ; les trois hommes se rapprochèrent de la fenêtre, emportant
la  femme  dans  leurs  bras  ;  deux   descendirent  par  l'échelle  et  la
transportèrent dans la voiture,  où le petit vieux  entra après elle.  Celui
qui était resté dans le pavillon referma la croisée, sortit un instant après
par la porte et s'assura que la femme était bien dans la voiture  : ses deux
compagnons l'attendaient déjà à cheval,  il sauta à son tour en selle ;,  le
laquais reprit sa place  près du cocher  ; le carrosse  s'éloigna  au  galop
escorté par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-là,
je n'ai plus rien vu, rien entendu. "
     D'Artagnan,  écrasé par  une  si terrible nouvelle,  resta immobile  et
muet, tandis que  tous les  démons de la colère et de  la jalousie hurlaient
dans son coeur.
     "  Mais,  mon  gentilhomme,  reprit le vieillard,  sur lequel  ce  muet
désespoir causait certes plus d'effet  que n'en eussent produit des cris  et
des larmes ; allons, ne vous désolez pas, ils ne vous  l'ont pas tuée, voilà
l'essentiel. "
     --  Savez-vous  à  peu  près,  dit  d'Artagnan,  quel  est l'homme  qui
conduisait cette infernale expédition ?
     -- Je ne le connais pas.
     -- Mais puisqu'il vous a parlé, vous avez pu le voir.
     -- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ?
     -- Oui.
     --  Un  grand sec,  basané, moustaches  noires, oeil noir,  l'air  d'un
gentilhomme.
     --  C'est cela, s'écria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui  ! C'est
mon démon, à ce qu'il paraît ! Et l'autre ?
     -- Lequel ?
     -- Le petit.
     -- Oh ! celui-là n'est pas un seigneur, j'en réponds : d'ailleurs il ne
portait pas l'épée, et les autres le traitaient sans aucune considération.
     -- Quelque laquais,  murmura d'Artagnan.  Ah !  pauvre  femme  ! pauvre
femme ! qu'en ont-ils fait ?
     -- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard.
     --  Et  je  vous  renouvelle ma  promesse, soyez  tranquille,  je  suis
gentilhomme. Un  gentilhomme  n'a  que  sa parole, et je vous  ai  donné  la
mienne. "
     D'Artagnan reprit, l'âme navrée, le chemin du bac. Tantôt il ne pouvait
croire que ce fût Mme Bonacieux, et il espérait le lendemain la retrouver au
Louvre  ;  tantôt  il craignait  qu'elle n'eût eu une intrigue avec  quelque
autre et qu'un jaloux ne  l'eût surprise et fait enlever. Il flottait, il se
désolait, il se désespérait.
     -- "  Oh ! si  j'avais là mes  amis !  s'écriait-il, j'aurais au  moins
quelque  espérance de la retrouver  ; mais qui sait ce  qu'ils  sont devenus
eux- mêmes ! "
     Il  était minuit à  peu près  ;  il s'agissait  de  retrouver Planchet.
D'Artagnan se fit  ouvrir successivement tous  les cabarets dans lesquels il
aperçut un peu de lumière ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet.
     Au  sixième, il commença de réfléchir  que la  recherche  était un  peu
hasardée. D'Artagnan n'avait donné rendez-vous à son laquais qu'à six heures
du matin, et quelque part qu'il fût, il était dans son droit.
     D'ailleurs,  il  vint  au  jeune homme cette  idée,  qu'en  restant aux
environs du  lieu  où l'événement  s'était passé,  il obtiendrait  peut-être
quelque éclaircissement sur cette mystérieuse  affaire.  Au sixième cabaret,
comme nous  l'avons dit,  d'Artagnan s'arrêta donc, demanda une bouteille de
vin de première qualité, s'accouda dans  l'angle le plus obscur et se décida
à attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espérance fut trompée,
et quoiqu'il écoutât de  toutes ses  oreilles, il n'entendit, au milieu  des
jurons, des lazzi et des injures qu'échangeaient entre eux les ouvriers, les
laquais et les rouliers qui composaient l'honorable  société dont il faisait
partie,  rien qui pût le  mettre sur  la trace de la pauvre  femme  enlevée.
Force lui fut donc, après avoir avalé sa bouteille par désoeuvrement et pour
ne pas éveiller des soupçons, de chercher  dans son coin  la posture la plus
satisfaisante possible  et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait
vingt  ans,  on  se  le  rappelle, et  à cet  âge  le sommeil  a  des droits
imprescriptibles qu'il réclame impérieusement,  même sur les coeurs les plus
désespérés.
     Vers  six heures du matin, d'Artagnan se réveilla  avec ce malaise  qui
accompagne ordinairement  le  point  du jour  après  une  mauvaise  nuit. Sa
toilette  n'était pas longue à faire ; il  se tâta pour savoir si on n'avait
pas profité de son sommeil pour  le  voler, et ayant  retrouvé son diamant à
son doigt, sa bourse dans sa  poche et  ses pistolets à sa  ceinture, il  se
leva, paya  sa  bouteille et  sortit  pour voir  s'il  n'aurait pas plus  de
bonheur dans la recherche  de son laquais le matin que la nuit. En effet, la
première chose qu'il aperçut à travers le  brouillard humide et grisâtre fut
l'honnête  Planchet  qui, les  deux chevaux en main, l'attendait  à la porte
d'un petit  cabaret  borgne devant  lequel d'Artagnan  était passé sans même
soupçonner son existence.







     Au lieu de rentrer  chez lui directement, d'Artagnan mit pied à terre à
la porte de M.  de  Tréville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il
était décidé à lui raconter tout ce qui venait de  se passer.  Sans doute il
lui donnerait de  bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de
Tréville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- être tirer
de  Sa Majesté quelque renseignement sur la pauvre femme  à qui l'on faisait
sans doute payer son dévouement à sa maîtresse.
     M.  de  Tréville écouta le récit  du jeune homme avec  une  gravité qui
prouvait qu'il  voyait  autre  chose,  dans  toute  cette  aventure,  qu'une
intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achevé :
     " Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue.
     -- Mais, que faire ? dit d'Artagnan.
     -- Rien,  absolument rien, à  cette heure, que quitter  Paris, comme je
vous l'ai dit, le plus  tôt possible. Je verrai la reine, je lui  raconterai
les  détails de la disparition  de  cette pauvre  femme, qu'elle ignore sans
doute ; ces détails la guideront de  son côté, et, à votre retour, peut-être
aurai-je quelque bonne nouvelle à vous dire. Reposez vous-en sur moi. "
     D'Artagnan  savait que,  quoique  Gascon, M.  de Tréville  n'avait  pas
l'habitude de promettre,  et que lorsque par hasard il promettait, il tenait
plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le
passé et pour l'avenir, et le digne capitaine,  qui de son côté éprouvait un
vif  intérêt  pour  ce  jeune  homme  si  brave  et  si  résolu,  lui  serra
affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage.
     Décidé  à mettre les conseils de M. de Tréville en pratique à l'instant
même, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller à la
confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M.
Bonacieux en costume du matin, debout sur  le seuil de sa porte. Tout ce que
lui avait dit, la veille,  le prudent Planchet sur le  caractère sinistre de
son  hôte  revint  alors à  l'esprit  de  d'Artagnan, qui  le  regarda  plus
attentivement  qu'il  n'avait  fait encore.  En  effet,  outre  cette pâleur
jaunâtre et maladive qui indique l'infiltration de  la bile  dans le sang et
qui pouvait d'ailleurs  n'être qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua  quelque
chose  de sournoisement perfide dans  l'habitude des  rides  de sa  face. Un
fripon ne rit pas  de  la même façon  qu'un honnête homme, un  hypocrite  ne
pleure pas les mêmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute  fausseté est un
masque, et si bien fait que soit le masque,  on arrive toujours, avec un peu
d'attention, à le distinguer du visage.
     Il sembla donc à d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et même
que ce masque était des plus désagréables à voir.
     En conséquence  il allait, vaincu  par  sa  répugnance pour cet  homme,
passer  devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux
l'interpella.
     " Eh bien,  jeune  homme, lui  dit-il, il  paraît  que nous  faisons de
grasses nuits  ?  Sept  heures  du  matin,  peste ! Il  me  semble que  vous
retournez tant soit peu  les habitudes reçues, et que vous rentrez à l'heure
où les autres sortent.
     -- On ne vous fera pas le même reproche, maître Bonacieux, dit le jeune
homme,  et vous êtes le modèle des gens rangés. Il est vrai que lorsque l'on
possède  une  jeune  et  jolie femme,  on n'a pas besoin  de courir après le
bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ;  n'est- ce pas, Monsieur
Bonacieux ? "
     Bonacieux devint pâle comme la mort et grimaça un sourire.
     "  Ah ! ah !  dit Bonacieux, vous êtes  un plaisant compagnon. Mais  où
diable avez-vous été courir cette nuit,  mon jeune maître ?  Il paraît qu'il
ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. "
     D'Artagnan baissa les yeux vers  ses bottes  toutes couvertes de boue ;
mais dans ce  mouvement ses regards se  portèrent  en  même  temps  sur  les
souliers et les bas du mercier ; on eût dit qu'on les  avait trempés dans le
même bourbier ;  les uns et les autres étaient  maculés de taches absolument
pareilles.
     Alors une  idée subite traversa l'esprit de d'Artagnan.  Ce petit homme
gros,  court, grisonnant, cette  espèce de  laquais  vêtu d'un habit sombre,
traité sans considération  par  les gens  d'épée qui  composaient l'escorte,
c'était  Bonacieux  lui-même. Le  mari  avait présidé  à l'enlèvement  de sa
femme.
     Il prit à d'Artagnan une terrible envie de sauter à la gorge du mercier
et de l'étrangler ; mais,  nous l'avons dit, c'était un garçon fort prudent,
et il se contint. Cependant la révolution qui  s'était faite  sur son visage
était si visible, que Bonacieux en fut effrayé et essaya de reculer d'un pas
; mais justement  il  se trouvait  devant le  battant de la porte, qui était
fermée, et l'obstacle qu'il rencontra le força de se tenir à la même place.
     " Ah çà ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il
me  semble que si  mes bottes ont besoin d'un coup d'éponge, vos  bas et vos
souliers  réclament aussi un coup  de brosse. Est-ce que de votre côté  vous
auriez couru la prétantaine, maître Bonacieux ?  Ah ! diable, ceci ne serait
point pardonnable à un  homme de votre âge  et qui, de plus, à une  jeune et
jolie femme comme la vôtre.
     -- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai été à Saint-Mandé
pour prendre des renseignements  sur une servante dont je ne puis absolument
me  passer, et  comme les chemins  étaient mauvais,  j'en ai  rapporté toute
cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire disparaître. "
     Le lieu  que désignait Bonacieux comme celui qui avait été le but de sa
course  fut  une  nouvelle preuve  à  l'appui des  soupçons qu'avait  conçus
d'Artagnan. Bonacieux avait dit  Saint-Mandé, parce que  Saint-Mandé  est le
point absolument opposé à Saint-Cloud.
     Cette probabilité lui fut une première consolation. Si Bonacieux savait
où était  sa femme, on  pourrait toujours, en employant des moyens extrêmes,
forcer le mercier à desserrer les dents et à laisser échapper son secret. Il
s'agissait seulement de changer cette probabilité en certitude.
     " Pardon,  mon  cher Monsieur  Bonacieux, si  j'en use  avec vous  sans
façon, dit d'Artagnan ; mais rien n'altère comme de ne pas dormir, j'ai donc
une soif d'enragé ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous
le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. "
     Et sans attendre  la  permission de son hôte, d'Artagnan entra vivement
dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'était pas
défait.  Bonacieux ne s'était  pas couché. Il rentrait donc  seulement  il y
avait une heure  ou deux ; il avait accompagné sa femme jusqu'à l'endroit où
on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais.
     "  Merci, maître Bonacieux, dit  d'Artagnan en vidant son  verre, voilà
tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire
brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura  fini, je  vous l'enverrai
si vous voulez pour brosser vos souliers. "
     Et  il  quitta  le  mercier  tout  ébahi de  ce singulier  adieu  et se
demandant s'il ne s'était pas enferré lui-même.
     Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effaré.
     " Ah ! Monsieur, s'écria Planchet dès qu'il eut aperçu son  maître,  en
voilà bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez.
     -- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan.
     -- Oh ! je vous le  donne en cent, Monsieur,  je vous le donne en mille
de deviner la visite que j'ai reçue pour vous en votre absence.
     -- Quand cela ?
     -- Il y a une demi-heure, tandis que vous étiez chez M. de Tréville.
     -- Et qui donc est venu ? Voyons, parle.
     -- M. de Cavois.
     -- M. de Cavois ?
     -- En personne.
     -- Le capitaine des gardes de Son Eminence ?
     -- Lui-même.
     -- Il venait m'arrêter ?
     -- Je m'en suis douté, Monsieur, et cela malgré son air patelin.
     -- Il avait l'air patelin, dis-tu ?
     -- C'est-à-dire qu'il était tout miel, Monsieur.
     -- Vraiment ?
     --  Il venait, disait-il de la  part de Son  Eminence, qui vous voulait
beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
     -- Et tu lui as répondu ?
     --  Que la  chose était impossible, attendu que  vous étiez hors de  la
maison, comme il le pouvait voir.
     -- Alors qu'a-t-il dit ?
     --  Que vous ne manquiez  pas de passer chez lui dans la journée ; puis
il a ajouté tout bas : " Dis à  ton maître que Son Eminence est parfaitement
disposée pour lui, et que sa fortune dépend peut-être de cette entrevue. "
     -- Le piège est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le
jeune homme.
     --  Aussi,  je  l'ai vu,  le piège, et  j'ai  répondu que  vous  seriez
désespéré à votre retour.
     " -- Où est-il allé ? a demandé M. de Cavois.
     " -- A Troyes en Champagne, ai-je répondu.
     " -- Et quand est-il parti ?
     " -- Hier soir. "
     -- Planchet,  mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es  véritablement  un
homme précieux.
     -- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensé qu'il serait toujours temps, si
vous  désirez  voir M. de Cavois, de me démentir en disant  que vous n'étiez
point  parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait  le  mensonge, et
comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir.
     --  Rassure-toi,   Planchet,  tu  conserveras   ta  réputation  d'homme
véridique : dans un quart d'heure nous partons.
     -- C'est le conseil que j'allais donner à Monsieur ; et où allons-nous,
sans être trop curieux ?
     -- Pardieu  ! du côté opposé à celui vers lequel  tu as dit que j'étais
allé.  D'ailleurs,  n'as-tu  pas  autant  de hâte d'avoir des  nouvelles  de
Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en  ai, moi, de savoir ce que  sont
devenus Athos, Porthos et Aramis ?
     -- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ;
l'air  de la province vaut mieux pour nous, à ce que je crois, en ce moment,
que l'air de Paris. Ainsi donc...
     -- Ainsi donc, fais notre paquet,  Planchet, et partons ; moi,  je m'en
vais  devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne  se doute de rien. Tu
me rejoindras à l'hôtel  des Gardes. A  propos, Planchet, je crois que tu as
raison à  l'endroit de  notre  hôte, et  que c'est  décidément une  affreuse
canaille.
     -- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis
physionomiste, moi, allez ! "
     D'Artagnan descendit le  premier, comme la chose avait  été  convenue ;
puis, pour n'avoir rien à se reprocher, il se dirigea une dernière fois vers
la  demeure  de ses  trois  amis : on  n'avait reçu aucune  nouvelle  d'eux,
seulement une  lettre toute parfumée et d'une  écriture  élégante  et  menue
était  arrivée pour Aramis.  D'Artagnan  s'en  chargea.  Dix minutes  après,
Planchet le rejoignait  dans les écuries de  l'hôtel des Gardes. D'Artagnan,
pour qu'il n'y eût pas de temps perdu, avait déjà sellé son cheval lui-même.
     "  C'est  bien,  dit-il  à  Planchet, lorsque  celui-ci  eut  joint  le
portemanteau à l'équipement ; maintenant selle les trois autres, et partons.
     --  Croyez-vous  que nous irons plus vite avec  chacun  deux  chevaux ?
demanda Planchet avec son air narquois.
     --  Non,  Monsieur le  mauvais plaisant, répondit d'Artagnan, mais avec
nos quatre  chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si  toutefois nous
les retrouvons vivants.
     -- Ce qui serait une grande chance, répondit Planchet, mais enfin il ne
faut pas désespérer de la miséricorde de Dieu.
     -- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval.
     Et tous deux  sortirent de l'hôtel des Gardes, s'éloignèrent chacun par
un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barrière de la  Villette
et  l'autre  par la  barrière de Montmartre,  pour se  rejoindre au-delà  de
Saint-Denis, manoeuvre  stratégique  qui, ayant été  exécutée avec une égale
ponctualité,  fut  couronnée  des  plus  heureux  résultats.  D'Artagnan  et
Planchet entrèrent ensemble à Pierrefitte.
     Planchet était plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit.
     Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait  pas un seul instant ;
il  n'avait oublié aucun des  incidents du premier voyage, et il tenait pour
ennemis  tous  ceux  qu'il rencontrait sur  la route. Il en résultait  qu'il
avait  sans  cesse le  chapeau à  la main,  ce  qui  lui valait  de  sévères
mercuriales de la part  de d'Artagnan, qui craignait  que, grâce à cet excès
de politesse, on ne le prît pour le valet d'un homme de peu.
     Cependant,  soit  qu'effectivement  les  passants  fussent  touchés  de
l'urbanité  de  Planchet, soit que cette fois personne ne fût  aposté sur la
route  du  jeune  homme,  nos  deux voyageurs  arrivèrent  à Chantilly  sans
accident  aucun et descendirent  à l'hôtel du  Grand Saint Martin ,  le même
dans lequel ils s'étaient arrêtés lors de leur premier voyage.
     L'hôte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais  et de deux chevaux
de  main, s'avança respectueusement sur le  seuil  de la porte. Or, comme il
avait déjà fait onze  lieues, d'Artagnan  jugea  à propos  de s'arrêter, que
Porthos fût ou  ne  fût pas  dans  l'hôtel.  Puis  peut-être  n'était-il pas
prudent de s'informer du premier coup de ce qu'était devenu le mousquetaire.
Il  résulta de ces réflexions  que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle
de qui que  ce fût,  descendit, recommanda les  chevaux à son laquais, entra
dans  une petite chambre destinée à recevoir ceux qui désiraient être seuls,
et demanda à son hôte une bouteille de son meilleur vin et un déjeuner aussi
bon  que  possible,  demande qui  corrobora  encore  la  bonne  opinion  que
l'aubergiste avait prise de son voyageur à la première vue.
     Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une célérité miraculeuse.
     Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du
royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant  avec quatre chevaux
magnifiques, ne pouvait, malgré  la simplicité de son  uniforme, manquer  de
faire  sensation.  L'hôte  voulut  le  servir  lui-même  ;  ce  que  voyant,
d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante :
     " Ma foi, mon cher hôte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres,
je vous ai  demandé de votre  meilleur vin,  et si vous  m'avez trompé, vous
allez être puni par où  vous avez péché, attendu que, comme je déteste boire
seul,  vous allez boire avec moi. Prenez  donc ce  verre, et  buvons. A quoi
boirons-nous, voyons, pour ne blesser  aucune  susceptibilité ? Buvons  à la
prospérité de votre établissement !
     -- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hôte, et je la remercie bien
sincèrement de son bon souhait.
     -- Mais ne vous y  trompez pas, dit  d'Artagnan, il y  a plus d'égoïsme
peut-être  que  vous ne  le  pensez  dans  mon  toast  :  il n'y  a  que les
établissements qui prospèrent dans lesquels  on soit bien  reçu ;  dans  les
hôtels  qui périclitent, tout va à la débandade, et le  voyageur est victime
des embarras de son hôte ; or,  moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette
route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.
     -- En effet, dit l'hôte, il me semble que ce n'est pas la première fois
que j'ai l'honneur de voir Monsieur.
     -- Bah ? je  suis passé  dix fois peut-être à Chantilly, et sur les dix
fois je me  suis arrêté  au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y
étais encore il y a dix ou douze jours à peu près ; je faisais la conduite à
des amis, à des mousquetaires, à telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de
dispute avec un étranger, un inconnu, un homme  qui lui a cherché je ne sais
quelle querelle.
     -- Ah ! oui vraiment ! dit l'hôte,  et je me  le rappelle parfaitement.
N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ?
     -- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage.
     -- Mon Dieu ! mon cher hôte, dites-moi, lui serait-il arrivé malheur ?
     -- Mais  Votre Seigneurie a dû remarquer qu'il  n'a pas pu continuer sa
route.
     -- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons
pas revu.
     --Il nous a fait l'honneur de rester ici.
     --Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ?
     --Oui, Monsieur, dans cet hôtel ; nous sommes même bien inquiets.
     --Et de quoi ?
     --De certaines dépenses qu'il a faites.
     -- Eh bien, mais les dépenses qu'il a faites, il les paiera.
     -- Ah ! Monsieur, vous me mettez  véritablement du baume dans le sang !
Nous avons fait de fort grandes avances, et ce  matin encore  le  chirurgien
nous déclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'était à moi  qu'il s'en
prendrait, attendu que c'était moi qui l'avais envoyé chercher.
     -- Mais Porthos est donc blessé ?
     -- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
     -- Comment,  vous ne  sauriez me le dire ?  vous devriez cependant être
mieux informé que personne.
     -- Oui, mais  dans notre  état  nous  ne disons pas  tout  ce que  nous
savons,  Monsieur,  surtout  quand  on  nous  a  prévenus  que nos  oreilles
répondraient pour notre langue.
     -- Eh bien, puis-je voir Porthos ?
     --  Certainement, Monsieur.  Prenez  l'escalier, montez au  premier  et
frappez au numéro 1. Seulement, prévenez que c'est vous.
     -- Comment ! que je prévienne que c'est moi ?
     -- Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
     -- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ?
     -- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un
mouvement de colère, vous passer son épée à travers le corps ou  vous brûler
la cervelle.
     -- Que lui avez-vous donc fait ?
     -- Nous lui avons demandé de l'argent.
     -- Ah  !  diable, je  comprends cela ;  c'est une  demande  que Porthos
reçoit très  mal quand  il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il  devait y
être.
     -- C'est ce que nous avions pensé aussi, Monsieur ; comme la maison est
fort régulière et que nous faisons nos comptes toutes  les semaines, au bout
de huit jours nous lui avons présenté notre  note ; mais  il paraît que nous
sommes  tombés dans un  mauvais moment,  car, au premier mot  que nous avons
prononcé sur la chose, il nous a envoyés  à tous les diables ; il  est  vrai
qu'il avait joué la veille.
     -- Comment, il avait joué la veille ! et avec qui ?
     -- Oh  ! mon Dieu, qui  sait  cela  ? avec  un  seigneur qui passait et
auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
     -- C'est cela, le malheureux aura tout perdu.
     -- Jusqu'à  son cheval,  Monsieur, car  lorsque  l'étranger a été  pour
partir,  nous nous sommes aperçus que son laquais  sellait le  cheval de  M.
Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation,  mais il nous a répondu
que nous nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval était
à lui.  Nous avons aussitôt fait prévenir M. Porthos de ce  qui  se passait,
mais il nous  a fait dire que nous étions des faquins de douter de la parole
d'un gentilhomme, et  que, puisque celui-là avait dit que  le cheval était à
lui, il fallait bien que cela fût.
     -- Je le reconnais bien là, murmura d'Artagnan.
     --  Alors, continua l'hôte, je lui fis  répondre que du moment où  nous
paraissions  destinés  à  ne  pas  nous  entendre  à  l'endroit du paiement,
j'espérais qu'il  aurait  au moins  la bonté  d'accorder  la  faveur  de  sa
pratique à  mon  confrère  le maître de l'Aigle d'Or ;  mais M.  Porthos  me
répondit que mon hôtel étant le meilleur, il désirait y rester.
     "  Cette  réponse était trop  flatteuse pour  que j'insistasse  sur son
départ. Je me bornai donc à le  prier  de me rendre  sa chambre, qui est  la
plus  belle de l'hôtel,  et  de  se  contenter d'un joli  petit  cabinet  au
troisième. Mais  à  ceci  M.  Porthos répondit que, comme il attendait  d'un
moment à l'autre sa maîtresse,  qui était une des plus  grandes dames de  la
cour,  je  devais  comprendre  que la  chambre  qu'il  me  faisait l'honneur
d'habiter chez moi était encore bien médiocre pour une pareille personne.
     " Cependant, tout  en  reconnaissant la  vérité de  ce qu'il disait, je
crus devoir  insister ; mais,  sans  même se  donner  la peine  d'entrer  en
discussion avec moi, il prit  son pistolet, le  mit sur sa table  de nuit et
déclara  qu'au premier mot qu'on lui dirait  d'un déménagement  quelconque à
l'extérieur  ou  à l'intérieur, il brûlerait la  cervelle à celui qui serait
assez imprudent pour se mêler d'une chose qui  ne regardait que  lui. Aussi,
depuis ce temps-là,  Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre,  si ce
n'est son domestique.
     -- Mousqueton est donc ici ?
     -- Oui,  Monsieur ;  cinq jours après son départ, il est revenu de fort
mauvaise humeur de son côté ;  il paraît que lui aussi a  eu  du désagrément
dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son maître, ce qui
fait que pour son maître il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme
il pense qu'on  pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont
il a besoin sans demander.
     --  Le fait  est, répondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarqué  dans
Mousqueton un dévouement et une intelligence très supérieurs.
     -- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement
quatre  fois par an de  me trouver  en  contact avec une  intelligence et un
dévouement semblables, et je suis un homme ruiné.
     -- Non, car Porthos vous paiera.
     -- Hum ! fit l'hôtelier d'un ton de doute.
     -- C'est le favori  d'une très grande  dame qui ne le laissera pas dans
l'embarras pour une misère comme celle qu'il vous doit.
     -- Si j'ose dire ce que je crois là-dessus...
     -- Ce que vous croyez ?
     -- Je dirai plus : ce que je sais.
     -- Ce que vous savez ?
     -- Et même ce dont je suis sûr.
     -- Et de quoi êtes-vous sûr, voyons ?
     -- Je dirai que je connais cette grande dame.
     -- Vous ?
     -- Oui, moi.
     -- Et comment la connaissez-vous ?
     -- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier à votre discrétion...
     -- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas  à vous repentir  de
votre confiance.
     -- Eh bien, Monsieur,  vous concevez,  l'inquiétude fait faire bien des
choses.
     -- Qu'avez-vous fait ?
     -- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un créancier.
     -- Enfin ?
     --  M.  Porthos nous a remis un  billet  pour  cette  duchesse, en nous
recommandant  de le  jeter à  la  poste. Son domestique n'était  pas  encore
arrivé. Comme il ne  pouvait pas  quitter sa  chambre, il fallait bien qu'il
nous chargeât de ses commissions.
     -- Ensuite ?
     --  Au lieu de mettre la lettre à la poste,  ce qui n'est  jamais  bien
sûr, j'ai profité de l'occasion de  l'un de mes garçons qui  allait à Paris,
et je lui ai  ordonné  de  la remettre à cette duchesse  elle-même.  C'était
remplir les  intentions  de M.  Porthos, qui nous avait si  fort  recommandé
cette lettre, n'est-ce pas ?
     -- A peu près.
     -- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ?
     -- Non ; j'en ai entendu parler à Porthos, voilà tout.
     -- Savez-vous ce que c'est que cette prétendue duchesse ?
     -- Je vous le répète, je ne la connais pas.
     --  C'est  une  vieille procureuse  au  Châtelet, Monsieur,  nommée Mme
Coquenard, laquelle a  au moins cinquante ans, et se donne  encore des  airs
d'être jalouse. Cela  me  paraissait aussi fort singulier, une princesse qui
demeure rue aux Ours.
     -- Comment savez-vous cela ?
     --  Parce  qu'elle  s'est  mise  dans une grande colère en recevant  la
lettre,  disant que M. Porthos  était un volage, et que c'était  encore pour
quelque femme qu'il avait reçu ce coup d'épée.
     -- Mais il a donc reçu un coup d'épée ?
     -- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit là ?
     -- Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup d'épée.
     -- Oui ; mais il m'avait si fort défendu de le dire !
     -- Pourquoi cela ?
     -- Dame ! Monsieur, parce qu'il  s'était vanté de perforer cet étranger
avec  lequel  vous l'avez laissée en dispute, et que c'est cet étranger,  au
contraire, qui, malgré toutes ses rodomontades, l'a couché sur  le  carreau.
Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, excepté envers la duchesse,
qu'il avait cru intéresser en lui  faisant le  récit de son aventure,  il ne
veut avouer à personne que c'est un coup d'épée qu'il a reçu.
     -- Ainsi c'est donc un coup d'épée qui le retient dans son lit ?
     -- Et un  maître coup  d'épée, je vous l'assure.  Il faut que votre ami
ait l'âme chevillée dans le corps.
     -- Vous étiez donc là ?
     -- Monsieur, je les avais suivis par curiosité, de sorte que j'ai vu le
combat sans que les combattants me vissent.
     -- Et comment cela s'est-il passé ?
     -- Oh ! la chose n'a pas  été  longue, je vous en réponds. Ils se  sont
mis en garde ;  l'étranger a fait une feinte  et s'est fendu  ; tout cela si
rapidement,  que  lorsque  M.  Porthos est arrivé à la parade, il avait déjà
trois pouces de fer dans la  poitrine. Il  est tombé  en arrière. L'étranger
lui a  mis aussitôt  la pointe de son  épée à la  gorge ; et M. Porthos,  se
voyant  à  la  merci  de  son  adversaire,  s'est  avoué vaincu.  Sur  quoi,
l'étranger lui a demandé son nom, et apprenant  qu'il s'appelait M. Porthos,
et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramené à l'hôtel, est monté
à cheval et a disparu.
     -- Ainsi c'est à M. d'Artagnan qu'en voulait cet étranger ?
     -- Il paraît que oui.
     -- Et savez-vous ce qu'il est devenu ?
     -- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'à  ce moment et  nous ne l'avons
pas revu depuis.
     -- Très bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites
que la chambre de Porthos est au premier, numéro I ?
     -- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais
déjà eu dix fois l'occasion de louer.
     -- Bah  !  tranquillisez vous, dit d'Artagnan  en riant ; Porthos  vous
paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard.
     --  Oh ! Monsieur,  procureuse ou duchesse, si elle lâchait les cordons
de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a  positivement  répondu qu'elle
était lasse des exigences et  des infidélités de M. Porthos,  et  qu'elle ne
lui enverrait pas un denier.
     -- Et avez-vous rendu cette réponse à votre hôte ?
     --  Nous nous en sommes bien gardés  : il  aurait vu de  quelle manière
nous avions fait la commission.
     -- Si bien qu'il attend toujours son argent ?
     -- Oh  ! mon Dieu, oui ! Hier  encore, il  a écrit ; mais,  cette fois,
c'est son domestique qui a mis la lettre à la poste.
     -- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?.
     -- Cinquante ans au moins,  Monsieur, et pas belle du  tout, à ce  qu'a
dit Pathaud.
     -- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs
Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.
     --  Comment, pas grand-chose  ! Une vingtaine  de pistoles  déjà,  sans
compter  le médecin. Oh ! il  ne se  refuse rien, allez  ! on voit qu'il est
habitué à bien vivre.
     -- Eh bien, si sa maîtresse l'abandonne, il  trouvera des amis, je vous
le certifie.  Ainsi,  mon  cher hôte, n'ayez aucune inquiétude, et continuez
d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son état.
     -- Monsieur m'a promis de  ne pas parler de la procureuse et de ne  pas
dire un mot de la blessure.
     -- C'est chose convenue ; vous avez ma parole.
     -- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous !
     -- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. "
     En disant ces  mots, d'Artagnan monta l'escalier,  laissant son hôte un
peu  plus  rassuré à  l'endroit  de  deux  choses  auxquelles il  paraissait
beaucoup tenir : sa créance et sa vie.
     Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor était
tracé, à l'encre noire, un numéro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup,
et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intérieur, il entra.
     Porthos  était  couché,  et  faisait  une  partie  de  lansquenet  avec
Mousqueton, pour  s'entretenir la  main,  tandis  qu'une  broche  chargée de
perdrix  tournait devant  le  feu, et qu'à chaque coin d'une grande cheminée
bouillaient sur deux réchauds deux casseroles,  d'où s'exhalait  une  double
odeur  de gibelotte  et de  matelote qui réjouissait l'odorat.  En outre, le
haut  d'un  secrétaire et  le  marbre  d'une  commode  étaient  couverts  de
bouteilles vides.
     A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton,
se  levant respectueusement,  lui céda la place et s'en alla donner un  coup
d'oeil  aux  deux   casseroles,   dont  il  paraissait   avoir  l'inspection
particulière.
     "  Ah  ! pardieu  !  c'est  vous,  dit  Porthos à d'Artagnan,  soyez le
bienvenu, et  excusez-moi  si  je  ne  vais  pas  au-devant  de vous.  Mais,
ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine inquiétude, vous savez
ce qui m'est arrivé ?
     -- Non.
     -- L'hôte ne vous a rien dit ?
     -- J'ai demandé après vous, et je suis monté tout droit. "
     -- Porthos parut respirer plus librement.
     "  Et  que  vous  est-il donc  arrivé,  mon  cher  Porthos  ?  continua
d'Artagnan.
     -- Il m'est  arrivé qu'en me fendant sur mon  adversaire, à qui j'avais
déjà allongé trois coups  d'épée, et  avec lequel  je voulais en finir  d'un
quatrième, mon pied a porté sur une pierre, et je me suis foulé le genou.
     -- Vraiment ?
     -- D'honneur ! Heureusement pour  le maraud, car  je ne l'aurais laissé
que mort sur la place, je vous en réponds.
     -- Et qu'est-il devenu ?
     --  Oh  ! je  n'en sais  rien ; il en a eu assez, et  il est parti sans
demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan,  que vous est-il arrivé
?
     -- De sorte, continua d'Artagnan,  que cette foulure, mon cher Porthos,
vous retient au lit ?
     -- Ah ! mon Dieu, oui,  voilà  tout ; du reste, dans  quelques jours je
serai sur pied.
     -- Pourquoi alors ne vous êtes-vous pas fait transporter à Paris ? Vous
devez vous ennuyer cruellement ici.
     --  C'était mon intention ; mais, mon  cher ami,  il faut  que je  vous
avoue une chose.
     -- Laquelle ?
     -- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites,
et que  j'avais  dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m'aviez
distribuées, j'ai, pour me distraire, fait monter près de moi un gentilhomme
qui était de passage, et  auquel j'ai proposé de faire une partie de dés. Il
a accepté, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passées de ma poche
dans la  sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore  emporté par-dessus
le marché. Mais vous, mon cher d'Artagnan ?
     -- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas être privilégié de
toutes façons, dit d'Artagnan ; vous savez le  proverbe :  "  Malheureux  au
jeu, heureux en amour. " Vous êtes trop heureux en amour pour que  le jeu ne
se venge pas ; mais  que vous importent,  à vous, les revers de la fortune !
n'avez-vous  pas,  heureux  coquin  que  vous  êtes, n'avez-vous  pas  votre
duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ?
     -- Eh  bien,  voyez, mon  cher d'Artagnan,  comme je  joue de  guignon,
répondit  Porthos de l'air le  plus  dégagé  du monde !  je lui  ai écrit de
m'envoyer  quelque cinquante  louis dont  j'avais absolument besoin,  vu  la
position où je me trouvais...
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, il faut  qu'elle soit dans ses terres, car elle ne  m'a pas
répondu.
     -- Vraiment ?
     -- Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde épître plus  pressante
encore que la première ; mais vous voilà, mon très cher, parlons de vous. Je
commençais, je vous l'avoue, à  être dans  une certaine inquiétude sur votre
compte.
     -- Mais votre hôte se conduit bien envers vous, à ce qu'il paraît,  mon
cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant  au malade les casseroles  pleines et
les bouteilles vides.
     -- Couci-couci  ! répondit  Porthos. Il y a déjà  trois ou quatre jours
que l'impertinent m'a monté son compte, et que je les ai mis à la porte, son
compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une façon de vainqueur, comme
une  manière de conquérant. Aussi, vous le voyez,  craignant toujours d'être
forcé dans la position, je suis armé jusqu'aux dents.
     --  Cependant,  dit en riant d'Artagnan, il me semble que  de  temps en
temps vous faites des sorties. "
     Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.
     " Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette  misérable foulure
me  retient au lit, mais Mousqueton  bat  la campagne,  et  il rapporte  des
vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu'il  nous arrive
du renfort, il nous faudra un supplément de victuailles.
     --  Mousqueton, dit  d'Artagnan, il  faudra  que  vous  me  rendiez  un
service.
     -- Lequel, Monsieur ?
     -- C'est de donner votre recette à Planchet  ;  je pourrais me  trouver
assiégé à mon tour, et je  ne serais  pas fâché qu'il me fît jouir des mêmes
avantages dont vous gratifiez votre maître.
     --  Eh ! mon Dieu ! Monsieur,  dit Mousqueton d'un air modeste, rien de
plus facile. Il  s'agit d'être  adroit,  voilà  tout.  J'ai été  élevé à  la
campagne,  et  mon  père,   dans  ses  moments  perdus,  était  quelque  peu
braconnier.
     -- Et le reste du temps, que faisait-il ?
     -- Monsieur,  il pratiquait  une industrie  que  j'ai  toujours trouvée
assez heureuse.
     -- Laquelle ?
     -- Comme c'était au temps des guerres des catholiques et des huguenots,
et qu'il voyait les  catholiques exterminer les  huguenots, et les huguenots
exterminer les catholiques, le tout au nom de  la religion,  il s'était fait
une  croyance mixte,  ce qui lui permettait d'être tantôt catholique, tantôt
huguenot. Or il  se promenait habituellement, son  escopette  sur  l'épaule,
derrière les haies qui bordent  les chemins,  et  quand il  voyait  venir un
catholique seul,  la  religion protestante  l'emportait  aussitôt  dans  son
esprit. Il abaissait  son  escopette  dans la  direction du voyageur ; puis,
lorsqu'il était  à dix pas de  lui, il  entamait  un  dialogue qui finissait
presque toujours  par l'abandon  que le voyageur  faisait  de sa bourse pour
sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se
sentait  pris  d'un  zèle  catholique  si  ardent, qu'il ne  comprenait  pas
comment,  un quart d'heure auparavant, il avait pu avoir  des doutes  sur la
supériorité  de  notre  sainte  religion.   Car,  moi,  Monsieur,  je   suis
catholique,  mon  père, fidèle  à ses principes,  ayant fait  mon frère aîné
huguenot.
     -- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan.
     -- Oh  ! de la façon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour, il s'était
trouvé pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique à qui il
avait déjà eu affaire, et  qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu'ils se
réunirent contre lui et le pendirent à un arbre ; puis ils vinrent se vanter
de la belle équipée qu'ils avaient faite dans le cabaret du premier village,
où nous étions à boire, mon frère et moi.
     -- Et que fîtes-vous ? dit d'Artagnan.
     -- Nous les  laissâmes dire, reprit Mousqueton. Puis  comme, en sortant
de  ce  cabaret, ils  prenaient  chacun une  route  opposée, mon  frère alla
s'embusquer sur le chemin du  catholique,  et  moi sur celui  du protestant.
Deux  heures après, tout était  fini,  nous leur avions  fait à  chacun  son
affaire, tout  en admirant la prévoyance de notre pauvre père qui avait pris
la précaution de nous élever chacun dans une religion différente.
     --  En effet, comme  vous  le dites, Mousqueton, votre  père  me paraît
avoir  été un gaillard fort intelligent. Et vous  dites  donc que, dans  ses
moments perdus, le brave homme était braconnier ?
     --  Oui, Monsieur, et c'est lui  qui m'a appris à nouer un  collet et à
placer une ligne de fond. Il en résulte que lorsque j'ai vu que notre gredin
d'hôte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes pour des manants,
et qui n'allaient point à deux estomacs aussi débilités que  les  nôtres, je
me suis remis quelque peu à mon ancien  métier. Tout en me promenant dans le
bois de M. le Prince, j'ai tendu des  collets dans les passées ;  tout en me
couchant  au bord des  pièces  d'eau de Son Altesse, j'ai glissé  des lignes
dans les  étangs. De  sorte que maintenant, grâce  à Dieu, nous ne  manquons
pas, comme Monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et
d'anguilles, tous aliments légers et sains, convenables pour des malades.
     -- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre hôte ?
     -- C'est-à-dire, oui et non.
     -- Comment, oui et non ?
     -- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur.
     -- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation  est pleine de choses
instructives.
     --  Voici, Monsieur.  Le  hasard  a fait que  j'ai  rencontré dans  mes
pérégrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le
Nouveau Monde.
     -- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles  qui
sont sur ce secrétaire et sur cette commode ?
     -- Patience, Monsieur, chaque chose viendra à son tour.
     -- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte à vous, et j'écoute.
     --  Cet Espagnol avait à son  service un laquais qui l'avait accompagné
dans  son voyage au  Mexique. Ce laquais était mon compatriote, de sorte que
nous nous liâmes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de grands
rapports de caractère. Nous aimions tous deux la chasse  par-dessus tout, de
sorte  qu'il  me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels
du pays chassent le tigre et les taureaux avec  de  simples noeuds  coulants
qu'ils jettent  au cou de ces  terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas
croire qu'on pût en arriver à ce degré d'adresse, de jeter à vingt ou trente
pas l'extrémité d'une corde où l'on veut  ; mais devant la preuve il fallait
bien reconnaître la vérité du récit. Mon ami plaçait  une bouteille à trente
pas, et à chaque coup il  lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me
livrai à cet exercice,  et  comme la  nature m'a doué de quelques  facultés,
aujourd'hui je jette le lasso  aussi bien qu'aucun homme  du monde. Eh bien,
comprenez-vous ?  Notre hôte a une cave très bien garnie, mais dont  la clef
ne  le  quitte  pas  ;  seulement,  cette  cave a  un soupirail. Or,  par ce
soupirail, je jette le lasso ;  et comme je  sais  maintenant où  est le bon
coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve être en
rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrétaire.
Maintenant,  voulez-vous  goûter  notre vin, et, sans prévention, vous  nous
direz ce que vous en pensez.
     -- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de déjeuner.
     -- Eh bien, dit Porthos, mets la  table, Mousqueton, et tandis que nous
déjeunerons, nous, d'Artagnan  nous racontera ce qu'il est devenu lui- même,
depuis dix jours qu'il nous a quittés.
     -- Volontiers " , dit d'Artagnan.
     Tandis  que  Porthos  et  Mousqueton déjeunaient avec  des  appétits de
convalescents et cette cordialité de frères qui rapproche les hommes dans le
malheur,  d'Artagnan  raconta  comment  Aramis  blessé  avait  été  forcé de
s'arrêter  à Crèvecoeur, comment il avait laissé Athos  se débattre à Amiens
entre les mains de quatre  hommes qui l'accusaient d'être un faux-monnayeur,
et comment, lui,  d'Artagnan,  avait été  forcé de passer sur  le  ventre du
comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre.
     Mais  là  s'arrêta la  confidence  de d'Artagnan ; il annonça seulement
qu'à  son  retour  de la  Grande-Bretagne  il  avait ramené  quatre  chevaux
magnifiques,  dont un pour  lui et un  autre pour  chacun de ses compagnons,
puis il termina en annonçant à Porthos que celui qui lui était destiné était
déjà installé dans l'écurie de l'hôtel.
     En ce  moment Planchet entra ; il prévenait  son maître que les chevaux
étaient  suffisamment reposés,  et  qu'il serait possible  d'aller coucher à
Clermont.
     Comme  d'Artagnan  était à peu près  rassuré sur Porthos, et qu'il  lui
tardait d'avoir des nouvelles  de ses deux autres amis, il tendit la main au
malade,  et le prévint qu'il  allait  se mettre en route pour continuer  ses
recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la  même route, si, dans
sept à huit jours, Porthos était encore à l'hôtel du Grand Saint Martin , il
le reprendrait en passant.
     Porthos  répondit que,  selon  toute  probabilité,  sa  foulure ne  lui
permettrait pas de s'éloigner d'ici là. D'ailleurs il fallait qu'il restât à
Chantilly pour attendre une réponse de sa duchesse.
     D'Artagnan lui souhaita cette réponse prompte et bonne ; et après avoir
recommandé de nouveau Porthos  à Mousqueton, et payé sa dépense à l'hôte, il
se remit en route  avec Planchet,  déjà  débarrassé d'un de ses  chevaux  de
main.







     D'Artagnan  n'avait  rien  dit  à  Porthos  de  sa  blessure  ni de  sa
procureuse. C'était un garçon fort  sage que  notre Béarnais, si jeune qu'il
fût. En conséquence, il  avait fait semblant de croire tout ce que lui avait
raconté le glorieux  mousquetaire, convaincu qu'il  n'y a  pas  d'amitié qui
tienne à  un secret surpris, surtout quand ce secret  intéresse l'orgueil  ;
puis on a toujours une  certaine supériorité morale sur ceux dont on sait la
vie.
     Or  d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue à venir,  et  décidé  qu'il
était  à faire  de  ses  trois  compagnons  les instruments  de sa  fortune,
d'Artagnan n'était  pas fâché  de réunir  d'avance  dans sa  main  les  fils
invisibles à l'aide desquels il comptait les mener.
     Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait
le  coeur : il pensait à cette jeune et jolie  Mme Bonacieux qui devait  lui
donner le prix  de  son  dévouement ; mais, hâtons-nous de  le  dire,  cette
tristesse venait moins  chez le  jeune homme du regret  de son bonheur perdu
que de la crainte qu'il éprouvait  qu'il n'arrivât  malheur  à  cette pauvre
femme.  Pour lui,  il  n'y avait  pas  de doute, elle  était  victime  d'une
vengeance du cardinal, et comme on le sait,  les vengeances  de Son Eminence
étaient  terribles.  Comment  avait-il  trouvé  grâce  devant  les  yeux  du
ministre, c'est  ce qu'il ignorait  lui-même et  sans doute ce  que lui  eût
révélé M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eût trouvé chez lui.
     Rien ne fait marcher le temps et n'abrège la route comme une pensée qui
absorbe en elle-même  toutes  les facultés de  l'organisation de  celui  qui
pense. L'existence extérieure ressemble alors à un sommeil dont cette pensée
est  le  rêve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace  n'a
plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive  à un autre, voilà tout.
De  l'intervalle  parcouru, rien  ne reste  présent  à votre  souvenir qu'un
brouillard vague dans lequel s'effacent mille  images confuses  d'arbres, de
montagnes  et  de  paysages. Ce  fut  en  proie  à  cette hallucination  que
d'Artagnan franchit,  à  l'allure que voulut  prendre son cheval, les six ou
huit  lieues  qui séparent Chantilly de Crèvecoeur, sans qu'en arrivant dans
ce  village il se souvînt d'aucune des choses qu'il avait rencontrées sur sa
route.
     Là  seulement la  mémoire  lui revint, il secoua la  tête,  aperçut  le
cabaret  où  il avait laissé  Aramis, et,  mettant  son cheval  au trot,  il
s'arrêta à la porte.
     Cette fois  ce  ne fut pas un hôte, mais une  hôtesse  qui le  reçut  ;
d'Artagnan  était physionomiste,  il  enveloppa  d'un coup  d'oeil la grosse
figure  réjouie de la maîtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin
de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien à craindre  de  la part d'une
si joyeuse physionomie.
     " Ma bonne  dame,  lui  demanda  d'Artagnan, pourriez-vous  me dire  ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous  avons été forcés de laisser ici il y
a une douzaine de jours ?
     -- Un  beau  jeune  homme de  vingt-trois  à  vingt-quatre  ans,  doux,
aimable, bien fait ?
     -- De plus, blessé à l'épaule.
     -- C'est cela !
     -- Justement.
     -- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici.
     -- Ah ! pardieu, ma chère  dame, dit d'Artagnan en mettant pied à terre
et en jetant la bride  de son cheval au  bras de Planchet, vous me rendez la
vie  ; où est-il, ce cher Aramis, que je  l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai
hâte de le revoir.
     -- Pardon, Monsieur,  mais je  doute  qu'il  puisse vous recevoir en ce
moment.
     -- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ?
     --  Jésus ! que  dites-vous là ! le pauvre garçon  ! Non, Monsieur,  il
n'est pas avec une femme.
     -- Et avec qui est-il donc ?
     -- Avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites d'Amiens.
     -- Mon Dieu ! s'écria d'Artagnan, le pauvre garçon irait-il plus mal ?
     -- Non, Monsieur,  au  contraire ; mais, à la suite de  sa  maladie, la
grâce l'a touché et il s'est décidé à entrer dans les ordres.
     --  C'est  juste,   dit   d'Artagnan,  j'avais  oublié  qu'il   n'était
mousquetaire que par intérim.
     -- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
     -- Plus que jamais.
     -- Eh bien, Monsieur n'a qu'à prendre l'escalier à droite dans la cour,
au second, n 5. "
     D'Artagnan s'élança  dans  la direction  indiquée et trouva  un de  ces
escaliers extérieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans  les cours
des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas  ainsi chez le  futur  abbé ;
les défilés de la chambre d'Aramis étaient gardés ni plus ni  moins que  les
jardins  d'Aramis  ; Bazin  stationnait dans  le corridor  et lui  barra  le
passage avec d'autant plus d'intrépidité qu'après bien des années d'épreuve,
Bazin se voyait enfin près  d'arriver  au résultat qu'il avait éternellement
ambitionné.
     En effet, le rêve du pauvre Bazin avait toujours été de servir un homme
d'Eglise, et  il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans
l'avenir où Aramis  jetterait  enfin  la casaque  aux orties pour prendre la
soutane. La promesse renouvelée chaque jour par le jeune homme que le moment
ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service
dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son âme.
     Bazin était  donc au comble de la  joie. Selon toute probabilité, cette
fois son maître  ne se dédirait pas.  La réunion de la douleur physique à la
douleur morale avait produit l'effet si longtemps désiré : Aramis, souffrant
à la fois du corps et de l'âme, avait enfin arrêté  sur la religion ses yeux
et sa pensée, et  il avait regardé comme un avertissement du Ciel  le double
accident  qui  lui était  arrivé, c'est-à-dire la disparition subite  de  sa
maîtresse et sa blessure à l'épaule.
     On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition où il se trouvait,
être plus désagréable à Bazin que l'arrivée  de d'Artagnan, laquelle pouvait
rejeter son maître dans le tourbillon  des idées mondaines  qui l'avaient si
longtemps entraîné. Il  résolut  donc  de  défendre bravement la  porte ; et
comme, trahi  par la maîtresse de  l'auberge, il ne pouvait  dire  qu'Aramis
était absent,  il  essaya  de prouver  au  nouvel arrivant que ce  serait le
comble  de  l'indiscrétion  que  de  déranger  son  maître  dans  la  pieuse
conférence qu'il avait entamée depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne
pouvait être terminée avant le soir.
     Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'éloquent  discours  de maître
Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une  polémique avec le valet
de son ami, il l'écarta tout simplement  d'une main, et de l'autre il tourna
le bouton de la porte n 5.
     La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pénétra dans la chambre.

     Aramis,  en surtout noir,  le  chef accommodé d'une espèce de  coiffure
ronde  et plate qui ne ressemblait pas mal à une calotte, était assis devant
une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'énormes in-folio  ; à
sa droite était  assis le supérieur des jésuites, et à  sa gauche le curé de
Montdidier. Les rideaux  étaient à demi clos et ne laissaient pénétrer qu'un
jour mystérieux, ménagé pour une béate rêverie. Tous les objets mondains qui
peuvent frapper  l'oeil  quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et
surtout lorsque  ce jeune homme est  mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramenât son maître aux
idées de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'épée, les pistolets, le
chapeau à plume, les broderies  et les  dentelles de tout genre  et de toute
espèce.
     Mais,  en leur lieu  et place, d'Artagnan crut apercevoir dans  un coin
obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou à la muraille.
     Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tête et
reconnut son ami. Mais, au grand étonnement  du jeune homme, sa vue ne parut
pas produire  une  grande  impression sur  le mousquetaire,  tant son esprit
était détaché des choses de la terre.
     " Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis  ; croyez que je suis heureux de
vous voir.
     -- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sûr
que ce soit à Aramis que je parle.
     -- A lui-même, mon ami, à lui-même ; mais qui a pu vous faire douter ?
     -- J'avais peur de me  tromper de chambre, et j'ai  cru d'abord  entrer
dans  l'appartement de  quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur  m'a
pris en  vous trouvant  en compagnie de  ces Messieurs  :  c'est que vous ne
fussiez gravement malade. "
     Les deux  hommes noirs  lancèrent  sur d'Artagnan, dont ils  comprirent
l'intention,  un regard presque  menaçant ; mais d'Artagnan ne s'en inquiéta
pas.
     " Je  vous trouble peut-être, mon  cher  Aramis, continua  d'Artagnan ;
car, d'après ce que je  vois, je suis porté à croire que vous vous confessez
à ces Messieurs. "
     Aramis rougit imperceptiblement.
     " Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure
; et comme  preuve  de  ce  que je dis, permettez-moi de me  réjouir en vous
voyant sain et sauf.
     -- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux.
     -- Car, Monsieur,  qui est  mon ami, vient d'échapper à un rude danger,
continua Aramis avec  onction,  en montrant  de la main d'Artagnan  aux deux
ecclésiastiques.
     --   Louez   Dieu,  Monsieur,  répondirent  ceux-ci  en  s'inclinant  à
l'unisson.
     -- Je n'y ai pas manqué, mes révérends, répondit le jeune homme en leur
rendant leur salut à son tour.
     -- Vous arrivez  à propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et  vous allez,
en prenant part à la discussion, l'éclairer de vos lumières. M. le principal
d'Amiens, M. le  curé de Montdidier et  moi, nous  argumentons sur certaines
questions  théologiques dont  l'intérêt nous captive  depuis longtemps ;  je
serais charmé d'avoir votre avis.
     --  L'avis  d'un  homme  d'épée  est  bien  dénué  de  poids,  répondit
d'Artagnan,  qui  commençait à s'inquiéter de la tournure  que prenaient les
choses,  et  vous  pouvez vous en tenir,  croyez-moi,  à la  science  de ces
Messieurs. "
     Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.
     " Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera précieux ; voici
de  quoi il s'agit  : M. le  principal croit que ma thèse  doit être surtout
dogmatique et didactique.
     -- Votre thèse ! vous faites donc une thèse ?
     --  Sans  doute,  répondit  le  jésuite  ;  pour l'examen  qui  précède
l'ordination, une thèse est de rigueur.
     -- L'ordination !  s'écria d'Artagnan,  qui ne pouvait  croire à ce que
lui avaient dit successivement l'hôtesse et Bazin, ... l'ordination ! "
     Et il promenait ses yeux  stupéfaits  sur les trois  personnages  qu'il
avait devant lui.
     " Or " ,  continua Aramis  en  prenant  sur son fauteuil la  même  pose
gracieuse que s'il eût été dans une ruelle et en examinant avec complaisance
sa  main blanche et potelée comme une main  de femme, qu'il tenait en  l'air
pour  en  faire  descendre  le  sang  :  "  or,  comme  vous l'avez entendu,
d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thèse fût dogmatique, tandis que
je voudrais, moi, qu'elle fût idéale. C'est donc pourquoi M. le principal me
proposait ce sujet qui n'a point encore été traité, dans lequel je reconnais
qu'il y a matière à de magnifiques développements.
     " Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. "
     D'Artagnan, dont nous connaissons l'érudition, ne sourcilla pas plus  à
cette citation qu'à celle  que lui avait faite M. de Tréville  à  propos des
présents qu'il prétendait que d'Artagnan avait reçus de M. de Buckingham.
     " Ce qui veut  dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilité : les
deux mains sont indispensables aux  prêtres des ordres inférieurs, quand ils
donnent la bénédiction.
     -- Admirable sujet ! s'écria le jésuite.
     -- Admirable  et dogmatique ! "  répéta  le  curé qui, de  la force  de
d'Artagnan  à peu  près sur le latin,  surveillait soigneusement le  jésuite
pour emboîter le pas avec lui et répéter ses paroles comme un écho.
     Quant   à   d'Artagnan,   il   demeura   parfaitement   indifférent   à
l'enthousiasme des deux hommes noirs.
     " Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige
une  étude  approfondie  des Pères et  des  Ecritures. Or j'ai avoué  à  ces
savants  ecclésiastiques,  et  cela en  toute humilité, que les  veilles des
corps de garde et le service du roi m'avaient fait  un peu négliger l'étude.
Je me trouverai donc plus à mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon
choix, qui serait à  ces rudes questions théologiques ce que la morale est à
la métaphysique en philosophie. "
     D'Artagnan s'ennuyait profondément, le curé aussi.
     " Voyez quel exorde ! s'écria le jésuite.
     -- Exordium , répéta le curé pour dire quelque chose.
     -- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. "
     Aramis jeta un coup d'oeil de côté sur  d'Artagnan, et  il vit  que son
ami bâillait à se démonter la mâchoire.
     " Parlons  français, mon père, dit-il au jésuite, M. d'Artagnan goûtera
plus vivement nos paroles.
     -- Oui, je suis fatigué de  la route, dit d'Artagnan, et  tout ce latin
m'échappe.
     --  D'accord,  dit  le jésuite  un  peu  dépité,  tandis  que  le curé,
transporté d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance
; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose.
     -- Moïse,  serviteur de Dieu... il  n'est que serviteur,  entendez-vous
bien  ! Moïse bénit avec les mains ; il se fait  tenir les deux bras, tandis
que les Hébreux battent leurs ennemis ; donc il bénit avec  les  deux mains.
D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez
les mains, et non pas la main.
     -- Imposez  les mains, répéta le curé en faisant  un geste. -- A  saint
Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jésuite
: Ponige digitos . Présentez les doigts ; y êtes-vous maintenant ?
     -- Certes, répondit Aramis en se délectant, mais la chose est subtile.
     -- Les doigts ! reprit le jésuite ; saint Pierre bénit avec les doigts.
Le pape bénit donc aussi avec les doigts. Et avec  combien  de doigts bénit-
il ?  Avec trois doigts, un pour le  Père,  un pour le Fils,  et  un pour le
Saint-Esprit. "
     Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
     "  Le  pape est successeur de saint  Pierre  et  représente  les  trois
pouvoirs   divins   ;  le   reste,  ordines  inferiores  de  la   hiérarchie
ecclésiastique, bénit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus
humbles  clercs, tels  que  nos  diacres et  sacristains, bénissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre  indéfini de  doigts bénissants. Voilà le
sujet simplifié, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais  avec cela,
continua le jésuite, deux volumes de la taille de celui-ci. "
     Et,  dans  son  enthousiasme,  il  frappait sur  le  saint  Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
     D'Artagnan frémit.
     " Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette thèse, mais
en même temps  je la reconnais écrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ;
dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goût : Non inutile est
desiderium in oblatione , ou mieux encore  : un peu de regret ne messied pas
dans une offrande au Seigneur.
     -- Halte-là ! s'écria le jésuite,  car cette thèse frise l'hérésie ; il
y  a une  proposition presque semblable  dans l'Augustinus de  l'hérésiarque
Jansénius, dont tôt ou tard le livre  sera brûlé par les  mains du bourreau.
Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez  vers les fausses doctrines, mon
jeune ami ; vous vous perdrez !
     -- Vous vous perdrez, dit le curé en secouant douloureusement la tête.
     -- Vous touchez à ce fameux  point du libre arbitre,  qui est un écueil
mortel.  Vous  abordez  de  front les  insinuations  des  pélagiens  et  des
demi-pélagiens.
     -- Mais, mon révérend... . , reprit Aramis quelque peu  abasourdi de la
grêle d'arguments qui lui tombait sur la tête.
     -- Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui donner le temps
de parler,  que l'on  doit  regretter le monde  lorsqu'on  s'offre  à Dieu ?
Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter  le
monde, c'est regretter le diable : voilà ma conclusion.
     -- C'est la mienne aussi, dit le curé.
     -- Mais de grâce !... dit Aramis.
     -- Desideras diabolum , infortuné ! s'écria le jésuite.
     --  Il regrette  le  diable !  Ah ! mon  jeune ami,  reprit le  curé en
gémissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. "
     D'Artagnan  tournait  à  l'idiotisme  ; il  lui semblait  être dans une
maison  de fous, et qu'il  allait  devenir  fou  comme  ceux  qu'il  voyait.
Seulement  il était forcé de se taire,  ne comprenant point la langue qui se
parlait devant lui.
     " Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle
commençait à percer un peu d'impatience, je ne  dis  pas que  je regrette  ;
non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... "
     Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit autant.
     " Non,  mais  convenez au moins qu'on a mauvaise  grâce de n'offrir  au
Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté. Ai-je raison, d'Artagnan ?
     -- Je le crois pardieu bien ! " s'écria celui-ci.
     Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise.
     " Voici mon point de  départ, c'est un syllogisme : le monde  ne manque
pas  d'attraits,  je  quitte  le  monde,  donc  je fais un  sacrifice  ;  or
l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.
     -- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
     -- Et puis, continua Aramis  en se  pinçant l'oreille  pour  la  rendre
rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai
fait certain rondeau  là-dessus que je  communiquai à M. Voiture l'an passé,
et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments.
     -- Un rondeau ! fit dédaigneusement le jésuite.
     -- Un rondeau ! dit machinalement le curé.
     -- Dites, dites, s'écria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu.
     -- Non, car il est religieux, répondit Aramis, et c'est de la théologie
en vers.
     -- Diable ! fit d'Artagnan.
     -- Le voici, dit Aramis d'un petit  air modeste  qui n'était pas exempt
d'une certaine teinte d'hypocrisie :
     -- Vous qui pleurez un passé plein de charmes, --
     -- Et qui traînez des jours infortunés, --
     -- Tous vos malheurs se verront terminés, --
     -- Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes, --
     -- Vous qui pleurez. --
     D'Artagnan et le curé parurent flattés.  Le jésuite  persista dans  son
opinion.
     "  Gardez-vous du  goût profane dans le style théologique.  Que dit  en
effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo .
     -- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curé.
     --  Or, se  hâta d'interrompre le  jésuite en voyant que son acolyte se
fourvoyait, or  votre  thèse  plaira aux  dames, voilà  tout ;  elle aura le
succès d'une plaidoirie de maître Patru.
     -- Plaise à Dieu ! s'écria Aramis transporté.
     -- Vous  le voyez, s'écria le jésuite, le  monde parle encore en vous à
haute  voix, altissima  voce . Vous suivez le  monde,  mon  jeune ami, et je
tremble que la grâce ne soit point efficace.
     -- Rassurez-vous, mon révérend, je réponds de moi.
     -- Présomption mondaine !
     -- Je me connais, mon père, ma résolution est irrévocable.
     -- Alors vous vous obstinez à poursuivre cette thèse ?
     -- Je me sens appelé à traiter celle-là, et non pas une autre ; je vais
donc  la  continuer,  et  demain  j'espère  que  vous  serez  satisfait  des
corrections que j'y aurai faites d'après vos avis.
     --  Travaillez lentement,  dit  le curé,  nous  vous laissons  dans des
dispositions excellentes.
     -- Oui, le  terrain est tout ensemencé, dit le jésuite, et nous n'avons
pas à craindre qu'une partie du grain soit tombée sur la pierre, l'autre  le
long du chemin, et que les oiseaux  du ciel aient mangé le reste, aves coeli
coznederunt illam .
     --  Que la  peste t'étouffe avec  ton latin  ! dit  d'Artagnan,  qui se
sentait au bout de ses forces.
     -- Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.
     -- A  demain, jeune téméraire, dit le  jésuite ; vous promettez  d'être
une des lumières de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumière ne soit pas
un feu dévorant. "
     D'Artagnan,   qui  pendant  une  heure   s'était   rongé   les   ongles
d'impatience, commençait à attaquer la chair.
     Les deux hommes noirs  se levèrent, saluèrent Aramis  et d'Artagnan, et
s'avancèrent vers la porte. Bazin, qui s'était  tenu  debout  et  qui  avait
écouté toute  cette  controverse avec une  pieuse  jubilation, s'élança vers
eux,  prit  le  bréviaire  du  curé,   le  missel  du  jésuite,  et   marcha
respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.
     Aramis les  conduisit jusqu'au  bas  de  l'escalier et remonta aussitôt
près de d'Artagnan qui rêvait encore.
     Restés seuls, les deux amis gardèrent  d'abord un silence  embarrassé ;
cependant il  fallait  que l'un  des  deux le  rompît le  premier, et  comme
d'Artagnan paraissait décidé à laisser cet honneur à son ami :
     "  Vous  le voyez, dit  Aramis,  vous  me  trouvez  revenu  à mes idées
fondamentales.
     -- Oui, la grâce efficace vous a touché, comme disait ce  Monsieur tout
à l'heure.
     -- Oh !  ces plans  de  retraite sont formés depuis longtemps ; et vous
m'en avez déjà ouï parler, n'est-ce pas, mon ami ?
     -- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez.
     -- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan !
     -- Dame ! on plaisante bien avec la mort.
     -- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit
à la perdition ou au salut.
     -- D'accord ; mais, s'il vous plaît, ne théologisons pas, Aramis ; vous
devez en avoir assez pour le reste de  la journée ; quant à moi, j'ai  à peu
près  oublié  le  peu  de  latin  que je  n'ai  jamais  su ; puis,  je  vous
l'avouerai, je n'ai rien mangé depuis ce matin dix heures, et  j'ai une faim
de tous les diables.
     -- Nous  dînerons  tout à l'heure,  cher ami  ;  seulement,  vous  vous
rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour,  je ne
puis ni voir, ni  manger de la chair. Si  vous voulez vous contenter  de mon
dîner, il se compose de tétragones cuits et de fruits.
     --   Qu'entendez-vous   par   tétragones  ?   demanda  d'Artagnan  avec
inquiétude.
     --  J'entends des  épinards,  reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai
des oeufs, et c'est une grave  infraction  à la  règle, car les  oeufs  sont
viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
     --  Ce festin n'est pas succulent,  mais n'importe ;  pour  rester avec
vous, je le subirai.
     -- Je vous suis reconnaissant du  sacrifice, dit Aramis  ; mais s'il ne
profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain, à votre âme.
     -- Ainsi,  décidément, Aramis,  vous entrez en religion. Que  vont dire
nos amis, que  va dire M. de Tréville ? Ils vous traiteront de déserteur, je
vous en préviens.
     -- Je n'entre  pas en religion, j'y rentre. C'est  l'Eglise que j'avais
désertée pour le monde,  car vous savez  que  je me suis fait violence  pour
prendre la casaque de mousquetaire.
     -- Moi, je n'en sais rien.
     -- Vous ignorez comment j'ai quitté le séminaire ?
     -- Tout à fait.
     --   Voici  mon  histoire  ;  d'ailleurs  les  Ecritures   disent  :  "
Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse à vous, d'Artagnan.
     -- Et moi, je vous donne l'absolution  d'avance, vous voyez que je suis
bon homme.
     -- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
     -- Alors, dites, je vous écoute.
     -- J'étais donc au séminaire depuis l'âge de neuf ans, j'en avais vingt
dans trois jours, j'allais être abbé,  et tout était dit.  Un soir que je me
rendais, selon mon habitude, dans une maison que je fréquentais avec plaisir
--  on  est  jeune,  que voulez-vous ! on est faible --  un officier  qui me
voyait  d'un oeil jaloux  lire les  vies des  saints  à  la maîtresse  de la
maison,  entra tout  à coup et  sans être  annoncé. Justement,  ce  soir-là,
j'avais traduit un épisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers à
la dame qui  me  faisait toutes sortes de compliments,  et, penchée  sur mon
épaule, les relisait avec moi. La pose, qui était quelque peu abandonnée, je
l'avoue, blessa cet officier  ; il ne dit rien,  mais lorsque je  sortis, il
sortit derrière moi, et me rejoignant :
     " -- Monsieur l'abbé, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?
     " -- Je ne puis le dire, Monsieur, répondis-je, personne n'ayant jamais
osé m'en donner.
     " -- Eh bien, écoutez-moi,  Monsieur l'abbé,  si vous retournez dans la
maison où je vous ai rencontré ce soir, j'oserai, moi. "
     "  Je crois  que j'eus peur, je devins fort pâle,  je sentis les jambes
qui me manquaient, je cherchai une réponse que je ne trouvai pas, je me tus.
     " L'officier attendait cette réponse,  et voyant qu'elle tardait, il se
mit à  rire,  me tourna  le dos  et rentra dans  la maison.  Je  rentrai  au
séminaire.
     " Je suis bon gentilhomme et j'ai le  sang vif,  comme  vous avez pu le
remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte était terrible, et, tout inconnue
qu'elle était restée au monde,  je la sentais vivre et remuer au fond de mon
coeur. Je déclarai à mes supérieurs que  je ne  me sentais pas  suffisamment
préparé  pour l'ordination, et, sur ma demande,  on remit  la cérémonie à un
an.
     " J'allai trouver le meilleur maître d'armes de Paris, je fis condition
avec  lui pour  prendre une  leçon  d'escrime chaque jour,  et chaque  jour,
pendant une année, je pris cette leçon. Puis,  le jour anniversaire de celui
où j'avais été insulté, j'accrochai ma soutane à un clou, je pris un costume
complet de cavalier, et je me rendis à un  bal que  donnait une dame de  mes
amies, et  où je savais que  devait se  trouver mon  homme.  C'était rue des
Francs-Bourgeois, tout près de la Force.
     " En effet,  mon  officier y était  ;  je  m'approchai de lui, comme il
chantait  un  lai   d'amour  en  regardant  tendrement  une   femme,  et  je
l'interrompis au beau milieu du second couplet.
     "  --  Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il  toujours que je  retourne
dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups
de canne, s'il me prend fantaisie de vous désobéir ? "
     " L'officier me regarda avec étonnement, puis il dit :
     " -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas.
     " -- Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit les vies des saints et
qui traduit Judith en vers.
     " -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant  ; que me
voulez-vous ?
     " -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir  faire un tour  de
promenade avec moi.
     "  -- Demain matin, si vous le voulez bien,  et  ce sera  avec le  plus
grand plaisir.
     " -- Non, pas demain matin, s'il vous plaît, tout de suite.
     " -- Si vous l'exigez absolument...
     " -- Mais oui, je l'exige.
     " -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dérangez pas. Le
temps  de tuer  Monsieur seulement,  et je reviens  vous achever  le dernier
couplet. "
     " Nous sortîmes.
     " Je le menai rue Payenne, juste à l'endroit où un an auparavant, heure
pour  heure, il  m'avait  fait le compliment  que  je  vous  ai rapporté. Il
faisait  un  clair  de lune  superbe. Nous  mîmes l'épée à la  main, et à la
première passe, je le tuai roide.
     -- Diable ! fit d'Artagnan.
     -- Or, continua Aramis, comme les  dames  ne  virent  pas  revenir leur
chanteur,  et  qu'on  le  trouva  rue Payenne  avec un  grand coup d'épée au
travers du corps, on  pensa que c'était moi qui l'avait accommodé  ainsi, et
la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcé de renoncer à la
soutane. Athos, dont je fis la connaissance à cette  époque, et Porthos, qui
m'avait,  en  dehors   de  mes  leçons  d'escrime,  appris  quelques  bottes
gaillardes, me  décidèrent à demander une  casaque  de mousquetaire. Le  roi
avait fort aimé  mon  père, tué au siège  d'Arras,  et l'on m'accorda  cette
casaque.  Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour  moi de
rentrer dans le sein de l'Eglise.
     -- Et pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier et que demain ? Que vous est-
il donc arrivé aujourd'hui, qui vous donne de si méchantes idées ?
     --  Cette  blessure,  mon cher d'Artagnan, m'a été un  avertissement du
Ciel.
     --  Cette blessure  ? bah ! elle est à peu près guérie, et  je suis sûr
qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-là qui vous fait le plus souffrir.
     -- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
     --  Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante,
une blessure faite par une femme. "
     L'oeil d'Aramis étincela malgré lui.
     " Ah ! dit-il en dissimulant son émotion sous une feinte négligence, ne
parlez  pas de  ces choses-là  ;  moi, penser  à  ces  choses-là ! avoir des
chagrins d'amour  ?  Vanitas vanitatum !  Me serais-je  donc, à  votre avis,
retourné  la  cervelle,  et pour qui ? pour  quelque grisette,  pour quelque
fille de chambre, à qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi !
     -- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visées
plus haut.
     --  Plus haut ? et que  suis-je pour avoir tant d'ambition ? un  pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve
grandement déplacé dans le monde !
     -- Aramis, Aramis ! s'écria d'Artagnan en regardant son ami avec un air
de doute.
     --  Poussière,  je  rentre  dans  la  poussière.   La  vie  est  pleine
d'humiliations et  de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous  les
fils qui  la rattachent  au bonheur  se rompent tour  à tour dans la main de
l'homme, surtout les fils  d'or. O mon cher d'Artagnan  !  reprit Aramis  en
donnant à sa voix une légère teinte d'amertume,  croyez-moi, cachez bien vos
plaies quand vous en aurez. Le silence est la dernière joie des malheureux ;
gardez-vous  de mettre qui  que  ce soit sur la trace  de vos  douleurs, les
curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessé.
     -- Hélas, mon  cher Aramis, dit d'Artagnan en  poussant à  son  tour un
profond soupir, c'est mon histoire à moi-même que vous faites là.
     -- Comment ?
     -- Oui, une femme que  j'aimais, que j'adorais, vient de m'être enlevée
de  force. Je ne  sais  pas  où  elle est, où on  l'a conduite  ;  elle  est
peut-être prisonnière, elle est peut-être morte.
     -- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne  vous
a pas quitté  volontairement  ; que si vous  n'avez point  de ses nouvelles,
c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que...
     -- Tandis que...
     -- Rien, reprit Aramis, rien.
     -- Ainsi,  vous renoncez à jamais au monde ;,  c'est un parti pris, une
résolution arrêtée ?
     -- A tout jamais.  Vous êtes mon ami aujourd'hui, demain vous  ne serez
plus pour moi qu'une ombre ; où plutôt même, vous n'existerez plus. Quant au
monde, c'est un sépulcre et pas autre chose.
     -- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites là.
     -- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlève. "
     D'Artagnan sourit et ne répondit point. Aramis continua :
     " Et  cependant, tandis  que je  tiens encore à la terre, j'eusse voulu
vous parler de vous, de nos amis.
     -- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-même, mais
je vous vois si détaché de tout ; les amours, vous en faites  fi ; les  amis
sont des ombres, le monde est un sépulcre.
     -- Hélas ! vous le verrez par vous-même, dit Aramis avec un soupir.
     -- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brûlons cette lettre qui,
sans doute, vous annonçait quelque nouvelle infidélité de  votre grisette ou
de votre fille de chambre.
     -- Quelle lettre ? s'écria vivement Aramis.
     --  Une lettre qui était venue chez  vous en votre absence et qu'on m'a
remise pour vous.
     -- Mais de qui cette lettre ?
     -- Ah ! de quelque suivante éplorée, de quelque grisette au désespoir ;
la fille  de chambre de Mme de  Chevreuse peut-être, qui aura été obligée de
retourner à Tours  avec sa  maîtresse,  et qui, pour se faire pimpante, aura
pris du  papier  parfumé et  aura  cacheté sa lettre avec  une  couronne  de
duchesse.
     -- Que dites-vous là ?
     -- Tiens,  je  l'aurai perdue  !  dit sournoisement  le jeune  homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sépulcre, que
les  hommes et par conséquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un
sentiment dont vous faites fi !
     -- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'écria Aramis, tu me fais mourir !
     -- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan.
     Et il tira la lettre de sa poche.
     Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutôt la dévora  ; son
visage rayonnait.
     " Il paraît  que la  suivante  à  un  beau  style, dit nonchalamment le
messager.
     -- Merci, d'Artagnan ! s'écria Aramis  presque  en  délire. Elle  a été
forcée  de  retourner à  Tours ;  elle  ne  m'est pas infidèle, elle  m'aime
toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'étouffe ! "
     Et  les  deux amis  se  mirent  à  danser  autour  du  vénérable  saint
Chrysostome, piétinant bravement les feuillets de la thèse qui avaient roulé
sur le parquet.
     En ce moment, Bazin entrait avec les épinards et l'omelette.
     " Fuis, malheureux !  s'écria Aramis en lui jetant sa calotte au visage
;  retourne d'où tu viens, remporte ces  horribles légumes  et  cet  affreux
entremets  ! demande un lièvre  piqué, un  chapon gras, un gigot à l'ail  et
quatre bouteilles de vieux bourgogne. "
     Bazin,  qui regardait  son  maître  et  qui ne  comprenait  rien  à  ce
changement, laissa mélancoliquement glisser l'omelette dans les épinards, et
les épinards sur le parquet.
     "  Voilà le moment  de consacrer  votre existence  au Roi des Rois, dit
d'Artagnan, si vous tenez à lui faire une politesse : Non inutile desiderium
in oblatione .
     --  Allez-vous-en au diable  avec votre latin !  Mon  cher  d'Artagnan,
buvons, morbleu,  buvons frais,  buvons  beaucoup, et racontez-moi un peu ce
qu'on fait là-bas. "







     " Il reste maintenant à savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan
au fringant  Aramis, quand il l'eut mis au courant de  ce qui s'était  passé
dans la capitale depuis leur départ, et qu'un excellent dîner leur eut  fait
oublier à l'un sa thèse, à l'autre sa fatigue.
     "  Croyez-vous  donc qu'il  lui  soit arrivé malheur ? demanda  Aramis.
Athos est si froid, si brave et manie si habilement son épée.
     -- Oui, sans doute, et personne ne reconnaît mieux que moi  le  courage
et l'adresse d'Athos, mais j'aime  mieux sur mon épée le choc des lances que
celui  des  bâtons  ;  je  crains  qu'Athos n'ait  été  étrillé  par  de  la
valetaille, les valets sont gens  qui frappent fort et ne finissent pas tôt.
Voilà pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tôt possible.
     -- Je tâcherai de vous accompagner, dit Aramis,  quoique je ne me sente
guère en état de monter à cheval. Hier, j'essayai  de la discipline que vous
voyez sur ce mur, et la douleur m'empêcha de continuer ce pieux exercice.
     -- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais  vu essayer de guérir un
coup d'escopette avec des coups  de martinet ; mais vous étiez malade, et la
maladie rend la tête faible, ce qui fait que je vous excuse.
     -- Et quand partez-vous ?
     -- Demain, au  point du jour ;  reposez-vous de votre mieux cette nuit,
et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
     --  A demain  donc, dit Aramis ; car tout de  fer que  vous êtes,  vous
devez avoir besoin de repos. "
     Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra  chez Aramis, il le trouva  à sa
fenêtre.
     " Que regardez-vous donc là ? demanda d'Artagnan.
     --  Ma  foi ! J'admire  ces trois magnifiques  chevaux que les  garçons
d'écurie tiennent en bride  ;  c'est un plaisir de prince que de voyager sur
de pareilles montures.
     -- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-là, car l'un
de ces chevaux est à vous.
     -- Ah ! bah ! et lequel ?
     -- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de préférence.
     -- Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi aussi ?
     -- Sans doute.
     -- Vous voulez rire, d'Artagnan.
     -- Je ne ris plus depuis que vous parlez français.
     -- C'est pour moi,  ces  fontes dorées, cette housse de  velours, cette
selle chevillée d'argent ?
     -- A vous-même, comme le cheval qui piaffe est  à moi, comme cet  autre
cheval qui caracole est à Athos.
     -- Peste ! ce sont trois bêtes superbes.
     -- Je suis flatté qu'elles soient de votre goût.
     -- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-là ?
     -- A coup sûr, ce n'est point  le cardinal, mais ne  vous inquiétez pas
d'où ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriété.
     -- Je prends celui que tient le valet roux.
     -- A merveille !
     -- Vive Dieu ! s'écria Aramis, voilà qui me fait passer le reste de  ma
douleur ; je monterais  là-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur
mon âme, les beaux étriers ! Holà ! Bazin, venez çà, et à l'instant même. "
     Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
     " Fourbissez mon épée, redressez  mon feutre, brossez  mon  manteau, et
chargez mes pistolets ! dit Aramis.
     -- Cette  dernière recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan :
il y a des pistolets chargés dans vos fontes. "
     Bazin soupira.
     " Allons, maître Bazin,  tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on  gagne
le royaume des cieux dans toutes les conditions.
     -- Monsieur  était déjà si bon théologien ! dit Bazin presque larmoyant
; il fût devenu évêque et peut-être cardinal.
     -- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, réfléchis  un  peu ;  à quoi sert
d'être  homme d'Eglise, je  te prie ? on n'évite pas pour cela d'aller faire
la guerre ; tu vois bien que le cardinal  va faire la première campagne avec
le  pot en tête et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La  Valette,
qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande à son laquais combien de fois
il lui a fait de la charpie.
     --  Hélas  !  soupira Bazin,  je le sais, Monsieur, tout est bouleversé
dans le monde aujourd'hui. "
     Pendant  ce temps, les deux jeunes  gens  et le  pauvre laquais étaient
descendus.
     " Tiens-moi l'étrier, Bazin " , dit Aramis.
     Et Aramis s'élança en selle  avec  sa grâce  et sa légèreté ordinaire ;
mais après quelques  voltes et  quelques  courbettes du  noble  animal,  son
cavalier  ressentit  des douleurs  tellement  insupportables, qu'il pâlit et
chancela. D'Artagnan qui, dans la prévision de  cet accident, ne l'avait pas
perdu des yeux, s'élança vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit à
sa chambre.
     " C'est  bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul  à la
recherche d'Athos.
     -- Vous êtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
     -- Non, j'ai du bonheur, voilà tout ;  mais comment allez-vous vivre en
m'attendant  ?  plus  de  thèse,  plus  de  glose  sur  les  doigts  et  les
bénédictions, hein ? "
     Aramis sourit.
     " Je ferai des vers, dit-il.
     -- Oui, des vers parfumés à l'odeur du billet de la suivante de Mme  de
Chevreuse. Enseignez donc  la prosodie à Bazin, cela le consolera.  Quant au
cheval,  montez-le  tous  les jours  un peu,  et  cela  vous  habituera  aux
manoeuvres.
     --  Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit  Aramis, vous me  retrouverez
prêt à vous suivre. "
     Ils  se dirent adieu  et, dix  minutes  après, d'Artagnan, après  avoir
recommandé  son  ami  à Bazin et  à  l'hôtesse, trottait dans  la  direction
d'Amiens.
     Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il ?
     La position dans laquelle il l'avait laissé était critique ; il pouvait
bien  avoir succombé.  Cette idée,  en assombrissant son  front, lui arracha
quelques  soupirs  et  lui  fit  formuler  tout  bas  quelques  serments  de
vengeance. De tous ses  amis, Athos  était le plus âgé,  et partant le moins
rapproché en apparence de ses goûts et de ses sympathies.
     Cependant  il avait pour ce gentilhomme une  préférence marquée.  L'air
noble  et  distingué d'Athos,  ces éclairs de  grandeur qui jaillissaient de
temps en  temps de  l'ombre où il  se  tenait volontairement enfermé,  cette
inaltérable égalité d'humeur  qui en faisait le  plus facile compagnon de la
terre, cette gaieté  forcée  et mordante, cette  bravoure  qu'on eût appelée
aveugle si elle n'eût été le  résultat  du  plus  rare  sang- froid, tant de
qualités attiraient  plus  que l'estime, plus que  l'amitié  de  d'Artagnan,
elles attiraient son admiration.
     En effet,  considéré même auprès  de M. de Tréville, l'élégant et noble
courtisan,   Athos,  dans  ses  jours  de  belle  humeur,  pouvait  soutenir
avantageusement  la comparaison ;  il était de  taille  moyenne,  mais cette
taille était si  admirablement prise et  si  bien  proportionnée,  que, plus
d'une fois, dans ses luttes avec Porthos,  il avait fait plier le géant dont
la  force  physique  était devenue proverbiale parmi les mousquetaires  ; sa
tête, aux  yeux perçants, au  nez  droit, au menton dessiné comme  celui  de
Brutus,  avait un caractère  indéfinissable  de  grandeur et de  grâce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient  le désespoir d'Aramis,  qui
cultivait les siennes à grand renfort de pâte d'amandes et  d'huile parfumée
; le son de sa voix était pénétrant et mélodieux tout à la fois, et puis, ce
qu'il y avait d'indéfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et
petit, c'était  cette  science délicate du monde et  des usages  de  la plus
brillante société,  cette habitude de bonne maison qui  perçait comme à  son
insu dans ses moindres actions.
     S'agissait-il  d'un  repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun  homme  du
monde, plaçant  chaque convive  à la place et au  rang que lui avaient faits
ses  ancêtres  ou qu'il s'était faits  lui-même.  S'agissait-il  de  science
héraldique, Athos connaissait  toutes les  familles nobles du  royaume, leur
généalogie,  leurs  alliances,  leurs  armes  et  l'origine de leurs  armes.
L'étiquette n'avait pas  de minuties qui lui  fussent étrangères, il  savait
quels étaient les droits des grands propriétaires, il connaissait  à fond la
vénerie et  la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art,
étonné le roi Louis XIII lui-même, qui cependant y était passé maître.
     Comme tous les grands seigneurs de cette époque, il montait à cheval et
faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son éducation avait  été
si  peu  négligée, même sous le rapport des études scolastiques, si  rares à
cette époque chez  les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que
détachait  Aramis, et  qu'avait  l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois
fois même,  au grand  étonnement  de ses amis, il lui était  arrivé  lorsque
Aramis laissait échapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe  à
son temps et un nom à son cas. En outre, sa probité était inattaquable, dans
ce siècle  où les hommes  de guerre transigeaient  si  facilement  avec leur
religion  et leur conscience, les amants  avec la  délicatesse rigoureuse de
nos  jours, et  les pauvres avec le septième commandement  de  Dieu. C'était
donc un homme fort extraordinaire qu'Athos.
     Et cependant, on  voyait cette nature si  distinguée, cette créature si
belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matérielle,
comme les vieillards tournent vers  l'imbécillité physique et morale. Athos,
dans ses heures  de privation, et ces heures étaient fréquentes, s'éteignait
dans toute  sa partie lumineuse,  et son côté  brillant  disparaissait comme
dans une profonde nuit.
     Alors, le demi-dieu  évanoui, il  restait à peine  un  homme.  La  tête
basse, l'oeil terne, la parole lourde et pénible, Athos regardait pendant de
longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habitué  à
lui obéir par signes, lisait dans le regard  atone de son maître jusqu'à son
moindre  désir,  qu'il  satisfaisait  aussitôt. La  réunion des quatre  amis
avait-elle lieu dans un de ces  moments-là, un mot, échappé avec un  violent
effort, était tout  le contingent qu'Athos fournissait à la conversation. En
échange,  Athos à lui seul buvait  comme quatre, et cela sans qu'il  y parût
autrement que par un froncement de sourcil plus indiqué et par une tristesse
plus profonde.
     D'Artagnan,  dont nous connaissons l'esprit investigateur et pénétrant,
n'avait, quelque intérêt qu'il eût  à satisfaire  sa curiosité sur ce sujet,
pu encore assigner  aucune cause à ce marasme, ni en noter  les occurrences.
Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune démarche
qui ne fût connue de tous ses amis.
     On  ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât  cette  tristesse,
car  au contraire il ne  buvait  que pour combattre cette  tristesse, que ce
remède,  comme nous l'avons  dit, rendait plus sombre  encore. On ne pouvait
attribuer cet excès d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui
accompagnait de  ses chants  ou de ses  jurons  toutes  les variations de la
chance,  Athos,  lorsqu'il  avait  gagné,  demeurait  aussi  impassible  que
lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un
soir trois mille  pistoles,  les  perdre  jusqu'au  ceinturon brodé d'or des
jours de gala ;  regagner  tout  cela, plus  cent louis,  sans  que son beau
sourcil  noir eût haussé ou baissé  d'une  demi-ligne,  sans  que  ses mains
eussent  perdu  leur  nuance  nacrée,  sans que sa  conversation,  qui était
agréable ce soir-là, eût cessé d'être calme et agréable.
     Ce  n'était  pas  non  plus, comme chez  nos voisins  les Anglais,  une
influence atmosphérique  qui assombrissait son  visage,  car cette tristesse
devenait plus  intense en général vers les beaux jours de l'année ; juin  et
juillet étaient les mois terribles d'Athos.
     Pour le  présent, il n'avait  pas  de chagrin, il  haussait les épaules
quand  on  lui parlait  de l'avenir ; son secret était  donc  dans le passé,
comme on l'avait dit vaguement à d'Artagnan.
     Cette teinte mystérieuse répandue sur  toute sa personne rendait encore
plus intéressant l'homme dont jamais  les yeux ni la bouche, dans  l'ivresse
la  plus complète,  n'avaient  rien  révélé,  quelle  que fût l'adresse  des
questions dirigées contre lui.
     " Eh bien,  pensait  d'Artagnan, le pauvre Athos  est peut-être mort  à
cette  heure, et mort par  ma  faute, car c'est moi  qui l'ai entraîné  dans
cette affaire, dont il ignorait  l'origine, dont  il ignorera le résultat et
dont il ne devait tirer aucun profit.
     --  Sans  compter,  Monsieur, répondait  Planchet,  que nous lui devons
probablement  la  vie.  Vous rappelez-vous  comme il  a crié  : " Au  large,
d'Artagnan ! je  suis  pris.  " Et après avoir  déchargé ses deux pistolets,
quel bruit terrible  il faisait avec son épée !  On eût dit vingt hommes, ou
plutôt vingt diables enragés ! "
     Et ces  mots  redoublaient l'ardeur  de  d'Artagnan, qui  excitait  son
cheval,  lequel n'ayant pas  besoin d'être excité  emportait son cavalier au
galop.
     Vers onze heures du matin, on aperçut Amiens ; à onze heures et  demie,
on était à la porte de l'auberge maudite.
     D'Artagnan avait souvent médité contre l'hôte perfide une de ces bonnes
vengeances   qui  consolent,  rien  qu'en  espérance.  Il  entra  donc  dans
l'hôtellerie,  le feutre sur les  yeux,  la  main gauche sur le  pommeau  de
l'épée et faisant siffler sa cravache de la main droite.
     " Me  reconnaissez-vous  ? dit-il  à l'hôte,  qui  s'avançait  pour  le
saluer.
     -- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur,  répondit  celui-ci  les  yeux
encore éblouis du brillant équipage avec lequel d'Artagnan se présentait.
     -- Ah ! vous ne me connaissez pas !
     -- Non, Monseigneur.
     -- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mémoire. Qu'avez-vous fait de
ce  gentilhomme à  qui vous  eûtes l'audace, voici quinze jours passés à peu
près, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? "
     L'hôte  pâlit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la  plus menaçante,
et Planchet se modelait sur son maître.
     "  Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez  pas, s'écria l'hôte de  son ton de
voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payé cette faute ! Ah !
malheureux que je suis !
     -- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ?
     --  Daignez  m'écouter,   Monseigneur,   et   soyez  clément.   Voyons,
asseyez-vous, par grâce ! "
     D'Artagnan, muet de colère et  d'inquiétude, s'assit, menaçant comme un
juge. Planchet s'adossa fièrement à son fauteuil.
     "  Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hôte  tout tremblant, car je
vous  reconnais à cette heure ; c'est vous qui  êtes  parti  quand  j'eus ce
malheureux démêlé avec ce gentilhomme dont vous parlez.
     -- Oui,  c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de grâce
à attendre si vous ne dites pas toute la vérité.
     -- Aussi veuillez m'écouter, et vous la saurez tout entière.
     -- J'écoute.
     --  J'avais été prévenu par les autorités qu'un  faux-monnayeur célèbre
arriverait à mon  auberge avec plusieurs de ses  compagnons,  tous  déguisés
sous  le costume de  gardes ou de  mousquetaires. Vos  chevaux, vos laquais,
votre figure, Messeigneurs, tout m'avait été dépeint.
     -- Après, après ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'où venait le
signalement si exactement donné.
     --  Je  pris  donc,  d'après les  ordres de l'autorité, qui m'envoya un
renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer
de la personne des prétendus faux-monnayeurs.
     --  Encore ! dit d'Artagnan, à qui  ce mot de faux-monnayeur échauffait
terriblement les oreilles.
     --  Pardonnez-moi, Monseigneur,  de dire  de telles choses, mais  elles
sont justement mon excuse. L'autorité m'avait fait peur, et vous savez qu'un
aubergiste doit ménager l'autorité.
     -- Mais encore une fois, ce gentilhomme, où est-il ? qu'est-il devenu ?
Est-il mort ? est-il vivant ?
     --  Patience,  Monseigneur,  nous y voici. Il arriva  donc ce  que vous
savez, et dont votre départ  précipité,  ajouta  l'hôte avec une finesse qui
n'échappa point  à  d'Artagnan, semblait autoriser  l'issue.  Ce gentilhomme
votre  ami se défendit en désespéré. Son valet, qui, par un malheur imprévu,
avait  cherché  querelle   aux  gens  de  l'autorité,  déguisés  en  garçons
d'écurie...
     -- Ah ! misérable ! s'écria d'Artagnan, vous étiez tous d'accord, et je
ne sais à quoi tient que je ne vous extermine tous !
     -- Hélas  ! non,  Monseigneur, nous n'étions pas tous d'accord, et vous
l'allez bien voir.  Monsieur  votre ami (pardon de ne point l'appeler par le
nom honorable qu'il  porte sans doute, mais  nous ignorons ce nom), Monsieur
votre  ami,  après avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de
pistolet, battit en retraite en se défendant avec son épée dont  il estropia
encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'étourdit.
     -- Mais, bourreau,  finiras-tu ? dit  d'Artagnan.  Athos,  que  devient
Athos ?
     --  En  battant  en retraite,  comme j'ai dit à Monseigneur,  il trouva
derrière lui l'escalier de la cave, et comme la porte était ouverte, il tira
la clef à lui et se barricada en dedans. Comme on était sûr  de le retrouver
là, on le laissa libre.
     -- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout à fait à le tuer,  on  ne
cherchait qu'à l'emprisonner.
     -- Juste  Dieu ! à l'emprisonner, Monseigneur ?  il  s'emprisonna  bien
lui- même, je vous le jure.  D'abord il avait fait de rude besogne, un homme
était tué sur le coup, et deux autres étaient blessés grièvement. Le mort et
les deux blessés furent emportés par leurs camarades, et jamais je n'ai plus
entendu  parler  ni  des uns,  ni  des autres. Moi-même, quand je repris mes
sens, j'allai trouver M.  le  gouverneur, auquel  je  racontai tout  ce  qui
s'était passé, et auquel je demandai ce que  je devais  faire du prisonnier.
Mais  M.  le gouverneur  eut  l'air  de tomber  des nues  ; il me  dit qu'il
ignorait complètement ce que je voulais  dire, que les ordres qui  m'étaient
parvenus n'émanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire à  qui
que ce  fût qu'il était pour quelque chose dans toute cette échauffourée, il
me ferait pendre.  Il paraît  que  je m'étais trompé,  Monsieur, que j'avais
arrêté l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrêter était sauvé.
     --  Mais Athos ?  s'écria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait  de
l'abandon où l'autorité laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ?
     -- Comme j'avais hâte de réparer mes torts envers le prisonnier, reprit
l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa  liberté. Ah
! Monsieur, ce n'était plus un homme, c'était un diable. A cette proposition
de liberté, il déclara que c'était un piège qu'on lui tendait et qu'avant de
sortir il entendait imposer ses  conditions. Je lui dis bien humblement, car
je ne me dissimulais pas la  mauvaise position  où je m'étais mis en portant
la main sur un mousquetaire de Sa Majesté,  je lui dis que j'étais prêt à me
soumettre à ses conditions.
     " -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armé. "
     "  On  s'empressa  d'obéir  à  cet ordre  ;  car vous  comprenez  bien,
Monsieur, que nous étions  disposés à  faire tout ce que voudrait votre ami.
M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-là,  quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M.
Grimaud fut  donc descendu à la cave, tout blessé  qu'il était  ; alors, son
maître  l'ayant  reçu, rebarricada la  porte et nous ordonna de rester  dans
notre boutique.
     -- Mais enfin, s'écria d'Artagnan, où est-il ? où est Athos ?
     -- Dans la cave, Monsieur.
     -- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-là
?
     -- Bonté divine !  Non, Monsieur.  Nous, le retenir dans la cave ! Vous
ne  savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en
faire  sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma  vie, vous
adorerais comme mon patron.
     -- Alors il est là, je le retrouverai là ?
     -- Sans doute, Monsieur, il s'est obstiné  à y  rester. Tous les jours,
on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande
quand il en demande ; mais, hélas ! ce n'est pas  de pain et de viande qu'il
fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai  essayé  de descendre  avec
deux  de mes garçons,  mais il  est entré  dans  une terrible  fureur.  J'ai
entendu  le bruit  de  ses  pistolets qu'il  armait  et  de  son  mousqueton
qu'armait  son domestique. Puis,  comme nous leur demandions quelles étaient
leurs intentions, le maître a répondu qu'ils  avaient quarante coups à tirer
lui  et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutôt que de
permettre qu'un seul de nous mît le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai
été me plaindre  au gouverneur, lequel m'a répondu que je n'avais que ce que
je méritais,  et que cela m'apprendrait à insulter les  honorables seigneurs
qui prenaient gîte chez moi.
     --  De  sorte  que,  depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne  pouvant
s'empêcher de rire de la figure piteuse de son hôte.
     --  De sorte que,  depuis  ce temps, Monsieur,  continua celui-ci, nous
menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que
vous sachiez que toutes nos provisions  sont dans la cave ; il y a notre vin
en bouteilles et notre vin en pièce,  la  bière, l'huile  et les  épices, le
lard et les saucissons ;  et comme  il nous est défendu d'y  descendre, nous
sommes forcés  de  refuser  le  boire et le  manger aux voyageurs  qui  nous
arrivent, de sorte  que tous les jours  notre hôtellerie se perd. Encore une
semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinés.
     -- Et ce sera justice,  drôle. Ne voyait-on pas bien, à notre mine, que
nous étions gens de qualité et non faussaires, dites ?
     -- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hôte. Mais tenez, tenez,
le voilà qui s'emporte.
     -- Sans doute qu'on l'aura troublé, dit d'Artagnan.
     -- Mais il  faut bien qu'on  le  trouble, s'écria l'hôte ; il vient  de
nous arriver deux gentilshommes anglais.
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ;
ceux-ci ont demandé du meilleur. Ma femme  alors aura sollicité de M.  Athos
la  permission d'entrer pour  satisfaire ces Messieurs ;  et il aura  refusé
comme de coutume. Ah ! bonté divine ! voilà le sabbat qui redouble ! "
     D'Artagnan, en effet, entendit  mener un grand bruit du côté de la cave
; il  se leva et,  précédé de l'hôte  qui se tordait les mains,  et suivi de
Planchet qui tenait  son mousqueton  tout armé, il  s'approcha du lieu de la
scène.
     Les deux  gentilshommes étaient exaspérés, ils  avaient fait une longue
course et mouraient de faim et de soif.
     "  Mais  c'est  une tyrannie,  s'écriaient-ils en  très  bon  français,
quoique avec un accent  étranger, que ce maître fou ne veuille pas laisser à
ces  bonnes gens l'usage de leur vin. Çà, nous allons enfoncer  la porte, et
s'il est trop enragé, eh bien ! nous le tuerons.
     -- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses  pistolets de sa
ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaît.
     -- Bon, bon, disait derrière  la porte la voix calme d'Athos, qu'on les
laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. "
     Tout braves qu'ils paraissaient être, les deux gentilshommes anglais se
regardèrent en hésitant ; on eût dit qu'il y avait dans cette cave un de ces
ogres faméliques, gigantesques héros des légendes populaires, et dont nul ne
force impunément la caverne.
     Il y eut  un moment  de silence  ; mais  enfin les  deux Anglais eurent
honte de  reculer, et le plus  hargneux  des deux descendit les cinq ou  six
marches dont se composait  l'escalier et donna dans la porte un coup de pied
à fendre une muraille.
     " Planchet,  dit  d'Artagnan en  armant ses pistolets,  je me charge de
celui  qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs !
vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !
     --  Mon Dieu,  s'écria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce
me semble.
     -- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix  à son tour, c'est moi-
même, mon ami.
     --  Ah  ! bon  ! alors,  dit  Athos, nous  allons  les travailler,  ces
enfonceurs de portes. "
     Les gentilshommes avaient mis l'épée à la main, mais  ils se trouvaient
pris entre deux feux ; ils hésitèrent un  instant  encore ;  mais, comme  la
première fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la
porte dans toute sa hauteur.
     " Range-toi,  d'Artagnan, range-toi, cria  Athos,  range-toi,  je  vais
tirer.
     --  Messieurs, dit d'Artagnan, que  la réflexion n'abandonnait  jamais,
Messieurs,  songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez là dans  une
mauvaise affaire, et vous  allez  être  criblés. Voici  mon valet et moi qui
vous lâcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de  la cave ; puis
nous aurons encore nos épées,  dont, je  vous assure, mon  ami  et moi  nous
jouons passablement.  Laissez-moi faire  vos affaires et les miennes. Tout à
l'heure vous aurez à boire, je vous en donne ma parole.
     -- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos.
     L'hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son échine.
     " Comment, s'il en reste ! murmura-t-il.
     --  Que  diable  !  il  en  restera,  reprit  d'Artagnan ;  soyez  donc
tranquille,  à eux  deux  ils n'auront  pas bu  toute  la  cave.  Messieurs,
remettez vos épées au fourreau.
     -- Eh bien, vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.
     -- Volontiers. "
     Et  d'Artagnan  donna l'exemple. Puis, se retournant vers  Planchet, il
lui fit signe de désarmer son mousqueton.
     Les   Anglais,  convaincus,  remirent  en  grommelant  leurs  épées  au
fourreau.  On  leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme
ils étaient bons gentilshommes, ils donnèrent tort à l'hôtelier.
     " Maintenant,  Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous,  et, dans
dix  minutes, je vous réponds qu'on  vous y portera tout ce que vous pourrez
désirer. "
     Les Anglais saluèrent et sortirent.
     "  Maintenant  que  je  suis  seul,  mon  cher  Athos,  dit d'Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
     -- A l'instant même " , dit Athos.
     Alors on  entendit un  grand bruit de fagots entrechoqués et de poutres
gémissantes  : c'étaient  les  contrescarpes  et les  bastions d'Athos,  que
l'assiégé démolissait lui-même.
     Un instant après, la porte s'ébranla, et l'on vit paraître la tête pâle
d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs.
     D'Artagnan se jeta à son cou et l'embrassa tendrement ;  puis il voulut
l'entraîner  hors  de  ce  séjour   humide,  alors  il  s'aperçut   qu'Athos
chancelait.
     " Vous êtes blessé ? lui dit-il.
     -- Moi ! pas  le moins du monde ;  je  suis ivre mort,  voilà  tout, et
jamais  homme n'a  mieux fait ce  qu'il fallait pour cela.  Vive Dieu !  mon
hôte,  il  faut  que  j'en aie  bu au moins  pour  ma  part  cent  cinquante
bouteilles.
     -- Miséricorde  ! s'écria l'hôte, si le  valet  en  a bu  la  moitié du
maître seulement, je suis ruiné.
     -- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se  serait pas permis
le même  ordinaire que moi ; il a bu à  la pièce seulement ; tenez, je crois
qu'il a oublié de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. "
     D'Artagnan partit  d'un  éclat de rire qui changea le frisson de l'hôte
en fièvre chaude.
     En  même  temps,  Grimaud  parut à  son  tour  derrière son maître,  le
mousqueton sur  l'épaule, la  tête tremblante,  comme  ces satyres ivres des
tableaux de Rubens. Il était arrosé par-devant et par-derrière d'une liqueur
grasse que l'hôte reconnut pour être sa meilleure huile d'olive.
     Le  cortège traversa  la  grande  salle  et  alla s'installer  dans  la
meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autorité.
     Pendant  ce temps, l'hôte et sa femme se  précipitèrent avec des lampes
dans  la cave, qui  leur  avait été si longtemps interdite et  où un affreux
spectacle les attendait.
     Au-delà des  fortifications  auxquelles  Athos avait  fait brèche  pour
sortir  et qui se composaient de fagots, de planches  et de futailles  vides
entassées selon toutes les  règles de l'art stratégique, on voyait çà et là,
nageant dans les mares d'huile et de vin, les  ossements de tous les jambons
mangés, tandis qu'un amas de bouteilles cassées jonchait tout l'angle gauche
de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet était resté ouvert, perdait par
cette ouverture les dernières gouttes de son sang. L'image de la dévastation
et de  la  mort, comme dit le poète  de l'Antiquité, régnait là comme sur un
champ de bataille.
     Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient à peine.
     Alors les hurlements de l'hôte et de l'hôtesse percèrent la voûte de la
cave, d'Artagnan lui-même en fut ému. Athos ne tourna pas même la tête.
     Mais à la douleur succéda la rage.  L'hôte s'arma d'une broche et, dans
son désespoir, s'élança dans la chambre où les deux amis s'étaient retirés.
     " Du vin ! dit Athos en apercevant l'hôte.
     --  Du vin ! s'écria l'hôte stupéfait,  du vin ! mais vous m'en avez bu
pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruiné, perdu, anéanti !
     -- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restés sur notre soif.
     -- Si vous vous étiez contentés de boire, encore ; mais vous avez cassé
toutes les bouteilles.
     -- Vous m'avez poussé sur un tas qui a dégringolé. C'est votre faute.
     -- Toute mon huile est perdue !
     --  L'huile est un baume souverain pour les  blessures,  et il  fallait
bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avez faites.
     -- Tous mes saucissons rongés !
     -- Il y a énormément de rats dans cette cave.
     -- Vous allez me payer tout cela, cria l'hôte exaspéré.
     -- Triple drôle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitôt
; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint à son secours
en levant sa cravache.
     L'hôte recula d'un pas et se mit à fondre en larmes.
     " Cela  vous apprendra  !  dit d'Artagnan, à  traiter  d'une façon plus
courtoise les hôtes que Dieu vous envoie.
     -- Dieu... , dites le diable !
     -- Mon  cher  ami,  dit  d'Artagnan,  si  vous  nous rompez  encore les
oreilles, nous  allons nous renfermer  tous  les quatre dans votre cave,  et
nous verrons si véritablement le dégât est aussi grand que vous le dites.
     -- Eh bien,  oui, Messieurs, dit l'hôte, j'ai tort, je l'avoue ; mais à
tout  péché  miséricorde  ; vous êtes  des seigneurs  et je  suis un  pauvre
aubergiste, vous aurez pitié de moi.
     -- Ah ! si tu parles  comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur,
et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles.
On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. "
     L'hôte s'approcha avec inquiétude.
     " Viens, te dis-je, et n'aie pas peur,  continua Athos.  Au  moment  où
j'allais te payer, j'avais posé ma bourse sur la table.
     -- Oui, Monseigneur.
     -- Cette bourse contenait soixante pistoles, où est-elle ?
     -- Déposée  au greffe, Monseigneur :  on  avait  dit  que c'était de la
fausse monnaie.
     -- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.
     --  Mais  Monseigneur sait bien  que  le greffe ne lâche  pas  ce qu'il
tient. Si c'était de la  fausse  monnaie,  il y aurait encore de l'espoir  ;
mais malheureusement ce sont de bonnes pièces.
     --  Arrange-toi avec  lui,  mon brave  homme,  cela ne me  regarde pas,
d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre.
     -- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, où est-il ?
     -- A l'écurie.
     -- Combien vaut-il ?
     -- Cinquante pistoles tout au plus.
     -- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.
     -- Comment ! tu vends mon  cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et
sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?
     -- Je t'en amène un autre, dit d'Artagnan.
     -- Un autre ?
     -- Et magnifique ! s'écria l'hôte.
     -- Alors,  s'il y en a  un autre  plus beau et plus  jeune,  prends  le
vieux, et à boire !
     -- Duquel ? demanda l'hôte tout à fait rasséréné.
     -- De  celui qui  est  au fond, près  des lattes  ;  il en reste encore
vingt-cinq  bouteilles, toutes  les autres ont été cassées  dans  ma  chute.
Montez-en six.
     --  Mais c'est  un foudre  que cet homme ! dit l'hôte à part lui ; s'il
reste  seulement quinze  jours  ici,  et  qu'il  paie  ce  qu'il  boira,  je
rétablirai mes affaires.
     -- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du
pareil aux deux seigneurs anglais.
     --  Maintenant,  dit  Athos,  en attendant qu'on  nous  apporte du vin,
conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. "
     D'Artagnan  lui  raconta  comment il  avait trouvé Porthos dans son lit
avec une foulure, et Aramis à une table entre les deux théologiens. Comme il
achevait, l'hôte  rentra  avec les bouteilles  demandées et  un  jambon qui,
heureusement pour lui, était resté hors de la cave.
     "  C'est  bien,  dit  Athos  en  remplissant  son  verre  et  celui  de
d'Artagnan,  voilà  pour  Porthos  et  pour Aramis  ;  mais vous,  mon  ami,
qu'avez-vous  et que vous est-il arrivé personnellement  ? Je vous trouve un
air sinistre.
     -- Hélas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de nous
tous, moi !
     --  Toi  malheureux,  d'Artagnan !  dit Athos.  Voyons,  comment  es-tu
malheureux ? Dis-moi cela.
     -- Plus tard, dit d'Artagnan.
     -- Plus tard ! et pourquoi plus  tard ? parce que tu  crois que je suis
ivre, d'Artagnan  ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les idées plus nettes
que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. "
     D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.
     Athos l'écouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini :
     " Misères que tout cela, dit Athos, misères ! "
     C'était le mot d'Athos.
     " Vous dites  toujours misères ! mon cher Athos,  dit d'Artagnan ; cela
vous sied bien mal, à vous qui n'avez jamais aimé. "
     L'oeil mort  d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne  fut qu'un éclair,
il redevint terne et vague comme auparavant.
     " C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimé, moi.
     -- Vous voyez  bien alors, coeur de  pierre, dit  d'Artagnan, que  vous
avez tort d'être dur pour nous autres coeurs tendres.
     -- Coeurs tendres, coeurs percés, dit Athos.
     -- Que dites-vous ?
     -- Je dis que l'amour est une loterie où celui qui gagne, gagne la mort
!  Vous êtes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et
si j'ai un conseil à vous donner, c'est de perdre toujours.
     -- Elle avait l'air de si bien m'aimer !
     -- Elle en avait l'air.
     -- Oh ! elle m'aimait.
     -- Enfant !  il  n'y a pas un homme  qui  n'ait  cru  comme vous que sa
maîtresse  l'aimait, et il n'y a pas un  homme  qui n'ait  été trompé par sa
maîtresse.
     -- Excepté vous, Athos, qui n'en avez jamais eu.
     -- C'est vrai, dit Athos après un moment de silence, je n'en ai  jamais
eu, moi. Buvons !
     --   Mais   alors,   philosophe   que   vous   êtes,  dit   d'Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et d'être consolé.
     -- Consolé de quoi ?
     -- De mon malheur.
     --  Votre malheur fait rire,  dit Athos en haussant les  épaules  ;  je
serais  curieux  de savoir ce  que  vous  diriez si  je vous  racontais  une
histoire d'amour.
     -- Arrivée à vous ?
     -- Ou à un de mes amis, qu'importe !
     -- Dites, Athos, dites.
     -- Buvons, nous ferons mieux.
     -- Buvez et racontez.
     -- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre,
les deux choses vont à merveille ensemble.
     -- J'écoute " , dit d'Artagnan.
     Athos se  recueillit, et, à mesure  qu'il se recueillait, d'Artagnan le
voyait pâlir : ;  il en était à  cette période  de l'ivresse  où les buveurs
vulgaires tombent et  dorment.  Lui, il  rêvait  tout haut  sans dormir.  Ce
somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant.
     " Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.
     -- Je vous en prie, dit d'Artagnan.
     -- Qu'il soit  fait  donc comme vous le désirez.  Un de mes amis, un de
mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en  s'interrompant avec un
sourire sombre ; un des comtes de  ma province, c'est-à-dire du Berry, noble
comme un Dandolo ou un  Montmorency, devint amoureux à vingt-cinq  ans d'une
jeune fille de seize, belle comme les  amours. A travers  la  naïveté de son
âge perçait un esprit ardent,  un esprit non  pas  de femme, mais de poète ;
elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un  petit bourg, près
de son frère qui était curé. Tous deux étaient  arrivés dans  le pays  : ils
venaient  on ne savait d'où ; mais  en la  voyant  si belle et en voyant son
frère si pieux, on ne  songeait pas  à leur demander  d'où ils venaient.  Du
reste, on les disait de  bonne extraction. Mon ami, qui était le seigneur du
pays, aurait pu la séduire  ou la prendre de force,  à son gré, il  était le
maître  ;  qui serait venu  à l'aide de deux étrangers,  de  deux inconnus ?
Malheureusement  il  était honnête  homme,  il  l'épousa. Le sot,  le niais,
l'imbécile !
     -- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan.
     -- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son château, et en fit la
première  dame de  sa province ; et il  faut lui rendre justice, elle tenait
parfaitement son rang.
     -- Eh bien ? demanda d'Artagnan.
     -- Eh bien, un jour qu'elle était à  la chasse  avec son mari, continua
Athos  à voix basse  et  en  parlant fort  vite,  elle  tomba de  cheval  et
s'évanouit ; le comte s'élança à  son secours, et comme  elle étouffait dans
ses habits,  il les fendit  avec  son  poignard et  lui découvrit  l'épaule.
Devinez ce qu'elle avait sur l'épaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un  grand
éclat de rire.
     -- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan.
     -- Une fleur de lys, dit Athos. Elle était marquée ! "
     Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait à la main.
     " Horreur ! s'écria d'Artagnan, que me dites-vous là ?
     --  La vérité. Mon cher, l'ange était un  démon.  La pauvre fille avait
volé.
     -- Et que fit le comte ?
     -- Le comte était un grand seigneur, il avait  sur ses  terres droit de
justice basse et haute : il acheva de déchirer les habits de la comtesse, il
lui lia les mains derrière le dos et la pendit à un arbre.
     -- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'écria d'Artagnan.
     -- Oui, un meurtre,  pas davantage, dit Athos pâle  comme la mort. Mais
on me laisse manquer de vin, ce me semble. "
     Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait, l'approcha
de  sa bouche et  la  vida d'un  seul trait, comme  il eût  fait d'un  verre
ordinaire.
     Puis il laissa tomber sa tête sur  ses deux  mains ; d'Artagnan demeura
devant lui, saisi d'épouvante.
     " Cela m'a guéri des femmes belles, poétiques et  amoureuses, dit Athos
en se relevant et  sans songer à continuer l'apologue du comte. Dieu vous en
accorde autant ! Buvons !
     -- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan.
     -- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drôle, cria
Athos, nous ne pouvons plus boire !
     -- Et son frère ? ajouta timidement d'Artagnan.
     -- Son frère ? reprit Athos.
     -- Oui, le prêtre ?
     -- Ah  !  je m'en informai  pour le  faire pendre à son tour ;  mais il
avait pris les devants, il avait quitté sa cure depuis la veille.
     -- A-t-on su au moins ce que c'était que ce misérable ?
     -- C'était sans doute le premier amant et le complice  de  la belle, un
digne  homme  qui avait fait semblant d'être  curé  peut-être pour marier sa
maîtresse et lui assurer un sort. Il aura été écartelé, je l'espère.
     -- Oh  ! mon  Dieu ! mon Dieu ! fit  d'Artagnan, tout étourdi  de cette
horrible aventure.
     --  Mangez donc  de  ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en
coupant une tranche  qu'il mit  sur l'assiette  du jeune homme. Quel malheur
qu'il  n'y en ait pas  eu seulement quatre comme  celui-là dans  la  cave  !
j'aurais bu cinquante bouteilles de plus. "
     D'Artagnan ne  pouvait plus  supporter  cette  conversation,  qui l'eût
rendu fou ; il laissa tomber sa tête sur  ses deux mains et fit semblant  de
s'endormir.
     " Les jeunes gens  ne savent plus boire, dit Athos en  le  regardant en
pitié, et pourtant celui-là est des meilleurs... "







     D'Artagnan  était  resté  étourdi de la terrible  confidence d'Athos  ;
cependant  bien  des  choses lui  paraissaient  encore  obscures  dans cette
demi-révélation ; d'abord elle avait été faite par un homme tout à fait ivre
à  un homme  qui l'était à moitié  et cependant,  malgré ce  vague  que fait
monter au  cerveau  la  fumée  de  deux ou trois  bouteilles  de  bourgogne,
d'Artagnan, en se réveillant le lendemain matin, avait chaque parole d'Athos
aussi présente à son esprit que si, à mesure  qu'elles étaient tombées de sa
bouche, elles s'étaient imprimées  dans son  esprit.  Tout ce  doute  ne lui
donna qu'un plus vif désir d'arriver à une certitude, et  il passa  chez son
ami avec l'intention bien arrêtée de renouer sa conversation  de la veille ;
mais il trouva Athos de sens tout à fait rassis, c'est-à-dire le plus fin et
le plus impénétrable des hommes.
     Au reste, le mousquetaire, après  avoir échangé avec lui une poignée de
main, alla le premier au-devant de sa pensée.
     " J'étais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti  cela
ce matin à  ma langue, qui  était encore fort  épaisse, et  à mon  pouls qui
était encore fort agité, je parie que j'ai dit mille extravagances. "
     Et,  en  disant ces  mots,  il  regarda  son  ami avec  une  fixité qui
l'embarrassa.
     " Mais  non pas, répliqua d'Artagnan, et, si  je me  le  rappelle bien,
vous n'avez rien dit que de fort ordinaire.
     -- Ah ! vous m'étonnez ! Je croyais vous avoir raconté une histoire des
plus lamentables. "
     Et il  regardait le  jeune homme  comme  s'il  eût voulu lire  au  plus
profond de son coeur.
     "  Ma foi ! dit  d'Artagnan, il paraît que j'étais encore plus ivre que
vous, puisque je ne me souviens de rien. "
     Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :
     "  Vous n'êtes pas sans avoir remarqué, mon cher ami, que  chacun a son
genre  d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai l'ivresse triste, et, quand  une
fois je suis gris, ma manière  est de raconter toutes les histoires lugubres
que ma sotte  nourrice  m'a inculquées dans le cerveau.  C'est mon  défaut ;
défaut capital, j'en conviens ; mais, à cela près, je suis bon buveur. "
     Athos disait  cela d'une façon si naturelle, que d'Artagnan fut ébranlé
dans sa conviction.
     " Oh ! c'est donc cela, en  effet, reprit le jeune homme en essayant de
ressaisir la vérité, c'est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on
se souvient d'un rêve, que nous avons parlé de pendus.
     --  Ah  !  vous voyez  bien,  dit  Athos  en pâlissant et cependant  en
essayant de rire, j'en étais sûr, les pendus sont mon cauchemar, à moi.
     -- Oui, oui, reprit d'Artagnan,  et  voilà la  mémoire qui me revient ;
oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait d'une femme.
     --  Voyez,  répondit Athos en devenant presque livide, c'est ma  grande
histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-là, c'est que je suis
ivre mort.
     --  Oui, c'est cela, dit d'Artagnan,  l'histoire  de  la  femme blonde,
grande et belle, aux yeux bleus.
     -- Oui, et pendue.
     -- Par son mari,  qui était un seigneur de votre connaissance, continua
d'Artagnan en regardant fixement Athos.
     -- Eh  bien, voyez cependant comme on compromettrait  un homme quand on
ne sait plus ce que l'on  dit, reprit Athos en  haussant les  épaules, comme
s'il se fût pris  lui-même en pitié.  Décidément, je ne veux plus me griser,
d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. "
     D'Artagnan garda le silence.
     Puis Athos, changeant tout à coup de conversation :
     " A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez amené.
     -- Est-il de votre goût ? demanda d'Artagnan.
     -- Oui, mais ce n'était pas un cheval de fatigue.
     -- Vous vous trompez ; j'ai fait avec  lui dix  lieues  en moins  d'une
heure et demie, et il n'y paraissait pas  plus que s'il eût  fait le tour de
la place Saint-Sulpice.
     -- Ah çà, vous allez me donner des regrets.
     -- Des regrets ?
     -- Oui, je m'en suis défait.
     -- Comment cela ?
     --  Voici  le fait  : ce matin, je me  suis réveillé à six heures, vous
dormiez  comme un sourd, et je ne  savais que  faire  ; j'étais encore  tout
hébété de notre  débauche d'hier  ; je descendis dans la  grande  salle,  et
j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval à un maquignon, le sien
étant  mort  hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et comme  je vis
qu'il offrait cent pistoles  d'un alezan brûlé : " Par Dieu, lui dis-je, mon
gentilhomme, moi aussi j'ai un cheval à vendre.
     " -- Et très beau même,  dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre ami
le tenait en main.
     " -- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ?
     " -- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-là ?
     " -- Non, mais je vous le joue.
     " -- Vous me le jouez ?
     " -- Oui.
     " -- A quoi ?
     " -- Aux dés. "
     " Ce qui  fut dit  fut fait ; et  j'ai  perdu le cheval. Ah mais !  par
exemple, continua Athos, j'ai regagné le caparaçon. "
     D'Artagnan fit une mine assez maussade.
     " Cela vous contrarie ? dit Athos.
     -- Mais oui,  je vous  l'avoue, reprit  d'Artagnan ;  ce cheval  devait
servir à nous faire reconnaître un  jour  de bataille ; c'était un gage,  un
souvenir. Athos, vous avez eu tort.
     --  Eh ! mon cher ami, mettez-vous à ma place, reprit le mousquetaire ;
je m'ennuyais à périr,  moi,  et  puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux
anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'être reconnu  par quelqu'un,  Eh bien,
la  selle suffira ;  elle  est  assez  remarquable. Quant  au  cheval,  nous
trouverons  quelque excuse  pour motiver  sa  disparition.  Que  diable ! un
cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. "
     D'Artagnan ne se déridait pas.
     "  Cela  me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir à
ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.
     -- Qu'avez-vous donc fait encore ?
     -- Après avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l'idée
me vint de jouer le vôtre.
     -- Oui, mais vous vous en tîntes, j'espère, à l'idée ?
     -- Non pas, je la mis à exécution à l'instant même.
     -- Ah ! par exemple ! s'écria d'Artagnan inquiet.
     -- Je jouai, et je perdis.
     -- Mon cheval ?
     -- Votre  cheval  ;  sept contre  huit  ;  faute  d'un  point... . vous
connaissez le proverbe.
     -- Athos, vous n'êtes pas dans votre bon sens, je vous jure !
     -- Mon cher, c'était hier, quand je  vous contais mes sottes histoires,
qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous
les équipages et harnais possibles.
     -- Mais c'est affreux !
     --  Attendez donc, vous n'y  êtes point, je ferais un joueur excellent,
si je ne m'entêtais  pas ; mais  je m'entête, c'est comme quand je bois ; je
m'entêtai donc...
     -- Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?
     -- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce  diamant qui brille à
votre doigt, et que j'avais remarqué hier.
     --  Ce diamant !  s'écria d'Artagnan,  en portant vivement la main à sa
bague.
     -- Et  comme je  suis  connaisseur, en ayant  eu  quelques-uns pour mon
propre compte, je l'avais estimé mille pistoles.
     --  J'espère, dit sérieusement d'Artagnan à demi mort  de frayeur,  que
vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant ?
     -- Au contraire, cher ami ; vous comprenez,  ce  diamant devenait notre
seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos  harnais et nos chevaux,
et, de plus, l'argent pour faire la route.
     -- Athos, vous me faites frémir ! s'écria d'Artagnan.
     --  Je parlai donc de votre  diamant à  mon  partenaire, lequel l'avait
aussi remarqué.  Que  diable aussi, mon cher, vous portez  à votre doigt une
étoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible !
     -- Achevez,  mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec
votre sang-froid, vous me faites mourir !
     --  Nous  divisâmes  donc ce diamant  en dix parties  de cent  pistoles
chacune.
     -- Ah !  vous voulez rire et m'éprouver ? dit d'Artagnan, que la colère
commençait à prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade
.
     -- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir,
vous !  il  y avait quinze jours que je n'avais envisagé face humaine et que
j'étais là à m'abrutir en m'abouchant avec des bouteilles.
     -- Ce  n'est point une raison  pour jouer mon diamant, cela !  répondit
d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse.
     -- Ecoutez  donc la fin ;  dix parties de cent  pistoles chacune en dix
coups  sans revanche. En treize coups je  perdis tout. En  treize coups ! Le
nombre 13 m'a toujours été fatal, c'était le 13 du mois de juillet que...
     -- Ventrebleu ! s'écria d'Artagnan en se levant de table, l'histoire du
jour lui faisant oublier celle de la veille.
     -- Patience, dit Athos, j'avais un plan.  L'Anglais était  un original,
je l'avais vu le matin  causer avec Grimaud, et Grimaud m'avait averti qu'il
lui  avait fait des  propositions pour entrer  à son  service. Je  lui  joue
Grimaud, le silencieux Grimaud, divisé en dix portions.
     -- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan éclatant de rire malgré lui.
     -- Grimaud  lui-même, entendez-vous cela  ! et avec  les  dix  parts de
Grimaud,  qui ne vaut  pas en tout un  ducaton, je regagne le diamant. Dites
maintenant que la persistance n'est pas une vertu.
     -- Ma foi,  c'est très drôle ! s'écria d'Artagnan consolé et  se tenant
les côtes de rire.
     -- Vous comprenez  que,  me  sentant en veine, je  me remis  aussitôt à
jouer sur le diamant.
     -- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau.
     -- J'ai regagné  vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis
mon  cheval,  puis reperdu. Bref, j'ai rattrapé votre harnais, puis le mien.
Voilà où nous en sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu là.
"
     D'Artagnan respira comme si on lui eût enlevé l'hôtellerie de dessus la
poitrine.
     " Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.
     -- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Bucéphale et du mien.
     -- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?
     -- J'ai une idée sur eux.
     -- Athos, vous me faites frémir.
     -- Ecoutez, vous n'avez pas joué depuis longtemps, vous, d'Artagnan ?
     -- Et je n'ai point l'envie de jouer.
     -- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas joué depuis longtemps, disais-je,
vous devez donc avoir la main bonne.
     -- Eh bien, après ?
     -- Eh bien, l'Anglais et  son compagnon sont  encore là.  J'ai remarqué
qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir à votre
cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval.
     -- Mais il ne voudra pas un seul harnais.
     -- Jouez  les deux, pardieu !  je ne suis point un égoïste comme  vous,
moi.

     -- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indécis, tant la confiance d'Athos
commençait à le gagner à son insu.
     -- Parole d'honneur, en un seul coup.
     --  Mais  c'est  qu'ayant perdu les chevaux,  je  tenais  énormément  à
conserver les harnais.
     -- Jouez votre diamant, alors.
     -- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais.
     --  Diable ! dit  Athos, je vous proposerais bien  de  jouer Planchet ;
mais comme cela a déjà été fait, l'Anglais ne voudrait peut-être plus.
     --  Décidément, mon cher Athos, dit d'Artagnan,  j'aime mieux  ne  rien
risquer.
     --  C'est  dommage,  dit  froidement  Athos,  l'Anglais  est  cousu  de
pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est bientôt joué.
     -- Et si je perds ?
     -- Vous gagnerez.
     -- Mais si je perds ?
     -- Eh bien, vous donnerez les harnais.
     -- Va pour un coup " , dit d'Artagnan.
     Athos  se mit  en quête de l'Anglais et  le trouva dans l'écurie, où il
examinait  les harnais d'un  oeil  de convoitise. L'occasion était bonne. Il
fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval  ou  cent pistoles, à
choisir. L'Anglais calcula vite  :  les  deux  harnais  valaient trois cents
pistoles à eux deux ; il topa.
     D'Artagnan  jeta  les dés en  tremblant et amena le  nombre trois  ; sa
pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire :
     "  Voilà  un  triste  coup, compagnon  ; vous  aurez  les chevaux  tout
harnachés, Monsieur. "
     L'Anglais, triomphant, ne se donna même la peine de rouler les dés,  il
les jeta  sur la  table sans  regarder,  tant il était sûr  de la victoire ;
d'Artagnan s'était détourné pour cacher sa mauvaise humeur.
     " Tiens, tiens, tiens, dit  Athos avec sa voix tranquille,  ce coup  de
dés est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans  ma vie : deux
as ! "
     L'Anglais regarda et fut saisi  d'étonnement, d'Artagnan regarda et fut
saisi de plaisir.
     "  Oui, continua Athos,  quatre fois seulement : une  fois  chez  M. de
Créquy  ;  une autre  fois chez moi, à la campagne, dans mon  château  de...
quand j'avais un château  ; une troisième fois chez M.  de  Tréville, où  il
nous surprit  tous ; enfin une quatrième fois au cabaret,  où il échut à moi
et où je perdis sur lui cent louis et un souper.
     -- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais.
     -- Certes, dit d'Artagnan.
     -- Alors il n'y a pas de revanche ?
     -- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?
     -- C'est vrai ; le cheval va être rendu à votre valet, Monsieur.
     -- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande à
dire un mot à mon ami.
     -- Dites. "
     Athos tira d'Artagnan à part.
     "  Eh bien, lui dit  d'Artagnan, que  me veux-tu encore,  tentateur, tu
veux que je joue, n'est-ce pas ?
     -- Non, je veux que vous réfléchissiez.
     -- A quoi ?
     -- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ?
     -- Sans doute.
     -- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous
avez joué les harnais contre le cheval ou cent pistoles, à votre choix.
     -- Oui.
     -- Je prendrais les cent pistoles.
     -- Eh bien, moi, je prends le cheval.
     -- Et vous avez tort, je vous le répète  ; que  ferons-nous d'un cheval
pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l'air des deux
fils Aymon  qui  ont perdu leurs  frères ; vous  ne pouvez pas m'humilier en
chevauchant près  de moi, en  chevauchant  sur ce magnifique  destrier. Moi,
sans balancer un seul instant, je  prendrais les  cent pistoles,  nous avons
besoin d'argent pour revenir à Paris.
     -- Je tiens à ce cheval, Athos.
     -- Et  vous avez tort, mon  ami ; un  cheval prend un  écart, un cheval
bute et se couronne, un  cheval  mange dans un râtelier où a mangé un cheval
morveux :  voilà un cheval ou  plutôt cent pistoles perdues ; il faut que le
maître  nourrisse  son   cheval,  tandis   qu'au   contraire  cent  pistoles
nourrissent leur maître.
     -- Mais comment reviendrons-nous ?
     -- Sur les chevaux de nos  laquais, pardieu ! on verra toujours bien  à
l'air de nos figures que nous sommes gens de condition.
     -- La belle mine que  nous aurons  sur des bidets, tandis qu'Aramis  et
Porthos caracoleront sur leurs chevaux !
     -- Aramis ! Porthos ! s'écria Athos, et il se mit à rire.
     -- Quoi ?  demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien à  l'hilarité  de
son ami.
     -- Bien, bien, continuons, dit Athos.
     -- Ainsi, votre avis... ?
     --  Est  de  prendre  les  cent  pistoles, d'Artagnan ; avec  les  cent
pistoles nous allons festiner jusqu'à la fin du mois ; nous avons essuyé des
fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.
     -- Me  reposer !  oh ! non,  Athos, aussitôt à Paris je  me  mets  à la
recherche de cette pauvre femme.
     -- Eh  bien, croyez-vous  que votre  cheval vous  sera aussi utile pour
cela que de bons louis d'or ? Prenez les  cent pistoles, mon ami, prenez les
cent pistoles. "
     D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-là lui
parut excellente. D'ailleurs,  en résistant plus longtemps,  il craignait de
paraître égoïste  aux yeux d'Athos ; il acquiesça donc  et choisit  les cent
pistoles, que l'Anglais lui compta sur-le-champ.
     Puis l'on ne songea plus qu'à partir. La paix signée avec l'aubergiste,
outre  le vieux cheval  d'Athos,  coûta six  pistoles ;  d'Artagnan et Athos
prirent  les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en
route à pied, portant les selles sur leurs têtes.
     Si mal  montés  que fussent les  deux  amis,  ils  prirent  bientôt les
devants sur leurs valets et arrivèrent à Crève coeur. De loin ils aperçurent
Aramis mélancoliquement  appuyé sur sa fenêtre et regardant, comme  ma soeur
Anne , poudroyer l'horizon.
     " Holà, eh  ! Aramis !  que diable faites-vous donc  là ?  crièrent les
deux amis.
     -- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ;
je  songeais  avec quelle rapidité s'en vont  les biens  de ce monde, et mon
cheval anglais, qui s'éloignait et qui vient  de disparaître au milieu  d'un
tourbillon de  poussière, m'était  une vivante  image  de la  fragilité  des
choses de la terre. La  vie elle-même peut se résoudre en trois mots : Erat,
est, fuit .
     --  Cela veut dire au  fond  ? demanda  d'Artagnan, qui commençait à se
douter de la vérité.
     -- Cela veut dire que je viens de faire un marché de  dupe  :  soixante
louis, un cheval qui, à la  manière dont il  file, peut  faire au  trot cinq
lieues à l'heure. "
     D'Artagnan et Athos éclatèrent de rire.
     " Mon cher d'Artagnan,  dit  Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous
prie :  nécessité n'a pas  de loi  ; d'ailleurs  je  suis le  premier  puni,
puisque cet infâme maquignon m'a  volé cinquante louis au moins.  Ah !  vous
êtes bons ménagers, vous autres ! vous venez  sur les chevaux de vos laquais
et  vous faites mener  vos chevaux de  luxe en  main, doucement et à petites
journées. "
     Au même instant un  fourgon, qui  depuis quelques instants pointait sur
la route  d'Amiens, s'arrêta, et l'on  vit sortir Grimaud et Planchet  leurs
selles  sur la tête. Le  fourgon  retournait à vide  vers Paris, et les deux
laquais  s'étaient  engagés,  moyennant  leur  transport,  à  désaltérer  le
voiturier tout le long de la route.
     " Qu'est-ce que cela ? dit Aramis  en voyant  ce qui se  passait ; rien
que les selles ?
     -- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.
     -- Mes amis,  c'est exactement comme moi. J'ai conservé le harnais, par
instinct.  Holà,  Bazin  !  portez mon  harnais neuf  auprès de celui de ces
Messieurs.
     -- Et qu'avez-vous fait de vos curés ? demanda d'Artagnan.
     -- Mon cher,  je les ai invités à dîner le lendemain, dit Aramis : il y
a ici  du vin exquis, cela soit  dit  en passant ; je  les ai grisés de  mon
mieux ; alors le curé m'a  défendu de  quitter la casaque, et le jésuite m'a
prié de le faire recevoir mousquetaire.
     -- Sans thèse ! cria d'Artagnan, sans thèse ! je demande la suppression
de la thèse, moi !
     -- Depuis lors, continua Aramis,  je vis agréablement. J'ai commencé un
poème  en vers d'une  syllabe ;  c'est  assez difficile,  mais  le mérite en
toutes choses est dans la difficulté. La matière est  galante, je vous lirai
le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute.
     --  Ma  foi,  mon cher Aramis, dit  d'Artagnan, qui  détestait  presque
autant les vers que le latin, ajoutez au mérite de la difficulté celui de la
brièveté, et vous êtes sûr au moins que votre poème aura deux mérites.
     --  Puis, continua  Aramis,  il  respire  des passions  honnêtes,  vous
verrez. Ah çà !, mes amis, nous retournons donc  à Paris  ?  Bravo, je  suis
prêt ;  nous  allons donc revoir ce  bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez
pas qu'il me manquait, ce grand niais-là ? Ce n'est pas lui qui aurait vendu
son  cheval, fût-ce contre un royaume.  Je voudrais déjà le voir sur sa bête
et sur sa selle. Il aura, j'en suis sûr, l'air du Grand Mogol. "
     On fit  une halte d'une heure pour  faire souffler les chevaux ; Aramis
solda son compte, plaça Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l'on se
mit en route pour aller retrouver Porthos.
     On  le trouva debout, moins  pâle  que ne  l'avait vu d'Artagnan  à  sa
première visite,  et  assis à une table où, quoiqu'il fût seul,  figurait un
dîner  de quatre personnes ;  ce  dîner se  composait  de viandes  galamment
troussées, de vins choisis et de fruits superbes.
     "  Ah  !  pardieu !  dit-il en se  levant,  vous  arrivez  à merveille,
Messieurs, j'en étais justement au potage, et vous allez dîner avec moi.
     --  Oh !  oh ! fit  d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton  qui a pris  au
lasso de pareilles bouteilles, puis voilà un fricandeau piqué et un filet de
boeuf...
     -- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit  comme ces
diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ?
     -- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre échauffourée de  la
rue Férou je reçus un  coup d'épée qui, au bout de quinze ou dix-huit jours,
m'avait produit exactement le même effet.
     --  Mais ce dîner n'était  pas pour vous seul, mon cher Porthos  ?  dit
Aramis.
     -- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes  du  voisinage
qui  viennent  de  me  faire  dire  qu'ils  ne  viendraient  pas  ; vous les
remplacerez, et je ne perdrai pas au change. Holà ! Mousqueton, des  sièges,
et que l'on double les bouteilles !
     --  Savez-vous  ce  que nous mangeons ici ?  dit Athos au  bout  de dix
minutes.
     --  Pardieu  !  répondit d'Artagnan,  moi je  mange  du  veau piqué aux
cardons et à la moelle.
     -- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos.
     -- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
     -- Vous  vous  trompez tous, Messieurs, répondit Athos,  vous mangez du
cheval.
     -- Allons donc ! dit d'Artagnan.
     -- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de dégoût.
     Porthos seul ne répondit pas.
     " Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ?
Peut-être même les caparaçons avec !
     -- Non, Messieurs, j'ai gardé le harnais, dit Porthos.
     -- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on  dirait que nous nous
sommes donné le mot.
     --  Que  voulez-vous,  dit  Porthos,  ce cheval  faisait  honte  à  mes
visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier !
     -- Puis, votre duchesse est  toujours  aux eaux, n'est-ce  pas ? reprit
d'Artagnan.
     --  Toujours,  répondit  Porthos.  Or,  ma foi,  le  gouverneur  de  la
province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui à dîner, m'a paru
le désirer si fort que je le lui ai donné.
     -- Donné ! s'écria d'Artagnan.
     --  Oh  ! mon Dieu ! oui, donné  ! c'est le mot, dit Porthos  ; car  il
valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu  me le payer
que quatre-vingts.
     -- Sans la selle ? dit Aramis.
     -- Oui, sans la selle.
     -- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui
a fait le meilleur marché de nous tous. "
     Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ;
mais on  lui expliqua bientôt la raison  de  cette hilarité,  qu'il partagea
bruyamment selon sa coutume.
     " De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan.
     -- Mais pas  pour mon  compte, dit Athos ; j'ai trouvé le vin d'Espagne
d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans
le fourgon des laquais : ce qui m'a fort désargenté.
     -- Et moi, dit  Aramis,  imaginez  donc que j'avais donné  jusqu'à  mon
dernier sou  à l'église de Montdidier et aux jésuites d'Amiens ; que j'avais
pris en outre des engagements qu'il  m'a fallu tenir,  des messes commandées
pour  moi et pour vous, Messieurs, que  l'on dira, Messieurs, et  dont je ne
doute pas que nous ne nous trouvions à merveille.
     --  Et moi, dit Porthos,  ma foulure, croyez-vous qu'elle  ne m'a  rien
coûté  ?  sans compter  la blessure de Mousqueton,  pour  laquelle  j'ai été
obligé de  faire  venir  le  chirurgien deux  fois par jour, lequel m'a fait
payer ses visites double, sous prétexte que cet imbécile de Mousqueton avait
été  se faire donner une balle dans un endroit qu'on ne montre ordinairement
qu'aux apothicaires ; aussi  je lui ai bien  recommandé  de ne plus se faire
blesser là.
     -- Allons, allons,  dit Athos, en échangeant un sourire avec d'Artagnan
et Aramis, je vois que vous vous êtes conduit grandement à l'égard du pauvre
garçon : c'est d'un bon maître.
     --  Bref,  continua Porthos,  ma dépense payée, il me restera  bien une
trentaine d'écus.
     -- Et à moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
     -- Allons, allons, dit Athos,  il paraît que nous sommes les  Crésus de
la société. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ?
     -- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donné cinquante.
     -- Vous croyez ?
     -- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle.
     -- Puis, j'en ai payé six à l'hôte.
     -- Quel animal que cet hôte ! pourquoi lui avez-vous donné six pistoles
?
     -- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner.
     -- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ?
     -- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan.
     --  Et moi,  dit  Athos en tirant quelque menue  monnaie de  sa  poche,
moi...
     -- Vous, rien.
     -- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter à
la masse.
     -- Maintenant, calculons combien nous possédons en tout : Porthos ?
     -- Trente écus.
     -- Aramis ?
     -- Dix pistoles.
     -- Et vous, d'Artagnan ?
     -- Vingt-cinq.
     -- Cela fait en tout ? dit Athos.
     --  Quatre  cent soixante-quinze livres  ! dit d'Artagnan, qui comptait
comme Archimède.
     --  Arrivés à Paris,  nous  en  aurons  bien  encore quatre  cents, dit
Porthos, plus les harnais.
     -- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis.
     -- Eh  bien,  des quatre chevaux  des  laquais nous en  ferons deux  de
maître que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents livres, on  en fera
un demi pour un  des démontés,  puis  nous  donnerons  les  grattures de nos
poches  à  d'Artagnan, qui a  la main bonne, et  qui  ira les jouer dans  le
premier tripot venu, voilà.
     -- Dînons donc, dit Porthos, cela refroidit. "
     Les quatre amis, plus tranquilles  désormais sur  leur  avenir,  firent
honneur au repas, dont les restes furent abandonnés à MM. Mousqueton, Bazin,
Planchet et Grimaud.
     En arrivant à Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de Tréville qui
le prévenait  que, sur sa demande,  le roi venait de lui accorder  la faveur
d'entrer dans les mousquetaires.
     Comme c'était tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, à part bien
entendu le désir de retrouver Mme Bonacieux, il  courut tout joyeux chez ses
camarades, qu'il  venait  de quitter il y avait une demi-  heure,  et  qu'il
trouva  fort tristes  et fort préoccupés. Ils étaient réunis en conseil chez
Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravité.
     M.  de  Tréville  venait  de  les  faire  prévenir que l'intention bien
arrêtée  de Sa Majesté étant d'ouvrir la campagne  le 1er mai, ils eussent à
préparer incontinent leurs équipages.
     Les quatre philosophes  se regardèrent tout ébahis : M. de  Tréville ne
plaisantait pas sous le rapport de la discipline.
     " Et à combien estimez-vous ces équipages ? dit d'Artagnan.
     -- Oh ! il n'y  a pas à dire,  reprit Aramis,  nous venons de faire nos
comptes avec  une lésinerie  de Spartiates, et  il nous faut à chacun quinze
cents livres.
     -- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.
     -- Moi, dit d'Artagnan, il me  semble qu'avec  mille livres  chacun, il
est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... "
     Ce mot de procureur réveilla Porthos.
     " Tiens, j'ai une idée ! dit-il.
     -- C'est déjà quelque chose :  moi, je n'en  ai  pas  même l'ombre, fit
froidement Athos,  mais  quant  à  d'Artagnan, Messieurs,  le bonheur d'être
désormais des  nôtres l'a rendu fou ; mille livres ! je déclare que pour moi
seul il m'en faut deux mille.
     -- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille
livres qu'il nous faut pour  nos équipages,  sur lesquels  équipages, il est
vrai, nous avons déjà les selles.
     -- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M.
de Tréville eût fermé la porte, plus ce beau diamant qui  brille au doigt de
notre ami.  Que diable !  d'Artagnan est trop  bon camarade pour laisser des
frères dans l'embarras, quand il porte à son médius la rançon d'un roi. "







     Le plus préoccupé des  quatre amis  était bien certainement d'Artagnan,
quoique d'Artagnan,  en sa  qualité de garde, fût bien plus facile à équiper
que Messieurs  les mousquetaires,  qui  étaient  des seigneurs ;  mais notre
cadet de Gascogne était, comme on a pu le voir, d'un  caractère prévoyant et
presque avare, et avec cela  (expliquez les  contraires)  glorieux presque à
rendre des points à Porthos. A cette  préoccupation de sa vanité, d'Artagnan
joignait en ce  moment une inquiétude  moins égoïste.  Quelques informations
qu'il  eût pu prendre sur Mme Bonacieux,  il  ne  lui  en  était venu aucune
nouvelle.  M. de  Tréville en  avait parlé à la reine ; la reine ignorait où
était la jeune mercière et avait promis de la faire chercher.
     Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait guère d'Artagnan.
     Athos ne sortait pas de sa chambre ; il était résolu à ne  pas  risquer
une enjambée pour s'équiper.
     " Il  nous  reste quinze jours, disait-il à ses amis ; eh  bien, si  au
bout de  ces quinze  jours je n'ai rien trouvé, ou plutôt si rien n'est venu
me trouver,  comme je  suis trop bon catholique pour me casser la tête  d'un
coup  de pistolet, je  chercherai une bonne querelle à quatre gardes  de Son
Eminence ou  à  huit  Anglais, et je me battrai jusqu'à ce qu'il y en ait un
qui me  tue, ce qui, sur la quantité,  ne peut manquer de m'arriver. On dira
alors  que je suis mort pour  le roi,  de sorte que j'aurai fait mon service
sans avoir eu besoin de m'équiper. "
     Porthos continuait à se promener, les mains derrière le dos, en hochant
la tête de haut en bas et disant :
     " Je poursuivrai mon idée. "
     Aramis, soucieux et mal frisé, ne disait rien.
     On peut voir par ces détails désastreux que la  désolation régnait dans
la communauté.
     Les  laquais,   de  leur   côté,  comme  les   coursiers   d'Hippolyte,
partageaient  la  triste peine  de leurs  maîtres.  Mousqueton  faisait  des
provisions de croûtes ; Bazin, qui avait toujours donné dans la dévotion, ne
quittait  plus les églises  ;  Planchet  regardait voler  les  mouches  ; et
Grimaud, que la détresse générale ne pouvait déterminer  à rompre le silence
imposé par son maître, poussait des soupirs à attendrir des pierres.
     Les trois amis --  car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait juré de
ne pas faire un pas pour s'équiper -- les trois amis sortaient donc de grand
matin et rentraient  fort tard. Ils erraient  par  les rues,  regardant  sur
chaque pavé pour savoir si les personnes qui y étaient passées avant eux n'y
avaient pas laissé quelque  bourse. On  eût dit qu'ils suivaient des pistes,
tant   ils  étaient  attentifs   partout  où  ils  allaient.  Quand  ils  se
rencontraient, ils  avaient  des regards désolés qui  voulaient dire : As-tu
trouvé quelque chose ?
     Cependant, comme Porthos avait  trouvé le premier son idée, et comme il
l'avait  poursuivie avec  persistance, il fut le premier à  agir. C'était un
homme  d'exécution que ce digne Porthos.  D'Artagnan l'aperçut un jour qu'il
s'acheminait vers  l'église Saint-Leu,  et  le  suivit  instinctivement : il
entra au lieu saint après avoir relevé sa moustache et allongé sa royale, ce
qui  annonçait  toujours  de  sa part les intentions les plus  conquérantes.
Comme  d'Artagnan  prenait quelques précautions pour se  dissimuler, Porthos
crut n'avoir  pas  été  vu.  D'Artagnan entra  derrière  lui.  Porthos  alla
s'adosser au côté d'un pilier ; d'Artagnan,  toujours inaperçu,  s'appuya de
l'autre.
     Justement il y avait un sermon, ce qui  faisait que l'église était fort
peuplée. Porthos profita de  la circonstance pour lorgner les femmes : grâce
aux bons soins de Mousqueton, l'extérieur était loin  d'annoncer la détresse
de l'intérieur ; son feutre était bien un peu râpé, sa plume était  bien  un
peu  déteinte, ses  broderies  étaient bien  un  peu ternies, ses  dentelles
étaient  bien éraillées  ;  mais  dans la demi-teinte toutes ces  bagatelles
disparaissaient, et Porthos était toujours le beau Porthos.
     D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproché du pilier où Porthos
et  lui étaient adossés, une espèce  de  beauté  mûre, un  peu jaune, un peu
sèche, mais raide et hautaine  sous ses coiffes noires.  Les yeux de Porthos
s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis  papillonnaient au loin  dans
la nef.
     De son côté, la dame, qui de temps en temps rougissait, lançait avec la
rapidité  de l'éclair un coup  d'oeil sur le volage Porthos, et aussitôt les
yeux  de  Porthos de papillonner avec  fureur. Il était clair que c'était un
manège  qui piquait au vif la dame aux coiffes  noires,  car elle se mordait
les  lèvres jusqu'au  sang,  se  grattait le bout  du  nez,  et se  démenait
désespérément sur son siège.
     Ce que  voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une
seconde  fois sa royale, et se mit  à faire des signaux à une belle dame qui
était près du choeur, et qui non seulement était une belle dame, mais encore
une grande  dame sans doute,  car elle avait  derrière elle un négrillon qui
avait apporté le coussin  sur lequel elle était agenouillée, et une suivante
qui tenait le sac armorié dans lequel on renfermait le livre  où elle lisait
sa messe.
     La dame  aux coiffes noires suivit à travers tous ses détours le regard
de Porthos, et reconnut qu'il s'arrêtait sur la dame au coussin de  velours,
au négrillon et à la suivante.
     Pendant  ce  temps,  Porthos  jouait serré : c'étaient  des clignements
d'yeux, des  doigts posés sur les lèvres, de  petits sourires  assassins qui
réellement assassinaient la belle dédaignée.
     Aussi  poussa-t-elle, en  forme  de  mea-culpa  et en  se  frappant  la
poitrine,  un hum !  tellement vigoureux que tout le  monde, même la dame au
coussin  rouge, se retourna  de son côté ;  Porthos  tint  bon : pourtant il
avait bien compris, mais il fit le sourd.
     La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle était fort belle,
sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle  une rivale  véritablement à
craindre ;  un grand effet sur Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame
aux coiffes noires  ; un grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de
Meung, de Calais et de Douvres, que son persécuteur, l'homme à la cicatrice,
avait saluée du nom de Milady.
     D'Artagnan, sans perdre  de vue la  dame au coussin rouge,  continua de
suivre le manège de  Porthos,  qui l'amusait fort ;  il crut deviner  que la
dame  aux coiffes noires  était  la procureuse de la rue  aux Ours, d'autant
mieux que l'église Saint-Leu n'était pas très éloignée de ladite rue.
     Il  devina alors  par  induction que  Porthos  cherchait à  prendre  sa
revanche de sa défaite de Chantilly, alors que la procureuse s'était montrée
si récalcitrante à l'endroit de la bourse.
     Mais,  au  milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi  que pas  une
figure  ne  correspondait  aux  galanteries  de  Porthos. Ce  n'étaient  que
chimères  et  illusions  ; mais  pour  un  amour  réel,  pour  une  jalousie
véritable, y a-t-il d'autre réalité que les illusions et les chimères ?
     Le sermon finit : la procureuse s'avança vers le bénitier ; Porthos l'y
devança, et, au  lieu d'un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit,
croyant que c'était  pour elle que  Porthos se mettait en frais :  mais elle
fut  promptement  et cruellement détrompée  :  lorsqu'elle ne fut  plus qu'à
trois pas de lui, il détourna la tête, fixant invariablement les yeux sur la
dame au coussin  rouge, qui s'était levée et qui s'approchait suivie de  son
négrillon et de sa fille de chambre.
     Lorsque  la dame au coussin rouge fut  près de Porthos, Porthos tira sa
main toute  ruisselante du  bénitier  ; la  belle dévote toucha  de sa  main
effilée la grosse main  de Porthos, fit en souriant  le signe de la croix et
sortit de l'église.
     C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et
Porthos fussent en  galanterie.  Si elle eût  été  une grande dame,  elle se
serait évanouie  ;  mais  comme  elle  n'était  qu'une procureuse,  elle  se
contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrée :
     " Eh  ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas à moi, d'eau bénite ?
"
     Porthos fit, au  son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme
qui se réveillerait après un somme de cent ans.
     "  Ma...  Madame  ! s'écria-t-il,  est-ce bien  vous ? Comment se porte
votre mari, ce cher Monsieur  Coquenard ? Est-il toujours  aussi ladre qu'il
était ? Où  avais-je  donc les  yeux, que  je ne  vous ai  pas  même aperçue
pendant les deux heures qu'a duré ce sermon ?
     -- J'étais à deux pas de vous, Monsieur, répondit la procureuse ;  mais
vous  ne m'avez pas aperçue parce que vous  n'aviez d'yeux que pour la belle
dame à qui vous venez de donner de l'eau bénite. "
     Porthos feignit d'être embarrassé.
     " Ah ! dit-il, vous avez remarqué...
     -- Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir.
     -- Oui, dit négligemment Porthos, c'est une duchesse  de mes amies avec
laquelle  j'ai  grand-peine  à  me rencontrer  à cause de la jalousie de son
mari, et qui m'avait fait  prévenir qu'elle viendrait  aujourd'hui, rien que
pour me voir, dans cette chétive église, au fond de ce quartier perdu.
     --  Monsieur  Porthos,  dit la  procureuse,  auriez-vous  la  bonté  de
m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec vous !
     -- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil à lui-
même comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire.
     Dans  ce moment,  d'Artagnan passait  poursuivant  Milady ; il jeta  un
regard de côté sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant.
     "  Eh  !  eh ! se dit-il à lui-même  en raisonnant  dans  le sens de la
morale  étrangement facile de cette époque galante, en voici un qui pourrait
bien être équipé pour le terme voulu. "
     Porthos, cédant  à  la pression du bras de sa  procure  use  comme  une
barque  cède  au gouvernail,  arriva au cloître  Saint-Magloire, passage peu
fréquenté, enfermé d'un tourniquet à ses deux bouts. On n'y voyait, le jour,
que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient.
     " Ah ! Monsieur  Porthos  ! s'écria  la  procureuse, quand elle  se fut
assurée  qu'aucune personne  étrangère  à  la  population  habituelle de  la
localité ne pouvait les voir ni les entendre ; ah  ! Monsieur Porthos ! vous
êtes un grand vainqueur, à ce qu'il paraît !
     -- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ?
     -- Et les signes de tantôt,  et l'eau bénite ? Mais c'est une princesse
pour le moins, que cette dame avec son négrillon et sa fille de chambre !
     -- Vous vous  trompez  ; mon Dieu !  non, répondit  Porthos, c'est tout
bonnement une duchesse.
     --  Et ce  coureur qui attendait  à la porte, et  ce carrosse  avec  un
cocher à grande livrée qui attendait sur son siège ? "
     Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le  carrosse ; mais, de son regard
de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.
     Porthos  regretta  de  n'avoir pas, du  premier coup,  fait la dame  au
coussin rouge princesse.
     " Ah ! vous êtes l'enfant chéri des belles,  Monsieur Porthos !  reprit
en soupirant la procureuse.
     -- Mais,  répondit Porthos, vous comprenez  qu'avec  un  physique comme
celui dont la nature m'a doué, je ne manque pas de bonnes fortunes.
     -- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'écria la procureuse en
levant les yeux au ciel.
     -- Moins  vite encore que les femmes, ce me semble, répondit  Porthos ;
car  enfin, moi,  Madame, je puis dire que j'ai  été  votre victime, lorsque
blessé, mourant, je me suis vu abandonné  des chirurgiens ; moi, le  rejeton
d'une famille illustre,  qui m'étais fié à votre amitié, j'ai manqué  mourir
de  mes  blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de
Chantilly, et  cela sans  que vous ayez daigné répondre une  seule fois  aux
lettres brûlantes que je vous ai écrites.
     -- Mais, Monsieur Porthos...  , murmura la procureuse, qui sentait qu'à
en juger par la conduite des plus grandes  dames de  ce temps-là, elle était
dans son tort.
     -- Moi qui avais sacrifié pour vous la comtesse de Penaflor...
     -- Je le sais bien.
     -- La baronne de...
     -- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas.
     -- La duchesse de...
     -- Monsieur Porthos, soyez généreux !
     -- Vous avez raison, Madame, et je n'achèverai pas.
     -- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prêter.
     --  Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la première lettre que
vous m'avez écrite et que je conserve gravée dans ma mémoire. "
     La procureuse poussa un gémissement.
     "  Mais  c'est  qu'aussi,  dit-elle,  la  somme que  vous  demandiez  à
emprunter était un peu bien forte.
     --  Madame  Coquenard,  je vous donnais la préférence.  Je n'ai eu qu'à
écrire à la duchesse de... Je  ne veux pas dire son nom,  car je ne sais pas
ce que c'est que de compromettre une femme ;  mais ce que je sais, c'est que
je n'ai eu qu'à lui écrire pour qu'elle m'en envoyât quinze cents. "
     La procureuse versa une larme.
     " Monsieur Porthos,  dit-elle, je  vous jure que vous m'avez grandement
punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille  passe, vous
n'auriez qu'à vous adresser à moi.
     -- Fi donc,  Madame ! dit Porthos comme révolté, ne parlons pas argent,
s'il vous plaît, c'est humiliant.
     -- Ainsi,  vous  ne  m'aimez plus ! " dit  lentement et  tristement  la
procureuse.
     Porthos garda un majestueux silence.
     " C'est ainsi que vous me répondez ? Hélas ! je comprends.
     --  Songez à l'offense que vous m'avez  faite, Madame : elle est restée
là, dit  Porthos,  en  posant la  main à son  coeur et en l'y appuyant  avec
force.
     -- Je la réparerai ; voyons, mon cher Porthos !
     --  D'ailleurs,  que vous demandais-je,  moi ?  reprit  Porthos avec un
mouvement d'épaules plein de  bonhomie  ; un  prêt, pas  autre  chose. Après
tout, je ne suis pas  un homme déraisonnable.  Je sais  que vous n'êtes  pas
riche,  Madame Coquenard, et  que  votre mari  est  obligé  de sangsurer les
pauvres plaideurs pour  en tirer quelques  pauvres écus. Oh  ! si vous étiez
comtesse,  marquise  ou  duchesse,  ce  serait  autre chose,  et vous seriez
impardonnable. "
     La procureuse fut piquée.
     " Apprenez,  Monsieur  Porthos,  dit-elle,  que  mon  coffre-fort, tout
coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-être mieux  garni que celui de
toutes vos mijaurées ruinées.
     -- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en dégageant
le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si vous êtes riche, Madame
Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse.
     --  Quand je dis riche,  reprit la procureuse, qui vit qu'elle  s'était
laissé entraîner  trop loin, il ne faut  pas prendre  le mot au  pied de  la
lettre. Je ne suis pas précisément riche, je suis à mon aise.
     -- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en
prie. Vous m'avez méconnu ; toute sympathie est éteinte entre nous.
     -- Ingrat que vous êtes !
     -- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos.
     -- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus.
     -- Eh ! elle n'est déjà point si décharnée, que je crois !
     --  Voyons,  Monsieur Porthos,  encore  une  fois,  c'est la dernière :
m'aimez-vous encore ?
     --  Hélas Madame, dit Porthos  du  ton le  plus mélancolique  qu'il put
prendre,  quand nous  allons entrer en  campagne, dans  une  campagne où mes
pressentiments me disent que je serai tué...
     --  Oh !  ne dites pas de pareilles choses  ! s'écria la  procureuse en
éclatant en sanglots.
     -- Quelque chose me le  dit, continua  Porthos en mélancolisant de plus
en plus.
     -- Dites plutôt que vous avez un nouvel amour.
     --  Non pas,  je vous parle franc. Nul objet  nouveau ne  me touche, et
même je sens là,  au  fond de mon  coeur, quelque chose qui parle pour vous.
Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne  le savez pas,
cette  fatale  campagne s'ouvre ; je vais être affreusement préoccupé de mon
équipement.  Puis  je vais  faire  un  voyage dans ma famille, au fond de la
Bretagne, pour réaliser la somme nécessaire à mon départ. "
     Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice.
     "  Et comme,  continua-t-il,  la duchesse  que  vous  venez  de voir  à
l'église a ses terres  près des miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les
voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins longs quand on  les fait à
deux.
     --  Vous  n'avez donc point  d'amis à Paris, Monsieur Porthos ? dit  la
procureuse.
     -- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mélancolique, mais
j'ai bien vu que je me trompais.
     -- Vous en avez, Monsieur Porthos,  vous en avez,  reprit la procureuse
dans  un  transport qui la surprit  elle-même ; revenez demain à la  maison.
Vous êtes  le fils  de ma tante,  mon cousin par conséquent ;  vous venez de
Noyon en Picardie, vous  avez plusieurs procès à Paris, et pas de procureur.
Retiendrez-vous bien tout cela ?
     -- Parfaitement, Madame.
     -- Venez à l'heure du dîner.
     -- Fort bien.
     -- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgré ses soixante-
seize ans.
     -- Soixante-seize ans ! peste ! le bel âge ! reprit Porthos.
     -- Le grand âge, vous voulez dire, Monsieur  Porthos.  Aussi  le pauvre
cher  homme  peut  me laisser  veuve  d'un moment  à  l'autre,  continua  la
procureuse en jetant un regard significatif à Porthos. Heureusement que, par
contrat de mariage, nous nous sommes tout passé au dernier vivant.
     -- Tout ? dit Porthos.
     -- Tout.
     --  Vous  êtes  femme  de  précaution, je  le  vois,  ma  chère  Madame
Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse.
     --  Nous  sommes donc  réconciliés, cher Monsieur Porthos ? dit-elle en
minaudant.
     -- Pour la vie, répliqua Porthos sur le même air.
     -- Au revoir donc, mon traître.
     -- Au revoir, mon oublieuse.
     -- A demain, mon ange !
     -- A demain, flamme de ma vie ! "







     D'Artagnan avait suivi  Milady sans être  aperçu par  elle :  il la vit
monter dans  son  carrosse, et  il l'entendit  donner  à  son cocher l'ordre
d'aller à Saint-Germain.
     Il était inutile d'essayer  de suivre à  pied  une  voiture emportée au
trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue Férou.
     Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui était arrêté devant la
boutique d'un pâtissier, et qui semblait en extase devant une brioche de  la
forme la plus appétissante.
     Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les écuries de M.
de Tréville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour  lui Planchet, et de venir
le joindre  chez Athos, --  M. de Tréville,  une fois pour toutes, ayant mis
ses écuries au service de d'Artagnan.
     Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue
Férou.  Athos  était  chez lui,  vidant tristement une des bouteilles  de ce
fameux vin d'Espagne  qu'il avait rapporté de son voyage en Picardie. Il fit
signe à Grimaud d'apporter un verre pour  d'Artagnan, et Grimaud obéit comme
d'habitude.
     D'Artagnan raconta  alors à Athos tout ce qui s'était passé  à l'église
entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade était probablement,
à cette heure, en voie de s'équiper.
     " Quant à moi, répondit Athos à tout ce récit, je suis bien tranquille,
ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais.
     -- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'êtes, mon cher
Athos,  il  n'y aurait  ni princesses,  ni  reines  à l'abri  de  vos traits
amoureux.
     -- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les épaules.
     Et il fit signe à Grimaud d'apporter une seconde bouteille.
     En  ce  moment,  Planchet  passa  modestement  la  tête  par  la  porte
entrebâillée, et annonça à son maître que les deux chevaux étaient là.
     " Quels chevaux ? demanda Athos.
     -- Deux que M. de Tréville me prête pour la promenade, et avec lesquels
je vais aller faire un tour à Saint-Germain.
     -- Et qu'allez-vous faire à Saint-Germain ? " demanda encore Athos.
     Alors  d'Artagnan  lui raconta  la  rencontre  qu'il  avait  faite dans
l'église, et comment  il avait retrouvé cette femme qui, avec le seigneur au
manteau  noir  et à la cicatrice près de  la tempe,  était  sa préoccupation
éternelle.
     "  C'est-à-dire que vous êtes amoureux  de celle-là, comme vous l'étiez
de Mme  Bonacieux, dit Athos en haussant  dédaigneusement les épaules, comme
s'il eût pris en pitié la faiblesse humaine.
     --  Moi, point du tout ! s'écria d'Artagnan. Je suis seulement  curieux
d'éclaircir  le mystère auquel elle se  rattache. Je ne sais pourquoi, je me
figure que cette femme,  tout inconnue qu'elle m'est et  tout inconnu que je
lui suis, a une action sur ma vie.
     --  Au fait, vous avez raison,  dit Athos, je ne connais pas  une femme
qui vaille la  peine qu'on la  cherche quand elle est perdue. Mme  Bonacieux
est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve !
     --  Non, Athos,  non, vous vous trompez,  dit  d'Artagnan  ; j'aime  ma
pauvre Constance plus que jamais, et  si je savais le lieu où elle est, fût-
elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis ;
mais je l'ignore, toutes  mes recherches  ont été inutiles. Que voulez-vous,
il faut bien se distraire.
     --  Distrayez-vous  donc  avec  Milady,  mon  cher d'Artagnan ;  je  le
souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser.
     -- Ecoutez,  Athos, dit d'Artagnan, au  lieu de vous  tenir enfermé ici
comme si vous étiez aux arrêts, montez à cheval et venez vous promener  avec
moi à Saint-Germain.
     --  Mon cher, répliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai, sinon
je vais à pied.
     -- Eh  bien,  moi, répondit d'Artagnan en souriant  de la  misanthropie
d'Athos,  qui dans  un autre l'eût certainement  blessé, moi, je  suis moins
fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos.
     -- Au revoir  " , dit le mousquetaire  en faisant  signe  à Grimaud  de
déboucher la bouteille qu'il venait d'apporter.
     D'Artagnan  et Planchet  se  mirent en selle  et prirent le  chemin  de
Saint- Germain.
     Tout  le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme  de Mme
Bonacieux  lui revenait  à  l'esprit.  Quoique  d'Artagnan ne  fût pas  d'un
caractère fort  sentimental, la  jolie  mercière  avait fait  une impression
réelle sur son coeur : comme il le disait, il était prêt à aller au bout  du
monde pour la chercher. Mais le monde  a bien des bouts, par cela même qu'il
est rond ; de sorte qu'il ne savait de quel côté se tourner.
     En  attendant, il  allait tâcher  de savoir  ce que c'était que Milady.
Milady avait parlé à l'homme au manteau  noir, donc elle le connaissait. Or,
dans  l'esprit  de  d'Artagnan,  c'était l'homme au manteau  noir  qui avait
enlevé  Mme  Bonacieux  une  seconde  fois,  comme  il  l'avait  enlevée une
première. D'Artagnan  ne mentait donc  qu'à moitié,  ce  qui  est  bien  peu
mentir,  quand il disait  qu'en se mettant à la  recherche  de Milady, il se
mettait en même temps à la recherche de Constance.
     Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d'éperon
à   son  cheval,  d'Artagnan  avait  fait  la  route  et   était   arrivé  à
Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon où, dix ans plus tard, devait
naître Louis XIV. Il  traversait une rue fort déserte, regardant à droite et
à gauche  s'il  ne reconnaîtrait  pas quelque vestige de  sa belle Anglaise,
lorsque au rez-de-chaussée d'une  jolie maison qui, selon l'usage du  temps,
n'avait  aucune  fenêtre sur  la  rue,  il  vit  apparaître  une  figure  de
connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie  de
fleurs. Planchet la reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant
à d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles ?
     --  Non,  dit  d'Artagnan  ; et cependant je  suis certain que ce n'est
point la première fois que je le vois, ce visage.
     -- Je le crois pardieu  bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin,  le
laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien accommodé il  y a un
mois, à Calais, sur la route de la maison de campagne du gouverneur.
     -- Ah !  oui  bien, dit d'Artagnan, et  je  le reconnais à cette heure.
Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ?
     -- Ma foi, Monsieur, il était  si fort  troublé que je  doute qu'il ait
gardé de moi une mémoire bien nette.
     -- Eh bien, va donc causer avec ce  garçon, dit d'Artagnan, et informe-
toi dans la conversation si son maître est mort. "
     Planchet descendit de  cheval, marcha droit à Lubin, qui en effet ne le
reconnut  pas, et les  deux  laquais se  mirent  à causer  dans la meilleure
intelligence du monde,  tandis que d'Artagnan poussait les deux chevaux dans
une  ruelle et,  faisant  le  tour d'une maison, s'en revenait assister à la
conférence derrière une haie de coudriers.
     Au bout  d'un  instant d'observation  derrière la  haie, il entendit le
bruit d'une voiture,  et  il vit s'arrêter  en face  de lui  le carrosse  de
Milady. Il  n'y avait pas à s'y tromper. Milady  était dedans. D'Artagnan se
coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans être vu.
     Milady sortit sa charmante tête blonde par  la  portière, et  donna des
ordres à sa femme de chambre.
     Cette dernière, jolie fille  de vingt à vingt-deux ans, alerte et vive,
véritable  soubrette de grande  dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel
elle était assise selon l'usage du  temps, et se dirigea vers la terrasse où
d'Artagnan avait aperçu Lubin.
     D'Artagnan suivit la  soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la
terrasse. Mais, par hasard, un ordre  de l'intérieur avait appelé  Lubin, de
sorte que Planchet était resté seul, regardant de tous côtés par quel chemin
avait disparu d'Artagnan.
     La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et
lui tendant un petit billet :
     " Pour votre maître, dit-elle.
     -- Pour mon maître ? reprit Planchet étonné.
     -- Oui, et très pressé. Prenez donc vite. "
     Là-dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retourné  à l'avance du  côté
par lequel il était  venu ;  elle s'élança sur le marchepied, et le carrosse
repartit.
     Planchet  tourna  et retourna le billet, puis, accoutumé à l'obéissance
passive,  il sauta à bas de  la terrasse, enfila la  ruelle et rencontra  au
bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui.
     " Pour  vous, Monsieur, dit Planchet, présentant  le  billet  au  jeune
homme.
     -- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sûr ?
     -- Pardieu ! si j'en suis sûr ; la soubrette a dit : " Pour ton maître.
" Je n'ai d'autre maître que vous ; ainsi... Un  joli brin de fille, ma foi,
que cette soubrette ! "
     D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :
     "  Une personne  qui  s'intéresse  à  vous plus qu'elle ne peut le dire
voudrait savoir quel jour vous serez en état de vous promener dans la forêt.
Demain, à l'hôtel du Champ du Drap d'Or , un laquais noir et  rouge attendra
votre réponse. "
     " Oh ! oh ! se dit d'Artagnan,  voilà qui est un peu vif. Il paraît que
Milady et moi nous sommes en peine de la santé de la même personne. Eh bien,
Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ?
     --  Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller  avec quatre coups
d'épée dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche, allongé quatre, à
ce cher gentilhomme, et il est encore  bien faible, ayant perdu presque tout
son sang. Comme je l'avais dit à Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et  m'a
raconté d'un bout à l'autre notre aventure.
     -- Fort bien, Planchet, tu es  le roi des laquais ; maintenant, remonte
à cheval et rattrapons le carrosse. "
     Ce ne  fut pas long ; au bout  de cinq minutes on aperçut  le  carrosse
arrêté sur le revers de la route, un cavalier  richement vêtu se tenait à la
portière.
     La conversation entre Milady et le cavalier était tellement animée, que
d'Artagnan s'arrêta de l'autre côté du carrosse  sans que personne autre que
la jolie soubrette s'aperçût de sa présence.
     La  conversation  avait  lieu  en  anglais,  langue que  d'Artagnan  ne
comprenait pas ; mais, à  l'accent, le jeune homme crut deviner que la belle
Anglaise était fort en  colère ; elle termina par un geste qui ne lui laissa
point de doute sur  la  nature de  cette  conversation  :  c'était  un  coup
d'éventail  appliqué de  telle force, que  le  petit meuble féminin  vola en
mille morceaux.
     Le cavalier poussa un éclat de rire qui parut exaspérer Milady.
     D'Artagnan pensa que c'était le moment d'intervenir ; il  s'approcha de
l'autre portière, et se découvrant respectueusement :
     " Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me
semble que ce cavalier vous a mise en colère. Dites un mot, Madame, et je me
charge de le punir de son manque de courtoisie. "
     Aux  premières paroles, Milady  s'était retournée, regardant  le  jeune
homme avec étonnement, et lorsqu'il eut fini :
     " Monsieur, dit-elle en très bon français, ce serait de grand coeur que
je me mettrais sous votre protection si la personne qui  me querelle n'était
point mon frère.
     --  Ah  !  excusez-moi,  alors,  dit  d'Artagnan,  vous  comprenez  que
j'ignorais cela, Madame.
     --  De quoi donc se  mêle cet  étourneau,  s'écria en  s'abaissant à la
hauteur de  la  portière  le  cavalier  que Milady avait  désigné comme  son
parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ?
     -- Etourneau vous-même, dit d'Artagnan en se baissant à son tour sur le
cou de son cheval, et en répondant de son côté par la portière ; je ne passe
pas mon chemin parce qu'il me plaît de m'arrêter ici. "
     Le cavalier adressa quelques mots en anglais à sa soeur.
     " Je vous  parle français, moi,  dit d'Artagnan  ; faites-moi  donc, je
vous prie, le plaisir de me répondre dans la même langue. Vous êtes le frère
de Madame, soit, mais vous n'êtes pas le mien, heureusement. "
     On  eût pu croire que Milady, craintive comme l'est  ordinairement  une
femme,  allait  s'interposer  dans  ce  commencement  de  provocation,  afin
d'empêcher que la querelle n'allât plus loin ; mais, tout au contraire, elle
se rejeta au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher :
     " Touche à l'hôtel ! "
     La jolie soubrette jeta un regard d'inquiétude sur  d'Artagnan, dont la
bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle.
     Le carrosse partit  et laissa les deux hommes  en face l'un de l'autre,
aucun obstacle matériel ne les séparant plus.
     Le cavalier  fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan,
dont la colère déjà bouillante  s'était encore augmentée en reconnaissant en
lui l'Anglais qui,  à  Amiens, lui avait  gagné son  cheval et  avait failli
gagner à Athos son diamant, sauta à la bride et l'arrêta.
     " Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus étourneau que moi,
car  vous  me  faites l'effet d'oublier  qu'il  y a  entre  nous  une petite
querelle engagée.
     -- Ah  !  ah  ! dit l'Anglais, c'est  vous,  mon  maître. Il faut  donc
toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ?
     --  Oui,  et cela  me rappelle que  j'ai  une revanche à  prendre. Nous
verrons, mon cher Monsieur, si vous  maniez aussi adroitement la rapière que
le cornet.
     -- Vous voyez bien  que je n'ai pas d'épée, dit l'Anglais ; voulez-vous
faire le brave contre un homme sans armes ?
     -- J'espère  bien  que vous en avez chez  vous, répondit d'Artagnan. En
tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une.
     --  Inutile,  dit l'Anglais,  je suis muni  suffisamment  de ces sortes
d'ustensiles.
     -- Eh bien,  mon digne  gentilhomme,  reprit  d'Artagnan, choisissez la
plus longue et venez me la montrer ce soir.
     -- Où cela, s'il vous plaît ?
     --  Derrière  le  Luxembourg,  c'est  un  charmant  quartier  pour  les
promenades dans le genre de celle que je vous propose.
     -- C'est bien, on y sera.
     -- Votre heure ?
     -- Six heures.
     -- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ?
     -- Mais j'en ai trois qui seront  fort  honorés de jouer la même partie
que moi.
     -- Trois ?  à merveille ! comme cela  se rencontre  !  dit  d'Artagnan,
c'est juste mon compte.
     -- Maintenant, qui êtes-vous ? demanda l'Anglais.
     --  Je suis  M. d'Artagnan,  gentilhomme  gascon, servant  aux  gardes,
compagnie de M. des Essarts. Et vous ?
     -- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.
     -- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan,
quoique vous ayez des noms bien difficiles à retenir. "
     Et  piquant son cheval,  il  le mit au galop, et reprit  le  chemin  de
Paris.
     Comme il avait l'habitude de le  faire en pareille occasion, d'Artagnan
descendit droit chez Athos.
     Il trouva Athos couché sur un grand canapé, où il  attendait,  comme il
l'avait dit, que son équipement le vînt trouver.
     Il raconta à Athos tout ce qui venait de se passer, moins  la lettre de
M. de Wardes.
     Athos fut enchanté  lorsqu'il  sut  qu'il  allait se battre  contre  un
Anglais. Nous avons dit que c'était son rêve.
     On envoya chercher à l'instant même Porthos et Aramis par  les laquais,
et on les mit au courant de la situation.
     Porthos tira son épée hors du fourreau et se mit à espadonner contre le
mur  en  se  reculant de  temps  en temps et en  faisant  des pliés comme un
danseur.  Aramis,  qui  travaillait  toujours à son poème, s'enferma dans le
cabinet d'Athos et pria qu'on ne le dérangeât plus qu'au moment de dégainer.
     Athos demanda par signe à Grimaud une bouteille.
     Quant à  d'Artagnan, il  arrangea en lui-même un  petit  plan dont nous
verrons  plus tard  l'exécution,  et qui  lui promettait  quelque  gracieuse
aventure, comme on  pouvait  le  voir  aux sourires  qui, de temps en temps,
passaient sur son visage dont ils éclairaient la rêverie.





     L'heure  venue,  on se  rendit  avec  les  quatre laquais, derrière  le
Luxembourg, dans un enclos abandonné aux chèvres.  Athos donna une pièce  de
monnaie au  chevrier pour qu'il  s'écartât. Les laquais  furent  chargés  de
faire sentinelle.
     Bientôt une troupe silencieuse s'approcha du  même enclos, y pénétra et
joignit les mousquetaires  ;  puis, selon  les  habitudes  d'outre-mer,  les
présentations eurent lieu.
     Les  Anglais  étaient tous gens  de la  plus  haute  qualité, les  noms
bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de
surprise, mais encore d'inquiétude.
     " Mais, avec  tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent
été nommés, nous ne  savons pas qui vous êtes,  et nous ne nous battrons pas
avec des noms pareils ; ce sont des noms de bergers, cela.
     -- Aussi,  comme vous  le supposez bien, Milord, ce sont de  faux noms,
dit Athos.
     -- Ce  qui ne nous donne qu'un plus  grand  désir de connaître les noms
véritables, répondit l'Anglais.
     --  Vous avez bien  joué contre  nous sans les connaître, dit Athos,  à
telles enseignes que vous nous avez gagné nos deux chevaux ?
     -- C'est  vrai,  mais nous  ne risquions que nos pistoles ;  cette fois
nous risquons notre sang : on joue avec tout le  monde, on ne se bat qu'avec
ses égaux.
     -- C'est  juste " , dit  Athos.  Et  il prit à l'écart celui des quatre
Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout bas.
     Porthos et Aramis en firent autant de leur côté.
     "  Cela vous suffit-il, dit Athos à son  adversaire, et me trouvez-vous
assez grand seigneur pour me faire la grâce de croiser l'épée avec moi ?
     -- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant.
     -- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit
froidement Athos.
     -- Laquelle ? demanda l'Anglais.
     -- C'est  que vous auriez  aussi bien fait  de ne pas exiger  que je me
fisse connaître.
     -- Pourquoi cela ?
     -- Parce qu'on me  croit mort, que j'ai des raisons pour désirer  qu'on
ne sache pas que  je vis, et que je vais être obligé de vous  tuer, pour que
mon secret ne coure pas les champs. "
     L'Anglais regarda  Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos
ne plaisantait pas le moins du monde.
     "  Messieurs, dit-il en s'adressant  à la fois  à ses  compagnons et  à
leurs adversaires, y sommes-nous ?
     -- Oui, répondirent tout d'une voix Anglais et Français.
     -- Alors, en garde " , dit Athos.
     Et aussitôt huit épées brillèrent aux  rayons du soleil couchant, et le
combat commença  avec  un  acharnement  bien naturel entre  gens  deux  fois
ennemis.
     Athos s'escrimait avec autant  de  calme et de méthode que s'il eût été
dans une salle d'armes.
     Porthos,  corrigé  sans  doute  de  sa  trop grande  confiance par  son
aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence.
     Aramis, qui avait le troisième chant de son poème à finir, se dépêchait
en homme très pressé.
     Athos, le premier, tua son adversaire  :  il ne  lui  avait porté qu'un
coup, mais, comme il l'en  avait prévenu, le  coup  avait été mortel. L'épée
lui traversa le coeur.
     Porthos, le second, étendit le sien sur l'herbe : il lui avait percé la
cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue résistance, lui avait
rendu son épée, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse.
     Aramis poussa  le  sien  si  vigoureusement,  qu'après  avoir rompu une
cinquantaine  de  pas,  il  finit  par prendre la  fuite à toutes  jambes et
disparut aux huées des laquais.
     Quant  à  d'Artagnan,  il  avait  joué purement  et simplement  un  jeu
défensif  ; puis, lorsqu'il avait  vu  son adversaire bien  fatigué,  il lui
avait,  d'une  vigoureuse flanconade,  fait sauter son  épée. Le  baron,  se
voyant désarmé, fit deux  ou trois pas en arrière ; mais, dans ce mouvement,
son pied glissa, et il tomba à la renverse.
     D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'épée à la gorge
:
     " Je  pourrais  vous tuer, Monsieur, dit-il à  l'Anglais, et  vous êtes
bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de votre soeur.
"
     D'Artagnan était au  comble de la joie  ; il venait de réaliser le plan
qu'il avait  arrêté d'avance, et dont le développement avait fait éclore sur
son visage les sourires dont nous avons parlé.
     L'Anglais,  enchanté d'avoir affaire  à un  gentilhomme  d'aussi  bonne
composition, serra d'Artagnan entre  ses bras, fit  mille caresses aux trois
mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos était déjà installé dans la
voiture et  que celui  d'Aramis  avait pris la poudre  d'escampette,  on  ne
songea plus qu'au défunt.
     Comme  Porthos  et Aramis  le  déshabillaient  dans  l'espérance que sa
blessure n'était pas  mortelle, une grosse bourse s'échappa de  sa ceinture.
D'Artagnan la ramassa et la tendit à Lord de Winter.
     " Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais.
     -- Vous la rendrez à sa famille, dit d'Artagnan.
     -- Sa famille se soucie bien  de cette  misère : elle hérite  de quinze
mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos laquais. "
     D'Artagnan mit la bourse dans sa poche.
     " Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l'espère, de
vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dès ce soir, si vous le voulez bien,
je  vous présenterai à  ma soeur,  Lady  Clarick ; car je veux  qu'elle vous
prenne à son  tour dans ses bonnes grâces, et, comme elle n'est point tout à
fait  mal  en cour,  peut-être  dans  l'avenir un mot dit  par  elle ne vous
serait-il point inutile. "
     D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment.
     Pendant ce temps, Athos s'était approché de d'Artagnan.
     "  Que voulez-vous  faire de  cette bourse ?  lui  dit-il  tout  bas  à
l'oreille.
     -- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
     -- A moi ? et pourquoi cela ?
     -- Dame, vous l'avez tué : ce sont les dépouilles opimes.
     -- Moi, héritier d'un  ennemi ! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous
?
     -- C'est l'habitude à la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi ne serait-ce
pas l'habitude dans un duel ?
     -- Même sur le champ  de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait cela.
"
     Porthos leva les  épaules. Aramis,  d'un  mouvement de lèvres, approuva
Athos.
     " Alors, dit d'Artagnan,  donnons cet argent aux laquais, comme Lord de
Winter nous a dit de le faire.
     -- Oui, dit Athos,  donnons  cette bourse, non à nos laquais,  mais aux
laquais anglais. "
     Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher :
     " Pour vous et vos camarades. "
     Cette grandeur  de manières  dans  un homme  entièrement  dénué  frappa
Porthos lui-même, et  cette  générosité française, redite par Lord de Winter
et son  ami, eut partout un  grand succès,  excepté  auprès  de MM. Grimaud,
Mousqueton, Planchet et Bazin.
     Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur
; elle demeurait place Royale, qui  était  alors le quartier à  la  mode, au
numéro  6. D'ailleurs, il s'engageait à  le venir prendre pour le présenter.
D'Artagnan lui donna rendez-vous à huit heures, chez Athos.
     Cette présentation à Milady occupait  fort la tête de notre Gascon.  Il
se rappelait de quelle façon  étrange cette femme avait été  mêlée jusque-là
dans sa destinée. Selon sa conviction, c'était quelque créature du cardinal,
et cependant il se sentait invinciblement entraîné vers  elle, par un de ces
sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule  crainte était que Milady
ne reconnût en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il
était des amis de M. de  Tréville, et par conséquent qu'il appartenait corps
et  âme au  roi, ce  qui,  dès  lors, lui ferait  perdre une partie  de  ses
avantages, puisque,  connu de Milady comme  il la  connaissait, il  jouerait
avec elle  à  jeu  égal. Quant à ce commencement d'intrigue entre elle et le
comte de Wardes,  notre  présomptueux ne  s'en préoccupait que médiocrement,
bien que le marquis fût  jeune, beau, riche  et fort avant dans la faveur du
cardinal.  Ce n'est pas pour  rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on
est né à Tarbes.
     D'Artagnan commença par aller faire chez lui une toilette flamboyante ;
puis, il s'en revint chez  Athos, et, selon son habitude, lui  raconta tout.
Athos écouta ses projets ; puis  il  secoua  la tête, et  lui  recommanda la
prudence avec une sorte d'amertume.
     " Quoi ! lui  dit-il, vous  venez de  perdre une femme que  vous disiez
bonne, charmante, parfaite, et voilà que vous courez  déjà après une autre !
"
     D'Artagnan sentit la vérité de ce reproche.
     " J'aimais Mme Bonacieux avec le  coeur,  tandis que j'aime Milady avec
la tête,  dit-il ; en me faisant conduire  chez elle, je cherche  surtout  à
m'éclairer sur le rôle qu'elle joue à la cour.
     -- Le rôle qu'elle  joue, pardieu ! il n'est  pas  difficile à  deviner
d'après  tout ce que vous m'avez dit. C'est  quelque émissaire du cardinal :
une femme qui vous attirera dans un piège, où vous laisserez votre tête tout
bonnement.
     -- Diable ! mon cher Athos, vous  voyez  les choses bien en noir, ce me
semble.
     -- Mon  cher, je  me défie des femmes  ; que voulez-vous ! je suis payé
pour cela,  et surtout des  femmes  blondes. Milady est blonde, m'avez- vous
dit ?
     -- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
     -- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos.
     -- Ecoutez, je veux m'éclairer ; puis, quand je saurai ce que je désire
savoir, je m'éloignerai.
     -- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos.
     Lord  de  Winter arriva  à l'heure dite, mais Athos,  prévenu  à temps,
passa  dans la seconde  pièce. Il trouva donc  d'Artagnan seul, et, comme il
était près de huit heures, il emmena le jeune homme.
     Un  élégant carrosse attendait en bas, et comme il était attelé de deux
excellents chevaux, en un instant on fut place Royale.
     Milady Clarick reçut gracieusement  d'Artagnan.  Son hôtel  était d'une
somptuosité remarquable ; et, bien que la plupart  des Anglais,  chassés par
la  guerre, quittassent la  France, ou fussent sur  le point  de la quitter,
Milady  venait  de  faire  faire chez elle  de nouvelles dépenses :  ce  qui
prouvait que la mesure générale qui renvoyait les Anglais  ne  la  regardait
pas.
     " Vous voyez, dit Lord de  Winter en  présentant d'Artagnan à sa soeur,
un jeune gentilhomme qui a  tenu ma  vie entre ses mains,  et  qui n'a point
voulu abuser  de  ses  avantages, quoique  nous fussions deux  fois ennemis,
puisque  c'est moi qui l'ai insulté, et que je  suis  Anglais.  Remerciez-le
donc, Madame, si vous avez quelque amitié pour moi. "
     Milady fronça  légèrement le sourcil  ; un nuage à  peine visible passa
sur  son front, et un sourire  tellement étrange apparut sur ses lèvres, que
le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.
     Le  frère ne  vit rien ; il s'était  retourné pour  jouer avec le singe
favori de Milady, qui l'avait tiré par son pourpoint.
     " Soyez le  bienvenu, Monsieur, dit Milady  d'une voix dont  la douceur
singulière contrastait avec les symptômes  de  mauvaise humeur que venait de
remarquer d'Artagnan, vous  avez acquis aujourd'hui des droits éternels à ma
reconnaissance. "
     L'Anglais  alors se  retourna  et raconta  le combat  sans  omettre  un
détail. Milady  l'écouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait
facilement, quelque effort qu'elle fît pour cacher ses  impressions,  que ce
récit ne  lui était point  agréable. Le  sang lui montait à la tête,  et son
petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe.
     Lord de Winter  ne  s'aperçut de  rien.  Puis,  lorsqu'il eut fini,  il
s'approcha d'une table où étaient servis sur un plateau une bouteille de vin
d'Espagne  et  des  verres.  Il  emplit  deux  verres  et d'un signe  invita
d'Artagnan à boire.
     D'Artagnan savait que c'était fort désobliger un Anglais que de refuser
de  toaster  avec  lui. Il  s'approcha  donc de la table, et prit le  second
verre.  Cependant  il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il
s'aperçut du changement  qui venait  de s'opérer sur  son visage. Maintenant
qu'elle croyait  n'être plus regardée,  un sentiment qui ressemblait à de la
férocité animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir à belles dents.
     Cette jolie petite  soubrette,  que  d'Artagnan avait  déjà  remarquée,
entra  alors  ;  elle  dit  en anglais quelques mots  à Lord  de Winter, qui
demanda aussitôt à  d'Artagnan la permission de se retirer,  s'excusant  sur
l'urgence de  l'affaire qui l'appelait,  et chargeant sa soeur d'obtenir son
pardon.
     D'Artagnan échangea une poignée  de  main avec Lord de Winter et revint
près  de Milady. Le  visage de cette femme, avec  une  mobilité surprenante,
avait  repris  son expression gracieuse,  seulement quelques petites  taches
rouges disséminées  sur  son mouchoir  indiquaient qu'elle s'était mordu les
lèvres jusqu'au sang.
     Ses lèvres étaient magnifiques, on eût dit du corail.
     La conversation prit  une  tournure enjouée.  Milady paraissait  s'être
entièrement  remise.  Elle  raconta  que Lord  de  Winter  n'était  que  son
beau-frère  et  non  son frère : elle  avait épousé un cadet  de famille qui
l'avait laissée veuve  avec un  enfant. Cet enfant était le seul héritier de
Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait  point.  Tout  cela laissait
voir  à  d'Artagnan  un  voile  qui  enveloppait quelque chose,  mais  il ne
distinguait pas encore sous ce voile.
     Au  reste, au bout d'une demi-heure de  conversation, d'Artagnan  était
convaincu que  Milady était sa compatriote : elle  parlait  le français avec
une pureté et une élégance qui ne laissaient aucun doute à cet égard.
     D'Artagnan  se  répandit  en  propos  galants  et  en protestations  de
dévouement. A toutes  les fadaises  qui échappèrent à  notre  Gascon, Milady
sourit avec  bienveillance. L'heure  de se retirer  arriva. D'Artagnan  prit
congé de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.
     Sur  l'escalier  il  rencontra la jolie  soubrette,  laquelle le  frôla
doucement  en passant, et, tout en  rougissant jusqu'aux  yeux, lui  demanda
pardon de l'avoir touché, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordé
à l'instant même.
     D'Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux que la  veille.
Lord de Winter n'y était point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous
les honneurs de  la soirée. Elle parut  prendre un grand  intérêt à lui, lui
demanda d'où il était,  quels étaient ses amis,  et s'il n'avait  pas  pensé
quelquefois à s'attacher au service de M. le cardinal.
     D'Artagnan, qui, comme on le sait, était fort prudent pour un garçon de
vingt ans, se souvint alors de ses soupçons sur Milady ; il lui fit un grand
éloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eût point  manqué d'entrer  dans  les
gardes du cardinal au lieu  d'entrer dans les gardes du roi, s'il  eût connu
par exemple M. de Cavois au lieu de connaître M. de Tréville.
     Milady  changea  de conversation sans affectation aucune, et demanda  à
d'Artagnan de la façon la plus négligée du monde s'il n'avait jamais été  en
Angleterre.
     D'Artagnan répondit  qu'il y  avait été envoyé par M.  de Tréville pour
traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait même ramené quatre comme
échantillon.
     Milady, dans le cours  de  la conversation, se pinça deux ou trois fois
les lèvres : elle avait affaire à un Gascon qui jouait serré.
     A la même heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il
rencontra encore la jolie Ketty  ; c'était le nom  de la soubrette. Celle-ci
le  regarda avec une  expression de mystérieuse bienveillance  à laquelle il
n'y avait  point à se  tromper. Mais d'Artagnan  était  si préoccupé  de  la
maîtresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle.
     D'Artagnan revint  chez  Milady  le lendemain  et le  surlendemain,  et
chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.
     Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit
sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
     Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention  à
cette persistance de la pauvre Ketty.




     Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle si brillant ne
lui  avait  pas  fait  oublier  le dîner auquel l'avait invité  la femme  du
procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de
brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme
qui est en double bonne fortune.
     Son coeur battait, mais ce n'était pas, comme celui de d'Artagnan, d'un
jeune et impatient amour. Non,  un intérêt plus  matériel lui  fouettait  le
sang,  il allait enfin franchir,  ce seuil  mystérieux, gravir cet  escalier
inconnu qu'avaient monté un à un, les vieux écus de maître Coquenard.
     Il  allait voir en réalité  certain bahut dont vingt fois  il avait  vu
l'image  dans  ses  rêves ;  bahut  de  forme longue et profonde, cadenassé,
verrouillé, scellé  au sol ;  bahut dont il avait si souvent entendu parler,
et que les mains un peu sèches, il est vrai, mais  non  pas sans élégance de
la procureuse, allaient ouvrir à ses regards admirateurs.
     Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme
sans famille, le soldat habitué aux auberges,  aux  cabarets,  aux tavernes,
aux posadas, le  gourmet forcé pour la plupart  du temps  de s'en tenir  aux
lippées  de rencontre, il  allait tâter des  repas  de  ménage,  savourer un
intérieur confortable, et se laisser faire à ces petits soins, qui,  plus on
est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
     Venir en qualité de cousin s'asseoir tous les jours à  une bonne table,
dérider le front jaune et plissé du vieux procureur, plumer quelque peu  les
jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le  passe-dix et  le lansquenet
dans  leurs  plus  fines  pratiques,  et   en   leur  gagnant   par  manière
d'honoraires,  pour  la  leçon qu'il  leur  donnerait  en  une  heure, leurs
économies d'un mois, tout cela souriait énormément à Porthos.
     Le mousquetaire se retraçait bien, de-ci, de-là, les mauvais propos qui
couraient dès ce temps-là  sur les procureurs et  qui leur ont  survécu : la
lésine, la  rognure,  les  jours  de  jeûne, mais  comme,  après tout,  sauf
quelques  accès  d'économie   que  Porthos  avait   toujours  trouvés   fort
intempestifs, il avait vu la procureuse assez libérale, pour une procureuse,
bien entendu, il espéra rencontrer une maison montée sur un pied flatteur.
     Cependant, à  la  porte, le mousquetaire eut  quelques doutes,  l'abord
n'était  point fait pour engager les gens :  allée puante et noire, escalier
mal éclairé par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une
cour voisine ; au premier une porte basse et ferrée d'énormes clous comme la
porte principale du Grand Châtelet.
     Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pâle et enfoui sous une  forêt
de  cheveux vierges vint ouvrir  et  salua  de  l'air  d'un  homme  forcé de
respecter à la fois dans  un  autre la haute taille  qui  indique  la force,
l'habit  militaire qui  indique l'état,  et  la mine vermeille  qui  indique
l'habitude de bien vivre.
     Autre  clerc  plus petit  derrière le  premier,  autre clerc plus grand
derrière le second, saute-ruisseau de douze ans derrière le troisième.
     En  tout, trois clercs et demi  ; ce qui, pour le temps, annonçait  une
étude des plus achalandées.
     Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu'à une  heure,  depuis midi la
procureuse avait l'oeil  au guet et comptait sur le coeur et peut-être aussi
sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure.
     Mme Coquenard arriva donc par la  porte  de  l'appartement, presque  en
même  temps  que  son  convive  arrivait  par  la  porte  de  l'escalier, et
l'apparition  de la  digne dame  le tira  d'un  grand  embarras.  Les clercs
avaient  l'oeil curieux,  et lui,  ne sachant trop  que  dire à cette  gamme
ascendante et descendante, demeurait la langue muette.
     " C'est mon cousin, s'écria  la  procureuse ; entrez donc, entrez donc,
Monsieur Porthos. "
     Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui  se mirent à rire ;
mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrèrent dans leur gravité.
     On  arriva  dans  le  cabinet   du  procureur  après   avoir   traversé
l'antichambre  où étaient les clercs, et l'étude où  ils auraient dû être  :
cette  dernière  chambre  était une  sorte de  salle  noire  et  meublée  de
paperasses. En sortant de l'étude on laissa  la  cuisine à  droite,  et l'on
entra dans la salle de réception.
     Toutes ces pièces qui  se commandaient n'inspirèrent point à Porthos de
bonnes idées. Les  paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes
ouvertes ; puis, en passant, il avait jeté un regard rapide et investigateur
sur la cuisine, et il s'avouait à lui-même, à la honte de la procureuse et à
son grand regret, à lui,  qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce
mouvement  qui, au  moment d'un  bon  repas, règnent  ordinairement dans  ce
sanctuaire de la gourmandise.
     Le procureur  avait sans doute été prévenu de cette  visite, car il  ne
témoigna aucune surprise à  la vue de Porthos, qui s'avança jusqu'à lui d'un
air assez dégagé et le salua courtoisement.
     " Nous sommes cousins, à ce qu'il paraît, Monsieur  Porthos ?  " dit le
procureur en se soulevant à la force des bras sur son fauteuil de canne.
     Le vieillard, enveloppé dans un grand pourpoint noir où se  perdait son
corps fluet, était vert et sec ; ses petits yeux  gris brillaient  comme des
escarboucles,  et semblaient, avec sa  bouche grimaçante, la seule partie de
son visage où la vie fût demeurée. Malheureusement les jambes commençaient à
refuser  le service à toute cette  machine osseuse ; depuis cinq ou six mois
que cet affaiblissement s'était  fait sentir, le digne procureur était à peu
près devenu l'esclave de sa femme.
     Le cousin  fut accepté avec  résignation, voilà tout. Maître  Coquenard
ingambe eût décliné toute parenté avec M. Porthos.
     " Oui, Monsieur,  nous sommes cousins, dit sans se déconcerter Porthos,
qui,  d'ailleurs,  n'avait  jamais  compté  être  reçu  par  le   mari  avec
enthousiasme.
     -- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur.
     Porthos  ne sentit point cette raillerie  et la prit  pour  une naïveté
dont  il  rit  dans sa grosse  moustache. Mme  Coquenard,  qui savait que le
procureur naïf  était une variété  fort rare dans l'espèce, sourit un peu et
rougit beaucoup.
     Maître Coquenard avait,  dès l'arrivée de  Porthos, jeté les  yeux avec
inquiétude sur  une grande armoire placée en  face de  son bureau de  chêne.
Porthos comprit  que cette armoire,  quoiqu'elle  ne  répondît point par  la
forme à celle qu'il avait vue  dans  ses songes,  devait être le bienheureux
bahut,  et il s'applaudit  de ce que la réalité  avait six pieds de plus  en
hauteur que le rêve.
     Maître  Coquenard  ne   poussa   pas  plus   loin  ses   investigations
généalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos,
il se contenta de dire :
     " Monsieur notre cousin, avant son départ  pour  la campagne, nous fera
bien la grâce de dîner  une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard !
"
     Cette  fois, Porthos reçut le  coup en plein estomac et le  sentit ; il
paraît que  de son côté Mme Coquenard non  plus n'y fut  pas insensible, car
elle ajouta :
     " Mon  cousin ne  reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal  ;
mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps à passer à Paris, et par
conséquent à nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les
instants dont il peut disposer jusqu'à son départ.
     --  Oh  ! mes jambes, mes  pauvres jambes  ! où  êtes-vous  ? " murmura
Coquenard. Et il essaya de sourire.
     Ce secours qui était arrivé à  Porthos  au moment  où il était  attaqué
dans  ses  espérances  gastronomiques  inspira  au mousquetaire beaucoup  de
reconnaissance pour sa procureuse.
     Bientôt  l'heure  du  dîner arriva. On  passa dans la  salle  à manger,
grande pièce noire qui était située en face de la cuisine.
     Les  clercs, qui,  à ce qu'il paraît, avaient senti  dans la maison des
parfums inaccoutumés,  étaient  d'une exactitude  militaire,  et tenaient en
main leurs tabourets, tout prêts qu'ils étaient à s'asseoir. On  les  voyait
d'avance remuer les mâchoires avec des dispositions effrayantes.
     " Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamés, car
le saute-ruisseau n'était pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de
la table magistrale ; tudieu ! à la place de mon cousin, je ne garderais pas
de pareils gourmands. On dirait des naufragés qui n'ont pas mangé depuis six
semaines. "
     Maître Coquenard entra,  poussé  sur son fauteuil  à roulettes  par Mme
Coquenard, à qui Porthos, à son tour, vint  en  aide  pour rouler  son  mari
jusqu'à la table.
     A peine entré, il remua le nez  et  les mâchoires  à l'exemple  de  ses
clercs.
     " Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! "
     " Que diable sentent-ils  donc  d'extraordinaire dans ce potage ? " dit
Porthos à l'aspect d'un bouillon pâle, abondant, mais parfaitement  aveugle,
et sur lequel quelques croûtes nageaient rares comme les îles d'un archipel.
     Mme  Coquenard sourit, et, sur un signe  d'elle, tout  le monde s'assit
avec empressement.
     Maître  Coquenard fut  le  premier  servi, puis Porthos ;  ensuite  Mme
Coquenard emplit son assiette, et  distribua  les  croûtes sans bouillon aux
clercs impatients.
     En  ce moment la  porte de la  salle à manger  s'ouvrit  d'elle-même en
criant, et Porthos, à travers les  battants  entrebâillés,  aperçut le petit
clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain à la double
odeur de la cuisine et de la salle à manger.
     Après le potage la  servante apporta une poule bouillie  ; magnificence
qui fit  dilater  les  paupières  des  convives,  de  telle  façon  qu'elles
semblaient prêtes à se fendre.
     "  On  voit  que  vous aimez  votre famille, Madame Coquenard,  dit  le
procureur avec un sourire presque tragique ; voilà certes une galanterie que
vous faites à votre cousin. "
     La  pauvre  poule était  maigre et revêtue d'une de  ces  grosses peaux
hérissées que les os  ne percent jamais  malgré  leurs efforts  ; il fallait
qu'on  l'eût  cherchée bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir où
elle s'était retirée pour mourir de vieillesse.
     "  Diable ! pensa  Porthos, voilà qui est fort triste ;  je respecte la
vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rôtie. "
     Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était partagée ; mais
tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dévoraient
d'avance cette sublime poule, objet de ses mépris.
     Mme Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement les deux grandes
pattes  noires,  qu'elle plaça sur l'assiette  de son mari ; trancha le cou,
qu'elle  mit avec la tête à part pour elle-même ;  leva l'aile pour Porthos,
et remit à la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna
presque intact,  et qui avait disparu avant  que  le mousquetaire  eût eu le
temps  d'examiner  les  variations  que  le  désappointement  amène  sur les
visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux qui l'éprouvent.
     Au lieu de poulet,  un plat de fèves fit son entrée,  plat énorme, dans
lequel quelques  os  de  mouton,  qu'on  eût  pu, au  premier abord,  croire
accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.
     Mais les clercs ne furent pas dupes de  cette supercherie, et les mines
lugubres devinrent des visages résignés.
     Mme  Coquenard distribua  ce mets  aux jeunes gens  avec  la modération
d'une bonne ménagère.
     Le tour du  vin était venu. Maître  Coquenard versa  d'une bouteille de
grès fort exiguë le tiers d'un verre à chacun des jeunes gens, s'en  versa à
lui-même  dans des  proportions  à peu  près égales, et  la bouteille  passa
aussitôt du côté de Porthos et de Mme Coquenard.
     Les jeunes gens remplissaient d'eau  ce tiers de vin,  puis, lorsqu'ils
avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient
toujours ainsi ; ce qui  les amenait à  la fin du repas à avaler une boisson
qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée.
     Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu'il sentit
sous  la table le genou de la procureuse  qui venait trouver le sien. Il but
aussi  un  demi-verre  de ce vin fort  ménagé, et  qu'il reconnut  pour  cet
horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés.
     Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
     " Mangerez-vous bien  de  ces  fèves, mon cousin Porthos  ?  " dit  Mme
Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas.
     " Du diable si j'en goûte ! " murmura tout bas Porthos...
     Puis tout haut :
     " Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. "
     Il se fit un  silence : Porthos ne  savait quelle  contenance tenir. Le
procureur répéta plusieurs fois :
     "  Ah !  Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dîner
était un véritable festin ; Dieu ! ai-je mangé ! "
     Maître Coquenard avait mangé  son potage, les pattes noires de la poule
et le seul os de mouton où il y eût un peu de viande.
     Porthos crut qu'on le mystifiait, et commença à relever sa moustache et
à froncer le sourcil  ;  mais le genou de Mme Coquenard vint  tout doucement
lui conseiller la patience.
     Ce  silence  et  cette  interruption de  service,  qui  étaient  restés
inintelligibles  pour   Porthos,  avaient  au  contraire  une  signification
terrible  pour les  clercs  ; sur  un  regard du procureur,  accompagné d'un
sourire de Mme Coquenard, ils se levèrent lentement de table, plièrent leurs
serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.
     " Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en  travaillant "  , dit
gravement le procureur.
     Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau
de fromage,  des  confitures  de  coings  et  un  gâteau qu'elle avait  fait
elle-même avec des amandes et du miel.
     Maître  Coquenard fronça le sourcil, parce qu'il voyait  trop de mets ;
Porthos se pinça les  lèvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi
dîner.
     Il regarda si le plat  de fèves était encore là, le plat de fèves avait
disparu.
     " Festin  décidément,  s'écria  maître  Coquenard en  s'agitant  sur sa
chaise, véritable festin, epula epularum ; Lucullus dîne chez Lucullus. "
     Porthos  regarda  la  bouteille qui  était près  de lui,  et  il espéra
qu'avec du vin, du pain et du fromage il dînerait ; mais le vin manquait, la
bouteille était  vide  ; M. et  Mme  Coquenard n'eurent point l'air  de s'en
apercevoir.
     " C'est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu. "
     Il passa la langue sur une petite cuillerée de confitures, et  s'englua
les dents dans la pâte collante de Mme Coquenard.
     "  Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommé. Ah ! si je n'avais
pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! "
     Maître Coquenard,  après les délices  d'un pareil repas, qu'il appelait
un excès,  éprouva  le  besoin de faire sa sieste.  Porthos espérait que  la
chose  aurait  lieu  séance tenante  et dans  la  localité  même  ;  mais le
procureur maudit ne voulut entendre à rien :  il fallut le conduire  dans sa
chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant  son armoire, sur  le rebord
de laquelle, pour plus de précaution encore, il posa ses pieds.
     La procureuse emmena  Porthos dans une chambre voisine et l'on commença
de poser les bases de la réconciliation.
     " Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard.
     -- Merci, dit Porthos, je n'aime pas à abuser ; d'ailleurs, il faut que
je songe à mon équipement.
     -- C'est vrai,  dit la procureuse en gémissant... c'est  ce  malheureux
équipement.
     -- Hélas ! oui, dit Porthos, c'est lui.
     --  Mais  de quoi donc se compose l'équipement de votre corps, Monsieur
Porthos ?
     -- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous
savez, sont soldats d'élite, et il leur faut  beaucoup d'objets inutiles aux
gardes ou aux Suisses.
     -- Mais encore, détaillez-le-moi.
     -- Mais cela peut aller à... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter
le total que le menu.
     La procureuse attendait frémissante.
     " A combien ? dit-elle, j'espère bien que cela ne passe point... "
     Elle s'arrêta, la parole lui manquait.
     " Oh !  non, dit Porthos,  cela  ne passe point deux mille  cinq  cents
livres ; je crois même qu'en y mettant de l'économie, avec deux mille livres
je m'en tirerai.
     --  Bon  Dieu,  deux  mille  livres  !  s'écria-t-elle, mais  c'est une
fortune. "
     Porthos  fit  une  grimace  des  plus  significatives, Mme Coquenard la
comprit.
     " Je demandais le détail, dit-elle,  parce qu'ayant beaucoup de parents
et de pratiques dans le commerce, j'étais presque sûre  d'obtenir les choses
à cent pour cent au-dessous du prix où vous les payeriez vous- même.
     -- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire !
     -- Oui,  cher Monsieur Porthos !  ainsi ne vous faut-il pas d'abord  un
cheval ?
     -- Oui, un cheval.
     -- Eh bien, justement j'ai votre affaire.
     -- Ah ! dit  Porthos  rayonnant, voilà donc  qui va  bien quant  à  mon
cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets
qu'un mousquetaire seul peut acheter, et  qui  ne montera pas, d'ailleurs, à
plus de trois cents livres.
     -- Trois  cents  livres : alors mettons trois cents livres "  , dit  la
procureuse avec un soupir.
     Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui  lui venait de
Buckingham,  c'était  donc   trois  cents  livres   qu'il   comptait  mettre
sournoisement dans sa poche.
     " Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon  laquais et ma valise  ;
quant aux armes, il est inutile que vous vous en préoccupiez, je les ai.
     -- Un cheval pour votre laquais ? reprit  en hésitant la  procureuse  ;
mais c'est bien grand seigneur, mon ami.
     -- Eh ! Madame ! dit fièrement Porthos, est-ce que je suis un croquant,
par hasard ?
     -- Non  ; je vous  disais seulement qu'un  joli mulet avait quelquefois
aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en  vous procurant un joli
mulet pour Mousqueton...
     --  Va pour un joli mulet, dit Porthos  ; vous avez raison,  j'ai vu de
très  grands seigneurs espagnols dont  toute la suite était  à mulets.  Mais
alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec  des panaches et  des
grelots ?
     -- Soyez tranquille, dit la procureuse.
     -- Reste la valise, reprit Porthos.
     --  Oh ! que cela ne vous inquiète  point, s'écria Mme Coquenard :  mon
mari a cinq  ou six valises, vous choisirez  la  meilleure  ; il y en  a une
surtout qu'il affectionnait dans ses voyages,  et qui  est grande à tenir un
monde.
     -- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naïvement Porthos.
     -- Assurément  qu'elle est  vide,  répondit  naïvement de  son côté  la
procureuse.
     -- Ah !  mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma
chère. "
     Mme Coquenard  poussa de nouveaux soupirs. Molière n'avait  pas  encore
écrit sa scène de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon.
     Enfin le reste de l'équipement  fut  successivement  débattu de la même
manière ; et le résultat de la scène fut que la procureuse demanderait à son
mari un prêt  de huit cents livres en argent, et  fournirait le cheval et le
mulet qui auraient l'honneur de porter à la gloire Porthos et Mousqueton.
     Ces conditions arrêtées, et les intérêts stipulés ainsi que l'époque du
remboursement, Porthos prit congé de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le
retenir  en lui faisant les  yeux doux ; mais Porthos prétexta les exigences
du service, et il fallut que la procureuse cédât le pas au roi.
     Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur.




     Cependant, comme nous l'avons dit, malgré les cris  de sa conscience et
les  sages  conseils  d'Athos,  d'Artagnan  devenait d'heure en  heure  plus
amoureux  de Milady  ; aussi  ne manquait-il  pas tous les jours d'aller lui
faire  une  cour  à laquelle l'aventureux  Gascon était convaincu qu'elle ne
pouvait, tôt ou tard, manquer de répondre.
     Un soir qu'il arrivait le nez au  vent, léger comme un homme qui attend
une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochère ; mais cette
fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui
prit doucement la main.
     " Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargée de quelque message pour moi de
la  part de sa maîtresse  ;  elle  va m'assigner  quelque rendez-vous  qu'on
n'aura pas osé me donner de vive voix. "
     Et  il  regarda  la  belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il  put
prendre.
     " Je  voudrais bien  vous  dire deux mots,  Monsieur le  chevalier... ,
balbutia la soubrette.
     -- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'écoute.
     -- Ici, impossible : ce  que j'ai à vous dire  est trop long et surtout
trop secret.
     -- Eh bien, mais comment faire alors ?
     -- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.
     -- Où tu voudras, ma belle enfant.
     -- Alors, venez. "
     Et Ketty, qui n'avait point lâché la main de d'Artagnan, l'entraîna par
un petit  escalier sombre et tournant, et,  après lui  avoir fait monter une
quinzaine de marches, ouvrit une porte.
     " Entrez, Monsieur  le chevalier,  dit-elle, ici nous  serons seuls  et
nous pourrons causer.
     --  Et  quelle  est donc  cette  chambre,  ma belle  enfant  ?  demanda
d'Artagnan.
     -- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec  celle
de  ma maîtresse par  cette  porte.  Mais soyez  tranquille, elle  ne pourra
entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'à minuit. "
     D'Artagnan jeta un  coup d'oeil autour de lui.  La petite chambre était
charmante de goût et  de propreté ;  mais, malgré  lui, ses yeux se fixèrent
sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire à la chambre de Milady.
     Ketty devina  ce qui se passait dans l'âme  du jeune homme et poussa un
soupir.
     " Vous aimez donc bien ma maîtresse, Monsieur le chevalier, dit-elle.
     -- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! "
     Ketty poussa un second soupir.
     " Hélas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage !
     -- Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux ? demanda d'Artagnan.
     -- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous aime  pas du
tout.
     -- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargée de me le dire ?
     -- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intérêt  pour vous,
ai pris la résolution de vous en prévenir.
     --  Merci,  ma  bonne  Ketty,  mais  de l'intention  seulement, car  la
confidence, tu en conviendras, n'est point agréable.
     -- C'est-à-dire  que  vous ne  croyez  point  à  ce que je vous ai dit,
n'est-ce pas ?
     -- On a toujours peine à croire de  pareilles choses,  ma belle enfant,
ne fût-ce que par amour-propre.
     -- Donc vous ne me croyez pas ?
     -- J'avoue que jusqu'à ce  que tu daignes me donner quelques preuves de
ce que tu avances...
     -- Que dites-vous de celle-ci ? "
     Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
     " Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre.
     -- Non, pour un autre.
     -- Pour un autre ?
     -- Oui.
     -- Son nom, son nom ! s'écria d'Artagnan.
     -- Voyez l'adresse.
     -- M. le comte de Wardes. "
     Le  souvenir  de  la scène  de  Saint-Germain se  présenta  aussitôt  à
l'esprit  du présomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme  la pensée,
il  déchira  l'enveloppe malgré le cri que poussa  Ketty en  voyant ce qu'il
allait faire, ou plutôt ce qu'il faisait.
     " Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ?
     -- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut :
     "  Vous  n'avez  pas  répondu à  mon premier  billet  ;  êtes-vous donc
souffrant, ou bien auriez-vous oublié quels yeux vous me fîtes au bal de Mme
de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas échapper. "
     D'Artagnan pâlit ; il était blessé  dans son  amour-propre, il se  crut
blessé dans son amour.
     " Pauvre cher  Monsieur  d'Artagnan  ! dit Ketty  d'une  voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
     -- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan.
     -- Oh ! oui, de tout mon coeur !  car je sais ce que c'est que l'amour,
moi !
     -- Tu sais ce que c'est que l'amour ?  dit d'Artagnan la regardant pour
la première fois avec une certaine attention.
     -- Hélas ! oui.
     --  Eh  bien, au lieu  de me plaindre, alors, tu ferais bien  mieux  de
m'aider à me venger de ta maîtresse.
     -- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ?
     -- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival.
     -- Je  ne  vous aiderai jamais  à  cela, Monsieur  le  chevalier !  dit
vivement Ketty.
     -- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan.
     -- Pour deux raisons.
     -- Lesquelles ?
     -- La première, c'est que jamais ma maîtresse ne vous aimera.
     -- Qu'en sais-tu ?
     -- Vous l'avez blessée au coeur.
     -- Moi !  en quoi puis-je  l'avoir blessée,  moi qui, depuis que je  la
connais, vis à ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie.
     -- Je  n'avouerais jamais cela qu'à l'homme... qui lirait jusqu'au fond
de mon âme ! "
     D'Artagnan  regarda Ketty pour  la seconde  fois. La jeune fille  était
d'une fraîcheur et d'une  beauté que bien des duchesses  eussent achetées de
leur couronne.
     "  Ketty, dit-il, je lirai  jusqu'au fond de ton âme quand tu voudras ;
qu'à cela ne tienne, ma chère enfant. "
     Et il  lui donna  un baiser  sous lequel  la pauvre enfant devint rouge
comme une cerise.
     " Oh ! non, s'écria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maîtresse que
vous aimez, vous me l'avez dit tout à l'heure.
     -- Et cela t'empêche-t-il de me faire connaître la seconde raison ?
     -- La seconde raison, Monsieur le  chevalier, reprit Ketty enhardie par
le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est
qu'en amour chacun pour soi. "
     Alors seulement d'Artagnan  se rappela les coups d'oeil languissants de
Ketty,  ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor,
ses  frôlements  de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et  ses soupirs
étouffés  ; mais, absorbé par le désir de plaire à la grande dame,  il avait
dédaigné la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiète pas du passereau.
     Mais  cette fois notre Gascon vit d'un seul  coup d'oeil tout le  parti
qu'on  pouvait tirer  de cet amour que Ketty  venait d'avouer d'une façon si
naïve ou  si effrontée : interception  des  lettres  adressées  au  comte de
Wardes, intelligences dans la place, entrée à toute heure dans la chambre de
Ketty, contiguë à  celle  de sa  maîtresse. Le perfide,  comme on  le  voit,
sacrifiait déjà  en idée  la pauvre  fille pour obtenir Milady de gré ou  de
force.
     " Eh  bien, dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma chère Ketty, que je te
donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?
     -- De quel amour ? demanda la jeune fille.
     -- De celui que je suis tout prêt à ressentir pour toi.
     -- Et quelle est cette preuve ?
     -- Veux-tu  que  ce  soir je  passe  avec toi le  temps  que  je  passe
ordinairement avec ta maîtresse ?
     -- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.
     -- Eh bien, ma chère enfant,  dit d'Artagnan en  s'établissant  dans un
fauteuil, viens çà  que je te dise  que tu es  la  plus  jolie soubrette que
j'aie jamais vue ! "
     Et il le  lui dit  tant et  si  bien,  que  la  pauvre enfant,  qui  ne
demandait pas  mieux  que  de  le  croire,  le crut...  Cependant, au  grand
étonnement  de  d'Artagnan, la  jolie Ketty  se défendait avec une  certaine
résolution.
     Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en défenses.
     Minuit  sonna, et l'on  entendit  presque  en même  temps  retentir  la
sonnette dans la chambre de Milady.
     " Grand Dieu !  s'écria  Ketty,  voici  ma maîtresse  qui  m'appelle  !
Partez, partez vite ! "
     D'Artagnan  se  leva, prit  son  chapeau  comme  s'il avait l'intention
d'obéir ; puis,  ouvrant  vivement  la porte d'une  grande  armoire  au lieu
d'ouvrir celle de l'escalier,  il se  blottit dedans  au milieu des robes et
des peignoirs de Milady.
     " Que faites-vous donc ? " s'écria Ketty.
     D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire
sans répondre.
     " Eh bien, cria Milady  d'une voix  aigre, dormez-vous donc que vous ne
venez pas quand je sonne ? "
     Et   d'Artagnan  entendit   qu'on  ouvrit   violemment  la   porte   de
communication.
     " Me  voici,  Milady, me voici  "  , s'écria  Ketty  en s'élançant à la
rencontre de sa maîtresse.
     Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher, et comme la porte  de
communication  resta ouverte,  d'Artagnan put  entendre quelque temps encore
Milady gronder  sa  suivante, puis enfin elle s'apaisa,  et la  conversation
tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maîtresse.
     " Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ?
     -- Comment,  Madame, dit  Ketty, il n'est pas  venu  ! Serait-il volage
avant d'être heureux ?
     -- Oh non ! il  faut qu'il ait été empêché par M. de Tréville ou par M.
des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-là.
     -- Qu'en fera Madame ?
     -- Ce  que  j'en  ferai !... Sois tranquille,  Ketty,  il y a entre cet
homme et  moi une  chose  qu'il ignore... il a manqué  me faire  perdre  mon
crédit près de Son Eminence... Oh ! je me vengerai !
     -- Je croyais que Madame l'aimait ?
     -- Moi, l'aimer ! je le déteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de
Winter  entre ses mains et qui ne le tue pas,  et qui  me  fait perdre trois
cent mille livres de rente !
     --  C'est  vrai, dit Ketty,  votre fils était  le seul héritier de  son
oncle, et jusqu'à sa majorité vous auriez eu la jouissance de sa fortune. "
     D'Artagnan frissonna jusqu'à  la moelle des os en entendant cette suave
créature  lui reprocher, avec  cette  voix  stridente qu'elle  avait tant de
peine à  cacher dans la  conversation, de n'avoir  pas  tué  un homme  qu'il
l'avait vue combler d'amitié.
     " Aussi, continua Milady, je me serais déjà vengée sur lui-même, si, je
ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandé de le ménager.
     --  Oh !  oui, mais Madame n'a  point  ménagé  cette petite femme qu'il
aimait.
     --  Oh  ! la mercière de la rue des Fossoyeurs :  est-ce qu'il  n'a pas
déjà oublié qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! "
     Une sueur froide coulait sur le front de  d'Artagnan : c'était  donc un
monstre que cette femme.
     Il se remit à écouter, mais malheureusement la toilette était finie.
     " C'est  bien,  dit Milady,  rentrez chez  vous  et demain tâchez enfin
d'avoir une réponse à cette lettre que je vous ai donnée.
     -- Pour M. de Wardes ? dit Ketty.
     -- Sans doute, pour M. de Wardes.
     -- En voilà un, dit Ketty, qui m'a  bien l'air d'être tout le contraire
de ce pauvre M. d'Artagnan.
     -- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. "
     D'Artagnan  entendit la porte  qui se refermait, puis  le bruit de deux
verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son côté,  mais
le plus  doucement qu'elle put,  Ketty donna à la serrure  un tour de clef ;
d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire.
     "  O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ?  et  comme vous êtes
pâle !
     -- L'abominable créature ! murmura d'Artagnan.
     -- Silence ! silence !  sortez,  dit Ketty  ; il  n'y  a qu'une cloison
entre ma chambre et celle  de Milady, on  entend de l'une tout ce qui se dit
dans l'autre !
     -- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan.
     -- Comment ? fit Ketty en rougissant.
     -- Ou du moins que je sortirai... plus tard. "
     Et il attira Ketty  à lui  ;  il n'y avait  plus moyen de résister,  la
résistance fait tant de bruit ! aussi Ketty céda.
     C'était  un mouvement  de vengeance  contre Milady.  D'Artagnan  trouva
qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi,
avec un peu  de coeur,  se serait-il contenté de  cette  nouvelle conquête ;
mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil.
     Cependant, il faut le  dire à sa louange, le premier emploi qu'il avait
fait  de  son influence sur Ketty avait  été  d'essayer de savoir d'elle  ce
qu'était devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille  jura sur le crucifix à
d'Artagnan qu'elle  l'ignorait complètement, sa maîtresse ne laissant jamais
pénétrer que la moitié  de ses secrets  ;  seulement,  elle  croyait pouvoir
répondre qu'elle n'était pas morte.
     Quant à la cause qui avait manqué faire perdre à Milady son crédit près
du cardinal, Ketty n'en savait  pas davantage ; mais cette fois,  d'Artagnan
était  plus avancé qu'elle  : comme il  avait aperçu  Milady sur un bâtiment
consigné  au  moment  où lui-même quittait l'Angleterre,  il se douta  qu'il
était question cette fois des ferrets de diamants.
     Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la  haine
véritable, la haine profonde, la  haine invétérée de Milady lui venait de ce
qu'il n'avait pas tué son beau-frère.
     D'Artagnan  retourna  le  lendemain  chez  Milady. Elle  était  de fort
méchante humeur, d'Artagnan se douta que c'était le défaut  de réponse de M.
de Wardes  qui  l'agaçait ainsi. Ketty  entra ; mais  Milady  la  reçut fort
durement.  Un coup  d'oeil  qu'elle  lança à  d'Artagnan voulait dire : Vous
voyez ce que je souffre pour vous.
     Cependant vers la  fin  de la soirée,  la belle  lionne s'adoucit, elle
écouta en souriant  les  doux propos de d'Artagnan,  elle lui donna même  sa
main à baiser.
     D'Artagnan sortit  ne sachant  plus que penser :  mais comme c'était un
garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre la tête, tout en faisant sa
cour à Milady il avait bâti dans son esprit un petit plan.
     Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chez  elle pour
avoir des nouvelles.  Ketty avait été  fort grondée,  on  l'avait accusée de
négligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle
lui avait ordonné d'entrer chez elle à neuf  heures du matin pour y  prendre
une troisième lettre.
     D'Artagnan fit  promettre à Ketty de lui apporter chez lui cette lettre
le lendemain matin ;  la pauvre fille promit tout  ce que voulut son amant :
elle était folle.
     Les choses se passèrent comme la veille : d'Artagnan s'enferma dans son
armoire, Milady  appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte.
Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez lui qu'à cinq heures du matin.
     A onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait à la  main un nouveau
billet de  Milady. Cette fois, la pauvre  enfant  n'essaya  pas même  de  le
disputer à d'Artagnan ; elle le laissa faire ; elle appartenait corps et âme
à son beau soldat.
     D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :
     "  Voilà la troisième fois que je vous écris pour vous dire que je vous
aime. Prenez garde que je ne vous écrive une quatrième pour vous dire que je
vous déteste.
     "  Si  vous vous repentez de  la façon dont vous avez agi  avec moi, la
jeune  fille qui  vous  remettra ce billet vous dira  de quelle  manière  un
galant homme peut obtenir son pardon. "
     D'Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce billet.
     " Oh ! vous l'aimez toujours ! dit  Ketty, qui n'avait  pas détourné un
instant les yeux du visage du jeune homme.
     --  Non,  Ketty,  tu te trompes, je ne l'aime plus  ;  mais  je veux me
venger de ses mépris.
     -- Oui, je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite.
     -- Que t'importe, Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que j'aime.
     -- Comment peut-on savoir cela ?
     -- Par le mépris que je ferai d'elle. "
     Ketty soupira.
     D'Artagnan prit une plume et écrivit :
     " Madame, jusqu'ici j'avais  douté que ce fût bien à moi  que vos  deux
premiers  billets eussent été  adressés,  tant je  me  croyais indigne  d'un
pareil  honneur ;  d'ailleurs j'étais si  souffrant, que j'eusse en tout cas
hésité à y répondre.
     " Mais aujourd'hui il faut bien  que  je croie à l'excès de vos bontés,
puisque non  seulement votre lettre,  mais  encore votre suivante, m'affirme
que j'ai le bonheur d'être aimé de vous.
     " Elle n'a pas besoin de me dire de quelle manière un galant homme peut
obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce soir à onze heures.
Tarder  d'un  jour  serait à mes  yeux, maintenant, vous faire une  nouvelle
offense.
     " Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
     " Comte DE WARDES. "
     Ce billet était d'abord  un faux, c'était ensuite  une indélicatesse  ;
c'était même, au point  de vue de nos  moeurs actuelles, quelque chose comme
une  infamie ; mais  on se ménageait moins  à cette époque qu'on ne  le fait
aujourd'hui.  D'ailleurs  d'Artagnan, par  ses propres aveux,  savait Milady
coupable de  trahison à des chefs plus  importants,  et il n'avait pour elle
qu'une estime fort mince. Et  cependant malgré ce  peu d'estime,  il sentait
qu'une passion insensée le brûlait pour cette femme. Passion ivre de mépris,
mais passion ou soif, comme on voudra.
     L'intention de d'Artagnan était bien simple  : par  la chambre de Ketty
il arrivait  à celle de sa maîtresse ;  il profitait  du premier  moment  de
surprise,  de honte,  de terreur pour  triompher  d'elle  ;  peut-être aussi
échouerait-il, mais  il fallait bien donner  quelque  chose  au hasard. Dans
huit jours la campagne  s'ouvrait, et il fallait partir ; d'Artagnan n'avait
pas le temps de filer le parfait amour.
     " Tiens,  dit  le jeune homme  en  remettant  à Ketty  le  billet  tout
cacheté, donne cette lettre à Milady ; c'est la réponse de M. de Wardes. "
     La pauvre  Ketty devint pâle  comme la mort, elle se doutait de ce  que
contenait le billet.
     " Ecoute, ma chère enfant, lui  dit d'Artagnan, tu comprends qu'il faut
que tout cela finisse d'une façon ou  de l'autre ; Milady peut découvrir que
tu as remis  le premier billet à  mon valet, au lieu de le remettre au valet
du comte ; que c'est  moi qui  ai  décacheté les  autres qui  devaient  être
décachetés par M. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais,  ce
n'est pas une femme à borner là sa vengeance.
     -- Hélas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposée à tout cela ?
     -- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi
je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure.
     -- Mais enfin, que contient votre billet ?
     -- Milady te le dira.
     --  Ah  ! vous  ne  m'aimez  pas  ! s'écria  Ketty,  et  je  suis  bien
malheureuse ! "
     A ce  reproche il  y a une  réponse  à laquelle les  femmes se trompent
toujours ; d'Artagnan répondit de manière que  Ketty  demeurât dans la  plus
grande erreur.
     Cependant  elle pleura  beaucoup avant de se décider  à remettre  cette
lettre  à  Milady, mais  enfin elle se  décida,  c'est tout ce  que  voulait
d'Artagnan.
     D'ailleurs il lui promit que  le soir il sortirait  de  bonne heure  de
chez sa maîtresse, et qu'en sortant de chez  sa maîtresse  il monterait chez
elle.
     Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.




     Depuis  que  les  quatre  amis  étaient  chacun  à  la  chasse  de  son
équipement, il  n'y avait  plus entre eux de réunion  arrêtée. On dînait les
uns  sans  les autres, où  l'on se  trouvait, ou plutôt où l'on  pouvait. Le
service,  de son côté,  prenait  aussi  sa  part de ce temps  précieux,  qui
s'écoulait si vite.  Seulement on était  convenu de  se trouver une fois  la
semaine, vers une heure, au  logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le
serment qu'il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
     C'était  le jour même où Ketty était venue trouver d'Artagnan chez lui,
jour de réunion.
     A  peine Ketty fut-elle sortie,  que d'Artagnan se  dirigea vers la rue
Férou.
     Il trouva  Athos et  Aramis qui philosophaient.  Aramis avait  quelques
velléités de  revenir  à  la  soutane.  Athos, selon ses  habitudes,  ne  le
dissuadait ni ne l'encourageait. Athos était pour qu'on laissât à chacun son
libre arbitre. Il ne donnait jamais de  conseils qu'on ne les lui  demandât.
Encore fallait-il les lui demander deux fois.
     " En général, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas
suivre ; ou, si on les a suivis, que pour  avoir quelqu'un à qui l'on puisse
faire le reproche de les avoir donnés. "
     Porthos  arriva  un  instant  après  d'Artagnan.  Les  quatre  amis  se
trouvaient donc réunis.
     Les  quatre visages exprimaient quatre sentiments différents : celui de
Porthos  la  tranquillité,  celui de  d'Artagnan  l'espoir,  celui  d'Aramis
l'inquiétude, celui d'Athos l'insouciance.
     Au  bout  d'un  instant  de  conversation dans laquelle Porthos  laissa
entrevoir  qu'une personne haut placée avait bien voulu  se  charger  de  le
tirer d'embarras, Mousqueton entra.
     Il venait prier Porthos de passer à  son  logis, où, disait-il d'un air
fort piteux, sa présence était urgente.
     " Sont-ce mes équipages ? demanda Porthos.
     -- Oui et non, répondit Mousqueton.
     -- Mais enfin que veux-tu dire ?...
     -- Venez, Monsieur. "
     Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
     Un instant après, Bazin apparut au seuil de la porte.
     " Que  me  voulez-vous,  mon  ami ?  dit  Aramis avec cette douceur  de
langage que l'on remarquait  en lui chaque fois que  ses idées le ramenaient
vers l'Eglise...
     -- Un homme attend Monsieur à la maison, répond Bazin.
     -- Un homme ! quel homme ?
     -- Un mendiant.
     --  Faites-lui l'aumône, Bazin,  et dites-lui de prier  pour  un pauvre
pécheur.
     -- Ce  mendiant veut à toute force  vous parler, et  prétend  que  vous
serez bien aise de le voir.
     -- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi ?
     -- Si fait. " Si M. Aramis, a-t-il dit, hésite à me venir trouver, vous
lui annoncerez que j'arrive de Tours. "
     -- De  Tours  ? s'écria Aramis ;  Messieurs, mille pardons,  mais  sans
doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais. "
     Et, se levant aussitôt, il s'éloigna rapidement.
     Restèrent Athos et d'Artagnan.
     " Je  crois que ces gaillards-là ont trouvé leur affaire. Qu'en pensez-
vous, d'Artagnan ? dit Athos.
     -- Je sais que Porthos  était en bon train, dit d'Artagnan ; et quant à
Aramis, à vrai dire, je n'en ai jamais été sérieusement inquiet : mais vous,
mon cher Athos, vous qui avez  si généreusement  distribué  les pistoles  de
l'Anglais qui étaient votre bien légitime, qu'allez-vous faire ?
     -- Je suis fort content d'avoir  tué ce drôle, mon enfant, vu que c'est
pain bénit que  de tuer  un Anglais : mais si j'avais empoché  ses pistoles,
elles me pèseraient comme un remords.
     --  Allons  donc,  mon  cher  Athos  ! vous  avez  vraiment  des  idées
inconcevables.
     -- Passons, passons !  Que me  disait donc M. de  Tréville, qui me  fit
l'honneur  de me venir voir hier, que vous hantez ces  Anglais suspects  que
protège le cardinal ?
     -- C'est-à-dire que je rends visite à une Anglaise, celle dont je  vous
ai parlé.
     -- Ah ! oui, la femme  blonde au sujet de laquelle je vous ai donné des
conseils que naturellement vous vous êtes bien gardé de suivre.
     -- Je vous ai donné mes raisons.
     -- Oui ; vous voyez là votre équipement, je crois, à ce que vous m'avez
dit.
     -- Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette  femme était pour
quelque chose dans l'enlèvement de Mme Bonacieux.
     -- Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour
à une autre : c'est le chemin le plus long, mais le plus amusant. "
     D'Artagnan fut sur  le point de tout raconter à Athos ;  mais  un point
l'arrêta : Athos était un gentilhomme sévère sur le point d'honneur, et il y
avait, dans tout ce petit plan  que notre amoureux  avait arrêté à l'endroit
de Milady, certaines choses qui, d'avance, il en était sûr,  n'obtiendraient
pas l'assentiment du puritain ; il préféra donc garder  le silence, et comme
Athos était  l'homme  le moins  curieux  de  la  terre, les  confidences  de
d'Artagnan en étaient restées là.
     Nous  quitterons  donc  les deux  amis,  qui  n'avaient  rien  de  bien
important à se dire, pour suivre Aramis.
     A cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de Tours,
nous avons vu  avec quelle  rapidité le  jeune  homme  avait suivi ou plutôt
devancé  Bazin  ; il  ne fit donc  qu'un  saut de la rue  Férou à  la rue de
Vaugirard.
     En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille,
aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
     " C'est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.
     -- C'est-à-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui vous appelez
ainsi ?
     -- Moi-même : vous avez quelque chose à me remettre ?
     -- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé.
     -- Le  voici,  dit Aramis  en  tirant  une clef  de sa poitrine, et  en
ouvrant un petit coffret de bois d'ébène incrusté de nacre, le voici, tenez.
     -- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. "
     En effet,  Bazin, curieux de savoir ce  que le mendiant voulait  à  son
maître,  avait réglé  son pas  sur le sien,  et était arrivé presque en même
temps que lui ; mais cette  célérité ne lui servit pas  à grand-chose  ; sur
l'invitation  du mendiant, son  maître lui fit signe de se retirer, et force
lui fut d'obéir.
     Bazin  parti,  le mendiant jeta  un  regard rapide autour  de lui, afin
d'être sûr que personne ne  pouvait ni le voir ni l'entendre, et  ouvrant sa
veste en haillons mal serrée par une ceinture de  cuir, il se mit à découdre
le haut de son pourpoint, d'où il tira une lettre.
     Aramis jeta un cri  de  joie à la vue du cachet,  baisa l'écriture,  et
avec  un respect presque religieux, il ouvrit l'épître  qui contenait ce qui
suit :
     " Ami, le sort veut que nous soyons séparés quelque temps encore ; mais
les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans  retour. Faites votre
devoir au camp ; je fais le mien autre part. Prenez  ce que le porteur  vous
remettra ;  faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez  à moi,
qui baise tendrement vos yeux noirs.
     " Adieu, ou plutôt au revoir ! "
     Le mendiant décousait toujours ;  il tira une à une de ses sales habits
cent cinquante doubles pistoles d'Espagne, qu'il aligna sur la table ; puis,
il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupéfait, eût
osé lui adresser une parole.
     Aramis alors relut  la lettre, et  s'aperçut que cette  lettre avait un
post- scriptum .
     " -- P.--S. --  Vous  pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et
grand d'Espagne. "
     " Rêves  dorés ! s'écria Aramis. Oh ! la belle vie  ! oui,  nous sommes
jeunes  ! Oui, nous aurons encore des jours heureux ! Oh ! à toi, mon amour,
mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma belle maîtresse ! "
     Et  il  baisait la lettre  avec  passion, sans même  regarder  l'or qui
étincelait sur la table.
     Bazin gratta à la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour le tenir à
distance ; il lui permit d'entrer.
     Bazin resta  stupéfait à  la vue  de cet  or, et  oublia  qu'il  venait
annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce  que c'était que le mendiant,
venait chez Aramis en sortant de chez Athos.
     Or, comme d'Artagnan ne  se  gênait  pas  avec Aramis, voyant que Bazin
oubliait de l'annoncer, il s'annonça lui-même.
     " Ah !  diable,  mon  cher Aramis, dit  d'Artagnan,  si ce sont  là les
pruneaux  qu'on  nous  envoie de  Tours,  vous en  ferez mon  compliment  au
jardinier qui les récolte.
     -- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c'est mon
libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poème en  vers  d'une  syllabe
que j'avais commencé là-bas.
     -- Ah  !  vraiment  ! dit  d'Artagnan  ;  Eh  bien, votre  libraire est
généreux, mon cher Aramis, voilà tout ce que je puis vous dire.
     -- Comment, Monsieur  ! s'écria Bazin, un poème se vend si cher ! c'est
incroyable !  Oh !  Monsieur  !  vous faites tout ce que vous  voulez,  vous
pouvez devenir l'égal de M.  de Voiture et de M. de Benserade. J'aime encore
cela,  moi.  Un  poète,  c'est  presque  un  abbé.  Ah  !  Monsieur  Aramis,
mettez-vous donc poète, je vous en prie.
     --  Bazin,  mon  ami,  dit Aramis,  je crois que  vous  vous mêlez à la
conversation. "
     Bazin comprit qu'il était dans son tort ; il baissa la tête, et sortit.
     " Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire,  vous  vendez vos productions au
poids de l'or : vous êtes  bien heureux, mon ami ;  mais prenez  garde, vous
allez perdre cette lettre qui sort de  votre casaque, et qui est sans  doute
aussi de votre libraire. "
     Aramis  rougit  jusqu'au  blanc  des   yeux,  renfonça  sa  lettre,  et
reboutonna son pourpoint.
     " Mon  cher  d'Artagnan, dit-il, nous allons, si  vous  le voulez bien,
aller  trouver  nos amis ;  et puisque  je suis riche,  nous  recommencerons
aujourd'hui  à dîner ensemble  en  attendant que  vous soyez  riches à votre
tour.
     --  Ma foi ! dit d'Artagnan, avec  grand plaisir.  Il y a longtemps que
nous n'avons  fait un  dîner convenable ; et comme j'ai pour mon compte  une
expédition quelque  peu hasardeuse à faire ce soir, je  ne serais pas fâché,
je l'avoue, de me  monter un peu la  tête  avec quelques bouteilles de vieux
bourgogne.
     -- Va  pour le vieux bourgogne ; je ne le déteste pas  non plus " , dit
Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevé  comme avec la main ses  idées de
retraite.
     Et ayant  mis  trois  ou  quatre  doubles pistoles  dans sa poche  pour
répondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d'ébène
incrusté de nacre, où  était déjà le fameux mouchoir qui  lui avait servi de
talisman.
     Les deux  amis  se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidèle au serment
qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter à dîner chez
lui : comme il entendait à merveille les  détails gastronomiques, d'Artagnan
et Aramis ne firent aucune difficulté de lui abandonner ce soin important.
     Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue  du  Bac, ils
rencontrèrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait devant lui un mulet
et un cheval.
     D'Artagnan  poussa  un  cri de surprise, qui  n'était  pas  exempt d'un
mélange de joie.
     " Ah ! mon cheval jaune ! s'écria-t-il. Aramis, regardez ce cheval !
     -- Oh ! l'affreux roussin ! dit Aramis.
     -- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan,  c'est le cheval sur lequel je
suis venu à Paris.
     -- Comment, Monsieur connaît ce cheval ? dit Mousqueton.
     -- Il est d'une couleur originale, fit Aramis ; c'est le seul que j'aie
jamais vu de ce poil-là.
     -- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois écus,
et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas
dix-  huit livres. Mais comment ce cheval  se trouve-t-il  entre tes  mains,
Mousqueton ?
     -- Ah ! dit le  valet, ne m'en  parlez pas, Monsieur, c'est un  affreux
tour du mari de notre duchesse !
     -- Comment cela, Mousqueton ?
     -- Oui, nous sommes vus d'un très bon oeil par une femme de qualité, la
duchesse  de... ; mais pardon ! mon maître m'a recommandé  d'être discret  :
elle nous avait forcés d'accepter un  petit  souvenir, un  magnifique  genet
d'Espagne  et un mulet andalou, que c'était merveilleux à voir  ;  le mari a
appris la chose, il a confisqué  au passage les deux magnifiques bêtes qu'on
nous envoyait, et il leur a substitué ces horribles animaux !
     -- Que tu lui ramènes ? dit d'Artagnan.
     -- Justement ! reprit Mousqueton  ; vous  comprenez que nous ne pouvons
point accepter  de  pareilles montures en  échange de celles  que l'on  nous
avait promises.
     -- Non, pardieu,  quoique j'eusse  voulu voir Porthos  sur mon  Bouton-
d'Or ; cela m'aurait donné  une idée  de ce que j'étais moi-même,  quand  je
suis arrivé à Paris. Mais que nous ne t'arrêtions pas, Mousqueton ; va faire
la commission de ton maître, va. Est-il chez lui ?
     -- Oui, Monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! "
     Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que
les  deux amis allaient sonner  à la porte de  l'infortuné Porthos. Celui-ci
les  avait  vus traversant  la cour,  et  il  n'avait  garde  d'ouvrir.  Ils
sonnèrent donc inutilement.
     Cependant,  Mousqueton  continuait  sa route, et, traversant  le  Pont-
Neuf, toujours chassant devant lui  ses deux haridelles, il atteignit la rue
aux Ours. Arrivé  là, il attacha, selon les ordres de son  maître, cheval et
mulet au marteau  de la porte  du procureur ; puis, sans s'inquiéter de leur
sort futur, il s'en revint trouver Porthos et lui annonça que sa  commission
était faite.
     Au bout  d'un certain temps, les deux malheureuses bêtes, qui n'avaient
pas mangé depuis le matin, firent un tel bruit en  soulevant et  en laissant
retomber  le   marteau  de  la  porte,  que   le  procureur  ordonna  à  son
saute-ruisseau d'aller  s'informer dans  le voisinage à qui appartenaient ce
cheval et ce mulet.
     Mme Coquenard reconnut son présent, et ne comprit rien  d'abord à cette
restitution  ;  mais bientôt la visite de Porthos l'éclaira. Le courroux qui
brillait   dans  les  yeux  du  mousquetaire,  malgré  la  contrainte  qu'il
s'imposait, épouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n'avait point
caché  à  son  maître qu'il  avait rencontré d'Artagnan  et  Aramis,  et que
d'Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet béarnais sur lequel
il était venu à Paris, et qu'il avait vendu trois écus.
     Porthos sortit après avoir donné  rendez-vous à la procureuse  dans  le
cloître Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l'invita à
dîner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majesté.
     Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloître Saint-Magloire, car
elle devinait les reproches qui l'y attendaient ; mais elle  était  fascinée
par les grandes façons de Porthos.
     Tout ce qu'un homme blessé dans  son  amour-propre  peut laisser tomber
d'imprécations et de  reproches sur  la tête d'une  femme, Porthos le laissa
tomber sur la tête courbée de la procureuse.
     "  Hélas ! dit-elle, j'ai fait pour  le mieux. Un  de  nos clients  est
marchand  de  chevaux, il  devait de  l'argent  à l'étude,  et s'est  montré
récalcitrant. J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il nous devait ; il
m'avait promis deux montures royales.
     -- Eh bien ! Madame, dit  Porthos, s'il vous devait plus de  cinq écus,
votre maquignon est un voleur.
     -- Il n'est pas défendu  de chercher le  bon marché,  Monsieur Porthos,
dit la procureuse cherchant à s'excuser.
     -- Non, Madame, mais ceux qui cherchent le bon marché doivent permettre
aux autres de chercher des amis plus généreux. "
     Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
     " Monsieur Porthos !  Monsieur  Porthos !  s'écria la procureuse,  j'ai
tort,  je  le reconnais, je n'aurais  pas  dû marchander quand il s'agissait
d'équiper un cavalier comme vous ! "
     Porthos, sans répondre, fit un second pas de retraite.
     La  procureuse crut le voir dans un nuage  étincelant  tout  entouré de
duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d'or sous les pieds.
     " Arrêtez, au nom du Ciel ! Monsieur  Porthos, s'écria-t-elle,  arrêtez
et causons.
     -- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
     -- Mais, dites-moi, que demandez-vous ?
     --  Rien,  car  cela revient au même que  si je vous  demandais quelque
chose. "
     La procureuse  se  pendit au  bras  de Porthos,  et,  dans l'élan de sa
douleur, elle s'écria :
     "  Monsieur Porthos, je  suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je  ce
que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des harnais ?
     -- Il fallait vous en  rapporter à moi, qui m'y  connais, Madame ; mais
vous avez voulu ménager, et, par conséquent, prêter à usure.
     -- C'est un tort,  Monsieur Porthos,  et je le réparerai  sur ma parole
d'honneur.
     -- Et comment cela ? demanda le mousquetaire.
     -- Ecoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l'a
mandé. C'est pour une consultation qui durera  deux heures au moins,  venez,
nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
     -- A la bonne heure ! voilà qui est parler, ma chère !
     -- Vous me pardonnez ?
     -- Nous verrons " , dit majestueusement Porthos.
     Et tous deux se séparèrent en se disant : " A ce soir. "
     "  Diable  ! pensa  Porthos  en  s'éloignant, il me  semble que  je  me
rapproche enfin du bahut de maître Coquenard. "




     Ce soir,  attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan, arriva
enfin.
     D'Artagnan, comme d'habitude,  se présenta vers  les  neuf  heures chez
Milady. Il la trouva d'une humeur charmante ; jamais elle ne l'avait si bien
reçu.  Notre  Gascon vit du premier  coup d'oeil  que son billet  avait  été
remis, et ce billet faisait son effet.
     Ketty  entra pour apporter des sorbets.  Sa maîtresse lui  fit une mine
charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire  ; mais, hélas, la pauvre
fille était si triste, qu'elle ne s'aperçut même  pas de la bienveillance de
Milady.
     D'Artagnan regardait  l'une après l'autre ces deux  femmes, et il était
forcé de s'avouer que la nature s'était trompée en les formant ; à la grande
dame  elle avait donné une  âme vénale  et  vile,  à la soubrette elle avait
donné le coeur d'une duchesse.
     A dix heures Milady commença à paraître inquiète, d'Artagnan comprit ce
que cela  voulait dire ; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait,
souriait à d'Artagnan  d'un air qui voulait  dire  : Vous êtes fort  aimable
sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez !
     D'Artagnan  se leva et prit son chapeau ;  Milady lui donna  sa main  à
baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et comprit que c'était
par un sentiment non pas de coquetterie, mais  de reconnaissance à  cause de
son départ.
     " Elle l'aime diablement " , murmura-t-il. Puis il sortit.
     Cette  fois  Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre, ni
dans le corridor, ni  sous la grande porte. Il fallut que d'Artagnan trouvât
tout seul l'escalier et la petite chambre.
     Ketty était assise la tête cachée dans ses mains, et pleurait.
     Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la tête ; le
jeune homme  alla à  elle  et  lui  prit  les mains,  alors  elle éclata  en
sanglots.
     Comme l'avait présumé d'Artagnan, Milady, en recevant la lettre, avait,
dans le  délire de sa joie, tout dit  à sa suivante ; puis, en récompense de
la  manière dont cette fois elle avait  fait  la commission,  elle lui avait
donné une bourse. Ketty, en rentrant chez elle, avait jeté la bourse dans un
coin, où elle était restée tout ouverte, dégorgeant  trois ou quatre  pièces
d'or sur le tapis.
     La pauvre fille, à la voix de  d'Artagnan, releva  la  tête. D'Artagnan
lui- même fut  effrayé du bouleversement de son  visage  ; elle joignit  les
mains d'un air suppliant, mais sans oser dire une parole.
     Si peu sensible que fût le  coeur de d'Artagnan, il  se sentit attendri
par  cette douleur muette  ; mais il tenait trop à ses projets et surtout  à
celui-  ci, pour rien changer au programme qu'il avait fait d'avance.  Il ne
laissa donc  à Ketty  aucun espoir de le fléchir, seulement il  lui présenta
son action comme une simple vengeance.
     Cette vengeance, au reste,  devenait  d'autant plus facile, que Milady,
sans  doute  pour  cacher sa rougeur  à son amant, avait recommandé  à Ketty
d'éteindre toutes les lumières dans l'appartement, et  même dans sa chambre,
à  elle.  Avant  le  jour,  M.  de  Wardes   devait  sortir,  toujours  dans
l'obscurité.
     Au  bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait  dans sa chambre.
D'Artagnan s'élança aussitôt dans son armoire. A peine y était-il blotti que
la sonnette se fit entendre.
     Ketty entra  chez sa maîtresse,  et ne  laissa point la porte ouverte ;
mais la cloison était si mince, que l'on entendait à peu près tout ce qui se
disait entre les deux femmes.
     Milady semblait ivre  de joie, elle se faisait  répéter  par Ketty  les
moindres détails de  la  prétendue entrevue de la  soubrette avec de Wardes,
comment il  avait reçu  sa  lettre, comment il avait répondu,  quelle  était
l'expression de son visage, s'il paraissait bien amoureux ;  et à toutes ces
questions la pauvre Ketty, forcée de faire bonne contenance, répondait d'une
voix étouffée dont sa maîtresse ne  remarquait même pas l'accent douloureux,
tant le bonheur est égoïste.
     Enfin, comme  l'heure de son entretien avec le comte approchait, Milady
fit en effet tout éteindre chez elle, et ordonna à  Ketty de rentrer dans sa
chambre, et d'introduire de Wardes aussitôt qu'il se présenterait.
     L'attente de Ketty ne  fut pas longue. A peine d'Artagnan eut-il vu par
le trou  de la  serrure de  son  armoire  que tout l'appartement était  dans
l'obscurité, qu'il s'élança de sa cachette au moment même où Ketty refermait
la porte de communication.
     " Qu'est-ce que ce bruit ? demanda Milady.
     -- C'est moi, dit d'Artagnan à demi-voix ; moi, le comte de Wardes.
     -- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n'a pas même pu attendre
l'heure qu'il avait fixée lui-même !
     -- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-il pas
? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! "
     A cet appel,  d'Artagnan éloigna  doucement  Ketty et s'élança dans  la
chambre de Milady.
     Si  la  rage  et la douleur doivent torturer une  âme,  c'est  celle de
l'amant  qui reçoit sous un  nom qui  n'est  pas le  sien des  protestations
d'amour qui s'adressent à son heureux rival.
     D'Artagnan  était dans  une  situation  douloureuse  qu'il n'avait  pas
prévue, la jalousie le mordait au coeur,  et il souffrait presque autant que
la pauvre Ketty, qui pleurait en ce même moment dans la chambre voisine.
     " Oui,  comte,  disait  Milady de  sa plus douce  voix  en lui  serrant
tendrement la main  dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l'amour  que
vos  regards  et  vos paroles m'ont exprimé chaque fois que nous nous sommes
rencontrés. Moi  aussi,  je  vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque
gage  de vous  qui me  prouve  que vous pensez à moi, et comme vous pourriez
m'oublier, tenez. "
     Et elle passa une bague de son doigt à celui de d'Artagnan.
     D'Artagnan se rappela avoir vu  cette  bague à  la  main  de  Milady  :
c'était un magnifique saphir entouré de brillants.
     Le  premier mouvement de  d'Artagnan fut de le lui rendre, mais  Milady
ajouta :
     " Non,  non ;  gardez cette bague pour  l'amour de moi.  Vous me rendez
d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix  émue, un service  bien
plus grand que vous ne sauriez l'imaginer. "
     "  Cette  femme  est  pleine  de  mystères  "  ,  murmura  en  lui-même
d'Artagnan.
     En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit la bouche pour
dire  à Milady  qui il  était, et dans quel  but de vengeance il était venu,
mais elle ajouta :
     " Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! "
     Le monstre, c'était lui.
     "  Oh ! continua Milady,  est-ce  que  vos blessures  vous font  encore
souffrir ?
     -- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que répondre.
     --  Soyez  tranquille,  murmura  Milady,   je  vous  vengerai,  moi  et
cruellement ! "
     " Peste ! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas encore
venu. "
     Il fallut  quelque  temps  à d'Artagnan pour  se remettre de  ce  petit
dialogue  :  mais  toutes  les  idées  de  vengeance qu'il  avait  apportées
s'étaient   complètement  évanouies.  Cette  femme  exerçait   sur  lui  une
incroyable puissance,  il la  haïssait  et  l'adorait à la  fois, il n'avait
jamais  cru que deux sentiments si contraires  pussent habiter dans le  même
coeur, et  en  se  réunissant, former un amour  étrange et  en quelque sorte
diabolique.
     Cependant  une  heure  venait  de  sonner  ;  il  fallut  se séparer  ;
d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne  sentit plus qu'un vif regret de
s'éloigner,  et, dans l'adieu passionné qu'ils s'adressèrent réciproquement,
une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty
espérait  pouvoir adresser quelques  mots à d'Artagnan  lorsqu'il  passerait
dans sa chambre ; mais Milady le  reconduisit elle-même  dans l'obscurité et
ne le quitta que sur l'escalier.
     Le lendemain au matin,  d'Artagnan courut chez  Athos.  Il était engagé
dans une  si singulière aventure  qu'il voulait lui demander conseil. Il lui
raconta tout : Athos fronça plusieurs fois le sourcil.
     "  Votre Milady,  lui dit-il, me paraît  une créature infâme, mais vous
n'en  avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilà d'une façon ou d'une
autre une ennemie terrible sur les bras. "
     Et tout  en  lui  parlant, Athos  regardait  avec attention  le  saphir
entouré  de diamants qui avait pris  au  doigt de d'Artagnan  la place de la
bague de la reine, soigneusement remise dans un écrin.
     "  Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux d'étaler aux
regards de ses amis un si riche présent.
     -- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
     -- Elle est belle, n'est-ce pas ? dit d'Artagnan.
     -- Magnifique ! répondit Athos ; je  ne croyais pas qu'il  existât deux
saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc troquée contre votre diamant ?
     --  Non, dit  d'Artagnan  ; c'est  un cadeau de  ma belle  Anglaise, ou
plutôt de ma belle Française : car, quoique je ne le lui aie point  demandé,
je suis convaincu qu'elle est née en France.
     -- Cette bague vous vient de Milady ? s'écria Athos  avec une voix dans
laquelle il était facile de distinguer une grande émotion.
     -- D'elle-même ; elle me l'a donnée cette nuit.
     -- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
     -- La voici " , répondit d'Artagnan en la tirant de son doigt.
     Athos l'examina  et devint très pâle, puis il l'essaya à l'annulaire de
sa  main gauche ; elle  allait à  ce doigt comme si elle eût  été faite pour
lui.  Un nuage de  colère et de  vengeance  passa sur le front ordinairement
calme du gentilhomme.
     "  Il est impossible que ce soit la  même, dit-il ; comment cette bague
se  trouverait-elle entre  les mains de Milady Clarick ? Et cependant il est
bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.
     -- Connaissez-vous cette bague ? demanda d'Artagnan.
     -- J'avais cru  la reconnaître,  dit Athos, mais  sans doute  que je me
trompais. "
     Et il la rendit à d'Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.
     " Tenez, dit-il  au  bout d'un instant, d'Artagnan, ôtez cette bague de
votre doigt  ou tournez-en le chaton  en dedans ;  elle me  rappelle  de  si
cruels  souvenirs, que je n'aurais pas  ma tête pour  causer avec  vous.  Ne
veniez-vous pas  me demander des conseils, ne  me disiez-vous point que vous
étiez  embarrassé  sur ce  que  vous  deviez  faire  ?...  Mais  attendez...
rendez-moi  ce saphir : celui  dont je voulais parler doit avoir une  de ses
faces éraillée par suite d'un accident. "
     D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit à Athos.
     Athos tressaillit :
     " Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas étrange ? "
     Et il montrait à d'Artagnan cette égratignure qu'il se rappelait devoir
exister.
     " Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
     --  De ma mère, qui le  tenait de sa mère à elle. Comme je vous le dis,
c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la famille.
     -- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hésitation d'Artagnan.
     -- Non, reprit  Athos avec un singulier sourire ; je l'ai donné pendant
une nuit d'amour, comme il vous a été donné à vous. "
     D'Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir dans  l'âme de
Milady des abîmes dont les profondeurs étaient sombres et inconnues.
     Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.
     " Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous  savez si je vous
aime, d'Artagnan ; j'aurais  un fils que je ne l'aimerais pas plus que vous.
Eh bien, croyez-moi, renoncez à cette femme. Je ne la connais pas,  mais une
espèce  d'intuition  me  dit  que c'est une  créature  perdue, et qu'il y  a
quelque chose de fatal en elle.
     -- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sépare ; je vous
avoue que cette femme m'effraie moi-même.
     -- Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
     -- Je l'aurai, répondit d'Artagnan, et à l'instant même.
     -- Eh bien, vrai, mon enfant,  vous avez  raison, dit le gentilhomme en
serrant la  main du  Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu
veuille que  cette femme, qui est à peine entrée  dans votre vie, n'y laisse
pas une trace funeste ! "
     Et  Athos  salua  d'Artagnan  de  la  tête,  en  homme qui  veut  faire
comprendre qu'il n'est pas fâché de rester seul avec ses pensées.
     En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait.  Un mois
de fièvre  n'eût pas plus changé  la pauvre enfant qu'elle  ne  l'était pour
cette nuit d'insomnie et de douleur.
     Elle  était  envoyée par sa maîtresse  au faux de  Wardes. Sa maîtresse
était folle d'amour, ivre de joie : elle voulait  savoir quand le  comte lui
donnerait une seconde entrevue.
     Et  la pauvre  Ketty,  pâle  et  tremblante,  attendait  la  réponse de
d'Artagnan.
     Athos  avait une grande influence sur le  jeune homme : les conseils de
son ami joints  aux cris de son propre coeur l'avaient déterminé, maintenant
que son orgueil était sauvé et  sa  vengeance satisfaite,  à ne  plus revoir
Milady.  Pour toute  réponse  il prit  donc une plume et écrivit  la  lettre
suivante :
     " Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis
ma  convalescence j'ai  tant d'occupations  de  ce genre  qu'il m'a  fallu y
mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de vous
en faire part.
     " Je vous baise les mains.
     " Comte DE WARDES. "
     Du  saphir  pas un mot :  le  Gascon voulait-il garder une arme  contre
Milady  ?  ou  bien, soyons franc,  ne conservait-il pas ce saphir comme une
dernière ressource pour l'équipement ?
     On  aurait tort au reste de  juger les actions d'une époque au point de
vue  d'une  autre époque. Ce qui aujourd'hui serait  regardé comme une honte
pour  un galant homme  était  dans ce temps une chose toute  simple et toute
naturelle,  et  les cadets des meilleures  familles se  faisaient en général
entretenir par leurs maîtresses.
     D'Artagnan passa  sa lettre  tout ouverte  à  Ketty, qui la lut d'abord
sans la  comprendre et qui faillit devenir  folle de joie en la relisant une
seconde fois.
     Ketty  ne  pouvait croire à  ce bonheur : d'Artagnan  fut forcé  de lui
renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par écrit ;
et quel que fût,  avec  le caractère emporté de Milady, le danger que courût
la pauvre enfant à  remettre ce billet à sa maîtresse, elle n'en  revint pas
moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
     Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour  les douleurs d'une
rivale.
     Milady  ouvrit  la lettre avec un  empressement égal à  celui que Ketty
avait mis à l'apporter, mais au  premier mot qu'elle lut, elle devint livide
; puis elle froissa le papier ; puis  elle se retourna  avec un  éclair dans
les yeux du côté de Ketty.
     " Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle.
     --  Mais  c'est la réponse  à  celle  de Madame,  répondit Ketty  toute
tremblante.
     -- Impossible ! s'écria Milady ; impossible qu'un gentilhomme ait écrit
à une femme une pareille lettre ! "
     Puis tout à coup tressaillant :
     " Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrêta.
     Ses dents grinçaient, elle était couleur  de cendre : elle voulut faire
un  pas vers la  fenêtre pour aller  chercher de  l'air ;  mais elle ne  put
qu'étendre  les bras,  les  jambes lui  manquèrent,  et  elle tomba  sur  un
fauteuil.
     Ketty crut  qu'elle  se  trouvait  mal et se précipita pour ouvrir  son
corsage. Mais Milady se releva vivement :
     "  Que me voulez-vous ?  dit-elle, et pourquoi portez-vous  la main sur
moi ?
     --  J'ai pensé  que  Madame se  trouvait mal  et j'ai  voulu lui porter
secours, répondit  la  suivante  tout  épouvantée  de  l'expression terrible
qu'avait prise la figure de sa maîtresse.
     -- Me trouver  mal, moi ? moi  ? me  prenez-vous pour  une femmelette ?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez- vous ! "
     Et de la main elle fit signe à Ketty de sortir.




     Le soir Milady donna l'ordre d'introduire  M. d'Artagnan aussitôt qu'il
viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
     Le lendemain Ketty vint voir  de nouveau le jeune homme  et lui raconta
tout ce qui s'était passé la veille  :  d'Artagnan sourit  ;  cette  jalouse
colère de Milady, c'était sa vengeance.
     Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela
l'ordre  relatif   au  Gascon  ;   mais  comme  la  veille  elle  l'attendit
inutilement.
     Le lendemain Ketty  se présenta chez  d'Artagnan, non  plus  joyeuse et
alerte comme les deux jours précédents, mais au contraire triste à mourir.
     D'Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais  celle-ci,
pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
     Cette lettre était de l'écriture de Milady : seulement cette fois  elle
était bien à l'adresse de d'Artagnan et non à celle de M. de Wardes.
     Il l'ouvrit et lut ce qui suit :
     " Cher  Monsieur  d'Artagnan,  c'est mal  de négliger  ainsi ses  amis,
surtout au moment où l'on  va les quitter pour si longtemps. Mon beau- frère
et moi  nous avons attendu  hier et avant-hier inutilement. En sera- t-il de
même ce soir ?
     " Votre bien reconnaissante,
     " LADY CLARICK. "
     " C'est tout  simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais à cette lettre.
Mon crédit hausse de la baisse du comte de Wardes.
     -- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
     -- Ecoute, ma chère enfant, dit  le Gascon, qui cherchait à s'excuser à
ses  propres  yeux de manquer  à la promesse qu'il  avait faite  à Athos, tu
comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre à une  invitation  si
positive.  Milady,  en  ne  me  voyant pas revenir,  ne comprendrait rien  à
l'interruption de mes visites, elle pourrait se douter  de quelque chose, et
qui peut dire jusqu'où irait la vengeance d'une femme de cette trempe ?
     -- Oh ! mon Dieu !  dit Ketty, vous savez présenter les choses de façon
que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et
si cette fois vous alliez lui plaire sous votre  véritable nom et votre vrai
visage, ce serait bien pis que la première fois ! "
     L'instinct  faisait  deviner à  la pauvre fille une  partie de  ce  qui
allait arriver.
     D'Artagnan  la  rassura  du mieux qu'il  put  et lui promit  de  rester
insensible aux séductions de Milady.
     Il lui fit  répondre  qu'il était on ne peut plus  reconnaissant de ses
bontés et qu'il se rendrait à ses ordres  ; mais il n'osa lui écrire de peur
de  ne  pouvoir, à  des  yeux  aussi exercés que ceux  de  Milady,  déguiser
suffisamment son écriture.
     A neuf heures sonnant, d'Artagnan était  place Royale. Il était évident
que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre étaient prévenus, car
aussitôt que d'Artagnan parut, avant même qu'il eût  demandé si Milady était
visible, un d'eux courut l'annoncer.
     " Faites entrer "  , dit Milady  d'une voix brève, mais si perçante que
d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
     On l'introduisit.
     " Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne.
"
     Le laquais sortit.
     D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle était pâle et avait
les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par l'insomnie.  On avait  avec
intention diminué  le nombre habituel des lumières,  et  cependant la  jeune
femme  ne  pouvait arriver  à cacher les  traces  de la  fièvre  qui l'avait
dévorée depuis deux jours.
     D'Artagnan  s'approcha d'elle avec  sa  galanterie ordinaire ; elle fit
alors  un effort  suprême  pour le recevoir, mais  jamais  physionomie  plus
bouleversée ne démentit sourire plus aimable.
     Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santé :
     " Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.
     -- Mais alors, dit d'Artagnan,  je suis indiscret, vous avez  besoin de
repos sans doute et je vais me retirer.
     --  Non pas,  dit  Milady ; au contraire, restez,  Monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira. "
     "  Oh  !  oh  ! pensa  d'Artagnan,  elle  n'a  jamais été si charmante,
défions- nous. "
     Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout
l'éclat  possible à  sa conversation. En même temps cette fièvre qui l'avait
abandonnée un instant revenait rendre l'éclat  à ses yeux, le coloris à  ses
joues, le carmin à ses lèvres. D'Artagnan retrouva la Circé qui l'avait déjà
enveloppé de  ses enchantements. Son  amour,  qu'il  croyait  éteint et  qui
n'était  qu'assoupi,   se  réveilla  dans  son  coeur.  Milady  souriait  et
d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
     Il y  eut un moment où  il sentit quelque  chose comme un remords de ce
qu'il avait fait contre elle.
     Peu à peu Milady devint  plus communicative. Elle  demanda à d'Artagnan
s'il avait une maîtresse.
     "  Hélas ! dit  d'Artagnan  de  l'air  le  plus sentimental  qu'il  put
prendre, pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une pareille question,
à moi qui, depuis que je vous ai vue, ne  respire et ne soupire que par vous
et pour vous ! "
     Milady sourit d'un étrange sourire.
     " Ainsi vous m'aimez ? dit-elle.
     -- Ai-je  besoin de vous le dire, et ne vous en êtes-vous point aperçue
?
     --  Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils
sont difficiles à prendre.
     -- Oh ! les  difficultés ne m'effraient pas, dit  d'Artagnan ; il n'y a
que les impossibilités qui m'épouvantent.
     -- Rien n'est impossible, dit Milady, à un véritable amour.
     -- Rien, Madame ?
     -- Rien " , reprit Milady.
     "  Diable  ! reprit  d'Artagnan  à  part  lui,  la  note  est  changée.
Deviendrait-  elle  amoureuse  de  moi,   par  hasard,  la  capricieuse,  et
serait-elle disposée  à me donner à  moi-même quelque  autre saphir pareil à
celui qu'elle m'a donné me prenant pour de Wardes ? "
     D'Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de Milady.
     " Voyons,  dit-elle, que feriez-vous  bien  pour prouver cet amour dont
vous parlez ?
     -- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prêt.
     -- A tout ?
     -- A  tout !  s'écria  d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas
grand- chose à risquer en s'engageant ainsi.
     -- Eh bien,  causons un peu, dit  à son tour Milady en rapprochant  son
fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
     -- Je vous écoute, Madame " , dit celui-ci.
     Milady resta  un instant soucieuse  et comme indécise ; puis paraissant
prendre une résolution :
     " J'ai un ennemi, dit-elle.
     --  Vous, Madame  !  s'écria  d'Artagnan  jouant  la  surprise,  est-ce
possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'êtes !
     -- Un ennemi mortel.
     -- En vérité ?
     -- Un ennemi qui m'a insultée si cruellement que c'est entre lui et moi
une guerre à mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? "
     D'Artagnan comprit sur-le-champ où la  vindicative créature  en voulait
venir.
     " Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma  vie vous
appartiennent comme mon amour.
     -- Alors, dit Milady, puisque vous êtes aussi généreux qu'amoureux... "
     Elle s'arrêta.
     " Eh bien ? demanda d'Artagnan.
     --  Eh  bien, reprit  Milady  après  un moment de  silence, cessez  dès
aujourd'hui de parler d'impossibilités.
     -- Ne  m'accablez  pas de  mon bonheur "  , s'écria  d'Artagnan  en  se
précipitant  à  genoux et  en  couvrant  de  baisers  les  mains  qu'on  lui
abandonnait.
     " Venge-moi de cet infâme de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et
je  saurai bien  me débarrasser  de toi  ensuite,  double sot,  lame  d'épée
vivante ! "
     "   Tombe  volontairement  entre  mes  bras  après  m'avoir  raillé  si
effrontément, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son côté,
et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. "
     D'Artagnan releva la tête.
     " Je suis prêt, dit-il.
     -- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady.
     -- Je devinerais un de vos regards.
     -- Ainsi vous  emploieriez pour  moi votre bras, qui s'est déjà  acquis
tant de renommée ?
     -- A l'instant même.
     --  Mais moi,  dit Milady, comment paierai-je  un  pareil service  ; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?
     -- Vous savez la  seule réponse que je désire, dit d'Artagnan, la seule
qui soit digne de vous et de moi ! "
     Et il l'attira doucement vers lui.
     Elle résista à peine.
     " Intéressé ! dit-elle en souriant.
     --  Ah !  s'écria d'Artagnan véritablement emporté  par la passion  que
cette femme  avait le  don  d'allumer  dans  son coeur, ah !  c'est que  mon
bonheur me  paraît invraisemblable,  et  qu'ayant toujours peur  de  le voir
s'envoler comme un rêve, j'ai hâte d'en faire une réalité.
     -- Eh bien, méritez donc ce prétendu bonheur.
     -- Je suis à vos ordres, dit d'Artagnan.
     -- Bien sûr ? fit Milady avec un dernier doute.
     -- Nommez-moi l'infâme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
     -- Qui vous dit que j'ai pleuré ? dit-elle.
     -- Il me semblait...
     -- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
     -- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
     -- Songez que son nom c'est tout mon secret.
     -- Il faut cependant que je sache son nom.
     -- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
     -- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ?
     -- Vous le connaissez.
     -- Vraiment ?
     -- Oui.
     --  Ce  n'est  pas  un  de  mes amis  ?  reprit  d'Artagnan  en  jouant
l'hésitation pour faire croire à son ignorance.
     -- Si c'était  un de vos amis, vous hésiteriez donc ? " s'écria Milady.
Et un éclair de menace passa dans ses yeux.
     " Non,  fût-ce  mon frère  ! "  s'écria  d'Artagnan  comme emporté  par
l'enthousiasme.
     Notre Gascon s'avançait sans risque ; car il savait où il allait.
     " J'aime votre dévouement, dit Milady.
     -- Hélas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan.
     -- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main.
     Et  l'ardente  pression  fit  frissonner d'Artagnan, comme  si, par  le
toucher, cette fièvre qui brûlait Milady le gagnait lui-même.
     " Vous m'aimez, vous ! s'écria-t-il. Oh ! si cela était, ce serait à en
perdre la raison. "
     Et  il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'écarter  ses
lèvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.
     Ses  lèvres  étaient froides  :  il sembla à  d'Artagnan  qu'il  venait
d'embrasser une statue.
     Il n'en  était pas moins  ivre de joie, électrisé d'amour ; il  croyait
presque à la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes.
Si de Wardes eût été en ce moment sous sa main, il l'eût tué.
     Milady saisit l'occasion.
     " Il s'appelle... , dit-elle à son tour.
     -- De Wardes, je le sais, s'écria d'Artagnan.
     -- Et comment le savez-vous  ? " demanda  Milady  en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son âme.
     D'Artagnan sentit  qu'il s'était laissé emporter,  et  qu'il avait fait
une faute.
     "  Dites, dites, mais dites donc !  répétait Milady, comment le  savez-
vous ?
     -- Comment je le sais ? dit d'Artagnan.
     -- Oui.
     -- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon  où j'étais, a
montré une bague qu'il a dit tenir de vous.
     -- Le misérable ! " s'écria Milady.
     L'épithète, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au  fond du coeur
de d'Artagnan.
     " Eh bien ? continua-t-elle.
     -- Eh bien, je  vous vengerai de  ce misérable, reprit d'Artagnan en se
donnant des airs de don Japhet d'Arménie.
     -- Merci, mon brave ami ! s'écria Milady ; et quand serai-je vengée ?
     -- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. "
     Milady allait s'écrier : " Tout de suite " ; mais elle réfléchit qu'une
pareille précipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan.
     D'ailleurs,  elle avait mille  précautions à prendre, mille conseils  à
donner à son  défenseur, pour  qu'il évitât  les explications devant témoins
avec le comte. Tout cela se trouva prévu par un mot de d'Artagnan.
     " Demain, dit-il, vous serez vengée ou je serai mort.
     -- Non !  dit-elle, vous me  vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est
un lâche.
     --  Avec  les femmes  peut-être,  mais pas  avec les  hommes. J'en sais
quelque chose, moi.
     -- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez  pas eu
à vous plaindre de la fortune.
     -- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut  me trahir
demain.
     -- Ce qui veut dire que vous hésitez maintenant.
     -- Non, je  n'hésite pas,  Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me
laisser  aller à une mort possible sans  m'avoir donné au moins un peu  plus
que de l'espoir ? "
     Milady répondit par un coup d'oeil qui voulait dire :
     " N'est-ce que cela ? parlez donc. "
     Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives :
     " C'est trop juste, dit-elle tendrement.
     -- Oh ! vous êtes un ange, dit le jeune homme.
     -- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
     -- Sauf ce que je vous demande, chère âme !
     -- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier à ma tendresse ?
     -- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
     --  Silence ; j'entends  mon frère  : il est inutile qu'il  vous trouve
ici. "
     Elle sonna ; Ketty parut.
     "  Sortez  par  cette  porte,  dit-elle  en poussant  une petite  porte
dérobée,  et revenez à onze  heures  ; nous achèverons cet entretien : Ketty
vous introduira chez moi. "
     La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant ces paroles.
     " Eh  bien !  que  faites-vous, Mademoiselle, à demeurer  là,  immobile
comme une statue ?  Allons,  reconduisez le  chevalier ;  et ce soir, à onze
heures, vous avez entendu ! "
     " Il paraît que  ses rendez-vous sont à onze heures, pensa d'Artagnan :
c'est une habitude prise. "
     Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
     " Voyons, dit-il en se retirant et en  répondant à peine aux  reproches
de Ketty, voyons,  ne  soyons pas  un sot ; décidément cette  femme est  une
grande scélérate : prenons garde. "




     D'Artagnan  était sorti de l'hôtel au lieu de monter tout de suite chez
Ketty, malgré  les instances que lui avait faites  la jeune fille,  et  cela
pour  deux  raisons : la première, parce que de cette façon  il  évitait les
reproches, les récriminations, les prières ; la seconde, parce qu'il n'était
pas fâché de lire un peu dans sa pensée, et, s'il était possible, dans celle
de cette femme.
     Tout ce  qu'il y avait  de  plus clair là-dedans,  c'est que d'Artagnan
aimait Milady comme  un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un
instant d'Artagnan comprit que ce qu'il  aurait de mieux à  faire serait  de
rentrer chez lui et d'écrire à Milady une longue lettre dans laquelle il lui
avouerait que lui  et de Wardes étaient  jusqu'à présent absolument le même,
que par conséquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, à tuer de
Wardes. Mais lui aussi était  éperonné  d'un féroce désir de vengeance ;  il
voulait posséder à son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette
vengeance  lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point  y
renoncer.
     Il fit  cinq ou six fois le tour de la  place  Royale, se retournant de
dix  pas en  dix pas pour regarder la lumière  de  l'appartement de  Milady,
qu'on  apercevait  à travers les jalousies ; il était évident que cette fois
la  jeune femme  était moins  pressée  que la  première de rentrer  dans  sa
chambre.
     Enfin la lumière disparut.
     Avec cette lueur s'éteignit la  dernière irrésolution dans le coeur  de
d'Artagnan ;  il se rappela  les détails  de la première nuit,  et, le coeur
bondissant,  la tête en feu, il rentra  dans l'hôtel et se précipita dans la
chambre de Ketty.
     La jeune  fille,  pâle  comme  la mort, tremblant  de tous ses membres,
voulut arrêter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait  entendu le
bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte.
     " Venez " , dit-elle.
     Tout  cela était  d'une si incroyable imprudence,  d'une si monstrueuse
effronterie,  qu'à peine si d'Artagnan pouvait croire à ce qu'il voyait et à
ce  qu'il  entendait.  Il  croyait être  entraîné  dans  quelqu'une  de  ces
intrigues fantastiques comme on en accomplit en rêve.
     Il  ne s'élança  pas moins  vers Milady, cédant à  cette attraction que
l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derrière eux.
     Ketty s'élança à son tour contre la porte.
     La  jalousie, la fureur,  l'orgueil offensé,  toutes les passions enfin
qui se  disputent le  coeur  d'une  femme  amoureuse  la  poussaient  à  une
révélation ; mais elle était  perdue si elle avouait avoir donné les mains à
une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan était perdu  pour
elle.  Cette  dernière  pensée  d'amour  lui  conseilla  encore  ce  dernier
sacrifice.
     D'Artagnan, de son  côté, était arrivé au comble de tous ses voeux : ce
n'était plus un rival  qu'on  aimait  en  lui,  c'était lui-même qu'on avait
l'air  d'aimer.  Une  voix secrète lui  disait bien  au  fond du coeur qu'il
n'était qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en  attendant qu'il
donnât la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient
taire cette voix, étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait à de Wardes et se demandait
pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-même.
     Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut
plus  pour lui cette femme aux intentions fatales  qui  l'avait  un  instant
épouvanté, ce fut  une maîtresse  ardente  et passionnée  s'abandonnant tout
entière à un amour qu'elle semblait  éprouver elle- même.  Deux heures à peu
près s'écoulèrent ainsi.
     Cependant les  transports  des deux amants  se calmèrent ;  Milady, qui
n'avait  point les  mêmes  motifs  que d'Artagnan  pour  oublier,  revint la
première à la réalité et  demanda au jeune homme si les mesures qui devaient
amener  le  lendemain entre lui  et de  Wardes  une rencontre  étaient  bien
arrêtées d'avance dans son esprit.
     Mais d'Artagnan,  dont  les idées  avaient  pris un tout  autre  cours,
s'oublia  comme  un sot  et répondit galamment qu'il  était bien  tard  pour
s'occuper de duels à coups d'épée.
     Cette  froideur  pour  les seuls  intérêts  qui  l'occupassent  effraya
Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
     Alors  d'Artagnan, qui  n'avait jamais  sérieusement  pensé  à ce  duel
impossible, voulut détourner la conversation, mais il n'était plus de force.
     Milady le contint dans les limites qu'elle avait  tracées d'avance avec
son esprit irrésistible et sa volonté de fer.
     D'Artagnan se crut  fort spirituel en conseillant à Milady de renoncer,
en pardonnant à de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait formés.
     Mais aux  premiers mots  qu'il  dit,  la  jeune  femme  tressaillit  et
s'éloigna.
     " Auriez-vous  peur,  cher d'Artagnan  ? dit-elle d'une voix  aiguë  et
railleuse qui résonna étrangement dans l'obscurité.
     -- Vous ne le pensez pas, chère âme ! répondit d'Artagnan ; mais enfin,
si ce pauvre comte de Wardes était moins coupable que vous ne le pensez ?
     -- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompée,  et  du moment où
il m'a trompée il a mérité la mort.
     -- Il mourra donc, puisque  vous le condamnez  !  " dit d'Artagnan d'un
ton  si ferme,  qu'il parut à  Milady l'expression  d'un dévouement  à toute
épreuve.
     Aussitôt elle se rapprocha de lui.
     Nous  ne  pourrions  dire  le temps que dura la nuit pour Milady ; mais
d'Artagnan  croyait être près d'elle depuis  deux heures à peine lorsque  le
jour parut aux  fentes des jalousies  et bientôt  envahit la chambre  de  sa
lueur blafarde.
     Alors Milady, voyant  que d'Artagnan allait la quitter,  lui rappela la
promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
     " Je  suis tout prêt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais  être
certain d'une chose.
     -- De laquelle ? demanda Milady.
     -- C'est que vous m'aimez.
     -- Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.
     -- Oui, aussi je suis à vous corps et âme.
     --  Merci, mon  brave amant ! mais  de  même que je vous  ai prouvé mon
amour, vous me prouverez le vôtre à votre tour, n'est-ce pas ?
     --  Certainement. Mais si  vous m'aimez comme vous me le dites,  reprit
d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?
     -- Que puis-je craindre ?
     -- Mais enfin, que je sois blessé dangereusement, tué même.
     --  Impossible,  dit Milady, vous êtes un homme si vaillant  et une  si
fine épée.
     -- Vous ne préféreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous
vengerait de même tout en rendant inutile le combat. "
     Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers
rayons du jour donnait à ses yeux clairs une expression étrangement funeste.
     " Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que vous hésitez maintenant.
     -- Non,  je n'hésite pas ; mais c'est que  ce pauvre comte de Wardes me
fait vraiment  peine depuis que vous ne l'aimez plus, et  il me semble qu'un
homme doit être si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il
n'a pas besoin d'autre châtiment :
     -- Qui vous dit que je l'aie aimé ? demanda Milady.
     -- Au moins puis-je croire maintenant  sans trop de fatuité que vous en
aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le répète,
je m'intéresse au comte.
     -- Vous ? demanda Milady.
     -- Oui moi.
     -- Et pourquoi vous ?
     -- Parce que seul je sais...
     -- Quoi ?
     -- Qu'il est loin d'être ou  plutôt  d'avoir été  aussi coupable envers
vous qu'il le paraît.
     -- En vérité ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car  je ne
sais vraiment ce que vous voulez dire. "
     Et elle regardait d'Artagnan,  qui  la  tenait embrassée, avec des yeux
qui semblaient s'enflammer peu à peu.
     "  Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan  décidé à en finir ;
et depuis  que votre amour est  à moi, que je suis bien sûr de  le posséder,
car je le possède, n'est-ce pas ?...
     -- Tout entier, continuez.
     -- Eh bien, je me sens comme transporté, un aveu me pèse.
     -- Un aveu ?
     -- Si j'eusse douté de votre  amour je ne l'eusse pas fait ;  mais vous
m'aimez, ma belle maîtresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ?
     -- Sans doute.
     -- Alors si par  excès  d'amour je me suis rendu coupable envers  vous,
vous me pardonnerez ?
     -- Peut-être ! "
     D'Artagnan  essaya,  avec le plus doux  sourire  qu'il  pût prendre, de
rapprocher ses lèvres des lèvres de Milady, mais celle-ci l'écarta.
     " Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet aveu ?
     --  Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes, jeudi dernier, dans cette
même chambre, n'est-ce pas ?
     -- Moi,  non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton  de voix si ferme et
d'un visage  si impassible, que  si d'Artagnan n'eût pas eu une certitude si
parfaite, il eût douté.
     --  Ne mentez pas,  mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait
inutile.
     -- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !
     --  Oh ! rassurez-vous, vous n'êtes point  coupable envers moi,  et  je
vous ai déjà pardonné !
     -- Après, après ?
     -- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
     -- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-même que cette bague...
     -- Cette bague, mon  amour, c'est moi  qui l'ai.  Le comte de Wardes de
jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la même personne. "
     L'imprudent s'attendait  à une surprise mêlée  de pudeur,  à  un  petit
orage qui se résoudrait en larmes ;  mais il se trompait étrangement, et son
erreur ne fut pas longue.
     Pâle  et terrible, Milady se redressa,  et,  repoussant d'Artagnan d'un
violent coup dans la poitrine, elle s'élança hors du lit.
     Il faisait alors presque grand jour.
     D'Artagnan  la retint  par son peignoir  de fine  toile  des Indes pour
implorer  son pardon ;  mais elle, d'un mouvement puissant  et résolu,  elle
essaya de fuir. Alors la batiste se déchira en laissant à nu les épaules, et
sur l'une de  ces belles  épaules  rondes et blanches,  d'Artagnan,  avec un
saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque indélébile
qu'imprime la main infamante du bourreau.
     " Grand Dieu ! " s'écria d'Artagnan en lâchant le peignoir.
     Et il demeura muet, immobile et glacé sur le lit.
     Mais  Milady se sentait dénoncée par l'effroi même  de d'Artagnan. Sans
doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret
terrible, que tout le monde ignorait, excepté lui.
     Elle  se  retourna,  non  plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthère blessée.
     " Ah ! misérable, dit-elle, tu m'as lâchement trahie, et de  plus tu as
mon secret ! Tu mourras ! "
     Et  elle  courut à un  coffret  de  marqueterie posé  sur la  toilette,
l'ouvrit  d'une  main  fiévreuse et tremblante,  en tira un petit poignard à
manche d'or, à la lame aiguë et mince, et revint d'un  bond sur d'Artagnan à
demi nu.
     Quoique le jeune homme fût brave, on le sait, il fut épouvanté de cette
figure  bouleversée, de ces  pupilles dilatées  horriblement,  de ces  joues
pâles  et de ces lèvres sanglantes ; il recula jusqu'à  la ruelle,  comme il
eût fait à l'approche d'un serpent qui eût rampé  vers lui, et  son épée  se
rencontrant sous sa main souillée de sueur, il la tira du fourreau.
     Mais sans s'inquiéter de l'épée, Milady essaya de remonter  sur le  lit
pour le frapper, et elle ne s'arrêta que lorsqu'elle sentit  la pointe aiguë
sur sa gorge.
     Alors elle  essaya de saisir cette  épée avec les mains mais d'Artagnan
l'écarta toujours de ses étreintes, et, la  lui présentant tantôt  aux yeux,
tantôt à  la poitrine, il se laissa glisser  à  bas du lit,  cherchant  pour
faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty.
     Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports,
rugissant d'une façon formidable.
     Cependant  cela ressemblait à  un duel, aussi  d'Artagnan se  remettait
petit à petit.
     " Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de  par Dieu,  calmez-vous,
ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre épaule.
     -- Infâme ! infâme ! " hurlait Milady.
     Mais  d'Artagnan,  cherchant  toujours  la  porte,  se  tenait  sur  la
défensive.
     Au  bruit qu'ils faisaient, elle  renversant  les meubles pour  aller à
lui,  lui  s'abritant  derrière les meubles  pour se garantir d'elle,  Ketty
ouvrit  la  porte.  D'Artagnan, qui  avait  sans  cesse  manoeuvré  pour  se
rapprocher de cette porte, n'en était plus qu'à trois pas. D'un seul élan il
s'élança de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme
l'éclair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.
     Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui  l'enfermait dans sa
chambre,  avec  des forces  bien au-dessus  de  celles d'une  femme  ; puis,
lorsqu'elle  sentit que  c'était chose impossible,  elle  cribla la porte de
coups de poignard, dont quelques-uns traversèrent l'épaisseur du bois.
     Chaque coup était accompagné d'une imprécation terrible.
     " Vite,  vite,  Ketty,  dit d'Artagnan à  demi-voix lorsque les verrous
furent  mis, fais-moi sortir de l'hôtel, ou si nous lui laissons le temps de
se retourner, elle me fera tuer par les laquais.
     -- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous êtes tout nu.
     -- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperçut alors seulement du costume
dans lequel il  se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais
hâtons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! "
     Ketty ne comprenait que trop ; en un tour  de main elle l'affubla d'une
robe à fleurs, d'une large  coiffe et  d'un  mantelet ;  elle  lui donna des
pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entraîna par
les  degrés.  Il  était  temps, Milady  avait  déjà sonné et  réveillé  tout
l'hôtel. Le portier tira le  cordon  à la voix  de Ketty  au moment même  où
Milady, à demi nue de son côté, criait par la fenêtre :
     " N'ouvrez pas ! "




     Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le  menaçait  encore d'un  geste
impuissant. Au moment où elle le perdit  de vue, Milady  tomba évanouie dans
sa chambre.
     D'Artagnan était  tellement bouleversé, que, sans s'inquiéter de ce que
deviendrait Ketty, il traversa  la moitié de Paris tout  en courant,  et  ne
s'arrêta que devant la porte d'Athos. L'égarement de son esprit, la  terreur
qui  l'éperonnait,  les  cris  de quelques  patrouilles qui  se mirent à  sa
poursuite, et  les  huées de  quelques  passants  qui,  malgré  l'heure  peu
avancée, se rendaient à leurs affaires, ne firent que précipiter sa course.
     Il traversa la cour, monta les deux étages d'Athos et frappa à la porte
à tout rompre.
     Grimaud vint  ouvrir les yeux bouffis de  sommeil.  D'Artagnan s'élança
avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant.
     Malgré le mutisme habituel  du pauvre garçon, cette  fois la parole lui
revint.
     "  Hé, là, là ! s'écria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-
vous, drôlesse ? "
     D'Artagnan releva  ses coiffes et  dégagea  ses  mains de  dessous  son
mantelet  ; à la vue de  ses moustaches et de son épée nue, le pauvre diable
s'aperçut qu'il avait affaire à un homme.
     Il crut alors que c'était quelque assassin.
     " Au secours ! à l'aide ! au secours ! s'écria-t-il.
     -- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me
reconnais-tu pas ? Où est ton maître ?
     -- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'écria Grimaud épouvanté. Impossible.
     -- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je
crois que vous vous permettez de parler.
     -- Ah ! Monsieur ! c'est que...
     -- Silence. "
     Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan à son maître.
     Athos  reconnut  son  camarade, et,  tout  flegmatique qu'il  était, il
partit d'un éclat de rire que motivait bien la mascarade étrange qu'il avait
sous les yeux  : coiffes  de  travers, jupes  tombantes sur  les  souliers ;
manches retroussées et moustaches raides d'émotion.
     "  Ne  riez pas,  mon ami, s'écria  d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez
pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. "
     Et il prononça ces mots d'un  air si solennel et avec une épouvante  si
vraie qu'Athos lui prit aussitôt les mains en s'écriant :
     " Seriez-vous blessé, mon ami ? vous êtes bien pâle !
     -- Non,  mais il vient  de m'arriver un  terrible  événement. Etes-vous
seul, Athos ?
     -- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette heure ?
     -- Bien, bien. "
     Et d'Artagnan se précipita dans la chambre d'Athos.
     " Hé, parlez ! dit  celui-ci en refermant la  porte et en  poussant les
verrous  pour n'être pas dérangés. Le roi est-il mort ? Avez-vous tué M.  le
cardinal  ?  Vous êtes tout renversé ;  voyons,  voyons, dites, car je meurs
véritablement d'inquiétude.
     -- Athos, dit d'Artagnan  se débarrassant de ses vêtements de  femme et
apparaissant en chemise,  préparez-vous à  entendre une histoire incroyable,
inouïe.
     -- Prenez d'abord  cette robe de chambre  " , dit le mousquetaire à son
ami.
     D'Artagnan passa la robe de  chambre, prenant une manche pour une autre
tant il était encore ému.
     " Eh bien ? dit Athos.
     -- Eh bien, répondit  d'Artagnan  en se courbant vers l'oreille d'Athos
et en baissant la voix, Milady est marquée d'une fleur de lys à l'épaule.
     --  Ah ! cria le mousquetaire  comme  s'il eût reçu une balle  dans  le
coeur.
     -- Voyons, dit d'Artagnan, êtes-vous sûr que l'autre soit bien morte ?
     -- L'autre ?  dit  Athos d'une voix si sourde, qu'à peine si d'Artagnan
l'entendit.
     -- Oui, celle dont vous m'avez parlé un jour à Amiens. "
     Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans ses mains.
     "  Celle-ci,  continua d'Artagnan,  est une femme de vingt-six à vingt-
huit ans.
     -- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ?
     -- Oui.
     -- Des yeux bleu clair, d'une clarté étrange, avec des cils et sourcils
noirs ?
     -- Oui.
     --  Grande, bien faite ?  Il  lui manque  une dent près  de  l'oeillère
gauche.
     -- Oui.
     -- La fleur de  lys est  petite, rousse de couleur et comme effacée par
les couches de pâte qu'on y applique.
     -- Oui.
     -- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !
     -- On l'appelle  Milady, mais elle  peut être  Française. Malgré  cela,
Lord de Winter n'est que son beau-frère.
     -- Je veux la voir, d'Artagnan.
     -- Prenez garde,  Athos, prenez garde ; vous  avez voulu la tuer,  elle
est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous manquer.
     -- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.
     -- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ?
     -- Non, dit Athos.
     -- Une tigresse, une panthère ! Ah ! mon cher  Athos !  j'ai bien  peur
d'avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible ! "
     D'Artagnan raconta  tout alors :  la  colère  insensée de Milady et ses
menaces de mort.
     "  Vous  avez raison, et,  sur mon  âme, je  donnerais ma vie  pour  un
cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est  après-demain que nous quittons Paris
; nous allons, selon toute probabilité, à La Rochelle, et une fois partis...
     --  Elle  vous  suivra  jusqu'au  bout  du monde, Athos, si  elle  vous
reconnaît ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
     --  Ah ! mon cher ! que m'importe  qu'elle  me tue ! dit Athos ; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens à la vie ?
     -- Il y  a quelque  horrible mystère sous tout cela.  ,  Athos  ! cette
femme est l'espion du cardinal, j'en suis sûr !
     -- En ce cas, prenez  garde à vous. Si le  cardinal  ne vous a pas dans
une haute admiration pour l'affaire de Londres, il  vous a en grande haine ;
mais  comme,  au   bout   du  compte,  il  ne   peut   rien  vous  reprocher
ostensiblement, et qu'il  faut que haine  se satisfasse, surtout quand c'est
une haine de cardinal, prenez garde  à  vous ! Si vous sortez, ne sortez pas
seul ; si vous mangez,  prenez  vos précautions : méfiez-vous de tout enfin,
même de votre ombre.
     -- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'à
après-demain soir sans encombre, car une fois à l'armée nous  n'aurons plus,
je l'espère, que des hommes à craindre.
     -- En attendant,  dit Athos, je renonce à mes projets de  réclusion, et
je vais partout avec vous :  il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs,
je vous accompagne.
     --  Mais  si près que ce soit  d'ici, reprit d'Artagnan,  je ne  puis y
retourner comme cela.
     -- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette.
     Grimaud entra.
     Athos  lui fit signe d'aller  chez d'Artagnan,  et d'en  rapporter  des
habits.
     Grimaud  répondit  par un autre signe qu'il comprenait parfaitement  et
partit.
     "  Ah çà ! mais  voilà qui  ne nous avance pas pour l'équipement,  cher
ami, dit  Athos ;  car, si je  ne  m'abuse,  vous  avez laissé  toute  votre
défroque  chez Milady, qui n'aura  sans  doute  pas l'attention de  vous  la
retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
     --  Le saphir est à vous, mon  cher  Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que
c'était une bague de famille ?
     -- Oui, mon père l'acheta deux mille écus, à ce  qu'il me dit autrefois
; il faisait partie  des  cadeaux  de noce qu'il fit à ma mère ;  et il  est
magnifique. Ma mère  me  le donna,  et moi, fou que j'étais, plutôt  que  de
garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai à mon tour à cette
misérable.
     -- Alors, mon cher, reprenez  cette  bague, à laquelle je comprends que
vous devez tenir.
     --  Moi, reprendre cette bague, après qu'elle a passé par les mains  de
l'infâme ! jamais : cette bague est souillée, d'Artagnan.
     -- Vendez-la donc.
     --  Vendre  un diamant  qui  vient  de ma mère !  je vous avoue  que je
regarderais cela comme une profanation.
     --  Alors  engagez-la,  on vous prêtera bien  dessus un millier d'écus.
Avec  cette somme  vous serez au-dessus de  vos affaires, puis,  au  premier
argent qui  vous rentrera, vous la dégagerez, et vous la reprendrez lavée de
ses anciennes taches, car elle aura passé par les mains des usuriers. "
     Athos sourit.
     " Vous êtes un charmant compagnon, dit-il,  mon cher d'Artagnan  ; vous
relevez par votre éternelle gaieté les pauvres esprits dans l'affliction. Eh
bien, oui, engageons cette bague, mais à une condition !
     -- Laquelle ?
     -- C'est qu'il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents écus pour
moi.
     -- Y songez-vous, Athos ? Je  n'ai pas besoin du quart de cette  somme,
moi qui  suis dans  les gardes, et  en vendant ma selle je me la procurerai.
Que me faut-il ? Un cheval pour  Planchet, voilà tout. Puis vous oubliez que
j'ai une bague aussi.
     -- A laquelle vous  tenez encore plus,  ce me semble, que je ne  tiens,
moi, à la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
     -- Oui,  car dans  une circonstance extrême  elle peut  nous tirer  non
seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque  grand danger  ;
c'est  non  seulement un diamant  précieux, mais  c'est  encore  un talisman
enchanté.
     -- Je  ne vous comprends pas,  mais  je crois à ce que  vous  me dites.
Revenons donc à ma bague, ou plutôt à la vôtre ; vous toucherez la moitié de
la  somme qu'on nous donnera sur  elle ou je la jette  dans  la Seine, et je
doute que, comme à Polycrate, quelque  poisson soit  assez complaisant  pour
nous la rapporter.
     -- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan.
     En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet ;  celui-ci, inquiet
de son maître et curieux de savoir ce qui lui était arrivé, avait profité de
la circonstance et apportait les habits lui-même.
     D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent
prêts à sortir, ce dernier fit à Grimaud le signe d'un homme qui met en joue
; celui-ci décrocha aussitôt  son  mousqueton et s'apprêta à accompagner son
maître.
     Athos et  d'Artagnan suivis de  leurs valets arrivèrent sans incident à
la rue des  Fossoyeurs. Bonacieux était sur la porte,  il regarda d'Artagnan
d'un air goguenard.
     " Eh, mon cher locataire ! dit-il, hâtez-vous donc, vous avez une belle
jeune  fille  qui vous attend  chez  vous, et  les  femmes, vous  le  savez,
n'aiment pas qu'on les fasse attendre !
     -- C'est Ketty ! " s'écria d'Artagnan.
     Et il s'élança dans l'allée.
     Effectivement, sur le carré conduisant à sa chambre, et tapie contre sa
porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. Dès qu'elle l'aperçut :
     " Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me  sauver
de sa colère, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui m'avez perdue !
     --  Oui, sans  doute,  dit  d'Artagnan,  sois  tranquille,  Ketty. Mais
qu'est-il arrivé après mon départ ?
     -- Le sais-je  ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussés les laquais sont
accourus, elle était folle  de colère  ; tout ce qu'il existe d'imprécations
elle les  a vomies contre vous. Alors j'ai pensé qu'elle se rappellerait que
c'était par  ma chambre  que vous aviez pénétré dans la sienne, et  qu'alors
elle songerait  que j'étais  votre complice ; j'ai  pris le peu d'argent que
j'avais, mes hardes les plus précieuses, et je me suis sauvée.
     --  Pauvre  enfant  !   Mais  que  vais-je  faire  de  toi  ?  Je  pars
après-demain.  --  --  Tout  ce  que  vous voudrez,  Monsieur le  chevalier,
faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.
     -- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siège de La Rochelle,
dit d'Artagnan.
     -- Non ; mais vous  pouvez me placer en province, chez  quelque dame de
votre connaissance : dans votre pays, par exemple.
     -- Ah  !  ma chère amie ! dans mon pays les dames n'ont point de femmes
de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me chercher Aramis
: qu'il vienne  tout de suite. Nous avons quelque chose de très  important à
lui dire.
     --  Je comprends, dit Athos ; mais  pourquoi pas Porthos ? Il me semble
que sa marquise...
     -- La marquise de Porthos se fait habiller par les  clercs de son mari,
dit  d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer  rue aux
Ours, n'est-ce pas, Ketty ?
     --  Je demeurerai où  l'on voudra, dit Ketty,  pourvu que je sois  bien
cachée et que l'on ne sache pas où je suis.
     -- Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer,  et  par conséquent
que tu n'es plus jalouse de moi...
     --  Monsieur  le  chevalier,  de  loin  ou de  près, dit Ketty, je vous
aimerai toujours. "
     " Où diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura Athos.
     " Moi  aussi, dit  d'Artagnan, moi  aussi,  je t'aimerai toujours, sois
tranquille.  Mais  voyons,  réponds-moi.  Maintenant  j'attache  une  grande
importance à la question que je te fais : n'aurais-tu jamais  entendu parler
d'une jeune dame qu'on aurait enlevée pendant une nuit.
     -- Attendez donc... Oh ! mon  Dieu  ! Monsieur le chevalier, est-ce que
vous aimez encore cette femme ?
     -- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que voilà.
     --  Moi  ! s'écria Athos avec un accent pareil à celui  d'un  homme qui
s'aperçoit qu'il va marcher sur une couleuvre.
     --  Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant  la main d'Athos. Vous
savez bien  l'intérêt que  nous  prenons  tous  à  cette  pauvre petite  Mme
Bonacieux. D'ailleurs  Ketty  ne  dira  rien  :  n'est-ce  pas,  Ketty ?  Tu
comprends, mon  enfant, continua d'Artagnan, c'est la  femme de  cet affreux
magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.
     --  Oh ! mon Dieu ! s'écria  Ketty, vous  me rappelez ma peur  ; pourvu
qu'il ne m'ait pas reconnue !
     -- Comment, reconnue ! tu as donc déjà vu cet homme ?
     -- Il est venu deux fois chez Milady.
     -- C'est cela. Vers quelle époque ?
     -- Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près.
     -- Justement.
     -- Et hier soir il est revenu.
     -- Hier soir.
     -- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.
     -- Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un réseau d'espions ! Et
tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ?
     -- J'ai baissé ma coiffe en l'apercevant, mais peut-être était-il  trop
tard.
     -- Descendez, Athos, vous dont il se  méfie moins que  de moi, et voyez
s'il est toujours sur sa porte. "
     Athos descendit et remonta bientôt.
     " Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.
     -- Il est allé faire son rapport, et dire que tous  les pigeons sont en
ce moment au colombier.
     -- Eh  bien,  mais, envolons-nous, dit  Athos, et  ne laissons  ici que
Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
     -- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyé chercher !
     -- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. "
     En ce moment Aramis entra.
     On lui  exposa l'affaire,  et on lui  dit  comment  il était urgent que
parmi toutes ses hautes connaissances il trouvât une place à Ketty.
     Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant :
     " Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d'Artagnan ?
     -- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
     --  Eh bien,  Mme  de Bois-Tracy m'a demandé, pour une de ses amies qui
habite la province, je crois, une femme de chambre sûre ; et si vous pouvez,
mon cher d'Artagnan, me répondre de Mademoiselle...
     -- Oh  !  Monsieur,  s'écria Ketty,  je serai  toute  dévouée, soyez-en
certain, à la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
     -- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. "
     Il  se  mit à une  table et écrivit un petit mot qu'il cacheta avec une
bague, et donna le billet à Ketty.
     "  Maintenant, mon enfant,  dit d'Artagnan,  tu sais qu'il ne fait  pas
meilleur  ici  pour  nous  que pour  toi.  Ainsi  séparons-nous.  Nous  nous
retrouverons dans des jours meilleurs.
     -- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu
que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous
aime aujourd'hui. "
     " Serment de  joueur  "  ,  dit  Athos  pendant  que  d'Artagnan allait
reconduire Ketty sur l'escalier.
     Un  instant après,  les trois  jeunes  gens  se séparèrent  en  prenant
rendez- vous à quatre heures chez Athos et  en laissant Planchet pour garder
la maison.
     Aramis  rentra chez  lui,  et  Athos  et  d'Artagnan s'inquiétèrent  du
placement du saphir.
     Comme  l'avait prévu notre Gascon,  on  trouva facilement  trois  cents
pistoles sur la  bague. De plus, le juif annonça  que si on  voulait la  lui
vendre,  comme  elle  lui  ferait un  pendant  magnifique  pour  des boucles
d'oreilles, il en donnerait jusqu'à cinq cents pistoles.
     Athos et d'Artagnan, avec  l'activité de deux soldats  et la science de
deux  connaisseurs, mirent trois  heures à peine à acheter tout l'équipement
du  mousquetaire.  D'ailleurs  Athos  était de bonne  composition  et  grand
seigneur jusqu'au bout des ongles.  Chaque fois qu'une chose  lui convenait,
il  payait  le prix  demandé sans essayer  même  d'en  rabattre.  D'Artagnan
voulait bien là-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main
sur l'épaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'était bon pour lui,
petit gentilhomme  gascon,  de marchander, mais non pour un homme  qui avait
les airs d'un prince.
     Le  mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme  du jais,
aux  narines de feu, aux jambes fines et élégantes, qui prenait six  ans. Il
l'examina et le trouva  sans  défaut. On le lui fit mille livres. Peut- être
l'eût-il  eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur  le  prix
avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.
     Grimaud  eut un  cheval picard, trapu  et  fort,  qui coûta trois cents
livres.
     Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetées, il
ne  restait  plus  un sou des  cent cinquante  pistoles d'Athos.  D'Artagnan
offrit à son ami de mordre une bouchée dans la part qui lui revenait, quitte
à lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait emprunté.
     Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les épaules.
     " Combien le juif donnait-il  du saphir pour l'avoir en toute propriété
? demanda Athos.
     -- Cinq cents pistoles.
     -- C'est-à-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous,
cent pistoles pour moi. Mais c'est  une  véritable fortune,  cela,  mon ami,
retournez chez le juif.
     -- Comment, vous voulez...
     -- Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes souvenirs ;
puis nous  n'aurons jamais  trois cents pistoles  à lui rendre, de sorte que
nous  perdrions deux  mille livres à ce marché.  Allez lui dire que la bague
est à lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.
     -- Réfléchissez, Athos.
     -- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir
faire  des  sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera
avec son mousqueton. "
     Une  demi-heure après, d'Artagnan revint avec les deux mille livres  et
sans qu'il lui fût arrivé aucun accident.
     Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son ménage  des ressources auxquelles
il ne s'attendait pas.




     A quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez  Athos. Leurs
préoccupations  sur  l'équipement avaient  tout à fait  disparu,  et  chaque
visage  ne  conservait plus  l'expression que  de  ses propres  et  secrètes
inquiétudes  ;  car derrière tout bonheur  présent est cachée  une crainte à
venir.
     Tout à coup  Planchet  entra  apportant  deux  lettres  à l'adresse  de
d'Artagnan.
     L'une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli  cachet
de cire verte sur lequel  était empreinte  une colombe rapportant  un rameau
vert.
     L'autre était une  grande  épître  carrée et resplendissante des  armes
terribles de Son Eminence le cardinal-duc.
     A la vue  de  la  petite lettre, le coeur de  d'Artagnan bondit, car il
avait cru  reconnaître  l'écriture ; et  quoiqu'il n'eût  vu  cette écriture
qu'une fois, la mémoire en était restée au plus profond de son coeur.
     Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.
     " Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures à sept
heures du soir, sur la  route de Chaillot,  et regardez  avec soin  dans les
carrosses qui passeront,  mais si vous tenez à votre vie et à celle des gens
qui  vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse
faire croire  que  vous avez  reconnu  celle qui s'expose  à  tout pour vous
apercevoir un instant. "
     Pas de signature.
     " C'est un piège, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan.
     -- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaître l'écriture.
     -- Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos ; à six ou sept heures,
dans ce temps-ci, la route  de Chaillot est tout à fait déserte : autant que
vous alliez vous promener dans la forêt de Bondy.
     -- Mais si nous y allions tous ! dit  d'Artagnan  ; que diable !  on ne
nous dévorera point  tous les quatre  ; plus,  quatre laquais  ;  plus,  les
chevaux ; plus les armes.
     -- Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit Porthos.
     -- Mais  si  c'est une femme qui écrit, dit Aramis, et  que cette femme
désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui
est mal de la part d'un gentilhomme.
     -- Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s'avancera.
     --  Oui, mais  un coup de pistolet est  bientôt tiré  d'un carrosse qui
marche au galop.
     --  Bah ! dit  d'Artagnan, on me  manquera. Nous  rejoindrons  alors le
carrosse,  et  nous  exterminerons  ceux qui  se trouvent  dedans.  Ce  sera
toujours autant d'ennemis de moins.
     -- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes
d'ailleurs.
     --  Bah !  donnons-nous  ce plaisir,  dit  Aramis de son  air  doux  et
nonchalant.
     -- Comme vous voudrez, dit Athos.
     -- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre  heures et  demie,  et nous
avons le temps à peine d'être à six heures sur la route de Chaillot.
     -- Puis, si nous  sortions trop tard,  dit  Porthos, on ne nous verrait
pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter, Messieurs.
     -- Mais cette seconde lettre,  dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble
que le cachet indique cependant qu'elle mérite bien d'être ouverte : quant à
moi,  je vous déclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que
du petit brimborion que vous  venez  tout  doucement  de glisser  sur  votre
coeur. "
     D'Artagnan rougit.
     "  Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce  que  me veut Son
Eminence. "
     Et d'Artagnan décacheta la lettre et lut :
     " M. d'Artagnan, garde  du roi, compagnie  des Essarts, est attendu  au
Palais-Cardinal ce soir à huit heures.
     " LA HOUDINIERE,
     " Capitaine des gardes. "
     " Diable ! dit  Athos,  voici un rendez-vous bien  autrement inquiétant
que l'autre.
     -- J'irai au second  en sortant du premier, dit d'Artagnan :  l'un  est
pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout.
     --  Hum !  je n'irais pas,  dit Aramis :  un galant chevalier  ne  peut
manquer à un rendez-vous donné  par une dame  ; mais un  gentilhomme prudent
peut s'excuser  de ne pas  se rendre chez Son Eminence, surtout  lorsqu'il a
quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments.
     -- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos.
     -- Messieurs,  répondit d'Artagnan, j'ai déjà  reçu  par  M.  de Cavois
pareille invitation de Son  Eminence, je l'ai négligée,  et  le lendemain il
m'est  arrivé  un  grand malheur ! Constance  a disparu ; quelque  chose qui
puisse advenir, j'irai.
     -- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites.
     -- Mais la Bastille ? dit Aramis.
     -- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan.
     -- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec  un aplomb admirable et
comme si c'était la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ;
mais, en attendant, comme nous devons partir après-demain, vous feriez mieux
de ne pas risquer cette Bastille.
     --  Faisons  mieux,  dit  Athos,  ne  le  quittons  pas de  la  soirée,
attendons- le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires derrière
nous ; si  nous voyons sortir quelque  voiture à portière fermée  et  à demi
suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille
à  partir  avec les gardes de  M.  le cardinal, et M. de Tréville doit  nous
croire morts.
     -- Décidément, Athos, dit  Aramis, vous étiez  fait  pour  être général
d'armée ; que dites-vous du plan, Messieurs ?
     -- Admirable ! répétèrent en choeur les jeunes gens.
     -- Eh  bien, dit Porthos, je cours à l'hôtel, je préviens nos camarades
de se  tenir prêts pour huit heures, le  rendez-vous  sera  sur la  place du
Palais-Cardinal  ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les
laquais.
     -- Mais moi, je  n'ai pas de cheval, dit  d'Artagnan ; mais je  vais en
faire prendre un chez M. de Tréville.
     -- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
     -- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan.
     -- Trois, répondit en souriant Aramis.
     -- Mon cher ! dit Athos, vous êtes certainement le poète le mieux monté
de France et de Navarre.
     -- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux,
n'est-ce pas ? je ne comprends pas même que vous ayez acheté trois chevaux.
     -- Aussi, je n'en ai acheté que deux, dit Aramis.
     -- Le troisième vous est donc tombé du ciel ?
     -- Non, le troisième m'a été amené ce matin même par un domestique sans
livrée  qui n'a  pas voulu me dire  à qui il appartenait et qui m'a  affirmé
avoir reçu l'ordre de son maître...
     -- Ou de sa maîtresse, interrompit d'Artagnan.
     --  La chose n'y fait  rien,  dit Aramis en rougissant...  et  qui  m'a
affirmé, dis-je, avoir reçu l'ordre de sa maîtresse de mettre ce cheval dans
mon écurie sans me dire de quelle part il venait.
     -- Il n'y a qu'aux poètes que ces choses-là arrivent, reprit  gravement
Athos.
     -- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit  d'Artagnan ; lequel des deux
chevaux monterez-vous  : celui que vous avez acheté, ou  celui  qu'on vous a
donné ?
     --  Celui   que  l'on  m'a  donné  sans  contredit  ;  vous  comprenez,
d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure...
     -- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan.
     -- Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.
     -- Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile ?
     -- A peu près.
     -- Et vous l'avez choisi vous-même ?
     -- Et avec le  plus grand soin ; la sûreté du cavalier, vous  le savez,
dépend presque toujours de son cheval !
     -- Eh bien, cédez-le-moi pour le prix qu'il vous a coûté !
     -- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le
temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle.
     -- Et combien vous coûte-t-il ?
     -- Huit cents livres.
     --  Voici quarante doubles pistoles, mon  cher ami, dit  d'Artagnan  en
tirant la somme de sa poche  ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on
vous paie vos poèmes.
     -- Vous êtes donc en fonds ? dit Aramis.
     -- Riche, richissime, mon cher ! "
     Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.
     " Envoyez votre selle à l'Hôtel des Mousquetaires, et l'on vous amènera
votre cheval ici avec les nôtres.
     -- Très bien ; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous. "
     Un quart d'heure après, Porthos apparut  à  un bout de la rue Férou sur
un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit,
mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil.
     En  même temps Aramis  apparut  à l'autre bout  de la rue  monté sur un
superbe coursier anglais ;  Bazin  le suivait sur un cheval rouan, tenant en
laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'était la monture de d'Artagnan.
     Les  deux  mousquetaires  se  rencontrèrent  à  la  porte  :  Athos  et
d'Artagnan les regardaient par la fenêtre.
     "  Diable  ! dit  Aramis, vous  avez là un  superbe  cheval,  mon  cher
Porthos.
     -- Oui, répondit  Porthos  ; c'est  celui qu'on  devait m'envoyer  tout
d'abord : une mauvaise plaisanterie du  mari lui a substitué  l'autre ; mais
le mari a été puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. "
     Planchet et Grimaud parurent  alors  à leur tour,  tenant  en  main les
montures de leurs  maîtres ; d'Artagnan et Athos  descendirent, se mirent en
selle près  de  leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos
sur le  cheval qu'il devait à sa  femme, Aramis sur le cheval qu'il devait à
sa  maîtresse,  Porthos  sur le cheval  qu'il  devait à  sa  procureuse,  et
d'Artagnan sur le cheval  qu'il  devait  à  sa  bonne fortune,  la meilleure
maîtresse qui soit.
     Les valets suivirent.
     Comme l'avait pensé  Porthos,  la cavalcade  fit  bon effet ; et si Mme
Coquenard s'était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand
air il  avait sur son  beau genet  d'Espagne, elle n'aurait  pas regretté la
saignée qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari.
     Près  du  Louvre  les quatre  amis rencontrèrent  M.  de  Tréville  qui
revenait  de Saint-Germain ; il les arrêta  pour leur faire  compliment  sur
leur équipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de
badauds.
     D'Artagnan profita de la circonstance pour parler à M.  de Tréville  de
la lettre au grand cachet rouge et aux  armes ducales ; il est  bien entendu
que de l'autre il n'en souffla point mot.
     M. de Tréville  approuva la résolution qu'il avait prise,  et  l'assura
que, si le  lendemain il n'avait pas reparu, il  saurait  bien le retrouver,
lui, partout où il serait.
     En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre
amis s'excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville.
     Un temps  de galop les  conduisit sur la  route  de Chaillot ; le  jour
commençait à baisser, les  voitures passaient  et  repassaient ; d'Artagnan,
gardé  à quelques  pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des
carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance.
     Enfin, après, un quart d'heure d'attente et comme le crépuscule tombait
tout à fait, une voiture  apparut, arrivant  au  grand galop par la route de
Sèvres  ;  un pressentiment  dit d'avance  à  d'Artagnan  que  cette voiture
renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous :  le jeune homme fut
tout étonné  lui-même  de  sentir  son coeur battre si  violemment.  Presque
aussitôt  une tête  de  femme  sortit par  la  portière, deux doigts  sur la
bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ;
d'Artagnan poussa  un  léger  cri  de  joie, cette femme,  ou  plutôt  cette
apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d'une vision, était
Mme Bonacieux.
     Par un  mouvement  involontaire, et  malgré  la  recommandation  faite,
d'Artagnan lança son  cheval  au  galop  et  en quelques bonds rejoignit  la
voiture  ;  mais la glace de  la portière était  hermétiquement fermée :  la
vision avait disparu.
     D'Artagnan  se  rappela alors cette  recommandation : " Si vous tenez à
votre vie et à celle des  personnes  qui  vous aiment, demeurez immobile  et
comme si vous n'aviez rien vu. "
     Il s'arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui
évidemment s'était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez- vous.
     La  voiture  continua  sa  route  toujours marchant  à fond  de  train,
s'enfonça dans Paris et disparut.
     D'Artagnan  était  resté  interdit à la même place  et ne  sachant  que
penser. Si  c'était Mme  Bonacieux  et si elle revenait à Paris, pourquoi ce
rendez-vous fugitif,  pourquoi ce simple échange d'un coup d'oeil,  pourquoi
ce baiser  perdu  ?  Si d'un autre côté  ce  n'était pas elle,  ce qui était
encore  bien possible, car  le  peu de jour  qui restait rendait une  erreur
facile, si ce n'était pas  elle, ne serait-ce  pas le commencement d'un coup
de  main  monté  contre lui avec  l'appât de  cette  femme pour laquelle  on
connaissait son amour ?
     Les trois  compagnons  se  rapprochèrent  de  lui.  Tous  trois avaient
parfaitement  vu  une  tête  de femme apparaître  à  la portière, mais aucun
d'eux,  excepté  Athos,  ne connaissait  Mme Bonacieux.  L'avis d'Athos,  au
reste, fut que c'était bien elle ; mais moins préoccupé que d'Artagnan de ce
joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d'homme au fond de
la voiture.
     "  S'il en est  ainsi, dit  d'Artagnan, ils la transportent  sans doute
d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre
créature, et comment la rejoindrai-je jamais ?
     -- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls
qu'on ne soit pas exposé à rencontrer sur la  terre. Vous  en savez  quelque
chose ainsi  que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre maîtresse n'est pas morte,
si c'est elle  que  nous  venons  de  voir, vous la  retrouverez  un jour ou
l'autre.  Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il  avec un accent misanthropique
qui lui était propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez. "
     Sept  heures et  demie  sonnèrent,  la voiture  était  en  retard d'une
vingtaine de minutes  sur le rendez-vous donné.  Les amis  de d'Artagnan lui
rappelèrent qu'il avait  une visite  à faire,  tout en lui faisant  observer
qu'il était encore temps de s'en dédire.
     Mais d'Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa
tête qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il  saurait ce  que  voulait  lui
dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de résolution.
     On arriva rue  Saint-Honoré, et place  du Palais-Cardinal on trouva les
douze  mousquetaires  convoqués  qui  se  promenaient  en   attendant  leurs
camarades. Là seulement, on leur expliqua ce dont il était question.
     D'Artagnan était fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du
roi, où l'on savait qu'il prendrait un  jour sa place ; on le regardait donc
d'avance comme un camarade. Il résulta de ces antécédents que chacun accepta
de grand coeur la  mission pour  laquelle  il  était convié ;  d'ailleurs il
s'agissait, selon  toute  probabilité,  de jouer  un mauvais tour  à  M.  le
cardinal  et  à ses  gens, et pour  de  pareilles  expéditions,  ces  dignes
gentilshommes étaient toujours prêts.
     Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un,
donna le second à Aramis et le troisième à  Porthos, puis chaque groupe alla
s'embusquer en face d'une sortie.
     D'Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale.
     Quoiqu'il se sentît  vigoureusement appuyé,  le jeune homme n'était pas
sans inquiétude en  montant  pas à pas le grand escalier.  Sa  conduite avec
Milady ressemblait tant  soit peu  à une  trahison,  et  il se  doutait  des
relations politiques qui existaient entre  cette femme et le cardinal  ;  de
plus,  de Wardes,  qu'il avait si  mal accommodé, était des  fidèles de  Son
Eminence, et d'Artagnan  savait  que  si Son  Eminence était terrible  à ses
ennemis, elle était fort attachée à ses amis.
     "  Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est
pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder à
peu près  comme un homme condamné,  disait d'Artagnan en  secouant  la tête.
Mais  pourquoi  a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady
aura porté plainte  contre  moi avec cette hypocrite douleur qui la rend  si
intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase.
     " Heureusement,  ajouta-t-il, mes bons amis sont  en bas, et ils ne  me
laisseront  pas  emmener  sans  me  défendre.  Cependant  la  compagnie  des
mousquetaires de M. de Tréville ne peut  pas faire à elle seule la guerre au
cardinal, qui  dispose des forces  de toute la  France, et devant  lequel la
reine est  sans pouvoir et le  roi sans volonté.  D'Artagnan, mon ami, tu es
brave, tu as d'excellentes qualités, mais les femmes te perdront ! "
     Il  en   était   à   cette  triste  conclusion  lorsqu'il  entra   dans
l'antichambre. Il remit sa lettre à l'huissier  de service qui le fit passer
dans la salle d'attente et s'enfonça dans l'intérieur du palais.
     Dans cette  salle  d'attente  étaient  cinq  ou  six  gardes  de M.  le
cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'était lui qui avait
blessé Jussac, le regardèrent en souriant d'un singulier sourire.
     Ce sourire parut  à d'Artagnan d'un  mauvais  augure ; seulement, comme
notre Gascon n'était pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un grand
orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas  voir facilement ce
qui se passait dans  son âme, quand  ce qui s'y passait ressemblait à  de la
crainte, il se campa fièrement devant MM. les gardes et attendit la main sur
la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majesté.
     L'huissier rentra et  fit signe à d'Artagnan de le suivre. Il sembla au
jeune  homme que les gardes, en le  regardant s'éloigner, chuchotaient entre
eux.
     Il  suivit  un  corridor,  traversa  un  grand salon,  entra  dans  une
bibliothèque, et se trouva en face  d'un homme assis devant un bureau et qui
écrivait.
     L'huissier l'introduisit et se retira sans dire  une parole. D'Artagnan
crut d'abord  qu'il avait affaire à quelque juge examinant son dossier, mais
il s'aperçut que l'homme de bureau écrivait ou plutôt corrigeait des  lignes
d'inégales longueurs, en  scandant des mots sur ses  doigts ; il  vit  qu'il
était en face d'un poète. Au bout d'un instant, le poète ferma son manuscrit
sur  la couverture duquel était  écrit : MIRAME, tragédie en cinq actes , et
leva la tête.
     D'Artagnan reconnut le cardinal.




     Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et
regarda  un  instant  le jeune homme. Nul  n'avait l'oeil  plus profondément
scrutateur  que le  cardinal de  Richelieu,  et d'Artagnan sentit  ce regard
courir par ses veines comme une fièvre.
     Cependant il  fit bonne contenance, tenant son  feutre  à la  main,  et
attendant le bon  plaisir de  Son Eminence, sans trop  d'orgueil, mais aussi
sans trop d'humilité.
     " Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d'Artagnan du Béarn ?
     -- Oui, Monseigneur, répondit le jeune homme.
     --  Il  y  a  plusieurs branches  de d'Artagnan  à  Tarbes et dans  les
environs, dit le cardinal, à laquelle appartenez-vous ?
     -- Je suis le fils de celui qui a fait les  guerres de religion avec le
grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.
     -- C'est bien cela. C'est vous qui êtes parti, il y a sept à huit  mois
à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ?
     -- Oui, Monseigneur.
     -- Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque chose, je ne
sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
     -- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivé...
     --  Inutile, inutile, reprit le  cardinal avec un sourire qui indiquait
qu'il  connaissait l'histoire  aussi  bien  que  celui  qui  voulait  la lui
raconter ; vous étiez recommandé à M. de Tréville, n'est-ce pas ?
     -- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de
Meung...
     -- La lettre avait été perdue, reprit l'Eminence ; oui,  je sais cela ;
mais M. de Tréville est un habile physionomiste  qui connaît les hommes à la
première vue, et il vous a placé dans la compagnie de son beau-frère, M. des
Essarts, en vous laissant espérer qu'un jour ou l'autre vous entreriez  dans
les mousquetaires.
     -- Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d'Artagnan.
     -- Depuis ce  temps-là, il vous est arrivé bien des choses  : vous vous
êtes promené derrière les Chartreux,  un jour qu'il eût mieux valu que  vous
fussiez ailleurs ; puis, vous avez  fait avec vos amis un voyage aux eaux de
Forges ; eux se  sont arrêtés en route ; mais vous, vous avez continué votre
chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
     -- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais...
     -- A la chasse, à Windsor, ou ailleurs,  cela ne regarde  personne.  Je
sais cela, moi, parce que mon état est de  tout savoir. A votre retour, vous
avez  été  reçu  par une auguste personne, et je  vois avec plaisir que vous
avez conservé le souvenir qu'elle vous a donné. "
     -- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait  de la reine, et en
tourna vivement le chaton en dedans ; mais il était trop tard.
     " Le lendemain  de ce jour, vous  avez reçu la visite de Cavois, reprit
le cardinal ; il allait vous prier de passer au  palais ;  cette visite vous
ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
     --  Monseigneur,  je  craignais  d'avoir encouru la disgrâce  de  Votre
Eminence.
     -- Eh ! pourquoi  cela, Monsieur ? pour avoir  suivi les  ordres de vos
supérieurs  avec  plus d'intelligence  et de  courage  que  ne l'eût fait un
autre, encourir ma  disgrâce quand  vous méritiez  des éloges !  Ce sont les
gens qui n'obéissent  pas  que je punis, et  non  pas ceux  qui, comme vous,
obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour où je
vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui
est arrivé le soir même. "
     C'était le  soir même qu'avait eu lieu  l'enlèvement de Mme  Bonacieux.
D'Artagnan frissonna ; et  il  se  rappela qu'une  demi-heure auparavant  la
pauvre femme  était  passée  près de lui, sans doute encore  emportée par la
même puissance qui l'avait fait disparaître.
     " Enfin, continua  le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous
depuis quelque  temps,  j'ai voulu  savoir ce  que vous faisiez. D'ailleurs,
vous me  devez bien  quelque remerciement -- : vous avez remarqué  vous-même
combien vous avez été ménagé dans toutes les circonstances. "
     D'Artagnan s'inclina avec respect.
     "  Cela, continua  le cardinal,  partait non  seulement d'un  sentiment
d'équité naturelle,  mais  encore  d'un plan que  je m'étais  tracé  à votre
égard. "
     D'Artagnan était de plus en plus étonné.
     "  Je voulais vous exposer ce plan  le jour où vous reçûtes ma première
invitation ;  mais vous n'êtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour
ce  retard,  et  aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous là,  devant
moi, Monsieur d'Artagnan  :  vous  êtes  assez  bon gentilhomme pour  ne pas
écouter debout. "
     Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui était si
étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il attendit un second signe de
son interlocuteur.
     " Vous êtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous êtes
prudent, ce qui vaut  mieux. J'aime les hommes de tête et de coeur, moi ; ne
vous effrayez  pas, dit-il en souriant, par les hommes  de coeur,  j'entends
les hommes de  courage ; mais, tout jeune que  vous êtes, et à peine entrant
dans le  monde, vous avez  des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde,
ils vous perdront !
     --  Hélas ! Monseigneur, répondit  le jeune  homme, ils le feront  bien
facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyés, tandis que  moi
je suis seul !
     -- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous êtes, vous avez déjà fait
beaucoup,  et  vous  ferez encore plus, je n'en doute  pas.  Cependant, vous
avez, je le crois,  besoin d'être guidé dans l'aventureuse carrière que vous
avez entreprise ; car, si je  ne me  trompe,  vous  êtes  venu  à Paris avec
l'ambitieuse idée de faire fortune.
     --   Je  suis  dans  l'âge  des  folles  espérances,  Monseigneur,  dit
d'Artagnan.
     -- Il n'y a de  folles espérances que pour les sots,  Monsieur, et vous
êtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes,
et d'une compagnie après la campagne ?
     -- Ah ! Monseigneur !
     -- Vous acceptez, n'est-ce pas ?
     -- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassé.
     -- Comment, vous refusez ? s'écria le cardinal avec étonnement.
     -- Je suis dans les gardes de Sa Majesté, Monseigneur, et je n'ai point
de raisons d'être mécontent.
     -- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, à moi, sont aussi
les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu'on serve dans un corps français,
on sert le roi.
     -- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles.
     -- Vous voulez un  prétexte, n'est-ce pas  ? Je comprends.  Eh bien, ce
prétexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que
je vous  offre,  voilà pour  le monde ; pour vous, le besoin  de protections
sûres ;  car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai reçu
des  plaintes  graves contre vous,  vous ne consacrez pas  exclusivement vos
jours et vos nuits au service du roi. "
     D'Artagnan rougit.
     "  Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une  liasse  de
papiers, j'ai là tout un dossier qui vous concerne ;  mais avant de le lire,
j'ai voulu  causer  avec  vous.  Je  vous sais  homme  de résolution, et vos
services bien  dirigés,  au  lieu  de vous  mener  à  mal,  pourraient  vous
rapporter beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous.
     -- Votre  bonté me confond,  Monseigneur,  répondit d'Artagnan,  et  je
reconnais dans Votre  Eminence une grandeur d'âme qui me fait petit comme un
ver  de  terre  ;  mais enfin, puisque Monseigneur  me permet de lui  parler
franchement... "
     D'Artagnan s'arrêta.
     " Oui, parlez.
     --  Eh  bien,  je dirai à Votre  Eminence  que  tous mes  amis sont aux
mousquetaires et  aux gardes du  roi, et que  mes ennemis,  par une fatalité
inconcevable,  sont à Votre Eminence ; je serais  donc  mal venu  ici et mal
regardé là-bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur.
     -- Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous offre pas ce
que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de dédain.
     -- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au
contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour  être  digne  de ses
bontés.  Le siège de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous
les yeux de Votre Eminence, et si j'ai  le bonheur de me conduire à ce siège
de telle façon  que je mérite d'attirer ses regards, Eh bien,  après j'aurai
au moins  derrière moi quelque action d'éclat pour  justifier  la protection
dont  elle voudra bien  m'honorer. Toute  chose  doit se faire à  son temps,
Monseigneur ;  peut-être plus tard aurai-je le droit  de me  donner, à cette
heure j'aurais l'air de me vendre.
     --  C'est-à-dire que  vous refusez  de  me  servir,  Monsieur,  dit  le
cardinal  avec  un  ton de dépit  dans  lequel perçait  cependant une  sorte
d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.
     -- Monseigneur...
     -- Bien, bien,  dit le  cardinal, je  ne  vous en  veux pas, mais  vous
comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récompenser, on ne doit
rien à  ses ennemis, et cependant je vous  donnerai  un conseil : tenez-vous
bien,  Monsieur  d'Artagnan, car,  du moment que j'aurai retiré ma  main  de
dessus vous, je n'achèterai pas votre vie pour une obole.
     --  J'y  tâcherai,  Monseigneur,  répondit le  Gascon  avec  une  noble
assurance.
     -- Songez plus tard, et à un certain moment, s'il vous arrive  malheur,
dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai été vous chercher, et que
j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arrivât pas.
     -- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa
poitrine et en s'inclinant, une éternelle reconnaissance à Votre Eminence de
ce qu'elle fait pour moi en ce moment.
     -- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous
reverrons  après  la  campagne ;  je  vous suivrai des  yeux  ; car je serai
là-bas, reprit le  cardinal en montrant du doigt à d'Artagnan une magnifique
armure qu'il devait endosser, et à notre retour, Eh bien, nous compterons !
     -- Ah ! Monseigneur, s'écria d'Artagnan, épargnez-moi le poids de votre
disgrâce ; restez neutre, Monseigneur, si  vous trouvez que j'agis en galant
homme.
     --  Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce
que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. "
     Cette dernière parole de Richelieu exprimait  un doute terrible ;  elle
consterna  d'Artagnan  plus  que  n'eût  fait  une  menace,  car c'était  un
avertissement. Le cardinal cherchait donc à le  préserver de quelque malheur
qui le menaçait. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais d'un geste hautain,
le cardinal le congédia.
     D'Artagnan sortit ; mais à la porte le coeur fut prêt à lui manquer, et
peu s'en  fallut  qu'il  ne rentrât.  Cependant  la figure  grave  et sévère
d'Athos lui apparut  : s'il faisait avec le cardinal  le  pacte que celui-ci
lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait.
     Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un
caractère vraiment grand sur tout ce qui l'entoure.
     D'Artagnan descendit  par le même escalier qu'il était entré, et trouva
devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour
et  qui commençaient  à  s'inquiéter. D'un  mot d'Artagnan les  rassura,  et
Planchet courut prévenir les autres postes qu'il était inutile de monter une
plus  longue  garde, attendu  que son maître était  sorti  sain et  sauf  du
Palais-Cardinal.
     Rentrés chez Athos, Aramis  et Porthos s'informèrent des causes de  cet
étrange  rendez-vous  ; mais d'Artagnan se  contenta de leur dire  que M. de
Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec
le grade d'enseigne, et qu'il avait refusé.
     " Et  vous avez eu raison " , s'écrièrent d'une seule voix  Porthos  et
Aramis.
     Athos  tomba dans  une  profonde rêverie  et  ne  répondit  rien.  Mais
lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan :
     " Vous  avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais
peut-être avez-vous eu tort. "
     D'Artagnan  poussa  un  soupir ;  car cette voix répondait  à  une voix
secrète de son âme, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient.
     La journée du lendemain se passa en préparatifs  de départ ; d'Artagnan
alla faire ses adieux à M. de  Tréville. A cette heure on croyait encore que
la  séparation des  gardes et  des mousquetaires  serait momentanée,  le roi
tenant son parlement  le  jour même  et  devant partir  le lendemain. M.  de
Tréville se contenta donc de demander à d'Artagnan s'il avait besoin de lui,
mais d'Artagnan répondit fièrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait.
     La nuit  réunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des
Essarts et de  la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville, qui avaient
fait amitié ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait à Dieu
et s'il plaisait à Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes,  comme on peut
le  penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrême préoccupation
que par l'extrême insouciance.
     Le  lendemain, au premier  son des trompettes, les amis se quittèrent :
les mousquetaires coururent à l'hôtel de M. de Tréville, les gardes à  celui
de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitôt  sa compagnie au
Louvre, où le roi passait sa revue.
     Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peu de sa
haute mine.  En  effet,  la veille, la  fièvre  l'avait  pris  au  milieu du
parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en était pas moins
décidé  à partir le soir même ; et, malgré  les observations qu'on lui avait
faites, il  avait  voulu  passer  sa revue, espérant, par le premier coup de
vigueur, vaincre la maladie qui commençait à s'emparer de lui.
     La  revue  passée,   les   gardes  se  mirent   seuls  en  marche,  les
mousquetaires ne devant  partir  qu'avec le  roi,  ce qui  permit à  Porthos
d'aller faire, dans son superbe équipage, un tour dans la rue aux Ours.
     La  procureuse le  vit  passer dans son uniforme neuf et  sur son  beau
cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit
signe de descendre et de venir auprès d'elle. Porthos était magnifique ; ses
éperons résonnaient, sa  cuirasse  brillait,  son épée lui battait fièrement
les jambes.  Cette  fois  les  clercs n'eurent  aucune  envie de  rire, tant
Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles.
     Le mousquetaire fut introduit près de  M. Coquenard, dont le petit oeil
gris brilla de colère en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une
chose le consola intérieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne
serait rude :  il espérait tout doucement,  au  fond du coeur, que Porthos y
serait tué.
     Porthos  présenta  ses  compliments à maître  Coquenard et lui fit  ses
adieux ; maître Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospérités. Quant à
Mme Coquenard, elle  ne pouvait retenir ses  larmes ; mais on ne tira aucune
mauvaise  conséquence  de  sa  douleur,  on  la savait  fort attachée à  ses
parents, pour lesquels  elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son
mari.
     Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard :
ils furent déchirants.
     Tant  que la procureuse put  suivre des yeux  son amant, elle agita  un
mouchoir en  se  penchant hors de la  fenêtre,  à croire qu'elle voulait  se
précipiter. Porthos reçut toutes ces marques de tendresse en homme habitué à
de pareilles démonstrations.  Seulement, en tournant  le  coin de la rue, il
souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu.
     De son côté,  Aramis écrivait une longue lettre. A qui  ? Personne n'en
savait rien. Dans la  chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir même
pour Tours, attendait cette lettre mystérieuse.
     Athos buvait à petits coups la dernière bouteille de son vin d'Espagne.
     Pendant ce temps, d'Artagnan défilait avec sa compagnie.
     En  arrivant au faubourg  Saint-Antoine,  il se  retourna pour regarder
gaiement  la  Bastille ;  mais, comme  c'était la  Bastille  seulement qu'il
regardait, il ne vit point Milady, qui, montée  sur  un cheval isabelle,  le
désignait  du  doigt  à  deux  hommes  de  mauvaise mine qui  s'approchèrent
aussitôt des  rangs pour le reconnaître. Sur une interrogation qu'ils firent
du regard, Milady répondit par un signe que c'était bien lui. Puis, certaine
qu'il ne  pouvait plus  y  avoir de méprise dans  l'exécution de ses ordres,
elle piqua son cheval et disparut.
     Les  deux  hommes suivirent  alors  la compagnie, et, à  la  sortie  du
faubourg  Saint-Antoine, montèrent  sur  des  chevaux  tout  préparés  qu'un
domestique sans livrée tenait en main en les attendant.




     Le siège  de La Rochelle fut  un des  grands événements  politiques  du
règne de Louis XIII, et une des  grandes entreprises militaires du cardinal.
Il est  donc intéressant,  et même nécessaire,  que nous en disions quelques
mots ; plusieurs détails de ce siège  se liant d'ailleurs d'une manière trop
importante à l'histoire que  nous avons entrepris de raconter, pour que nous
les passions sous silence.
     Les  vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siège, étaient
considérables.   Exposons-les   d'abord,   puis  nous   passerons  aux  vues
particulières qui n'eurent peut-être pas sur Son  Eminence moins d'influence
que les premières.
     Des villes importantes données par Henri  IV aux huguenots comme places
de  sûreté,  il  ne restait  plus  que  La Rochelle. Il  s'agissait donc  de
détruire ce dernier boulevard du calvinisme,  levain  dangereux,  auquel  se
venaient incessamment mêler des  ferments  de  révolte civile ou  de  guerre
étrangère.
     Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de  toute  nation,
soldats  de  fortune de toute  secte  accouraient  au premier appel sous les
drapeaux des  protestants et s'organisaient comme une vaste association dont
les branches divergeaient à loisir sur tous les points de l'Europe.
     La Rochelle, qui  avait pris une nouvelle importance  de  la ruine  des
autres  villes  calvinistes,  était  donc  le foyer  des  dissensions et des
ambitions. Il  y  avait plus, son  port  était la dernière porte ouverte aux
Anglais  dans le royaume de France ;  et en la fermant à l'Angleterre, notre
éternelle  ennemie, le cardinal  achevait l'oeuvre de Jeanne d'Arc et du duc
de Guise.
     Aussi  Bassompierre,  qui était  à  la fois  protestant et  catholique,
protestant de conviction et catholique comme commandeur du  Saint- Esprit  ;
Bassompierre,  qui  était  Allemand de  naissance  et Français  de  coeur  ;
Bassompierre, enfin,  qui avait un commandement particulier  au siège de  La
Rochelle, disait-il, en chargeant  à  la tête de  plusieurs autres seigneurs
protestants comme lui :
     "  Vous verrez, Messieurs, que  nous serons assez bêtes pour prendre La
Rochelle ! "
     Et Bassompierre  avait  raison  :  la  canonnade  de  l'île  de  Ré lui
présageait les dragonnades des Cévennes ;  la prise de La  Rochelle était la
préface de la révocation de l'édit de Nantes.
     Mais  nous l'avons  dit, à côté  de  ces vues  du ministre  niveleur et
simplificateur, et qui appartiennent à  l'histoire,  le chroniqueur est bien
forcé de  reconnaître  les petites visées  de l'homme amoureux et  du  rival
jaloux.
     Richelieu, comme  chacun sait,  avait été  amoureux de  la reine ;  cet
amour  avait-il  chez  lui  un  simple   but  politique  ou  était-ce   tout
naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne d'Autriche
à  ceux qui l'entouraient, c'est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout
cas  on  a vu,  par  les  développements antérieurs de  cette histoire,  que
Buckingham l'avait emporté sur lui, et que, dans deux ou trois circonstances
et particulièrement dans celles des ferrets, il l'avait, grâce au dévouement
des trois mousquetaires et au courage de d'Artagnan, cruellement mystifié.
     Il s'agissait  donc  pour Richelieu,  non  seulement de  débarrasser la
France d'un ennemi, mais de se venger d'un  rival  ; au reste,  la vengeance
devait être  grande et éclatante, et digne en tout d'un homme qui tient dans
sa main, pour épée de combat, les forces de tout un royaume.
     Richelieu   savait   qu'en   combattant   l'Angleterre   il  combattait
Buckingham, qu'en  triomphant de l'Angleterre  il triomphait  de Buckingham,
enfin  qu'en  humiliant  l'Angleterre aux  yeux  de  l'Europe  il  humiliait
Buckingham aux yeux de la reine.
     De  son  côté  Buckingham,  tout  en  mettant  en  avant  l'honneur  de
l'Angleterre,  était  mû  par des intérêts absolument  semblables  à ceux du
cardinal ; Buckingham aussi  poursuivait une  vengeance particulière  : sous
aucun  prétexte, Buckingham n'avait  pu rentrer en France comme ambassadeur,
il voulait y rentrer comme conquérant.
     Il en résulte que le véritable enjeu de cette partie, que les deux plus
puissants  royaumes  jouaient pour le bon plaisir de  deux hommes  amoureux,
était un simple regard d'Anne d'Autriche.
     Le premier avantage avait été au duc de Buckingham : arrivé inopinément
en vue  de l'île de Ré avec quatre-vingt-dix vaisseaux et vingt mille hommes
à peu près, il avait surpris le comte de Toiras, qui commandait pour  le roi
dans l'île ; il avait, après un combat sanglant, opéré son débarquement.
     Relatons en passant que dans ce combat avait péri le baron de Chantal ;
le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille de dix-huit mois.
     Cette petite fille fut depuis Mme de Sévigné.
     Le comte  de  Toiras se  retira dans la citadelle Saint-Martin avec  la
garnison, et jeta une centaine d'hommes dans un petit fort qu'on appelait le
fort de La Prée.
     Cet événement avait hâté les résolutions  du cardinal ; et en attendant
que  le roi  et  lui  pussent aller  prendre le  commandement du siège de La
Rochelle, qui était résolu, il avait fait partir  Monsieur pour  diriger les
premières  opérations, et  avait  fait  filer  vers le théâtre de  la guerre
toutes les troupes dont il avait pu disposer.
     C'était  de  ce détachement  envoyé  en  avant-garde que faisait partie
notre ami d'Artagnan.
     Le roi,  comme nous l'avons  dit, devait  suivre,  aussitôt son  lit de
justice tenu  ; mais  en se  levant de ce lit de justice,  le  28  juin,  il
s'était senti  pris par  la  fièvre ; il n'en avait pas moins  voulu partir,
mais, son état empirant, il avait été forcé de s'arrêter à Villeroi.
     Or,  où  s'arrêtait le  roi s'arrêtaient  les  mousquetaires  ;  il  en
résultait que d'Artagnan, qui était purement et simplement dans  les gardes,
se trouvait séparé, momentanément du moins, de ses bons  amis Athos, Porthos
et  Aramis ; cette séparation, qui n'était  pour lui qu'une contrariété, fût
certes devenue une inquiétude sérieuse s'il eût  pu deviner de quels dangers
inconnus il était entouré.
     Il n'en  arriva  pas moins  sans accident  au  camp  établi  devant  La
Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l'année 1627.
     Tout était dans le même  état : le  duc  de  Buckingham et ses Anglais,
maîtres  de  l'île  de Ré, continuaient  d'assiéger,  mais  sans succès,  la
citadelle de Saint-Martin et le  fort de La Prée, et les hostilités avec  La
Rochelle étaient commencées  depuis  deux ou trois  jours à propos d'un fort
que le duc d'Angoulême venait de faire construire près de la ville.
     Les  gardes, sous  le  commandement  de M.  des Essarts,  avaient  leur
logement aux Minimes.
     Mais, nous le savons, d'Artagnan, préoccupé de l'ambition de passer aux
mousquetaires,  avait  rarement fait amitié  avec  ses  camarades  ;  il  se
trouvait donc isolé et livré à ses propres réflexions.
     Ses réflexions n'étaient pas riantes : depuis un  an qu'il était arrivé
à Paris,  il s'était  mêlé aux  affaires publiques  ;  ses  affaires privées
n'avaient pas fait grand chemin comme amour et comme fortune.
     Comme amour, la seule femme qu'il eût aimée était Mme Bonacieux, et Mme
Bonacieux avait disparu  sans qu'il pût  découvrir encore ce  qu'elle  était
devenue.
     Comme  fortune,  il  s'était  fait,  lui  chétif, ennemi  du  cardinal,
c'est-à-dire  d'un homme  devant  lequel  tremblaient  les  plus  grands  du
royaume, à commencer par le roi.
     Cet homme pouvait l'écraser, et cependant il ne l'avait pas fait : pour
un esprit aussi perspicace que l'était d'Artagnan, cette indulgence était un
jour par lequel il voyait dans un meilleur avenir.
     Puis,  il  s'était  fait  encore  un  autre ennemi  moins  à  craindre,
pensait-il, mais  que  cependant  il sentait  instinctivement  n'être  pas à
mépriser : cet ennemi, c'était Milady.
     En  échange   de  tout  cela  il  avait  acquis  la  protection  et  la
bienveillance de  la reine, mais  la bienveillance de la reine était, par le
temps  qui courait,  une cause de plus de persécution ; et sa protection, on
le sait, protégeait fort mal : témoins Chalais et Mme Bonacieux.
     Ce qu'il avait  donc  gagné  de  plus clair  dans tout cela, c'était le
diamant de  cinq ou six mille livres qu'il portait au  doigt ; et encore  ce
diamant, en supposant que d'Artagnan, dans ses projets d'ambition, voulût le
garder pour s'en  faire un jour un signe de reconnaissance près de la reine,
n'avait en attendant,  puisqu'il ne pouvait s'en défaire, pas plus de valeur
que les cailloux qu'il foulait à ses pieds.
     Nous  disons "  que les  cailloux  qu'il foulait  à  ses pieds " ,  car
d'Artagnan faisait ces réflexions en  se promenant solitairement sur un joli
petit  chemin  qui  conduisait  du  camp  au  village  d'Angoutin ;  or  ces
réflexions  l'avaient  conduit  plus  loin  qu'il  ne croyait,  et  le  jour
commençait  à baisser,  lorsqu'au  dernier  rayon du soleil couchant  il lui
sembla voir briller derrière une haie le canon d'un mousquet.
     D'Artagnan  avait  l'oeil vif et  l'esprit  prompt,  il  comprit que le
mousquet  n'était pas  venu là tout  seul  et que celui  qui le  portait  ne
s'était pas caché derrière une haie dans des intentions amicales. Il résolut
donc de gagner au large, lorsque de l'autre côté  de la route,  derrière  un
rocher, il aperçut l'extrémité d'un second mousquet.
     C'était évidemment une embuscade.
     Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le premier mousquet et vit  avec
une certaine  inquiétude qu'il s'abaissait  dans sa direction, mais aussitôt
qu'il  vit l'orifice du canon immobile il  se jeta ventre à  terre. En  même
temps  le coup  partit, il entendit le  sifflement d'une balle  qui  passait
au-dessus de sa tête.
     Il  n'y avait pas de temps  à perdre, d'Artagnan se redressa d'un bond,
et  au  même moment la  balle  de l'autre  mousquet fit voler les cailloux à
l'endroit même du chemin où il s'était jeté la face contre terre.
     D'Artagnan  n'était  pas  un  de  ces  hommes  inutilement  braves  qui
cherchent une mort ridicule  pour qu'on  dise d'eux qu'ils  n'ont pas reculé
d'un pas, d'ailleurs il ne  s'agissait plus de courage ici, d'Artagnan était
tombé dans un guet-apens.
     " S'il y a un troisième coup, se dit-il, je suis un homme perdu ! "
     Et aussitôt prenant ses jambes à son cou, il s'enfuit dans la direction
du camp, avec la vitesse des gens de son pays si renommés pour leur  agilité
; mais, quelle que fût la rapidité de sa course, le premier qui  avait tiré,
ayant  eu  le  temps de recharger son arme, lui tira un second coup si  bien
ajusté, cette fois,  que la balle traversa son feutre et  le fit voler à dix
pas de lui.
     Cependant, comme  d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau, il ramassa le
sien  tout en  courant,  arriva fort essoufflé et fort pâle, dans son logis,
s'assit sans rien dire à personne et se mit à réfléchir.
     Cet événement pouvait avoir trois causes :
     La  première  et  la plus  naturelle  pouvait  être une  embuscade  des
Rochelois, qui n'eussent pas été fâchés de tuer un des gardes de Sa Majesté,
d'abord  parce que  c'était  un ennemi de  moins, et que cet  ennemi pouvait
avoir une bourse bien garnie dans sa poche.
     D'Artagnan prit son chapeau, examina  le trou de la balle, et secoua la
tête. La  balle  n'était  pas une  balle  de  mousquet,  c'était  une  balle
d'arquebuse  ; la  justesse du coup lui avait déjà donné l'idée  qu'il avait
été  tiré  par une arme particulière  :  ce  n'était  donc pas une embuscade
militaire, puisque la balle n'était pas de calibre.
     Ce pouvait être un bon souvenir de M. le cardinal. On se rappelle qu'au
moment même où  il avait,  grâce à ce bienheureux rayon de soleil, aperçu le
canon du fusil, il s'étonnait de la longanimité de Son Eminence à son égard.
     Mais  d'Artagnan  secoua  la tête.  Pour les  gens  vers  lesquels elle
n'avait  qu'à étendre la main, Son Eminence recourait rarement à de  pareils
moyens.
     Ce pouvait être une vengeance de Milady.
     Ceci, c'était plus probable.
     Il  chercha inutilement à se  rappeler  ou les traits ou le costume des
assassins ;  il  s'était éloigné  d'eux si rapidement,  qu'il n'avait eu  le
loisir de rien remarquer.
     " Ah ! mes pauvres amis, murmura d'Artagnan, où êtes-vous ? et que vous
me faites faute ! "
     D'Artagnan passa une fort  mauvaise  nuit. Trois  ou  quatre fois il se
réveilla en sursaut, se figurant qu'un homme s'approchait de son lit pour le
poignarder. Cependant  le  jour parut sans  que l'obscurité eût amené  aucun
incident.
     Mais  d'Artagnan  se douta bien que  ce  qui était différé  n'était pas
perdu.
     D'Artagnan  resta toute la  journée dans son logis ; il  se  donna pour
excuse, vis-à-vis de lui-même, que le temps était mauvais.
     Le surlendemain, à neuf heures, on battit  aux champs. Le duc d'Orléans
visitait les postes. Les gardes  coururent  aux armes,  d'Artagnan  prit son
rang au milieu de ses camarades.
     Monsieur  passa  sur le front de  bataille  ; puis  tous les  officiers
supérieurs  s'approchèrent de lui pour lui  faire leur cour, M. des Essarts,
le capitaine des gardes, comme les autres.
     Au  bout  d'un instant  il parut à d'Artagnan que  M. des  Essarts  lui
faisait  signe de s'approcher de  lui : il attendit un nouveau geste de  son
supérieur,  craignant de se  tromper, mais  ce  geste s'étant  renouvelé, il
quitta les rangs et s'avança pour prendre l'ordre.
     " Monsieur va  demander  des hommes  de bonne volonté pour  une mission
dangereuse, mais qui fera  honneur à ceux qui l'auront accomplie, et je vous
ai fait signe afin que vous vous tinssiez prêt.
     -- Merci, mon capitaine !  " répondit d'Artagnan,  qui ne demandait pas
mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant général.
     En  effet, les Rochelois avaient  fait une sortie  pendant la  nuit  et
avaient repris un bastion dont l'armée royaliste s'était emparée deux  jours
auparavant ; il s'agissait  de  pousser une  reconnaissance perdue pour voir
comment l'armée gardait ce bastion.
     Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur éleva  la voix et
dit :
     "  Il  me  faudrait,  pour  cette mission, trois  ou quatre volontaires
conduits par un homme sûr.
     -- Quant à  l'homme sûr, je l'ai sous la  main, Monseigneur, dit M. des
Essarts en montrant d'Artagnan ; et quant aux  quatre  ou  cinq volontaires,
Monseigneur n'a qu'à faire connaître  ses intentions,  et  les hommes ne lui
manqueront pas.
     -- Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer avec moi ! "
dit d'Artagnan en levant son épée.
     Deux de ses camarades aux gardes s'élancèrent aussitôt, et deux soldats
s'étant joints à eux, il se trouva que le nombre demandé  était  suffisant ;
d'Artagnan  refusa donc tous les autres, ne voulant pas faire de passe-droit
à ceux qui avaient la priorité.
     On ignorait  si,  après  la prise du  bastion, les  Rochelois l'avaient
évacué ou s'ils y avaient laissé garnison ; il fallait donc examiner le lieu
indiqué d'assez près pour vérifier la chose.
     D'Artagnan partit avec ses  quatre compagnons  et suivit la tranchée  :
les  deux  gardes  marchaient  au même rang que lui et les  soldats venaient
par-derrière.
     Ils arrivèrent  ainsi,  en  se  couvrant  de  revêtements, jusqu'à  une
centaine de pas du bastion ! Là, d'Artagnan, en se retournant, s'aperçut que
les deux soldats avaient disparu.
     Il  crut qu'ayant eu peur  ils  étaient  restés en arrière  et continua
d'avancer.
     Au  détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent à  soixante  pas à peu
près du bastion.
     On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné.
     Les trois enfants perdus délibéraient s'ils iraient plus avant, lorsque
tout à coup une  ceinture  de  fumée  ceignit  le géant  de  pierre,  et une
douzaine de  balles  vinrent siffler  autour  de d'Artagnan  et de  ses deux
compagnons.
     Ils savaient ce qu'ils  voulaient savoir :  le bastion était gardé. Une
plus longue station dans cet  endroit dangereux  eût donc été une imprudence
inutile ; d'Artagnan  et les deux gardes  tournèrent le dos  et commencèrent
une retraite qui ressemblait à une fuite.
     En arrivant à l'angle de la tranchée qui allait leur servir de rempart,
un des gardes tomba : une balle lui avait traversé la poitrine. L'autre, qui
était sain et sauf, continua sa course vers le camp.
     D'Artagnan ne  voulut pas abandonner  ainsi son compagnon, et s'inclina
vers lui pour  le relever et l'aider  à rejoindre les lignes ;  mais  en  ce
moment deux coups de fusil partirent : une balle cassa la tête du garde déjà
blessé, et l'autre vint s'aplatir sur le roc après avoir passé à deux pouces
de d'Artagnan.
     Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait venir
du bastion, qui  était masqué par  l'angle de la tranchée.  L'idée des  deux
soldats qui  l'avaient abandonné lui revint à  l'esprit  et lui rappela  ses
assassins de la surveille ; il résolut donc cette fois de savoir à quoi s'en
tenir, et tomba sur le corps de son camarade comme s'il était mort.
     Il  vit  aussitôt  deux têtes qui s'élevaient  au-dessus  d'un  ouvrage
abandonné  qui  était à  trente pas  de là  : c'étaient celles de  nos  deux
soldats. D'Artagnan  ne  s'était pas trompé :  ces deux  hommes ne l'avaient
suivi que pour l'assassiner, espérant que la mort du jeune homme serait mise
sur le compte de l'ennemi.
     Seulement, comme il  pouvait n'être que  blessé et dénoncer leur crime,
ils s'approchèrent  pour l'achever  ;  heureusement, trompés par la ruse  de
d'Artagnan, ils négligèrent de recharger leurs fusils.
     Lorsqu'ils furent à dix pas de lui, d'Artagnan, qui en tombant avait eu
grand soin de ne pas lâcher son épée, se releva tout à coup et d'un  bond se
trouva près d'eux.
     Les  assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient  du côté  du camp sans
avoir  tué  leur homme,  ils seraient accusés  par lui ; aussi leur première
idée fut-elle de passer à l'ennemi. L'un d'eux prit  son fusil par le canon,
et  s'en  servit  comme  d'une  massue  :  il  en porta un coup  terrible  à
d'Artagnan, qui l'évita en se jetant de côté, mais par ce mouvement il livra
passage  au  bandit,  qui  s'élança  aussitôt  vers  le  bastion. Comme  les
Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait
à eux, ils firent feu sur lui et il  tomba frappé d'une balle qui lui  brisa
l'épaule.
     Pendant  ce  temps,  d'Artagnan  s'était  jeté  sur  le  second soldat,
l'attaquant avec son épée ; la lutte ne fut pas longue, ce misérable n'avait
pour se défendre que son arquebuse déchargée ; l'épée du garde glissa contre
le  canon  de  l'arme  devenue  inutile  et  alla  traverser  la  cuisse  de
l'assassin, qui tomba. D'Artagnan lui mit  aussitôt la pointe du  fer sur la
gorge.
     " Oh ! ne  me tuez pas ! s'écria le bandit ; grâce, grâce, mon officier
! et je vous dirai tout.
     -- Ton  secret  vaut-il  la  peine que  je te garde  la  vie au moins ?
demanda le jeune homme en retenant son bras.
     -- Oui ; si vous  estimez que l'existence soit quelque chose quand on a
vingt-deux ans comme vous et  qu'on peut arriver à tout, étant beau et brave
comme vous l'êtes.
     --  Misérable ! dit  d'Artagnan, voyons, parle  vite, qui t'a chargé de
m'assassiner ?
     -- Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelle Milady.
     -- Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom ?
     -- Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi, c'est à lui qu'elle
a eu affaire et non pas à moi ; il a même  dans sa poche une lettre de cette
personne qui doit avoir pour vous une  grande importance, à ce que je lui ai
entendu dire.
     -- Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-apens ?
     -- Il m'a proposé de faire le coup à nous deux et j'ai accepté.
     -- Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle expédition ?
     -- Cent louis.
     -- Eh bien,  à la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle estime
que  je  vaux  quelque  chose  ;  cent  louis !  c'est une  somme  pour deux
misérables  comme vous : aussi je comprends que tu aies  accepté,  et je  te
fais grâce, mais à une condition !
     -- Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant  que tout n'était pas
fini.
     -- C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans
sa poche.
     --  Mais, s'écria  le  bandit, c'est  une  autre  manière de  me tuer ;
comment voulez-vous que j'aille chercher cette lettre sous le feu du bastion
?
     -- Il faut pourtant que tu te décides à l'aller chercher, ou je te jure
que tu vas mourir de ma main.
     -- Grâce, Monsieur, pitié  ! au nom de cette jeune dame que vous aimez,
que vous croyez morte  peut-être, et qui ne l'est pas ! s'écria le bandit en
se  mettant à genoux  et  s'appuyant sur sa main, car il commençait à perdre
ses forces avec son sang.
     -- Et d'où sais-tu qu'il y  a une  jeune femme que j'aime,  et que j'ai
cru cette femme morte ? demanda d'Artagnan.
     -- Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.
     -- Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre, dit d'Artagnan
; ainsi  donc  plus de retard, plus  d'hésitation,  ou quelle  que  soit  ma
répugnance à tremper une  seconde  fois mon épée dans le sang d'un misérable
comme toi, je le jure par ma foi d'honnête homme... "
     Et à ces  mots d'Artagnan fit un geste si menaçant,  que le  blessé  se
releva.
     "  Arrêtez  ! arrêtez  !  s'écria-t-il  reprenant courage  à  force  de
terreur, j'irai... j'irai !... "
     D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat, le fit  passer devant lui et  le
poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son épée.
     C'était une chose  affreuse que de voir ce malheureux, laissant  sur le
chemin qu'il parcourait une longue trace de sang, pâle de sa mort prochaine,
essayant  de  se traîner  sans  être vu jusqu'au corps  de son complice  qui
gisait à vingt pas de là !
     La terreur était tellement peinte sur son visage  couvert  d'une froide
sueur, que d'Artagnan en eut pitié ; et que, le regardant avec mépris :
     " Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la différence qu'il y a entre
un homme de coeur et un lâche comme toi ; reste, j'irai. "
     Et  d'un  pas  agile, l'oeil  au  guet,  observant  les  mouvements  de
l'ennemi,  s'aidant  de  tous les accidents de  terrain, d'Artagnan  parvint
jusqu'au second soldat.
     Il y  avait deux moyens d'arriver à son but : le fouiller sur la place,
ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la
tranchée.
     D'Artagnan  préféra le  second  moyen  et chargea  l'assassin  sur  ses
épaules au moment même où l'ennemi faisait feu.
     Une légère secousse, le  bruit  mat de trois  balles  qui trouaient les
chairs, un dernier cri, un frémissement d'agonie prouvèrent à d'Artagnan que
celui qui avait voulu l'assassiner venait de lui sauver la vie.
     D'Artagnan  regagna la  tranchée et jeta le  cadavre  auprès du  blessé
aussi pâle qu'un mort.
     Aussitôt il commença l'inventaire : un portefeuille de cuir, une bourse
où se trouvait évidemment une  partie de la somme que le bandit avait reçue,
un cornet et des dés formaient l'héritage du mort.
     Il laissa le cornet et les dés où ils étaient tombés, jeta la bourse au
blessé et ouvrit avidement le portefeuille.
     Au milieu  de  quelques  papiers sans  importance, il trouva la  lettre
suivante : c'était celle qu'il était allé chercher au risque de sa vie :
     "  Puisque vous  avez  perdu  la  trace  de cette femme  et qu'elle est
maintenant  en sûreté dans ce  couvent où vous n'auriez jamais dû la laisser
arriver, tâchez au moins  de ne pas manquer l'homme ; sinon, vous  savez que
j'ai la main longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez à
moi. "
     Pas de  signature. Néanmoins il était évident  que la lettre  venait de
Milady. En conséquence, il la garda comme pièce à  conviction, et, en sûreté
derrière l'angle  de la tranchée, il se mit à interroger le blessé. Celui-ci
confessa qu'il s'était chargé avec son  camarade, le même  qui venait d'être
tué, d'enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barrière de
La Villette, mais que, s'étant arrêtés à boire dans un cabaret,  ils avaient
manqué la voiture de dix minutes.
     " Mais qu'eussiez-vous  fait de  cette femme ? demanda d'Artagnan  avec
angoisse.
     --  Nous devions la remettre dans  un hôtel de la  place Royale, dit le
blessé.
     -- Oui  ! oui !  murmura d'Artagnan, c'est bien cela, chez Milady elle-
même. "
     Alors  le jeune  homme  comprit  en frémissant  quelle terrible soif de
vengeance poussait  cette femme à le perdre, ainsi  que ceux qui l'aimaient,
et  combien elle en savait sur les affaires de  la cour,  puisqu'elle  avait
tout découvert. Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal.
     Mais, au  milieu  de tout cela, il comprit,  avec un  sentiment de joie
bien réel, que  la reine avait fini par découvrir la prison où la pauvre Mme
Bonacieux  expiait son dévouement, et qu'elle l'avait tirée de cette prison.
Alors la  lettre  qu'il avait reçue  de la jeune femme et son passage sur la
route de Chaillot, passage pareil à une apparition, lui furent expliqués.
     Dès lors, ainsi qu'Athos l'avait prédit, il était possible de retrouver
Mme Bonacieux, et un couvent n'était pas imprenable.
     Cette idée acheva de lui  remettre la clémence au coeur. Il se retourna
vers le blessé qui suivait  avec anxiété toutes  les expressions diverses de
son visage, et lui tendant le bras :
     " Allons, lui dit-il, je ne veux pas t'abandonner ainsi. Appuie-toi sur
moi et retournons au camp.
     -- Oui, dit le blessé, qui avait peine  à croire à tant de magnanimité,
mais n'est-ce point pour me faire pendre ?
     -- Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie.
"
     Le blessé se  laissa glisser à genoux et baisa de  nouveau les pieds de
son sauveur ; mais d'Artagnan, qui n'avait plus  aucun  motif  de  rester si
près de l'ennemi, abrégea lui-même les témoignages de sa reconnaissance.
     Le garde  qui était revenu à la  première décharge  des Rochelois avait
annoncé la mort de ses quatre compagnons. On fut donc à  la fois fort étonné
et fort joyeux dans le régiment, quand on vit reparaître le jeune homme sain
et sauf.
     D'Artagnan  expliqua le coup  d'épée de  son compagnon par  une  sortie
qu'il  improvisa. Il raconta la mort  de l'autre soldat et les périls qu'ils
avaient  courus. Ce récit fut pour lui  l'occasion  d'un véritable triomphe.
Toute l'armée parla de cette expédition pendant un jour,  et Monsieur lui en
fit faire ses compliments.
     Au reste, comme toute belle action  porte avec elle  sa  récompense, la
belle  action de  d'Artagnan eut pour résultat de lui rendre la tranquillité
qu'il  avait  perdue. En effet, d'Artagnan  croyait pouvoir être tranquille,
puisque,  de  ses deux  ennemis,  l'un  était  tué et l'autre dévoué  à  ses
intérêts.
     Cette   tranquillité  prouvait  une  chose,  c'est  que  d'Artagnan  ne
connaissait pas encore Milady.




     Après  des  nouvelles  presque  désespérées  du  roi,  le  bruit de  sa
convalescence  commençait  à se répandre dans  le camp  ;  et comme il avait
grande  hâte d'arriver en  personne au siège,  on  disait  qu'aussitôt qu'il
pourrait remonter à cheval, il se remettrait en route.
     Pendant ce temps, Monsieur, qui savait  que, d'un  jour à  l'autre,  il
allait  être  remplacé dans son commandement, soit  par le  duc d'Angoulême,
soit par Bassompierre  ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement,
faisait  peu de  choses, perdait  ses journées en  tâtonnements,  et n'osait
risquer quelque grande  entreprise pour chasser les Anglais de l'île  de Ré,
où ils  assiégeaient  toujours la citadelle  Saint- Martin  et le fort de La
Prée, tandis que, de leur côté, les Français assiégeaient La Rochelle.
     D'Artagnan,  comme  nous  l'avons  dit, était redevenu plus tranquille,
comme  il arrive  toujours après un danger passé, et  quand le danger semble
évanoui ; il ne lui restait qu'une inquiétude, c'était de n'apprendre aucune
nouvelle de ses amis.
     Mais,  un  matin  du commencement  du  mois  de novembre, tout lui  fut
expliqué par cette lettre, datée de Villeroi :
     " Monsieur d'Artagnan,
     " MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonne partie  chez
moi, et s'être égayés  beaucoup, ont  mené si  grand bruit, que le prévôt du
château,  homme  très  rigide,  les a  consignés pour quelques jours  ; mais
j'accomplis les ordres qu'ils m'ont donnés, de vous envoyer douze bouteilles
de  mon vin  d'Anjou,  dont ils  ont fait grand cas : ils veulent  que  vous
buviez à leur santé avec leur vin favori.
     " Je l'ai fait, et suis, Monsieur, avec un grand respect,
     " Votre serviteur très humble et très obéissant,
     " GODEAU,
     " Hôtelier de Messieurs les mousquetaires. "
     " A la bonne heure !  s'écria d'Artagnan, ils pensent  à moi dans leurs
plaisirs  comme  je pensais à eux dans mon ennui  ; bien certainement que je
boirai à leur santé et de grand coeur ; mais je n'y boirai pas seul. "
     Et d'Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus
amitié qu'avec les autres, afin de les inviter à boire avec lui le délicieux
petit  vin  d'Anjou qui venait d'arriver de Villeroi. L'un  des deux  gardes
était invité  pour le soir même, et l'autre  invité  pour le  lendemain ; la
réunion fut donc fixée au surlendemain.
     D'Artagnan,  en  rentrant,  envoya les douze  bouteilles de  vin  à  la
buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui  gardât avec soin  ; puis,
le  jour de la solennité, comme  le dîner était  fixé pour  l'heure de midi,
d'Artagnan envoya, dès neuf heures, Planchet pour tout préparer.
     Planchet, tout fier d'être élevé à la dignité de maître d'hôtel, songea
à tout apprêter en homme intelligent ; à cet effet  il s'adjoignit le  valet
d'un des convives de son maître, nommé Fourreau, et ce faux soldat qui avait
voulu tuer d'Artagnan, et qui, n'appartenant à  aucun corps,  était  entré à
son service ou plutôt à celui de  Planchet,  depuis que d'Artagnan lui avait
sauvé la vie.
     L'heure du festin venue, les deux convives arrivèrent, prirent place et
les mets s'alignèrent sur la table.  Planchet servait la serviette  au bras,
Fourreau  débouchait  les  bouteilles,  et  Brisemont,  c'était  le  nom  du
convalescent, transvasait dans des carafons de verre  le vin qui  paraissait
avoir déposé par l'effet  des secousses de la route. De ce vin,  la première
bouteille était un  peu trouble vers  la fin, Brisemont versa cette lie dans
un  verre,  et  d'Artagnan lui  permit de  la boire ; car  le  pauvre diable
n'avait pas encore beaucoup de forces.
     Les  convives, après avoir mangé le potage, allaient porter  le premier
verre à leurs lèvres, lorsque tout à coup le canon retentit au fort Louis et
au fort  Neuf  ;  aussitôt les gardes,  croyant qu'il  s'agissait de quelque
attaque imprévue, soit des  assiégés, soit des Anglais, sautèrent  sur leurs
épées  ; d'Artagnan, non moins leste, fit comme eux, et tous trois sortirent
en courant, afin de se rendre à leurs postes.
     Mais à  peine furent-ils hors de la buvette, qu'ils se trouvèrent fixés
sur  la cause  de  ce grand bruit  ;  les cris de  Vive le roi  ! Vive M. le
cardinal !  retentissaient  de  tous côtés, et les  tambours battaient  dans
toutes les directions.
     En  effet,  le  roi, impatient  comme on l'avait dit, venait de doubler
deux étapes, et arrivait à l'instant même avec toute sa maison et un renfort
de  dix mille hommes de troupe  ;  ses  mousquetaires  le précédaient et  le
suivaient. D'Artagnan,  placé  en  haie  avec sa compagnie, salua d'un geste
expressif ses amis, qui lui répondirent des yeux, et M.  de Tréville, qui le
reconnut tout d'abord.
     La cérémonie de réception achevée, les quatre amis furent  bientôt dans
les bras l'un de l'autre.
     " Pardieu ! s'écria d'Artagnan, il n'est pas possible de mieux arriver,
et les viandes n'auront pas encore eu le  temps de refroidir ! n'est-ce pas,
Messieurs ? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu'il
présenta à ses amis.
     -- Ah ! ah ! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.
     -- J'espère, dit Aramis, qu'il n'y a pas de femmes à votre dîner !
     -- Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque ? demanda Athos.
     -- Mais, pardieu ! il y a le vôtre, cher ami, répondit d'Artagnan.
     -- Notre vin ? fit Athos étonné.
     -- Oui, celui que vous m'avez envoyé.
     -- Nous vous avons envoyé du vin ?
     -- Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d'Anjou ?
     -- Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.
     -- Le vin que vous préférez.
     -- Sans doute, quand je n'ai ni champagne ni chambertin.
     --  Eh  bien,  à  défaut  de  champagne  et  de  chambertin, vous  vous
contenterez de celui-là.
     -- Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou, gourmet que nous sommes ?
dit Porthos.
     -- Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyé de votre part.
     -- De notre part ? firent les trois mousquetaires.
     -- Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin ?
     -- Non, et vous, Porthos ?
     -- Non, et vous, Athos ?
     -- Non.
     -- Si ce n'est pas vous, dit d'Artagnan, c'est votre hôtelier.
     -- Notre hôtelier ?
     -- Et oui ! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des mousquetaires.
     -- Ma  foi,  qu'il  vienne  d'où  il  voudra,  n'importe, dit  Porthos,
goûtons- le, et, s'il est bon, buvons-le.
     -- Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.
     -- Vous avez raison, Athos, dit d'Artagnan. Personne de vous n'a chargé
l'hôtelier Godeau de m'envoyer du vin ?
     -- Non ! et cependant il vous en a envoyé de notre part ?
     -- Voici la lettre ! " dit d'Artagnan.
     Et il présenta le billet à ses camarades.
     " Ce n'est pas son écriture ! s'écria Athos, je  la connais, c'est  moi
qui, avant de partir, ai réglé les comptes de la communauté.
     -- Fausse lettre, dit Porthos ; nous n'avons pas été consignés.
     -- D'Artagnan,  demanda Aramis d'un ton de reproche, comment avez- vous
pu croire que nous avions fait du bruit ?... "
     D'Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres.
     "  Tu m'effraies, dit  Athos, qui  ne le tutoyait que  dans les grandes
occasions, qu'est-il donc arrivé ?
     -- Courons, courons, mes amis ! s'écria d'Artagnan, un horrible soupçon
me traverse l'esprit ! serait-ce encore une vengeance de cette femme ? "
     Ce fut Athos qui pâlit à son tour.
     D'Artagnan s'élança vers  la  buvette, les trois  Mousquetaires  et les
deux gardes l'y suivirent.
     Le premier objet qui frappa  la vue de d'Artagnan en  entrant  dans  la
salle  à manger, fut Brisemont étendu par terre et se roulant dans d'atroces
convulsions.
     Planchet et  Fourreau, pâles comme des  morts, essayaient de lui porter
secours ; mais il était évident que  tout  secours  était inutile : tous les
traits du moribond étaient crispés par l'agonie.
     " Ah ! s'écria-t-il en apercevant d'Artagnan, ah !  c'est affreux, vous
avez l'air de me faire grâce et vous m'empoisonnez !
     -- Moi ! s'écria d'Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que dis-tu donc là
?
     -- Je dis que c'est vous qui m'avez donné ce vin, je dis que c'est vous
qui m'avez dit de le boire, je dis que vous  avez voulu  vous venger de moi,
je dis que c'est affreux !
     -- N'en croyez rien, Brisemont, dit  d'Artagnan, n'en croyez  rien ; je
vous jure, je vous proteste...
     -- Oh ! mais Dieu est là ! Dieu vous punira ! Mon Dieu !  qu'il souffre
un jour ce que je souffre !
     -- Sur  l'Evangile,  s'écria  d'Artagnan  en  se  précipitant  vers  le
moribond, je vous  jure  que j'ignorais  que ce  vin fût  empoisonné  et que
j'allais en boire comme vous.
     -- Je ne vous crois pas " , dit le soldat.
     Et il expira dans un redoublement de tortures.
     " Affreux !  affreux !  murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les
bouteilles et qu'Aramis  donnait des ordres un peu tardifs  pour qu'on allât
chercher un confesseur.
     -- O mes amis ! dit d'Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver
la vie, non seulement à  moi, mais à ces Messieurs. Messieurs, continua-t-il
en  s'adressant aux gardes, je  vous  demanderai le  silence sur toute cette
aventure ; de  grands personnages pourraient avoir  trempé dans  ce que vous
avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.
     --  Ah ! Monsieur !  balbutiait Planchet  plus mort  que  vif  ;  ah  !
Monsieur ! que je l'ai échappé belle !
     -- Comment, drôle, s'écria d'Artagnan, tu allais donc boire mon vin ?
     -- A la santé du roi, Monsieur, j'allais  en boire un pauvre verre,  si
Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait.
     -- Hélas !  dit Fourreau,  dont  les dents claquaient  de  terreur,  je
voulais l'éloigner pour boire tout seul !
     -- Messieurs, dit d'Artagnan  en s'adressant aux gardes, vous comprenez
qu'un pareil festin ne  pourrait être que fort triste après ce qui  vient de
se  passer ; ainsi recevez  toutes  mes excuses et remettez la partie  à  un
autre jour, je vous prie. "
     Les  deux gardes acceptèrent  courtoisement les  excuses de d'Artagnan,
et,  comprenant  que  les  quatre  amis  désiraient  demeurer seuls, ils  se
retirèrent.
     Lorsque le jeune  garde et les trois mousquetaires furent sans témoins,
ils  se regardèrent  d'un  air  qui  voulait  dire  que chacun comprenait la
gravité de la situation.
     " D'abord, dit Athos, sortons de cette  chambre  ; c'est  une  mauvaise
compagnie qu'un mort, mort de mort violente.
     -- Planchet, dit d'Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre
diable. Qu'il soit  enterré en terre sainte. Il avait commis un crime, c'est
vrai, mais il s'en était repenti. "
     Et les quatre amis sortirent de la chambre,  laissant  à Planchet et  à
Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires à Brisemont.
     L'hôte leur  donna une autre  chambre  dans laquelle il leur servit des
oeufs  à la coque et de l'eau,  qu'Athos alla puiser lui-même à la fontaine.
En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.
     " Eh bien,  dit  d'Artagnan à Athos, vous le voyez, cher ami, c'est une
guerre à mort. "
     Athos secoua la tête.
     " Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit elle
?
     -- J'en suis sûr.
     -- Cependant je vous avoue que je doute encore.
     -- Mais cette fleur de lys sur l'épaule ?
     -- C'est  une Anglaise  qui  aura  commis quelque méfait en  France, et
qu'on aura flétrie à la suite de son crime.
     -- Athos,  c'est votre femme, vous dis-je, répétait d'Artagnan, ne vous
rappelez-vous donc pas comme les deux signalements se ressemblent ?
     -- J'aurais cependant  cru que l'autre était morte,  je l'avais si bien
pendue. "
     Ce fut d'Artagnan qui secoua la tête à son tour.
     " Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.
     -- Le  fait est qu'on ne peut rester ainsi  avec une épée éternellement
suspendue au-dessus de sa  tête, dit  Athos,  et qu'il  faut sortir de cette
situation.
     -- Mais comment ?
     -- Ecoutez, tâchez de la rejoindre et d'avoir une explication avec elle
; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de  gentilhomme de  ne jamais
rien dire de vous,  de ne jamais rien  faire contre vous  ;  de  votre  côté
serment solennel de rester  neutre à mon égard  : sinon,  je vais trouver le
chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j'ameute la
cour contre vous, je vous dénonce  comme flétrie,  je vous  fais  mettre  en
jugement, et si l'on vous absout, et bien, je vous tue, foi de gentilhomme !
au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragé.
     -- J'aime assez ce moyen, dit d'Artagnan, mais comment la joindre ?
     -- Le temps, cher ami, le temps amène l'occasion, l'occasion  c'est  la
martingale de l'homme : plus on  a engagé, plus  l'on  gagne  quand on  sait
attendre.
     -- Oui, mais attendre entouré d'assassins et d'empoisonneurs...
     --  Bah ! dit  Athos,  Dieu  nous  a  gardés jusqu'à présent, Dieu nous
gardera encore.
     -- Oui, nous  ;  nous  d'ailleurs, nous sommes  des  hommes, et, à tout
prendre, c'est notre état de risquer  notre vie : mais  elle ! ajouta-t-il à
demi-voix.
     -- Qui elle ? demanda Athos.
     -- Constance.
     --  Mme  Bonacieux  ! ah  !  c'est  juste,  fit  Athos ;  pauvre ami  !
j'oubliais que vous étiez amoureux.
     -- Eh bien, mais, dit Aramis, n'avez-vous pas vu par la lettre même que
vous avez trouvée sur le misérable  mort  qu'elle était dans un couvent ? On
est très  bien dans un couvent, et aussitôt le siège de La Rochelle terminé,
je vous promets que pour mon compte...
     -- Bon ! dit Athos, bon !  oui,  mon cher Aramis  ! nous savons que vos
voeux tendent à la religion.
     -- Je ne suis mousquetaire que par intérim, dit humblement Aramis.
     --  Il  paraît  qu'il y a longtemps  qu'il n'a reçu des nouvelles de sa
maîtresse,  dit  tout  bas  Athos  ;  mais  ne  faites  pas  attention, nous
connaissons cela.
     -- Eh  bien, dit  Porthos,  il me semble qu'il y  aurait  un moyen bien
simple.
     -- Lequel ? demanda d'Artagnan.
     -- Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos.
     -- Oui.
     -- Eh bien, aussitôt le siège fini, nous l'enlevons de ce couvent.
     -- Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.
     -- C'est juste, dit Porthos.
     -- Mais, j'y pense, dit Athos, ne  prétendez-vous pas, cher d'Artagnan,
que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle ?
     -- Oui, je le crois du moins.
     -- Eh bien, mais Porthos nous aidera là-dedans.
     -- Et comment cela, s'il vous plaît ?
     -- Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ; elle doit
avoir le bras long.
     -- Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur  ses  lèvres, je la crois
cardinaliste et elle ne doit rien savoir.
     -- Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d'en avoir des nouvelles.
     -- Vous, Aramis, s'écrièrent les trois amis, vous, et comment cela ?
     -- Par l'aumônier de la reine, avec lequel je suis fort  lié... " , dit
Aramis en rougissant.
     Et  sur  cette  assurance,  les quatre amis, qui  avaient  achevé  leur
modeste  repas,  se  séparèrent avec promesse de  se revoir  le soir  même :
d'Artagnan retourna  aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le
quartier du roi, où ils avaient à faire préparer leur logis.




     A peine arrivé au camp, le roi, qui avait si  grande hâte de se trouver
en face de l'ennemi, et qui, à meilleur droit que le cardinal, partageait sa
haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions,  d'abord pour
chasser  les Anglais de l'île  de  Ré,  ensuite pour presser le  siège de La
Rochelle  ;  mais,  malgré  lui,  il  fut retardé  par  les  dissensions qui
éclatèrent  entre  MM.   de  Bassompierre  et   Schomberg,  contre  le   duc
d'Angoulême.
     MM.  de  Bassompierre  et  Schomberg  étaient maréchaux de  France,  et
réclamaient leur droit de commander l'armée sous les ordres du roi ; mais le
cardinal, qui  craignait  que  Bassompierre, huguenot au  fond du  coeur, ne
pressât  faiblement  les  Anglais et les Rochelois, ses frères en  religion,
poussait au  contraire le  duc d'Angoulême, que le roi,  à  son instigation,
avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peine de voir MM. de
Bassompierre et Schomberg déserter l'armée, on fut obligé  de faire à chacun
un commandement particulier : Bassompierre prit ses quartiers au  nord de la
ville, depuis La Leu jusqu'à Dompierre ; le duc  d'Angoulême à l'est, depuis
Dompierre jusqu'à  Périgny ;  et M. de  Schomberg  au midi,  depuis  Périgny
jusqu'à Angoutin.
     Le logis de Monsieur était à Dompierre.
     Le logis du roi était tantôt à Etré, tantôt à La Jarrie.
     Enfin  le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de  La Pierre,
dans une simple maison sans aucun retranchement.
     De  cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre  ;  le  roi, le  duc
d'Angoulême, et le cardinal, M. de Schomberg.
     Aussitôt  cette organisation établie, on s'était occupé  de chasser les
Anglais de l'île.
     La  conjoncture  était favorable : les  Anglais,  qui ont, avant  toute
chose, besoin de bons vivres pour être de  bons soldats, ne mangeant que des
viandes salées  et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp
; de plus, la mer,  fort mauvaise à  cette époque de l'année  sur toutes les
côtes de  l'océan,  mettait tous les jours quelque petit bâtiment à mal ; et
la  plage, depuis  la  pointe  de  l'Aiguillon  jusqu'à  la tranchée,  était
littéralement, à chaque marée, couverte des débris de pinasses,  de roberges
et de felouques ; il en résultait que, même les gens  du roi se tinssent-ils
dans  leur camp,  il était  évident qu'un jour ou l'autre Buckingham, qui ne
demeurait  dans l'île  de Ré  que  par entêtement, serait obligé de lever le
siège.
     Mais, comme M. de Toiras  fit  dire que  tout se préparait dans le camp
ennemi  pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait  en finir et donna
les ordres nécessaires pour une affaire décisive.
     Notre  intention  n'étant  pas de  faire un journal de siège,  mais  au
contraire de n'en rapporter que les  événements qui  ont trait  à l'histoire
que  nous  racontons,  nous nous  contenterons  de dire  en  deux  mots  que
l'entreprise réussit au  grand étonnement du roi et à la grande gloire de M.
le cardinal.  Les Anglais, repoussés  pied à  pied,  battus dans toutes  les
rencontres,  écrasés au  passage  de  l'île de  Loix,  furent obligés de  se
rembarquer,  laissant  sur  le  champ  de bataille deux  mille hommes  parmi
lesquels  cinq colonels,  trois  lieutenants-colonels,  deux  cent cinquante
capitaines et  vingt gentilshommes  de qualité, quatre  pièces  de  canon et
soixante drapeaux qui furent apportés à Paris par Claude  de Saint-Simon, et
suspendus en grande pompe aux voûtes de Notre- Dame.
     Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se  répandirent  par toute
la France.
     Le cardinal resta donc maître  de poursuivre  le  siège sans avoir,  du
moins momentanément, rien à craindre de la part des Anglais.
     Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'était que momentané.
     Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait été pris, et l'on
avait acquis la preuve d'une  ligue entre l'Empire,  l'Espagne, l'Angleterre
et la Lorraine.
     Cette ligue était dirigée contre la France.
     De  plus,  dans  le  logis  de   Buckingham,   qu'il  avait  été  forcé
d'abandonner plus précipitamment qu'il ne l'avait cru,  on avait  trouvé des
papiers qui confirmaient cette  ligue, et qui, à ce qu'assure M. le cardinal
dans ses Mémoires, compromettaient fort Mme de  Chevreuse, et par conséquent
la reine.
     C'était  sur le  cardinal  que pesait  toute la  responsabilité, car on
n'est  pas  ministre  absolu  sans  être  responsable  ;  aussi  toutes  les
ressources  de  son vaste  génie  étaient-elles  tendues  nuit  et  jour, et
occupées  à  écouter  le  moindre bruit qui  s'élevait  dans un  des  grands
royaumes de l'Europe.
     Le cardinal  connaissait l'activité et surtout la haine de Buckingham ;
si  la ligue  qui menaçait la France triomphait,  toute son  influence était
perdue  : la politique espagnole et la politique  autrichienne avaient leurs
représentants dans le cabinet  du  Louvre, où elles n'avaient encore que des
partisans ;  lui Richelieu, le ministre français,  le  ministre national par
excellence, était perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant comme un enfant,
le  haïssait comme  un enfant hait son maître, l'abandonnait  aux vengeances
réunies de Monsieur  et de la reine ; il était donc perdu,  et peut-être  la
France avec lui. Il fallait parer à tout cela.
     Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus  nombreux, se
succéder nuit et  jour dans cette petite maison du pont de  La Pierre, où le
cardinal avait établi sa résidence.
     C'étaient des moines qui portaient  si mal le  froc, qu'il était facile
de  reconnaître  qu'ils appartenaient  surtout  à l'Eglise militante  ;  des
femmes un  peu gênées  dans  leurs costumes  de  pages,  et dont les  larges
trousses ne pouvaient entièrement  dissimuler les  formes arrondies  ; enfin
des  paysans aux mains  noircies,  mais à la  jambe fine, et  qui  sentaient
l'homme de qualité à une lieue à la ronde.
     Puis encore d'autres visites moins agréables, car deux ou trois fois le
bruit se répandit que le cardinal avait failli être assassiné.
     Il est vrai que les ennemis  de Son Eminence disaient que c'était elle-
même qui mettait en campagne les assassins  maladroits,  afin d'avoir le cas
échéant le droit d'user de représailles ; mais il ne faut croire ni à ce que
disent les ministres, ni à ce que disent leurs ennemis.
     Ce qui n'empêchait pas, au reste, le cardinal, à qui  ses plus acharnés
détracteurs n'ont  jamais contesté  la  bravoure personnelle, de faire force
courses  nocturnes  tantôt  pour communiquer au  duc  d'Angoulême des ordres
importants,  tantôt pour aller se concerter avec  le roi, tantôt  pour aller
conférer avec  quelque messager qu'il  ne voulait  pas qu'on  laissât entrer
chez lui.
     De leur côté les  mousquetaires, qui  n'avaient pas grand-chose à faire
au siège, n'étaient pas tenus sévèrement et menaient joyeuse  vie. Cela leur
était d'autant plus  facile, à nos  trois  compagnons  surtout, qu'étant des
amis de M. de Tréville, ils obtenaient facilement de lui de s'attarder et de
rester après la fermeture du camp avec des permissions particulières.
     Or,  un soir  que d'Artagnan, qui  était  de tranchée, n'avait  pu  les
accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur leurs chevaux de bataille,
enveloppés de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets,
revenaient  tous trois d'une buvette  qu'Athos avait découverte  deux  jours
auparavant sur la route de La Jarrie,  et qu'on appelait le Colombier-Rouge,
suivant  le chemin  qui  conduisait  au  camp, tout  en se tenant  sur leurs
gardes,  comme  nous l'avons dit, de peur d'embuscade, lorsqu'à un  quart de
lieue à  peu près du village de Boisnar ils  crurent entendre  le pas  d'une
cavalcade qui venait à eux ; aussitôt  tous trois  s'arrêtèrent, serrés l'un
contre l'autre, et attendirent, tenant  le milieu de la route : au bout d'un
instant,  et  comme  la  lune  sortait  justement  d'un  nuage,  ils  virent
apparaître  au  détour d'un  chemin  deux  cavaliers qui, en les apercevant,
s'arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer s'ils devaient continuer leur
route  ou retourner en arrière. Cette hésitation donna quelques soupçons aux
trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :
     " Qui vive ?
     -- Qui vive vous-même ? répondit un de ces deux cavaliers.
     -- Ce n'est pas répondre,  cela !  dit  Athos.  Qui vive ? Répondez, ou
nous chargeons.
     -- Prenez garde  à ce que vous allez faire, Messieurs ! dit  alors  une
voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du commandement.
     --  C'est  quelque  officier  supérieur qui fait sa  ronde de nuit, dit
Athos, que voulez-vous faire, Messieurs ?
     -- Qui  êtes-vous  ? dit  la même  voix du même  ton de commandement  ;
répondez  à  votre  tour,  ou  vous  pourriez  vous  mal  trouver  de  votre
désobéissance.
     -- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui
qui les interrogeait en avait le droit.
     -- Quelle compagnie ?
     -- Compagnie de Tréville.
     -- Avancez à l'ordre, et venez me rendre  compte de ce que  vous faites
ici, à cette heure. "
     Les trois compagnons  s'avancèrent,  l'oreille un peu  basse,  car tous
trois  maintenant  étaient  convaincus qu'ils avaient  affaire à  plus  fort
qu'eux ; on laissa, au reste, à Athos le soin de porter la parole.
     Un  des deux cavaliers, celui qui avait  pris la parole en second lieu,
était à  dix pas en avant de son compagnon  ; Athos fit signe à Porthos et à
Aramis de rester de leur côté en arrière, et s'avança seul.
     " Pardon, mon officier  ! dit Athos ; mais  nous  ignorions  à qui nous
avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.
     --  Votre nom  ? dit l'officier, qui se  couvrait une partie  du visage
avec son manteau.
     -- Mais  vous-même, Monsieur,  dit  Athos qui commençait à se  révolter
contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez
le droit de m'interroger.
     -- Votre  nom ?  reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber
son manteau de manière à avoir le visage découvert.
     -- Monsieur le cardinal ! s'écria le mousquetaire stupéfait.
     -- Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son Eminence.
     -- Athos " , dit le mousquetaire.
     Le cardinal fit un signe à l'écuyer, qui se rapprocha.
     " Ces  trois  mousquetaires nous suivront,  dit-il à voix basse, je  ne
veux pas qu'on sache que je suis  sorti du camp, et, en  nous  suivant, nous
serons sûrs qu'ils ne le diront à personne.
     -- Nous  sommes  gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez- nous
donc notre  parole et  ne vous inquiétez de  rien.  Dieu  merci, nous savons
garder un secret. "
     Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocuteur.
     "  Vous avez l'oreille  fine, Monsieur Athos,  dit  le cardinal ;  mais
maintenant, écoutez  ceci  : ce n'est point par défiance que je vous prie de
me suivre, c'est pour ma sûreté  : sans doute  vos deux  compagnons sont MM.
Porthos et Aramis ?
     -- Oui, Votre Eminence,  dit Athos,  tandis  que les deux mousquetaires
restés en arrière s'approchaient, le chapeau à la main.
     -- Je vous connais,  Messieurs, dit le  cardinal, je vous  connais : je
sais que vous  n'êtes pas tout à fait  de mes amis, et j'en suis fâché, mais
je sais que  vous êtes  de braves  et loyaux gentilshommes, et qu'on peut se
fier à vous. Monsieur  Athos, faites-moi  donc  l'honneur de  m'accompagner,
vous et  vos  deux  amis,  et  alors j'aurai une escorte  à faire envie à Sa
Majesté, si nous la rencontrons. "
     Les  trois  mousquetaires  s'inclinèrent jusque sur  le  cou  de  leurs
chevaux.
     " Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre  Eminence a raison de nous
emmener avec  elle :  nous avons rencontré sur la route des visages affreux,
et  nous  avons  même  eu  avec  quatre  de  ces  visages  une  querelle  au
Colombier-Rouge.
     -- Une querelle, et pourquoi, Messieurs ?  dit  le cardinal , je n'aime
pas les querelleurs, vous le savez !
     -- C'est  justement pour  cela que j'ai  l'honneur  de  prévenir  Votre
Eminence de  ce qui vient  d'arriver ;  car  elle  pourrait l'apprendre  par
d'autres que par nous, et, sur un faux  rapport, croire que nous  sommes  en
faute.
     --  Et  quels  ont  été  les résultats de cette  querelle  ? demanda le
cardinal en fronçant le sourcil.
     -- Mais mon ami  Aramis, que voici, a reçu un petit coup d'épée dans le
bras, ce  qui ne l'empêchera pas,  comme  Votre Eminence peut  le  voir,  de
monter à l'assaut demain, si Votre Eminence ordonne l'escalade.
     -- Mais vous  n'êtes pas hommes à vous  laisser donner des coups d'épée
ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, Messieurs,  vous en avez bien
rendu quelques-uns ; confessez-vous, vous savez que j'ai le droit de  donner
l'absolution.
     -- Moi, Monseigneur, dit Athos,  je n'ai pas même mis l'épée à la main,
mais j'ai pris celui  à qui  j'avais affaire à bras-le-corps et je l'ai jeté
par  la fenêtre  ;  il paraît  qu'en tombant, continua  Athos  avec  quelque
hésitation, il s'est cassé la cuisse.
     -- Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, Monsieur Porthos ?
     -- Moi, Monseigneur,  sachant  que le  duel est  défendu, j'ai saisi un
banc, et j'en ai donné à l'un de ces brigands un  coup  qui, je crois, lui a
brisé l'épaule.
     -- Bien, dit le cardinal ; et vous, Monsieur Aramis ?
     --  Moi, Monseigneur, comme  je suis  d'un  naturel  très doux  et que,
d'ailleurs, ce que  Monseigneur ne  sait peut-être pas, je suis sur le point
de  rentrer dans les ordres, je  voulais séparer mes  camarades, quand un de
ces  misérables  m'a  donné traîtreusement  un coup d'épée à travers le bras
gauche : alors la patience m'a manqué,  j'ai tiré  mon épée à mon  tour,  et
comme il  revenait à la charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi
il se  l'était passée  au travers  du corps : je  sais bien qu'il est  tombé
seulement, et il m'a semblé qu'on l'emportait avec ses deux compagnons.
     -- Diable, Messieurs  !  dit le  cardinal, trois hommes  hors de combat
pour une dispute de  cabaret, vous n'y allez pas de main morte ; et à propos
de quoi était venue la querelle ?
     -- Ces misérables étaient  ivres, dit Athos, et  sachant qu'il  y avait
une femme qui était arrivée le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la
porte.
     -- Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ?
     -- Pour lui faire violence sans doute, dit : Athos ;  j'ai eu l'honneur
de dire à Votre Eminence que ces misérables étaient ivres.
     -- Et  cette femme était jeune et  jolie ? demanda le cardinal avec une
certaine inquiétude.
     -- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.
     -- Vous ne l'avez pas vue ; ah ! très bien, reprit vivement le cardinal
; vous avez bien  fait de défendre l'honneur  d'une femme, et, comme c'est à
l'auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-même, je saurai  si vous m'avez
dit la vérité.
     -- Monseigneur, dit fièrement Athos, nous sommes gentilshommes, et pour
sauver notre tête, nous ne ferions pas un mensonge.
     -- Aussi je ne doute pas  de  ce que vous me dites, Monsieur  Athos, je
n'en  doute  pas  un  seul  instant  ;  mais, ajouta-t-il  pour  changer  la
conversation, cette dame était donc seule ?
     -- Cette  dame avait un cavalier enfermé avec elle,  dit Athos  ; mais,
comme malgré le bruit ce cavalier ne s'est pas montré, il est à présumer que
c'est un lâche.
     -- Ne jugez pas témérairement, dit l'Evangile " , répliqua le cardinal.
     Athos s'inclina.
     "  Et maintenant, Messieurs, c'est bien, continua Son Eminence, je sais
ce que je voulais savoir ; suivez-moi. "
     Les trois mousquetaires passèrent derrière le cardinal, qui s'enveloppa
de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval en marche, se tenant
à huit ou dix pas en avant de ses quatre compagnons.
     On arriva bientôt à  l'auberge silencieuse et  solitaire  ; sans  doute
l'hôte savait quel  illustre  visiteur il attendait, et  en  conséquence  il
avait renvoyé les importuns.
     Dix pas avant d'arriver à la porte, le cardinal fit signe à  son écuyer
et  aux trois mousquetaires  de faire  halte,  un cheval  tout  sellé  était
attaché au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de certaine façon.
     Un  homme enveloppé d'un  manteau sortit aussitôt et échangea  quelques
rapides  paroles  avec  le  cardinal ; après  quoi  il remonta à  cheval  et
repartit dans la direction de Surgères, qui était aussi celle de Paris.
     " Avancez, Messieurs, dit le cardinal.
     -- Vous m'avez dit la vérité, mes gentilshommes, dit-il  en s'adressant
aux trois mousquetaires,  il ne tiendra pas à  moi que notre rencontre de ce
soir ne vous soit avantageuse ; en attendant, suivez-moi. "
     Le cardinal mit  pied à terre, les trois mousquetaires en firent autant
; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son écuyer, les trois
mousquetaires attachèrent les brides des leurs aux contrevents.
     L'hôte se tenait  sur le  seuil de  la porte  ; pour  lui,  le cardinal
n'était qu'un officier venant visiter une dame.
     "  Avez-vous  quelque  chambre  au  rez-de-chaussée  où  ces  Messieurs
puissent m'attendre près d'un bon feu ? " dit le cardinal.
     L'hôte ouvrit la porte  d'une grande salle, dans laquelle justement  on
venait de remplacer un mauvais poêle par une grande et excellente cheminée.
     " J'ai celle-ci, répondit-il.
     -- C'est bien,  dit  le cardinal  ; entrez là,  Messieurs, et  veuillez
m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure. "
     Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez-
de-chaussée, le cardinal,  sans demander  plus amples renseignements,  monta
l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin.




     Il  était  évident que, sans  s'en  douter, et mus  seulement  par leur
caractère  chevaleresque et aventureux, nos  trois amis  venaient de  rendre
service à quelqu'un que le cardinal honorait de sa protection particulière.
     Maintenant  quel était ce quelqu'un ? C'est la question que  se  firent
d'abord les  trois  mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune  des réponses que
pouvait leur  faire leur intelligence n'était satisfaisante,  Porthos appela
l'hôte et demanda des dés.
     Porthos et Aramis  se placèrent à une table et se mirent à jouer. Athos
se promena en réfléchissant.
     En réfléchissant et  en se promenant, Athos passait et repassait devant
le tuyau du poêle rompu par la moitié et dont l'autre extrémité donnait dans
la chambre  supérieure,  et à  chaque  fois qu'il passait et  repassait,  il
entendait un murmure de paroles qui finit par  fixer  son  attention.  Athos
s'approcha,  et  il distingua quelques  mots  qui  lui  parurent sans  doute
mériter un si grand intérêt qu'il fit signe à  ses compagnons de  se  taire,
restant  lui-même  courbé  l'oreille  tendue  à  la  hauteur   de  l'orifice
inférieur.
     "  Ecoutez,  Milady,  disait le  cardinal, l'affaire  est  importante ;
asseyez- vous là et causons.
     -- Milady ! murmura Athos.
     -- J'écoute Votre Eminence avec la plus grande attention, répondit  une
voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.
     --  Un petit  bâtiment avec  équipage anglais, dont  le capitaine est à
moi, vous attend à l'embouchure  de la Charente, au fort de  La  Pointe ; il
mettra à la voile demain matin.
     -- Il faut alors que je m'y rende cette nuit ?
     --  A  l'instant   même,  c'est-à-dire  lorsque  vous  aurez  reçu  mes
instructions. Deux  hommes que vous  trouverez  à la porte en  sortant  vous
serviront  d'escorte  ;  vous  me  laisserez  sortir  le  premier,  puis une
demi-heure après moi, vous sortirez à votre tour.
     --  Oui, Monseigneur. Maintenant revenons à la mission dont vous voulez
bien me charger  ; et, comme je tiens à continuer de mériter la confiance de
Votre Eminence, daignez me l'exposer en termes clairs et précis, afin que je
ne commette aucune erreur. "
     Il y eut un instant  de profond silence entre les deux interlocuteurs ;
il était évident  que le cardinal mesurait d'avance les termes dans lesquels
il   allait   parler,   et  que  Milady  recueillait   toutes  ses  facultés
intellectuelles pour comprendre les choses qu'il allait  dire et  les graver
dans sa mémoire quand elles seraient dites.
     Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compagnons de fermer la
porte en dedans et pour leur faire signe de venir écouter avec lui.
     Les deux  mousquetaires, qui  aimaient  leurs  aises,  apportèrent  une
chaise pour chacun  d'eux, et  une chaise  pour Athos. Tous trois s'assirent
alors, leurs têtes rapprochées et l'oreille au guet.
     "  Vous  allez partir  pour Londres, continua le  cardinal.  Arrivée  à
Londres, vous irez trouver Buckingham.
     -- Je ferai observer à Son  Eminence, dit Milady, que depuis  l'affaire
des ferrets  de diamants,  pour  laquelle le duc m'a toujours soupçonnée, Sa
Grâce se défie de moi.
     -- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de capter sa
confiance,  mais  de  se présenter  franchement  et loyalement à  lui  comme
négociatrice.
     --  Franchement  et   loyalement,  répéta  Milady  avec  une  indicible
expression de duplicité.
     --  Oui,  franchement et loyalement, reprit le  cardinal du même  ton ;
toute cette négociation doit être faite à découvert.
     --  Je  suivrai  à  la  lettre  les instructions  de  Son Eminence,  et
j'attends qu'elle me les donne.
     --  Vous  irez trouver Buckingham de  ma part, et vous lui direz que je
sais tous les  préparatifs  qu'il fait,  mais que je ne m'en inquiète guère,
attendu qu'au premier mouvement qu'il risquera, je perds la reine.
     -- Croira-t-il  que  Votre Eminence est en mesure d'accomplir la menace
qu'elle lui fait ?
     -- Oui, car j'ai des preuves.
     -- Il faut que je puisse présenter ces preuves à son appréciation.
     --  Sans  doute,  et  vous  lui  direz que  je  publie  le  rapport  de
Bois-Robert et du marquis de  Beautru sur  l'entrevue que le duc  a eue chez
Mme la connétable avec la  reine, le soir que Mme la connétable a donné  une
fête masquée ; vous lui direz, afin qu'il ne doute de rien, qu'il y est venu
sous  le costume du Grand  Mogol que devait porter le chevalier de Guise, et
qu'il a acheté à ce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.
     -- Bien, Monseigneur.
     -- Tous les détails de son entrée  au Louvre et de sa sortie pendant la
nuit où il s'est introduit  au palais sous le  costume d'un  diseur de bonne
aventure italien me sont connus ;  vous lui direz, pour  qu'il ne  doute pas
encore de l'authenticité de mes renseignements, qu'il avait sous son manteau
une grande robe blanche semée de larmes noires, de têtes de  mort et d'os en
sautoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour le fantôme
de la Dame  blanche qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois
que quelque grand événement va s'accomplir.
     -- Est-ce tout, Monseigneur ?
     --  Dites-lui  que  je  sais  encore  tous  les détails  de  l'aventure
d'Amiens, que j'en ferai faire  un petit roman, spirituellement tourné, avec
un  plan du  jardin et  les portraits des principaux acteurs  de cette scène
nocturne.
     -- Je lui dirai cela.
     --  Dites-lui  encore  que je  tiens  Montaigu,  que Montaigu  est à la
Bastille, qu'on  n'a surpris aucune lettre sur lui,  c'est vrai, mais que la
torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et même... ce qu'il ne sait pas.
     -- A merveille.
     -- Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans  la précipitation qu'elle a  mise à
quitter l'île de  Ré,  oublia  dans  son  logis  certaine lettre  de  Mme de
Chevreuse  qui compromet singulièrement la reine, en ce  qu'elle prouve  non
seulement que Sa Majesté peut aimer  les ennemis du roi, mais encore qu'elle
conspire avec ceux  de la France. Vous avez  bien retenu tout ce que je vous
ai dit, n'est-ce pas ?
     -- Votre Eminence va en juger  : le bal de Mme  la connétable ; la nuit
du  Louvre ;  la soirée d'Amiens ; l'arrestation de  Montaigu ; la lettre de
Mme de Chevreuse.
     -- C'est cela,  dit  le  cardinal,  c'est cela :  vous  avez  une  bien
heureuse mémoire, Milady.
     -- Mais, reprit celle à qui le cardinal venait d'adresser ce compliment
flatteur,  si malgré toutes ces raisons le duc ne se rend pas et continue de
menacer la France ?
     -- Le duc est  amoureux comme un fou, ou plutôt comme un niais,  reprit
Richelieu  avec une profonde amertume ;  comme les anciens paladins,  il n'a
entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de sa belle. S'il sait que
cette guerre peut coûter  l'honneur et peut-être la liberté à la dame de ses
pensées, comme il dit, je vous réponds qu'il y regardera à deux fois.
     -- Et cependant, dit Milady avec une persistance  qui prouvait  qu'elle
voulait  voir  clair  jusqu'au  bout,  dans la mission dont elle allait être
chargée, cependant s'il persiste ?
     -- S'il persiste, dit le cardinal... , ce n'est pas probable.
     -- C'est possible, dit Milady.
     --  S'il persiste... "  Son Eminence fit une pause  et reprit :  " S'il
persiste,  Eh bien,  j'espérerai  dans un  de ces événements qui changent la
face des Etats.
     -- Si Son Eminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns de ces
événements, dit Milady, peut-être partagerais-je sa confiance dans l'avenir.
     -- Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610, pour une
cause à peu près pareille à celle qui fait mouvoir  le duc, le roi Henri IV,
de glorieuse mémoire, allait à la fois envahir les Flandres et l'Italie pour
frapper à la fois l'Autriche des deux côtés, Eh bien, n'est-il pas arrivé un
événement qui a sauvé l'Autriche ? Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas
la même chance que l'empereur ?
     --  Votre  Eminence  veut parler du coup de couteau de  la  rue  de  la
Ferronnerie ?
     -- Justement, dit le cardinal.
     -- Votre  Eminence  ne  craint-elle pas que  le  supplice  de Ravaillac
épouvante ceux qui auraient un instant l'idée de l'imiter ?
     -- Il y aura en tout temps  et  dans tous les pays, surtout si ces pays
sont divisés de religion, des fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de
se  faire martyrs.  Et  tenez, justement il me revient à cette heure que les
puritains sont furieux contre le duc de Buckingham et que leurs prédicateurs
le désignent comme l'Antéchrist.
     -- Eh bien ? fit Milady.
     -- Eh bien, continua le cardinal d'un air indifférent, il ne s'agirait,
pour  le  moment,  par  exemple,  que  de trouver  une femme, belle,  jeune,
adroite, qui  eût  à se venger  elle-même du duc. Une pareille femme peut se
rencontrer :  le  duc est homme à bonnes  fortunes, et, s'il a semé bien des
amours  par  ses promesses de constance éternelle, il a dû  semer  bien  des
haines aussi par ses éternelles infidélités.
     --  Sans  doute,  dit  froidement  Milady,  une pareille femme peut  se
rencontrer.
     -- Eh  bien, une pareille  femme,  qui mettrait le couteau  de  Jacques
Clément ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait la France.
     -- Oui, mais elle serait la complice d'un assassinat.
     -- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques Clément
?
     -- Non, car peut-être étaient-ils  placés trop haut pour qu'on osât les
aller chercher là où  ils étaient : on ne brûlerait pas le Palais de Justice
pour tout le monde, Monseigneur.
     -- Vous  croyez donc que  l'incendie du  Palais de  Justice a une cause
autre que  celle  du hasard ? demanda Richelieu  du ton dont il eût fait une
question sans aucune importance.
     --  Moi,  Monseigneur,  répondit  Milady, je ne crois rien, je  cite un
fait, voilà tout ; seulement, je dis que si je m'appelais Mlle de Monpensier
ou la reine  Marie de Médicis, je  prendrais moins de  précautions que  j'en
prends, m'appelant tout simplement Lady Clarick.
     -- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ?
     -- Je voudrais un  ordre  qui  ratifiât d'avance tout ce que je croirai
devoir faire pour le plus grand bien de la France.
     --  Mais  il  faudrait  d'abord trouver  la femme  que j'ai dit, et qui
aurait à se venger du duc.
     -- Elle est trouvée, dit Milady.
     --  Puis  il  faudrait  trouver  ce  misérable  fanatique  qui  servira
d'instrument à la justice de Dieu.
     -- On le trouvera.
     -- Eh  bien, dit  le duc,  alors il sera temps de réclamer l'ordre  que
vous demandiez tout à l'heure.
     -- Votre Eminence a raison, dit Milady, et  c'est moi qui ai eu tort de
voir  dans  la  mission  dont  elle  m'honore  autre  chose  que ce qui  est
réellement, c'est-à-dire d'annoncer à Sa  Grâce, de la part de Son Eminence,
que  vous connaissez les différents  déguisements à  l'aide  desquels il est
parvenu à  se  rapprocher de la  reine pendant  la  fête  donnée  par Mme la
connétable ; que vous avez les preuves de l'entrevue accordée au Louvre  par
la  reine  à certain  astrologue  italien  qui  n'est  autre  que le duc  de
Buckingham ; que vous avez commandé un petit roman, des plus spirituels, sur
l'aventure d'Amiens, avec plan du  jardin où cette  aventure s'est passée et
portraits des acteurs qui y ont figuré ; que Montaigu est à  la Bastille, et
que la torture  peut lui  faire dire des choses dont il se  souvient et même
des choses qu'il aurait oubliées ; enfin, que vous possédez certaine  lettre
de  Mme  de Chevreuse,  trouvée  dans  le  logis  de Sa Grâce, qui compromet
singulièrement, non seulement celle qui l'a écrite, mais encore celle au nom
de qui elle a été écrite. Puis, s'il persiste malgré  tout cela, comme c'est
à ce que  je  viens de  dire  que se borne ma mission, je n'aurai  plus qu'à
prier  Dieu  de faire un  miracle pour  sauver  la France. C'est bien  cela,
n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose à faire ?
     -- C'est bien cela, reprit sèchement le cardinal.
     --  Et maintenant, dit Milady sans paraître remarquer  le changement de
ton du duc à  son égard, maintenant que j'ai reçu les instructions  de Votre
Eminence à propos de ses ennemis, Monseigneur me permettra- t-il de lui dire
deux mots des miens ?
     -- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu.
     --  Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels  vous me  devez tout
votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Eminence.
     -- Et lesquels ? répliqua le duc.
     -- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.
     -- Elle est dans la prison de Mantes.
     -- C'est-à-dire qu'elle y était, reprit Milady, mais la reine a surpris
un ordre du roi, à l'aide duquel elle l'a fait transporter dans un couvent.
     -- Dans un couvent ? dit le duc.
     -- Oui, dans un couvent.
     -- Et dans lequel ?
     -- Je l'ignore, le secret a été bien gardé...
     -- Je le saurai, moi !
     -- Et Votre Eminence me dira dans quel couvent est cette femme ?
     -- Je n'y vois pas d'inconvénient, dit le cardinal.
     -- Bien  ; maintenant  j'ai un  autre ennemi bien autrement  à craindre
pour moi que cette petite Mme Bonacieux.
     -- Et lequel ?
     -- Son amant.
     -- Comment s'appelle-t-il ?
     -- Oh !  Votre Eminence le connaît bien, s'écria Milady emportée par la
colère, c'est  notre mauvais génie à tous  deux ;  c'est celui qui, dans une
rencontre avec les  gardes de Votre Eminence, a décidé la victoire en faveur
des mousquetaires du roi ;  c'est celui qui a donné trois coups d'épée  à de
Wardes, votre émissaire, et qui a fait échouer l'affaire des ferrets ; c'est
celui enfin qui, sachant que c'était moi qui lui avais enlevé Mme Bonacieux,
a juré ma mort.
     -- Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.
     -- Je veux parler de ce misérable d'Artagnan.
     -- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal.
     -- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il n'en est
que plus à craindre.
     -- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences  avec
Buckingham.
     -- Une preuve ! s'écria Milady, j'en aurai dix.
     --  Eh bien, alors ! c'est la chose la plus simple du  monde,  ayez-moi
cette preuve et je l'envoie à la Bastille.
     -- Bien, Monseigneur ! mais ensuite ?
     --  Quand  on est à  la Bastille,  il  n'y  a  pas d' ensuite , dit  le
cardinal d'une voix sourde. Ah ! pardieu, continua-t-il, s'il m'était  aussi
facile de me débarrasser de mon ennemi qu'il m'est facile  de me débarrasser
des vôtres,  et si c'était  contre  de pareilles gens que vous me  demandiez
l'impunité !...
     --  Monseigneur,   reprit  Milady,  troc  pour  troc,   existence  pour
existence, homme pour homme ; donnez-moi celui-là, je vous donne l'autre.
     -- Je ne sais pas ce que  vous  voulez dire, reprit le cardinal,  et ne
veux même  pas  le savoir ; mais j'ai  le désir de vous être  agréable et ne
vois aucun  inconvénient à  vous donner ce que vous demandez à l'égard d'une
si  infime  créature  ; d'autant plus, comme vous me le dites, que ce  petit
d'Artagnan est un libertin, un duelliste, un traître.
     -- Un infâme, Monseigneur, un infâme !
     -- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le cardinal.
     -- En voici, Monseigneur. "
     Il se fit un instant de  silence  qui prouvait  que le  cardinal  était
occupé  à chercher  les termes dans lesquels devait être écrit le billet, ou
même à l'écrire.  Athos, qui  n'avait pas perdu  un mot de la  conversation,
prit ses deux compagnons chacun par une main et les conduisit à l'autre bout
de la chambre.
     " Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas
écouter la fin de la conversation ?
     -- Chut ! dit Athos parlant à voix basse, nous en avons entendu tout ce
qu'il est nécessaire que nous entendions ; d'ailleurs je ne vous empêche pas
d'écouter le reste, mais il faut que je sorte.
     -- Il  faut que  tu sortes  !  dit  Porthos  ; mais si  le  cardinal te
demande, que répondrons-nous ?
     -- Vous n'attendrez pas qu'il  me  demande, vous lui direz les premiers
que je  suis parti  en éclaireur parce que certaines  paroles  de notre hôte
m'ont donné à penser que le chemin n'était  pas sûr ; j'en toucherai d'abord
deux mots à l'écuyer du cardinal ; le reste me regarde, ne vous en inquiétez
pas.
     -- Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.
     -- Soyez tranquille, répondit Athos, vous le savez, j'ai du sang-froid.
"
     Porthos et Aramis allèrent reprendre leur place près du tuyau de poêle.
     Quant à  Athos, il sortit sans  aucun  mystère, alla prendre son cheval
attaché  avec  ceux  de  ses  deux amis  aux  tourniquets  des  contrevents,
convainquit en quatre mots l'écuyer  de  la nécessité d'une avant-garde pour
le retour, visita avec affectation l'amorce de ses pistolets, mit l'épée aux
dents et suivit, en enfant perdu, la route qui conduisait au camp.




     Comme l'avait prévu Athos, le cardinal ne  tarda point à descendre ; il
ouvrit la porte de la chambre où étaient entrés les mousquetaires, et trouva
Porthos  faisant une partie de  dés  acharnée avec Aramis. D'un coup  d'oeil
rapide, il  fouilla tous les coins  de la  salle, et vit qu'un de ses hommes
lui manquait.
     " Qu'est devenu M. Athos ? demanda-t-il.
     --  Monseigneur,  répondit Porthos,  il  est  parti  en  éclaireur  sur
quelques propos de notre hôte, qui lui ont fait croire  que la route n'était
pas sûre.
     -- Et vous, qu'avez-vous fait, Monsieur Porthos ?
     -- J'ai gagné cinq pistoles à Aramis.
     -- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ?
     -- Nous sommes aux ordres de Votre Eminence.
     -- A cheval donc, Messieurs, car il se fait tard. "
     L'écuyer était à la porte, et tenait en bride le cheval du cardinal. Un
peu  plus loin,  un groupe  de deux hommes  et de trois chevaux apparaissait
dans l'ombre ; ces deux hommes étaient ceux  qui devaient conduire Milady au
fort de La Pointe, et veiller à son embarquement.
     L'écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient
déjà dit à propos d'Athos. Le cardinal fit un  geste approbateur,  et reprit
la  route, s'entourant au retour des mêmes précautions qu'il avait prises au
départ.
     Laissons-le suivre le chemin du camp,  protégé par l'écuyer et les deux
mousquetaires, et revenons à Athos.
     Pendant une centaine de pas, il avait marché de la  même allure ; mais,
une  fois hors de  vue,  il avait  lancé son cheval  à droite, avait fait un
détour,  et était revenu à une vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le
passage  de la  petite troupe ; ayant  reconnu les  chapeaux  bordés  de ses
compagnons et la frange dorée du manteau de M. le cardinal,  il attendit que
les  cavaliers eussent tourné l'angle  de la route, et,  les ayant perdus de
vue, il revint au galop à l'auberge, qu'on lui ouvrit sans difficulté.
     L'hôte le reconnut.
     " Mon officier,  dit Athos, a oublié de faire à la dame du premier  une
recommandation importante, il m'envoie pour réparer son oubli.
     -- Montez, dit l'hôte, elle est encore dans sa chambre. "
     Athos profita de la permission,  monta  l'escalier  de son pas  le plus
léger, arriva sur  le  carré, et,  à  travers la porte  entrouverte, il  vit
Milady qui attachait son chapeau.
     Il entra dans la chambre, et referma la porte derrière lui.
     Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna.
     Athos  était debout devant  la  porte,  enveloppé dans son manteau, son
chapeau rabattu sur ses yeux.
     En voyant cette figure muette  et immobile comme une statue, Milady eut
peur.
     " Qui êtes-vous ? et que demandez-vous ? " s'écria-t-elle.
     -- Allons, c'est bien elle ! " murmura Athos.
     Et,  laissant tomber son manteau, et  relevant son  feutre, il s'avança
vers Milady.
     " Me reconnaissez-vous, Madame ? " dit-il.
     Milady fit un pas en avant, puis recula comme à la vue d'un serpent.
     " Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez.
     -- Le comte de La Fère !  murmura Milady  en pâlissant  et en  reculant
jusqu'à ce que la muraille l'empêchât d'aller plus loin.
     -- Oui, Milady, répondit  Athos, le comte  de La Fère en personne,  qui
revient  tout exprès de l'autre monde  pour  avoir le plaisir  de vous voir.
Asseyons-nous donc, et causons, comme dit Monseigneur le cardinal. "
     Milady, dominée par une terreur inexprimable, s'assit sans proférer une
seule parole.
     "  Vous êtes  donc  un  démon envoyé  sur la terre ?  dit Athos.  Votre
puissance est grande, je  le sais ; mais vous savez  aussi qu'avec l'aide de
Dieu  les hommes ont souvent vaincu les démons les plus terribles. Vous vous
êtes déjà trouvée sur mon chemin, je croyais vous avoir terrassée,  Madame ;
mais, ou je me trompais, ou l'enfer vous a ressuscitée. "
     Milady,  à ces  paroles qui lui rappelaient des souvenirs  effroyables,
baissa la tête avec un gémissement sourd.
     " Oui, l'enfer  vous a ressuscitée, reprit  Athos, l'enfer vous a faite
riche, l'enfer vous a donné un autre nom, l'enfer vous a presque refait même
un autre visage ; mais il n'a effacé ni  les  souillures de votre âme, ni la
flétrissure de votre corps. "
     Milady  se  leva  comme mue par un ressort,  et  ses yeux lancèrent des
éclairs. Athos resta assis.
     " Vous me croyiez mort, n'est-ce  pas, comme je vous croyais morte ? et
ce nom  d'Athos avait  caché  le comte de La Fère,  comme le nom  de  Milady
Clarick avait caché  Anne  de  Breuil  !  N'était-ce pas ainsi que vous vous
appeliez  quand votre  honoré frère  nous  a  mariés  ? Notre  position  est
vraiment  étrange, poursuivit  Athos en  riant ;  nous  n'avons vécu jusqu'à
présent l'un et l'autre  que  parce que nous nous croyions  morts,  et qu'un
souvenir gêne moins qu'une créature, quoique ce soit chose dévorante parfois
qu'un souvenir !
     -- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramène vers moi ?
et que me voulez-vous ?
     -- Je  veux vous dire que, tout en restant invisible  à vos yeux, je ne
vous ai pas perdue de vue, moi !
     -- Vous savez ce que j'ai fait ?
     -- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre entrée
au service du cardinal jusqu'à ce soir. "
     Un sourire d'incrédulité passa sur les lèvres pâles de Milady.
     " Ecoutez : c'est vous qui avez coupé les deux ferrets de diamants  sur
l'épaule  du  duc de  Buckingham ;  c'est vous qui  avez  fait  enlever  Mme
Bonacieux  ; c'est  vous  qui, amoureuse de de  Wardes, et croyant passer la
nuit avec  lui,  avez ouvert votre porte  à M. d'Artagnan ;  c'est vous qui,
croyant que  de Wardes  vous avait trompée, avez voulu le faire tuer par son
rival ;  c'est vous qui, lorsque ce rival eut découvert votre infâme secret,
avez voulu le faire tuer à son tour par deux assassins que vous avez envoyés
à sa poursuite ; c'est vous qui, voyant que les balles avaient  manqué  leur
coup, avez  envoyé du  vin  empoisonné avec  une fausse  lettre, pour  faire
croire à votre  victime que ce vin venait de  ses amis  ; c'est vous, enfin,
qui venez là,  dans  cette chambre, assise sur cette chaise où je  suis,  de
prendre  avec le cardinal  de Richelieu l'engagement de faire assassiner  le
duc  de  Buckingham,  en échange  de la promesse qu'il vous  a faite de vous
laisser assassiner d'Artagnan. "
     Milady était livide.
     " Mais vous êtes donc Satan ? dit-elle.
     --  Peut-être,  dit  Athos ;  mais, en  tout cas,  écoutez bien ceci  :
Assassinez ou  faites assassiner le duc de Buckingham, peu m'importe ! je ne
le connais pas : d'ailleurs c'est un  Anglais ;  mais ne touchez pas du bout
du doigt à un seul cheveu de d'Artagnan, qui est un fidèle ami que j'aime et
que je défends,  ou,  je vous le  jure par la tête de mon père, le crime que
vous aurez commis sera le dernier.
     --  M.  d'Artagnan  m'a  cruellement offensée,  dit  Milady  d'une voix
sourde, M. d'Artagnan mourra.
     -- En vérité,  cela est-il possible qu'on vous offense, Madame ? dit en
riant Athos ; il vous a offensée, et il mourra ?
     -- Il mourra, reprit Milady ; elle d'abord, lui ensuite. "
     Athos  fut  saisi  comme d'un vertige : la vue de cette  créature,  qui
n'avait  rien  d'une femme, lui rappelait des souvenirs terribles ; il pensa
qu'un jour, dans une situation moins dangereuse que celle où il se trouvait,
il avait déjà voulu  la sacrifier à son honneur ; son désir de  meurtre  lui
revint brûlant et  l'envahit  comme une fièvre ardente  : il  se leva à  son
tour, porta la main à sa ceinture, en tira un pistolet et l'arma.
     Milady,  pâle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacée  ne
put  proférer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole humaine  et qui
semblait le râle d'une bête fauve ; collée contre la sombre tapisserie, elle
apparaissait, les cheveux épars, comme l'image effrayante de la terreur.
     Athos leva lentement son  pistolet,  étendit  le  bras  de  manière que
l'arme touchât presque  le front de Milady, puis, d'une voix  d'autant  plus
terrible qu'elle avait le calme suprême d'une inflexible résolution :
     " Madame, dit-il, vous allez à l'instant même me remettre le papier que
vous a signé le cardinal,  ou, sur mon âme, je vous fais sauter la cervelle.
"
     Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle
connaissait Athos ; cependant elle resta immobile.
     " Vous avez une seconde pour vous décider " , dit-il.
     Milady vit à  la contraction de  son visage que le coup allait partir ;
elle porta vivement la main à sa poitrine, en tira un papier  et le tendit à
Athos.
     " Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! "
     Athos prit le papier, repassa le pistolet à sa  ceinture, s'approcha de
la lampe pour s'assurer que c'était bien celui-là, le déplia et lut :
     " C'est  par mon  ordre  et pour le  bien de l'Etat  que le  porteur du
présent a fait ce qu'il a fait. "
     " 3 décembre 1627 "
     " RICHELIEU "
     " Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en replaçant son
feutre sur sa  tête, maintenant que je t'ai arraché les dents, vipère, mords
si tu peux. "
     Et il sortit de la chambre sans même regarder en arrière.
     A  la porte il trouva les deux hommes et  le cheval qu'ils tenaient  en
main.
     " Messieurs, dit-il, l'ordre de  Monseigneur, vous  le  savez,  est  de
conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la
quitter que lorsqu'elle sera à bord. "
     Comme  ces  paroles s'accordaient  effectivement  avec  l'ordre  qu'ils
avaient reçu, ils inclinèrent la tête en signe d'assentiment.
     Quant  à  Athos, il  se  mit légèrement  en selle et partit  au galop ;
seulement,  au lieu de  suivre  la route, il prit  à travers champs, piquant
avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrêtant pour écouter.
     Dans une  de ces haltes, il entendit sur  la route  le pas de plusieurs
chevaux.  Il  ne  douta  point  que  ce ne fût le  cardinal  et son escorte.
Aussitôt  il  fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna son cheval avec de
la  bruyère  et des feuilles d'arbres, et vint se mettre  en  travers de  la
route à deux cents pas du camp à peu près.
     " Qui vive ? cria-t-il, de loin quand il aperçut les cavaliers.
     -- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.
     -- Oui, Monseigneur, répondit Athos. C'est lui-même.
     -- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez  tous  mes remerciements pour
la bonne garde  que vous  nous avez faite ; Messieurs, nous voici arrivés  :
prenez la porte à gauche, le mot d'ordre est Roi et Ré . "
     En  disant ces mots,  le cardinal salua de  la tête les trois  amis, et
prit à droite suivi de son écuyer ; car, cette nuit-là, lui-même couchait au
camp.
     "  Eh bien,  dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque  le cardinal fut
hors  de la portée  de  la  voix, eh  bien ! il  a signé  le  papier qu'elle
demandait.
     -- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. "
     Et  les  trois amis n'échangèrent  plus  une  seule parole jusqu'à leur
quartier, excepté pour donner le mot d'ordre aux sentinelles.
     Seulement, on envoya  Mousqueton dire  à Planchet que son maître  était
prié, en  relevant  de tranchée, de se rendre à l'instant  même au logis des
mousquetaires.
     D'un autre côté, comme l'avait prévu Athos, Milady,  en retrouvant à la
porte les hommes qui l'attendaient, ne fit aucune difficulté de les suivre ;
elle  avait  bien  eu l'envie un instant de  se faire  reconduire  devant le
cardinal et de lui tout raconter, mais une révélation de sa part amenait une
révélation  de la  part d'Athos : elle  dirait bien qu'Athos l'avait pendue,
mais Athos  dirait  qu'elle  était marquée  ;  elle pensa qu'il  valait donc
encore  mieux garder  le  silence, partir  discrètement, accomplir avec  son
habileté  ordinaire  la mission difficile dont elle  s'était  chargée, puis,
toutes les choses  accomplies  à  la  satisfaction  du cardinal,  venir  lui
réclamer sa vengeance.
     En conséquence, après  avoir voyagé toute la  nuit,  à sept  heures  du
matin elle était au fort de La  Pointe, à  huit heures elle était embarquée,
et à  neuf  heures le bâtiment, qui, avec des lettres de marque du cardinal,
était censé être  en partance pour Bayonne, levait l'ancre et  faisait voile
pour l'Angleterre.




     En arrivant chez ses trois amis,  d'Artagnan les trouva réunis dans  la
même  chambre : Athos  réfléchissait,  Porthos frisait sa moustache,  Aramis
disait  ses prières dans un charmant  petit livre d'heures relié en  velours
bleu.
     " Pardieu,  Messieurs ! dit-il, j'espère que ce que vous avez à me dire
en vaut la peine, sans  cela je vous préviens que je ne vous pardonnerai pas
de m'avoir fait venir, au lieu de me laisser reposer après une nuit passée à
prendre et à démanteler un bastion. Ah ! que n'étiez-vous là, Messieurs ! il
y a fait chaud !
     -- Nous étions ailleurs, où il ne faisait pas froid non plus ! répondit
Porthos  tout  en  faisant  prendre  à sa  moustache  un  pli qui  lui était
particulier.
     -- Chut ! dit Athos.
     -- Oh ! oh !  fit d'Artagnan comprenant le léger froncement de sourcils
du mousquetaire, il paraît qu'il y a du nouveau ici.
     -- Aramis, dit Athos, vous avez  été déjeuner avant-hier à l'auberge du
Parpaillot, je crois ?
     -- Oui.
     -- Comment est-on là ?
     -- Mais, j'y  ai  fort mal mangé pour mon  compte, avant-hier était  un
jour maigre, et ils n'avaient que du gras.
     -- Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de poisson ?
     --  Ils disent, reprit Aramis en se remettant à sa  pieuse lecture, que
la digue que fait bâtir M. le cardinal le chasse en pleine mer.
     -- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis,  reprit Athos
; je vous  demandais si vous aviez  été  bien libre, et  si personne ne vous
avait dérangé ?
     -- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns ; oui, au
fait, pour  ce  que vous  voulez dire,  Athos,  nous serons  assez  bien  au
Parpaillot.
     --  Allons donc  au Parpaillot,  dit Athos, car ici  les murailles sont
comme des feuilles de papier. "
     D'Artagnan, qui était habitué aux  manières de faire de son ami, et qui
reconnaissait tout de suite à une parole, à un geste, à un signe de lui, que
les  circonstances étaient  graves, prit le bras d'Athos  et sortit avec lui
sans rien dire ; Porthos suivit en devisant avec Aramis.
     En  route, on rencontra Grimaud,  Athos  lui  fit  signe  de  suivre  ;
Grimaud, selon son habitude, obéit en silence ; le pauvre garçon avait à peu
près fini par désapprendre de parler.
     On arriva à la buvette du Parpaillot :  il était sept heures du  matin,
le jour commençait à paraître ; les  trois amis  commandèrent à déjeuner, et
entrèrent dans  une salle où, au dire  de l'hôte, ils  ne  devaient pas être
dérangés.
     Malheureusement  l'heure  était  mal choisie pour  un conciliabule ; on
venait de battre la  diane, chacun secouait le sommeil de la  nuit, et, pour
chasser  l'air  humide  du matin,  venait  boire la  goutte à  la  buvette :
dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-légers  se  succédaient avec
une rapidité  qui devait  très bien faire les affaires  de  l'hôte, mais qui
remplissait fort mal  les vues des quatre amis. Aussi répondaient-ils  d'une
manière fort  maussade  aux  saluts,  aux  toasts  et  aux  lazzi  de  leurs
compagnons.
     " Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et
nous  n'avons  pas  besoin de  cela en ce moment. D'Artagnan, racontez- nous
votre nuit ; nous vous raconterons la nôtre après.
     -- En effet, dit un chevau-léger qui se dandinait  en tenant  à la main
un verre d'eau-de-vie qu'il  dégustait lentement ; en effet, vous  étiez  de
tranchée cette nuit, Messieurs les gardes, et il me semble  que vous avez eu
maille à partir avec les Rochelois ? "
     D'Artagnan regarda Athos pour savoir  s'il devait répondre à cet intrus
qui se mêlait à la conversation.
     " Eh  bien,  dit Athos, n'entends-tu pas  M.  de  Busigny qui  te  fait
l'honneur de  t'adresser la parole  ? Raconte ce qui s'est passé cette nuit,
puisque ces Messieurs désirent le savoir.
     -- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse  qui  buvait  du
rhum dans un verre à bière.
     -- Oui, Monsieur, répondit d'Artagnan en s'inclinant, nous avons eu cet
honneur,  nous avons même,  comme vous avez pu l'entendre, introduit sous un
des angles un baril de poudre qui, en éclatant, a fait une fort jolie brèche
; sans compter que, comme le bastion n'était pas d'hier, tout le reste de la
bâtisse s'en est trouvé fort ébranlé.
     --  Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait enfilée à son
sabre une oie qu'il apportait pour qu'on la fît cuire.
     -- Le bastion  Saint-Gervais, répondit d'Artagnan, derrière  lequel les
Rochelois inquiétaient nos travailleurs.
     -- Et l'affaire a été chaude ?
     -- Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois huit ou
dix.
     --  Balzampleu ! fit le  Suisse, qui, malgré  l'admirable collection de
jurons que possède la langue allemande,  avait pris  l'habitude de jurer  en
français.
     -- Mais il est  probable, dit le chevau-léger,  qu'ils vont,  ce matin,
envoyer des pionniers pour remettre le bastion en état.
     -- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan.
     -- Messieurs, dit Athos, un pari !
     -- Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.
     -- Lequel ? demanda le chevau-léger.
     -- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les
deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la cheminée, j'en suis.
Hôtelier de malheur ! une lèchefrite tout de suite, que je ne perde  pas une
goutte de la graisse de cette estimable volaille.
     -- Il avre raison, dit le Suisse, la  graisse  t'oie, il est très ponne
avec des gonfitures.
     --  Là !  dit le dragon.  Maintenant, voyons le pari !  Nous  écoutons,
Monsieur Athos !
     -- Oui, le pari ! dit le chevau-léger.
     -- Eh bien, Monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes
trois compagnons,  MM.  Porthos,  Aramis,  d'Artagnan  et  moi,  nous allons
déjeuner dans le  bastion Saint-Gervais  et que  nous y  tenons  une  heure,
montre à la main, quelque chose que l'ennemi fasse pour nous déloger. "
     Porthos et Aramis se regardèrent, ils commençaient à comprendre.
     " Mais, dit d'Artagnan en se penchant à  l'oreille d'Athos, tu vas nous
faire tuer sans miséricorde.
     -- Nous sommes bien plus tués, répondit Athos, si nous n'y allons pas.
     -- Ah ! ma foi ! Messieurs,  dit Porthos en se renversant sur sa chaise
et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espère.
     -- Aussi je  l'accepte, dit M.  de  Busigny ; maintenant  il s'agit  de
fixer l'enjeu.
     -- Mais vous êtes quatre, Messieurs, dit Athos, nous sommes quatre ; un
dîner à discrétion pour huit, cela vous va-t-il ?
     -- A merveille, reprit M. de Busigny.
     -- Parfaitement, dit le dragon.
     -- Ca me fa " , dit le Suisse.
     Le quatrième auditeur,  qui, dans toute cette  conversation, avait joué
un  rôle  muet, fit  un  signe de la tête en  signe qu'il  acquiesçait à  la
proposition.
     " Le déjeuner de ces Messieurs est prêt, dit l'hôte.
     -- Eh bien, apportez-le " , dit Athos.
     L'hôte obéit.  Athos  appela Grimaud,  lui  montra  un grand panier qui
gisait dans un  coin et fit le geste  d'envelopper  dans les serviettes  les
viandes apportées.
     Grimaud  comprit  à l'instant même qu'il  s'agissait d'un  déjeuner sur
l'herbe, prit le panier, empaqueta les viandes,  y joignit les bouteilles et
prit le panier à son bras.
     " Mais où allez-vous manger mon déjeuner ? dit l'hôte.
     -- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie ? "
     Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.
     " Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l'hôte.
     --  Non  ;  ajoute seulement deux bouteilles  de vin de Champagne et la
différence sera pour les serviettes. "
     L'hôte  ne faisait  pas  une aussi  bonne  affaire  qu'il  l'avait  cru
d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux bouteilles
de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de Champagne.
     " Monsieur  de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien régler votre montre
sur la mienne, ou me permettre de régler la mienne sur la vôtre ?
     -- A merveille, Monsieur ! dit le chevau-léger en tirant de son gousset
une fort belle montre entourée de diamants ; sept heures et demie, dit- il.
     --  Sept  heures trente-cinq  minutes, dit  Athos  ; nous  saurons  que
j'avance de cinq minutes sur vous, Monsieur. "
     Et, saluant les  assistants ébahis, les  quatre  jeunes gens prirent le
chemin du bastion Saint-Gervais,  suivis de Grimaud, qui  portait le panier,
ignorant  où  il allait, mais, dans l'obéissance passive dont il avait  pris
l'habitude avec Athos, ne songeait pas même à le demander.
     Tant  qu'ils   furent  dans  l'enceinte   du   camp,  les  quatre  amis
n'échangèrent pas  une  parole ;  d'ailleurs  ils  étaient  suivis  par  les
curieux, qui, connaissant le pari engagé, voulaient savoir comment  ils s'en
tireraient.
     Mais  une fois  qu'ils  eurent  franchi la  ligne de circonvallation et
qu'ils se  trouvèrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait complètement ce
dont il s'agissait, crut qu'il était temps de demander une explication.
     "  Et  maintenant,  mon  cher  Athos,  dit-il,  faites-moi l'amitié  de
m'apprendre où nous allons ?
     -- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.
     -- Mais qu'y allons-nous faire ?
     -- Vous le savez bien, nous y allons déjeuner.
     -- Mais pourquoi n'avons-nous pas déjeuné au Parpaillot ?
     -- Parce  que nous  avons des  choses fort importantes à nous  dire, et
qu'il était impossible de causer cinq minutes  dans cette auberge  avec tous
ces importuns qui vont, qui  viennent, qui saluent,  qui accostent ; ici, du
moins,  continua  Athos en montrant  le  bastion,  on  ne  viendra pas  nous
déranger.
     -- Il me  semble,  dit d'Artagnan avec cette prudence qui  s'alliait si
bien et si naturellement chez lui à une excessive bravoure, il me semble que
nous aurions pu trouver quelque endroit écarté dans les dunes, au bord de la
mer.
     -- Où l'on nous aurait vus  conférer tous les quatre ensemble, de sorte
qu'au bout d'un  quart d'heure le cardinal eût été prévenu par  ses  espions
que nous tenions conseil.
     -- Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in desertis .
     -- Un désert  n'aurait  pas été mal, dit Porthos, mais il s'agissait de
le trouver.
     -- Il n'y a pas de désert où un oiseau ne puisse passer au-dessus de la
tête,  où  un poisson ne puisse sauter au-dessus de  l'eau,  où  un lapin ne
puisse partir de son gîte, et je crois qu'oiseau, poisson, lapin, tout s'est
fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant
laquelle  d'ailleurs  nous ne  pouvons plus reculer  sans honte ; nous avons
fait un pari, un pari qui ne pouvait être prévu, et dont je défie qui que ce
soit de deviner la véritable cause : nous allons, pour le gagner, tenir  une
heure dans le bastion. Ou nous serons attaqués, ou nous ne le serons pas. Si
nous  ne  le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne  ne
nous  entendra, car  je  réponds  que  les  murs  de  ce  bastion n'ont  pas
d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de même,
et de plus, tout en nous défendant, nous nous couvrons de gloire. Vous voyez
bien que tout est bénéfice.
     -- Oui,  dit  d'Artagnan,  mais nous  attraperons  indubitablement  une
balle.
     -- Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez  bien que les balles les plus à
craindre ne sont pas celles de l'ennemi.
     --  Mais il me semble que pour une pareille expédition, nous aurions dû
au moins emporter nos mousquets.
     -- Vous êtes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger d'un fardeau
inutile ?
     --  Je ne  trouve  pas  inutile en face de l'ennemi un bon  mousquet de
calibre, douze cartouches et une poire à poudre.
     -- Oh ! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit d'Artagnan
?
     -- Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos.
     -- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu huit
ou dix Français de tués et autant de Rochelois.
     -- Après ?
     --  On n'a pas  eu le  temps de les dépouiller, n'est-ce  pas ? attendu
qu'on avait autre chose pour le moment de plus pressé à faire.
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs  poires à poudre
et leurs cartouches,  et au lieu  de quatre mousquetons  et de douze balles,
nous allons avoir une quinzaine de fusils et une centaine de coups à tirer.
     -- O Athos ! dit Aramis, tu es véritablement un grand homme ! "
     Porthos inclina la tête en signe d'adhésion.
     D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
     Sans doute Grimaud partageait les  doutes du jeune homme  ; car, voyant
que  l'on  continuait de marcher vers le bastion,  chose dont il avait douté
jusqu'alors, il tira son maître par le pan de son habit.
     " Où allons-nous ? " demanda-t-il par geste.
     Athos lui montra le bastion.
     " Mais, dit  toujours dans le même dialecte le silencieux Grimaud, nous
y laisserons notre peau. "
     Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
     Grimaud posa son panier à terre et s'assit en secouant la tête.
     Athos prit  à sa ceinture un  pistolet, regarda s'il était bien amorcé,
l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud.
     Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.
     Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant.
     Grimaud obéit.
     Tout ce qu'avait gagné le pauvre garçon à cette pantomime d'un instant,
c'est qu'il était passé de l'arrière-garde à l'avant-garde.
     Arrivés au bastion, les quatre amis se retournèrent.
     Plus  de trois  cents  soldats  de toutes armes étaient  assemblés à la
porte du camp, et dans un groupe séparé on pouvait distinguer M. de Busigny,
le dragon, le Suisse et le quatrième parieur.
     Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son épée et l'agita en l'air.
     Tous  les  spectateurs  lui  rendirent  son  salut, accompagnant  cette
politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'à eux.
     Après  quoi, ils  disparurent tous quatre dans le bastion, où les avait
déjà précédés Grimaud.




     Comme  l'avait  prévu Athos,  le bastion  n'était  occupé que  par  une
douzaine de morts tant Français que Rochelois.
     " Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de l'expédition,
tandis que Grimaud va mettre la table, commençons par recueillir les  fusils
et  les cartouches ; nous  pouvons  d'ailleurs  causer tout en accomplissant
cette  besogne. Ces Messieurs,  ajouta-t-il  en montrant  les morts, ne nous
écoutent pas.
     -- Mais nous pourrions toujours les  jeter dans le  fossé, dit Porthos,
après toutefois nous être assurés qu'ils n'ont rien dans leurs poches.
     -- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud.
     -- Ah ! bien  alors, dit d'Artagnan, que  Grimaud  les  fouille et  les
jette par-dessus les murailles.
     -- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.
     -- Ces morts peuvent nous  servir  ? dit Porthos. Ah çà !  vous devenez
fou, cher ami.
     -- Ne  jugez pas témérairement,  disent  l'Evangile et  M. le cardinal,
répondit Athos ; combien de fusils, Messieurs ?
     -- Douze, répondit Aramis.
     -- Combien de coups à tirer ?
     -- Une centaine.
     -- C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes. "
     Les quatre mousquetaires se mirent à la  besogne. Comme ils  achevaient
de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le déjeuner était servi.
     Athos  répondit,  toujours  par geste,  que c'était bien, et  indiqua à
Grimaud une espèce de poivrière où celui-ci comprit qu'il se devait tenir en
sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de  la faction, Athos lui permit
d'emporter un pain, deux côtelettes et une bouteille de vin.
     " Et maintenant, à table " , dit Athos.
     Les  quatre  amis s'assirent  à  terre, les  jambes croisées, comme les
Turcs ou comme les tailleurs.
     " Ah !  maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la  crainte d'être
entendu, j'espère que tu vas nous faire part de ton secret, Athos.
     --  J'espère que  je  vous  procure à  la fois  de l'agrément et  de la
gloire,  Messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade charmante
; voici un déjeuner des  plus  succulents, et  cinq cents personnes  là-bas,
comme vous pouvez les voir à travers les meurtrières, qui nous prennent pour
des  fous  ou pour des  héros, deux classes  d'imbéciles qui  se ressemblent
assez.
     -- Mais ce secret ? demanda d'Artagnan.
     -- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir. "
     D'Artagnan portait son verre à ses lèvres ; mais à ce nom de Milady, la
main lui trembla si fort,  qu'il le posa à terre pour ne pas en  répandre le
contenu.
     " Tu as vu ta fem...
     --  Chut donc  !  interrompit  Athos : vous  oubliez, mon cher, que ces
Messieurs ne sont pas initiés  comme vous dans le  secret de mes affaires de
ménage ; j'ai vu Milady.
     -- Et où cela ? demanda d'Artagnan.
     -- A deux lieues d'ici à peu près, à l'auberge du Colombier-Rouge.
     -- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan.
     -- Non, pas tout à fait encore, reprit Athos ; car, à cette heure, elle
doit avoir quitté les côtes de France. "
     D'Artagnan respira.
     " Mais au  bout du compte, demanda  Porthos, qu'est-ce  donc que  cette
Milady ?
     --  Une  femme  charmante,  dit  Athos en  dégustant  un  verre de  vin
mousseux. Canaille d'hôtelier  ! s'écria-t-il, qui nous donne du vin d'Anjou
pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous  y laisserons prendre !
Oui, continua-t-il, une femme charmante qui  a eu des  bontés pour notre ami
d'Artagnan, qui lui a  fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayé de
se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer à coups de mousquet, il y
a huit jours  en essayant de  l'empoisonner, et hier en demandant sa tête au
cardinal.
     -- Comment ! en demandant  ma tête  au  cardinal ?  s'écria d'Artagnan,
pâle de terreur.
     -- Ca,  dit Porthos, c'est vrai  comme l'Evangile ; je l'ai entendu  de
mes deux oreilles.
     -- Moi aussi, dit Aramis.
     --  Alors,  dit   d'Artagnan   en  laissant   tomber  son   bras   avec
découragement,  il est inutile de lutter plus  longtemps ; autant que je  me
brûle la cervelle et que tout soit fini !
     -- C'est  la  dernière sottise qu'il faut faire, dit Athos, attendu que
c'est la seule à laquelle il n'y ait pas de remède.
     -- Mais je  n'en  réchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des  ennemis
pareils. D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite  de Wardes, à qui j'ai donné
trois coups  d'épée ;  puis Milady, dont j'ai surpris le secret  ; enfin, le
cardinal, dont j'ai fait échouer la vengeance.
     -- Eh bien, dit  Athos, tout cela ne fait  que  quatre,  et nous sommes
quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les signes que  nous fait
Grimaud, nous allons avoir affaire à un bien plus grand nombre de gens. Qu'y
a-t-il, Grimaud ? Considérant la gravité de la circonstance, je vous permets
de parler, mon ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ?
     -- Une troupe.
     -- De combien de personnes ?
     -- De vingt hommes.
     -- Quels hommes ?
     -- Seize pionniers, quatre soldats.
     -- A combien de pas sont-ils ?
     -- A cinq cents pas.
     -- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de boire
un verre de vin à ta santé, d'Artagnan !
     -- A ta santé ! répétèrent Porthos et Aramis.
     -- Eh bien donc, à ma santé ! quoique je ne croie pas que  vos souhaits
me servent à grand-chose.
     --  Bah  ! dit Athos, Dieu  est grand,  comme disent les  sectateurs de
Mahomet, et l'avenir est dans ses mains. "
     Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa près de lui, Athos se
leva   nonchalamment,  prit  le  premier  fusil  venu  et  s'approcha  d'une
meurtrière.
     Porthos, Aramis  et  d'Artagnan  en  firent autant. Quant à Grimaud, il
reçut l'ordre de se  placer derrière  les quatre amis  afin de recharger les
armes.
     Au bout d'un  instant  on  vit paraître la troupe ;  elle  suivait  une
espèce  de  boyau  de  tranchée qui établissait une  communication  entre le
bastion et la ville.
     " Pardieu  ! dit Athos, c'est  bien la peine de nous déranger  pour une
vingtaine de drôles  armés  de  pioches,  de hoyaux et de  pelles !  Grimaud
n'aurait eu qu'à leur faire signe de s'en aller, et je suis convaincu qu'ils
nous eussent laissés tranquilles.
     -- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils  avancent fort résolument de
ce  côté. D'ailleurs, il  y a avec  les  travailleurs  quatre soldats et  un
brigadier armés de mousquets.
     -- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.
     -- Ma foi ! dit  Aramis,  j'avoue que  j'ai répugnance  à tirer sur ces
pauvres diables de bourgeois.
     -- Mauvais prêtre, répondit Porthos, qui a pitié des hérétiques !
     -- En vérité, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prévenir.
     -- Que diable  faites-vous donc ? s'écria d'Artagnan,  vous  allez vous
faire fusiller, mon cher. "
     Mais Athos  ne tint aucun compte de l'avis, et, montant  sur la brèche,
son fusil d'une main et son chapeau de l'autre :
     "  Messieurs, dit-il  en s'adressant  aux  soldats et aux travailleurs,
qui, étonnés  de  son  apparition, s'arrêtaient  à cinquante pas environ  du
bastion, et  en  les saluant courtoisement, Messieurs, nous sommes, quelques
amis et moi, en train de déjeuner  dans ce bastion. Or, vous savez  que rien
n'est désagréable comme d'être dérangé  quand on déjeune ; nous  vous prions
donc, si vous avez  absolument  affaire ici, d'attendre que nous  ayons fini
notre repas, ou de  repasser plus  tard,  à moins qu'il  ne  vous prenne  la
salutaire envie de quitter le parti de la rébellion  et de  venir boire avec
nous à la santé du roi de France.
     -- Prends garde, Athos ! s'écria d'Artagnan ; ne vois-tu pas qu'ils  te
mettent en joue ?
     -- Si fait, si fait, dit  Athos, mais ce sont  des bourgeois qui tirent
fort mal, et qui n'ont garde de me toucher. "
     En  effet,  au même  instant quatre  coups de  fusil partirent, et  les
balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le touchât.
     Quatre coups de fusil leur  répondirent presque en même temps, mais ils
étaient mieux dirigés que ceux des agresseurs,  trois soldats tombèrent tués
raide, et un des travailleurs fut blessé.
     " Grimaud, un autre mousquet ! " dit Athos toujours sur la brèche.
     Grimaud  obéit aussitôt. De  leur côté,  les trois amis  avaient chargé
leurs armes ; une seconde décharge suivit la première : le brigadier et deux
pionniers tombèrent morts, le reste de la troupe prit la fuite.
     " Allons, Messieurs, une sortie " , dit Athos.
     Et  les quatre amis, s'élançant hors du fort, parvinrent jusqu'au champ
de bataille, ramassèrent les quatre mousquets des soldats et la  demi- pique
du  brigadier ; et,  convaincus que  les fuyards ne s'arrêteraient  qu'à  la
ville,  reprirent le chemin du  bastion,  rapportant  les trophées  de  leur
victoire.
     "  Rechargez  les  armes,  Grimaud,  dit  Athos,  et  nous,  Messieurs,
reprenons notre déjeuner et continuons notre conversation. Où en étions-nous
?
     --  Je  me le  rappelle, dit d'Artagnan, qui  se  préoccupait  fort  de
l'itinéraire que devait suivre Milady.
     -- Elle va en Angleterre, répondit Athos.
     -- Et dans quel but ?
     -- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham. "
     D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation.
     " Mais c'est infâme ! s'écria-t-il.
     -- Oh !  quant à cela, dit  Athos, je vous prie de  croire  que je m'en
inquiète  fort peu.  Maintenant que vous avez fini, Grimaud, continua Athos,
prenez  la  demi-pique de  notre  brigadier,  attachez-y  une  serviette  et
plantez-la  au  haut de notre  bastion, afin que ces rebelles  de  Rochelois
voient qu'ils ont affaire à de braves et loyaux soldats du roi. "
     Grimaud obéit sans répondre. Un instant après le drapeau blanc flottait
au-dessus de la tête des quatre  amis ; un tonnerre d'applaudissements salua
son apparition ; la moitié du camp était aux barrières.
     "  Comment ! reprit d'Artagnan, tu t'inquiètes fort peu qu'elle tue  ou
qu'elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre ami.
     -- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu'elle fasse du duc
ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide. "
     Et Athos envoya à quinze pas de lui une bouteille qu'il tenait, et dont
il venait de transvaser jusqu'à la dernière goutte dans son verre.
     " Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas  Buckingham ainsi ; il
nous avait donné de fort beaux chevaux.
     -- Et surtout  de fort belles selles,  ajouta Porthos, qui, à ce moment
même, portait à son manteau le galon de la sienne.
     -- Puis, observa  Aramis, Dieu  veut  la  conversion et non  la mort du
pécheur.
     -- Amen , dit  Athos,  et nous reviendrons là-dessus  plus tard, si tel
est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment,  me préoccupait le plus, et
je suis sûr que tu me comprendras, d'Artagnan, c'était de reprendre  à cette
femme une espèce de  blanc-seing  qu'elle avait extorqué  au cardinal,  et à
l'aide duquel elle  devait impunément se débarrasser de toi et  peut-être de
nous.
     -- Mais c'est donc un démon que cette créature ? dit Porthos en tendant
son assiette à Aramis, qui découpait une volaille.
     -- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il resté entre
ses mains ?
     -- Non, il est passé dans les miennes ; je ne dirai pas que ce fut sans
peine, par exemple, car je mentirais.
     -- Mon cher  Athos, dit d'Artagnan, je ne  compte plus  les fois que je
vous dois la vie.
     -- Alors c'était donc pour venir près d'elle que vous nous avez quittés
? demanda Aramis.
     -- Justement.
     --  Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan. -- La voici " ,
dit Athos.
     Et il tira le précieux papier de la poche de sa casaque.
     D'Artagnan  le  déplia d'une  main  dont  il  n'essayait  pas  même  de
dissimuler le tremblement et lut :
     "  C'est  par mon  ordre et pour  le bien  de l'Etat que le porteur  du
présent a fait ce qu'il a fait. "
     " 5 décembre 1627 "
     " RICHELIEU. "
     " En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les règles.
     -- Il faut déchirer ce papier, s'écria d'Artagnan, qui semblait lire sa
sentence de mort.
     -- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver précieusement, et
je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait de pièces d'or.
     -- Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeune homme.
     --  Mais,  dit  négligemment Athos,  elle  va  probablement  écrire  au
cardinal  qu'un  damné  mousquetaire,  nommé   Athos,  lui  a   arraché  son
sauf-conduit  ;  elle  lui  donnera dans la même lettre  le  conseil  de  se
débarrasser, en même temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ;
le  cardinal se  rappellera  que ce sont les  mêmes hommes  qu'il  rencontre
toujours sur  son chemin ; alors, un beau matin, il fera arrêter d'Artagnan,
et, pour  qu'il  ne  s'ennuie  pas  tout  seul, il nous  enverra  lui  tenir
compagnie à la Bastille.
     --  Ah çà, mais  !  dit  Porthos,  il me semble que vous faites  là  de
tristes plaisanteries, mon cher.
     -- Je ne plaisante pas, répondit Athos.
     -- Savez-vous,  dit Porthos, que  tordre  le cou  à cette damnée Milady
serait un péché  moins  grand que  de  le  tordre à ces  pauvres  diables de
huguenots,  qui n'ont  jamais  commis  d'autres  crimes que  de  chanter  en
français des psaumes que nous chantons en latin ?
     -- Qu'en dit l'abbé ? demanda tranquillement Athos.
     -- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, répondit Aramis.
     -- Et moi donc ! fit d'Artagnan.
     -- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos ; car j'avoue qu'elle
me gênerait fort ici.
     -- Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit Athos.
     -- Elle me gêne partout, continua d'Artagnan.
     --  Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous noyée,
étranglée, pendue ? Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.
     -- Vous croyez cela, Porthos ?  répondit le mousquetaire avec un sombre
sourire que d'Artagnan comprit seul.
     -- J'ai une idée, dit d'Artagnan.
     -- Voyons, dirent les mousquetaires.
     -- Aux armes ! " cria Grimaud.
     Les jeunes gens se levèrent vivement et coururent aux fusils.
     Cette  fois, une  petite troupe s'avançait composée de  vingt ou vingt-
cinq hommes ; mais ce n'étaient plus des travailleurs, c'étaient des soldats
de la garnison.
     " Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble que la partie
n'est pas égale.
     -- Impossible pour  trois raisons, répondit  Athos : la première, c'est
que  nous n'avons  pas  fini de déjeuner ; la  seconde, c'est que nous avons
encore  des choses d'importance  à dire ;  la  troisième,  c'est  qu'il s'en
manque encore de dix minutes que l'heure ne soit écoulée.
     -- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrêter un plan de bataille.
     --  Il est bien simple, répondit  Athos :  aussitôt que  l'ennemi est à
portée de mousquet, nous faisons feu ; s'il continue d'avancer, nous faisons
feu encore, nous faisons feu tant que  nous avons des fusils chargés ; si ce
qui  reste de  la troupe veut encore monter à  l'assaut, nous  laissons  les
assiégeants descendre jusque  dans le fossé, et alors nous leur poussons sur
la tête ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'équilibre.
     -- Bravo ! s'écria Porthos ; décidément, Athos, vous étiez né pour être
général, et le cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu
de chose auprès de vous.
     -- Messieurs, dit  Athos, pas de double emploi,  je vous  prie ;  visez
bien chacun votre homme.
     -- Je tiens le mien, dit d'Artagnan.
     -- Et moi le mien, dit Porthos.
     -- Et moi idem, dit Aramis.
     -- Alors feu ! " dit Athos.
     Les quatre coups de fusil ne firent qu'une détonation, et quatre hommes
tombèrent.
     Aussitôt  le tambour battit, et  la petite troupe  s'avança au  pas  de
charge.
     Alors les coups de fusil  se succédèrent sans régularité, mais toujours
envoyés  avec la  même justesse.  Cependant,  comme  s'ils  eussent connu la
faiblesse numérique des amis, les Rochelois continuaient d'avancer au pas de
course.
     Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombèrent ; mais cependant
la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait pas.
     Arrivés au bas du bastion, les ennemis étaient encore douze ou quinze ;
une dernière  décharge  les  accueillit,  mais  ne  les  arrêta  point : ils
sautèrent dans le fossé et s'apprêtèrent à escalader la brèche.
     " Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup : à la muraille !
à la muraille ! "
     Et les  quatre amis, secondés par Grimaud, se mirent à  pousser avec le
canon de  leurs fusils un énorme pan de mur, qui s'inclina comme si  le vent
le poussait, et, se détachant de  sa base, tomba avec un bruit horrible dans
le fossé : puis on  entendit un grand cri, un nuage de  poussière monta vers
le ciel, et tout fut dit.
     " Les aurions-nous écrasés depuis le premier jusqu'au dernier ? demanda
Athos.
     -- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan.
     --  Non,  dit  Porthos,  en voilà  deux ou  trois qui  se sauvent  tout
éclopés. "
     En effet, trois ou quatre  de ces malheureux, couverts  de  boue et  de
sang,  fuyaient dans le chemin creux  et regagnaient la ville : c'était tout
ce qui restait de la petite troupe.
     Athos regarda à sa montre.
     "  Messieurs,  dit-il,  il  y  a  une heure  que nous  sommes  ici,  et
maintenant le pari  est gagné, mais  il faut être beaux joueurs : d'ailleurs
d'Artagnan ne nous a pas dit son idée. "
     Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir devant
les restes du déjeuner.
     " Mon idée ? dit d'Artagnan.
     -- Oui, vous disiez que vous aviez une idée, répliqua Athos.
     -- Ah  !  j'y suis,  reprit d'Artagnan  : je  passe en  Angleterre  une
seconde fois, je vais trouver M.  de Buckingham et je l'avertis  du  complot
tramé contre sa vie.
     -- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos.
     -- Et pourquoi cela ? ne l'ai-je pas fait déjà ?
     --  Oui,  mais  à cette  époque nous n'étions  pas en  guerre ; à cette
époque,  M. de Buckingham  était un  allié  et non un  ennemi :  ce que vous
voulez faire serait taxé de trahison. "
     D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.
     " Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idée à mon tour.
     -- Silence pour l'idée de M. Porthos ! dit Aramis.
     --  Je demande un congé à M. de Tréville, sous  un  prétexte quelconque
que vous trouverez  : je ne suis pas fort sur les prétextes, moi. Milady  ne
me connaît pas, je m'approche d'elle sans qu'elle me redoute, et lorsque  je
trouve ma belle, je l'étrangle.
     --  Eh bien, dit Athos, je ne suis pas très éloigné d'adopter l'idée de
Porthos.
     --  Fi  donc !  dit Aramis,  tuer une femme ! Non, tenez,  moi, j'ai la
véritable idée.
     -- Voyons votre idée,  Aramis ! demanda Athos, qui  avait  beaucoup  de
déférence pour le jeune mousquetaire.
     -- Il faut prévenir la reine.
     -- Ah  ! ma foi, oui, s'écrièrent  ensemble Porthos et  d'Artagnan ; je
crois que nous touchons au moyen.
     --  Prévenir  la reine ! dit Athos,  et comment cela ?  Avons-nous  des
relations à la cour ? Pouvons-nous envoyer quelqu'un à Paris  sans  qu'on le
sache au camp ? D'ici à Paris il  y a cent quarante lieues ; notre lettre ne
sera pas à Angers que nous serons au cachot, nous.
     -- Quant à  ce  qui est  de  faire remettre sûrement  une  lettre à  Sa
Majesté,  proposa Aramis  en rougissant, moi, je m'en charge ;  je connais à
Tours une personne adroite... "
     Aramis s'arrêta en voyant sourire Athos.
     " Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos ? dit d'Artagnan.
     --  Je  ne le  repousse pas tout  à fait,  dit  Athos,  mais je voulais
seulement faire observer à Aramis qu'il  ne peut quitter le camp  ; que tout
autre  qu'un de nous n'est pas sûr ; que, deux  heures après que le messager
sera parti, tous les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du
cardinal sauront votre  lettre par coeur, et qu'on  arrêtera vous  et  votre
adroite personne.
     --  Sans  compter,  objecta  Porthos,  que  la   reine  sauvera  M.  de
Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.
     -- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de sens.
     -- Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos.
     -- On bat la générale. "
     Les   quatre  amis   écoutèrent,  et  le   bruit   du  tambour  parvint
effectivement jusqu'à eux.
     " Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un régiment tout entier, dit
Athos.
     -- Vous ne comptez  pas  tenir  contre un régiment  tout  entier ?  dit
Porthos.
     -- Pourquoi pas  ? dit  le  mousquetaire,  je me sens en train  ; et je
tiendrais devant  une armée, si nous avions seulement  eu  la précaution  de
prendre une douzaine de bouteilles en plus.
     -- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan.
     -- Laissez-le se rapprocher, dit Athos  ; il y  a pour un quart d'heure
de chemin d'ici à la ville, et par conséquent de la ville ici. C'est plus de
temps qu'il ne nous en faut pour arrêter notre plan ; si nous nous en allons
d'ici, nous ne  retrouverons  jamais un endroit aussi convenable.  Et tenez,
justement, Messieurs, voilà la vraie idée qui me vient.
     -- Dites alors.
     -- Permettez que je donne à Grimaud quelques ordres indispensables. "
     Athos fit signe à son valet d'approcher.
     "  Grimaud,  dit  Athos,  en montrant  les morts  qui gisaient dans  le
bastion, vous allez prendre ces Messieurs, vous allez les dresser  contre la
muraille, vous leur  mettrez  leur chapeau sur la tête  et leur  fusil  à la
main.
     -- O grand homme ! s'écria d'Artagnan, je te comprends.
     -- Vous comprenez ? dit Porthos.
     -- Et toi, comprends-tu, Grimaud ? " demanda Aramis.
     Grimaud fit signe que oui.
     " C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons à mon idée.
     -- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.
     -- C'est inutile.
     -- Oui, oui, l'idée d'Athos, dirent en même temps d'Artagnan et Aramis.
     -- Cette  Milady, cette  femme, cette créature,  ce démon,  a  un beau-
frère, à ce que vous m'avez dit, je crois, d'Artagnan.
     -- Oui,  je le connais beaucoup même, et  je crois  aussi qu'il n'a pas
une grande sympathie pour sa belle-soeur.
     -- Il n'y a pas de mal à cela, répondit Athos, et il la détesterait que
cela n'en vaudrait que mieux.
     -- En ce cas nous sommes servis à souhait.
     -- Cependant, dit  Porthos,  je  voudrais bien comprendre  ce  que fait
Grimaud.
     -- Silence, Porthos ! dit Aramis.
     -- Comment se nomme ce beau-frère ?
     -- Lord de Winter.
     -- Où est-il maintenant ?
     -- Il est retourné à Londres au premier bruit de guerre.
     -- Eh bien, voilà justement  l'homme qu'il nous faut, dit  Athos, c'est
celui qu'il  nous  convient de prévenir  ; nous  lui  ferons savoir  que  sa
belle-soeur  est sur le point d'assassiner quelqu'un, et nous le prierons de
ne  pas  la  perdre  de vue.  Il  y a  bien à Londres,  je l'espère, quelque
établissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y
fait mettre sa belle-soeur, et nous sommes tranquilles.
     -- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'à ce qu'elle en sorte.
     -- Ah ! ma  foi, reprit Athos, vous  en  demandez trop,  d'Artagnan, je
vous  ai donné tout ce que j'avais et je vous préviens que c'est le fond  de
mon sac.
     -- Moi, je trouve que  c'est ce qu'il y a  de mieux, dit Aramis  ; nous
prévenons à la fois la reine et Lord de Winter.
     -- Oui,  mais par qui ferons-nous porter la lettre à Tours et la lettre
à Londres ?
     -- Je réponds de Bazin, dit Aramis.
     -- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan.
     -- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du camp, nos
laquais peuvent le quitter.
     --  Sans  doute,  dit  Aramis,  et  dès  aujourd'hui nous écrivons  les
lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils partent.
     -- Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc,  de
l'argent ? "
     Les quatre amis  se regardèrent, et  un nuage passa sur les fronts  qui
s'étaient un instant éclaircis.
     " Alerte ! cria  d'Artagnan, je  vois  des points noirs  et des  points
rouges qui s'agitent là-bas ;  que  disiez-vous donc d'un régiment,  Athos ?
c'est une véritable armée.
     --  Ma  foi,  oui, dit  Athos, les  voilà. Voyez-vous les  sournois qui
venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, Grimaud ? "
     Grimaud fit signe que oui, et montra une  douzaine de morts qu'il avait
placés dans  les attitudes les plus pittoresques : les uns au  port d'armes,
les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres l'épée à la main.
     " Bravo ! reprit Athos, voilà qui fait honneur à ton imagination.
     -- C'est égal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.
     -- Décampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras après.
     --  Un instant, Messieurs,  un instant ! donnons le temps à  Grimaud de
desservir.
     --  Ah ! dit Aramis, voici les points  noirs  et  les points rouges qui
grandissent  fort  visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan ; je crois
que nous n'avons pas de temps à perdre pour regagner notre camp.
     --  Ma foi,  dit  Athos,  je  n'ai plus  rien contre la retraite : nous
avions parié pour une heure, nous  sommes restés une heure et demie ; il n'y
a rien à dire ; partons, Messieurs, partons. "
     Grimaud avait déjà pris les devants avec le panier et la desserte.
     Les quatre amis sortirent derrière lui et firent une dizaine de pas.
     " Eh ! s'écria Athos, que diable faisons-nous, Messieurs ?
     -- Avez-vous oublié quelque chose ? demanda Aramis.
     -- Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains
de l'ennemi, même quand ce drapeau ne serait qu'une serviette. "
     Et Athos s'élança dans le bastion, monta  sur la plate-forme, et enleva
le  drapeau ;  seulement comme les Rochelois  étaient  arrivés  à portée  de
mousquet, ils firent un feu terrible sur  cet homme, qui, comme par plaisir,
allait s'exposer aux coups.
     Mais on  eût dit qu'Athos  avait  un  charme attaché à sa personne, les
balles passèrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha.
     Athos agita son étendard en tournant le dos aux gens de  la ville et en
saluant ceux du camp. Des deux  côtés de grands cris retentirent, d'un  côté
des cris de colère, de l'autre des cris d'enthousiasme.
     Une  seconde  décharge  suivit  la  première, et  trois balles,  en  la
trouant, firent réellement  de  la  serviette un  drapeau.  On  entendit les
clameurs de tout le camp qui criait :
     " Descendez, descendez ! "
     Athos  descendit ; ses camarades, qui  l'attendaient  avec anxiété,  le
virent paraître avec joie.
     " Allons,  Athos, allons,  dit  d'Artagnan,  allongeons,  allongeons  ;
maintenant que  nous avons tout trouvé, excepté l'argent,  il serait stupide
d'être tués. "
     Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que
pussent lui faire ses compagnons,  qui, voyant  toute  observation  inutile,
réglèrent leur pas sur le sien.
     Grimaud et  son panier  avaient pris les devants  et se trouvaient tous
deux hors d'atteinte.
     Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade enragée.
     " Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos,  et sur  quoi  tirent-ils ?  Je
n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne.
     -- Ils tirent sur nos morts, répondit Athos.
     -- Mais nos morts ne répondront pas.
     -- Justement ; alors ils  croiront à une embuscade, ils délibéreront  ;
ils  enverront   un   parlementaire,  et  quand  ils  s'apercevront  de   la
plaisanterie, nous serons  hors  de la portée des balles. Voilà  pourquoi il
est inutile de gagner une pleurésie en nous pressant.
     -- Oh ! je comprends, s'écria Porthos émerveillé.
     -- C'est bien heureux ! " dit Athos en haussant les épaules.
     De leur côté,  les Français, en voyant revenir les quatre  amis au pas,
poussaient des cris d'enthousiasme.
     Enfin  une nouvelle mousquetade se  fit  entendre,  et cette  fois  les
balles vinrent s'aplatir sur  les cailloux autour des quatre amis et siffler
lugubrement  à leurs oreilles. Les Rochelois venaient  enfin de s'emparer du
bastion.
     " Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en avons-nous tué
? douze ?
     -- Ou quinze.
     -- Combien en avons-nous écrasé ?
     -- Huit ou dix.
     -- Et  en échange de tout cela pas  une égratignure ?  Ah  ! si  fait !
Qu'avez-vous donc là à la main, d'Artagnan ? du sang, ce me semble ?
     -- Ce n'est rien, dit d'Artagnan.
     -- Une balle perdue ?
     -- Pas même.
     -- Qu'est-ce donc alors ? "
     Nous  l'avons dit,  Athos aimait d'Artagnan  comme son  enfant,  et  ce
caractère  sombre  et  inflexible  avait  parfois  pour le  jeune homme  des
sollicitudes de père.
     " Une écorchure, reprit d'Artagnan ; mes doigts ont été pris entre deux
pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors la peau s'est ouverte.
     --  Voilà  ce que c'est  que  d'avoir  des diamants,  mon  maître,  dit
dédaigneusement Athos.
     -- Ah  çà, mais,  s'écria  Porthos,  il  y a  un diamant en  effet,  et
pourquoi  diable alors, puisqu'il y a un  diamant, nous plaignons-nous de ne
pas avoir d'argent ?
     -- Tiens, au fait ! dit Aramis.
     -- A la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilà une idée.
     --  Sans  doute,  dit  Porthos,  en  se rengorgeant sur  le  compliment
d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le.
     -- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine.
     -- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M.  de Buckingham son
amant,  rien  de  plus juste ; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de
plus moral : vendons le diamant. Qu'en pense Monsieur l'abbé ? Je ne demande
pas l'avis de Porthos, il est donné.
     -- Mais  je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas
d'une maîtresse, et  par  conséquent n'étant pas un gage d'amour, d'Artagnan
peut la vendre.
     --  Mon cher, vous parlez comme la théologie  en personne. Ainsi  votre
avis est ?...
     -- De vendre le diamant, répondit Aramis.
     -- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en parlons
plus. "
     La fusillade  continuait, mais les  amis étaient hors de portée, et les
Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit de leur conscience.
     " Ma  foi,  dit Athos, il était temps que cette  idée  vînt à Porthos ;
nous voici au camp. Ainsi, Messieurs, pas un  mot de plus sur cette affaire.
On  nous observe,  on vient  à  notre rencontre, nous  allons être portés en
triomphe. "
     En effet, comme nous l'avons dit,  tout le camp était en émoi ; plus de
deux mille  personnes avaient  assisté,  comme à  un spectacle, à l'heureuse
forfanterie  des  quatre  amis,  forfanterie  dont  on  était  bien  loin de
soupçonner le véritable motif. On n'entendait que  le cri  de  :  Vivent les
gardes ! Vivent les mousquetaires  !  M. de  Busigny  était venu le  premier
serrer la main à Athos  et reconnaître que le pari était perdu. Le dragon et
le Suisse l'avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon  et le
Suisse. C'étaient des félicitations, des poignées de main, des embrassades à
n'en plus finir, des rires inextinguibles à l'endroit des Rochelois ; enfin,
un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu'il y avait émeute et  envoya
La Houdinière, son capitaine des gardes, s'informer de ce qui se passait.
     La  chose  fut  racontée  au  messager  avec  toute  l'efflorescence de
l'enthousiasme.
     " Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La Houdinière.
     -- Eh bien,  Monseigneur, dit celui-ci,  ce sont trois mousquetaires et
un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller déjeuner au bastion
Saint-Gervais, et  qui, tout  en déjeunant, ont tenu là  deux heures  contre
l'ennemi, et ont tué je ne sais combien de Rochelois.
     -- Vous êtes-vous informé du nom de ces trois mousquetaires ?
     -- Oui, Monseigneur.
     -- Comment les appelle-t-on ?
     -- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
     -- Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le garde ?
     -- M. d'Artagnan.
     -- Toujours mon jeune drôle  ! Décidément il faut que ces quatre hommes
soient à moi. "
     Le soir même, le cardinal parla à M. de Tréville de l'exploit du matin,
qui faisait la conversation de tout le camp. M.  de Tréville, qui  tenait le
récit de l'aventure de la bouche même de ceux qui en  étaient les  héros, la
raconta dans  tous ses détails à Son Eminence, sans  oublier l'épisode de la
serviette.
     " C'est bien, Monsieur de  Tréville, dit  le cardinal, faites-moi tenir
cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois fleurs de lys d'or, et
je la donnerai pour guidon à votre compagnie.
     -- Monseigneur, dit M. de Tréville, il y aura injustice pour les gardes
: M. d'Artagnan n'est pas à moi, mais à M. des Essarts.
     --  Eh  bien, prenez-le,  dit  le  cardinal ;  il n'est pas juste  que,
puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent pas  dans
la même compagnie. "
     Le  même soir, M. de Tréville annonça cette  bonne nouvelle  aux  trois
mousquetaires et à d'Artagnan, en les invitant tous les quatre à déjeuner le
lendemain.
     D'Artagnan ne se possédait pas de joie. On le sait, le rêve de toute sa
vie avait été d'être mousquetaire.
     Les trois amis étaient fort joyeux.
     "  Ma foi ! dit d'Artagnan à  Athos, tu as eu une triomphante idée, et,
comme tu  l'as dit, nous y avons acquis de  la gloire, et nous avons pu lier
une conversation de la plus haute importance.
     --  Que nous  pourrons  reprendre  maintenant, sans que  personne  nous
soupçonne ; car,  avec l'aide de Dieu, nous allons passer désormais pour des
cardinalistes. "
     Le même soir, d'Artagnan alla  présenter ses hommages à M. des Essarts,
et lui faire part de l'avancement qu'il avait obtenu.
     M. des  Essarts,  qui aimait beaucoup  d'Artagnan, lui  fit  alors  ses
offres  de  service  :   ce  changement   de   corps  amenant  des  dépenses
d'équipement.
     D'Artagnan refusa  ;  mais,  trouvant l'occasion bonne,  il le pria  de
faire  estimer  le diamant  qu'il lui  remit, et dont  il désirait  faire de
l'argent.
     Le lendemain, à huit heures du matin, le valet de  M. des Essarts entra
chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept mille livres.
     C'était le prix du diamant de la reine.




     Athos avait trouvé le mot : affaire de famille . Une affaire de famille
n'était point soumise à l'investigation du cardinal ; une affaire de famille
ne regardait  personne ;  on  pouvait s'occuper devant tout  le monde  d'une
affaire de  famille. Ainsi,  Athos avait trouvé le mot : affaire de famille.
Aramis avait trouvé l'idée : les laquais.
     Porthos avait trouvé le moyen : le diamant.
     D'Artagnan seul n'avait rien trouvé, lui ordinairement le plus inventif
des  quatre  ;  mais  il  faut  dire  aussi  que  le nom seul  de Milady  le
paralysait.
     Ah ! si ; nous nous trompons :  il avait trouvé  un  acheteur  pour  le
diamant.
     Le déjeuner chez  M. de Tréville fut d'une gaieté charmante. D'Artagnan
avait  déjà  son  uniforme ; comme il  était  à peu près de  la  même taille
qu'Aramis, et  qu'Aramis, largement payé, comme on se  le  rappelle,  par le
libraire qui lui avait acheté son poème, avait fait tout en double, il avait
cédé à son ami un équipement complet.
     D'Artagnan eût été au comble de ses  voeux, s'il n'eût point vu pointer
Milady, comme un nuage sombre à l'horizon.
     Après déjeuner, on convint qu'on se réunirait le soir au logis d'Athos,
et que là on terminerait l'affaire.
     D'Artagnan  passa  la journée à montrer son  habit de mousquetaire dans
toutes les rues du camp.
     Le soir, à l'heure  dite, les quatre  amis se réunirent : il ne restait
plus que trois choses à décider :
     Ce qu'on écrirait au frère de Milady ;
     Ce qu'on écrirait à la personne adroite de Tours ;
     Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.
     Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrétion de Grimaud, qui
ne parlait que lorsque son maître lui décousait  la bouche ; Porthos vantait
la force de  Mousqueton,  qui  était  de  taille à rosser  quatre hommes  de
complexion ordinaire ; Aramis, confiant  dans l'adresse de Bazin, faisait un
éloge pompeux de son candidat  ; enfin, d'Artagnan avait foi entière dans la
bravoure  de Planchet, et rappelait de quelle façon il s'était  conduit dans
l'affaire épineuse de Boulogne.
     Ces quatre vertus disputèrent longtemps le prix, et donnèrent lieu à de
magnifiques discours, que nous ne rapporterons  pas ici,  de  peur qu'ils ne
fassent longueur.
     " Malheureusement,  dit  Athos, il  faudrait  que  celui qu'on  enverra
possédât en lui seul les quatre qualités réunies.
     -- Mais où rencontrer un pareil laquais ?
     -- Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc Grimaud.
     -- Prenez Mousqueton.
     -- Prenez Bazin.
     --  Prenez Planchet ;  Planchet  est brave et  adroit : c'est déjà deux
qualités sur quatre.
     -- Messieurs,  dit Aramis, le  principal  n'est pas de savoir lequel de
nos  quatre laquais est le plus discret, le  plus fort, le plus adroit ou le
plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le plus l'argent.
     -- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut spéculer
sur les  défauts  des gens  et non sur leurs vertus :  Monsieur l'abbé, vous
êtes un grand moraliste !
     -- Sans doute,  répliqua Aramis  ; car non seulement nous  avons besoin
d'être bien servis pour  réussir, mais encore pour ne pas  échouer ; car, en
cas d'échec, il y va de la tête, non pas pour les laquais...
     -- Plus bas, Aramis ! dit Athos.
     -- C'est juste, non pas pour les laquais,  reprit Aramis, mais  pour le
maître, et même pour les maîtres !  Nos  valets nous sont-ils assez  dévoués
pour risquer leur vie pour nous ? Non.
     -- Ma foi, dit d'Artagnan, je répondrais presque de Planchet, moi.
     --  Eh bien, mon cher ami, ajoutez  à son dévouement naturel une  bonne
somme  qui lui  donne quelque aisance, et alors, au lieu  d'en répondre  une
fois, répondez-en deux.
     -- Eh !  bon  Dieu !  vous serez trompés  tout de même,  dit Athos, qui
était optimiste  quand  il  s'agissait  des  choses,  et pessimiste quand il
s'agissait des hommes.  Ils promettront tout  pour avoir de l'argent,  et en
chemin la peur les empêchera d'agir. Une fois pris, on les serrera ; serrés,
ils avoueront.  Que diable ! nous ne sommes pas  des enfants ! Pour aller en
Angleterre (Athos baissa la voix),  il faut traverser toute la France, semée
d'espions et de créatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ;
il faut savoir l'anglais pour demander  son chemin à Londres. Tenez, je vois
la chose bien difficile.
     -- Mais point du  tout, dit d'Artagnan,  qui tenait  fort à ce  que  la
chose s'accomplît  ; je la vois  facile, au contraire, moi. Il va sans dire,
parbleu !  que  si l'on écrit à Lord  de  Winter des  choses  par-dessus les
maisons, des horreurs du cardinal...
     -- Plus bas ! dit Athos.
     -- Des  intrigues  et  des  secrets d'Etat,  continua d'Artagnan en  se
conformant  à la recommandation, il va sans dire que nous  serons tous roués
vifs  ;  mais,  pour  Dieu, n'oubliez  pas, comme vous l'avez dit vous-même,
Athos, que nous lui écrivons pour affaire de famille ; que nous lui écrivons
à cette seule fin qu'il mette Milady, dès son arrivée à Londres, hors d'état
de nous nuire. Je lui écrirai donc une lettre à peu près en ces termes :
     -- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.
     -- " Monsieur et cher ami... "
     -- Ah ! oui ; cher ami, à un Anglais, interrompit Athos ; bien commencé
!  bravo,  d'Artagnan ! Rien qu'avec ce mot-là vous serez écartelé,  au lieu
d'être roué vif.
     -- Eh bien, soit ; je dirai donc " Monsieur ", tout court.
     -- Vous pouvez même dire "  Milord ", reprit Athos, qui tenait fort aux
convenances.
     -- " Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chèvres du Luxembourg
? "
     -- Bon ! le Luxembourg à présent ! On  croira que c'est une  allusion à
la reine mère ! Voilà qui est ingénieux, dit Athos.
     -- Eh bien, nous mettrons tout simplement : " Milord,  vous souvient-il
de certain petit enclos où l'on vous sauva la vie ? "
     --  Mon  cher d'Artagnan, dit  Athos, vous ne  serez jamais  qu'un fort
mauvais rédacteur : " Où l'on vous sauva la vie ! " Fi donc  ! ce  n'est pas
digne.  On  ne  rappelle pas  ces  services-là à un  galant homme.  Bienfait
reproché, offense faite.
     -- Ah ! mon cher, dit d'Artagnan, vous êtes insupportable, et s'il faut
écrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce.
     -- Et vous faites bien. Maniez le  mousquet  et l'épée,  mon cher, vous
vous tirez galamment des deux exercices ;  mais passez la plume à M. l'abbé,
cela le regarde.
     -- Ah ! oui, au  fait, dit Porthos, passez la plume à Aramis, qui écrit
des thèses en latin, lui.
     -- Eh bien  soit !  dit d'Artagnan, rédigez-nous  cette note,  Aramis ;
mais,  de  par notre  Saint-Père  le pape  ! tenez-vous  serré, car je  vous
épluche à mon tour, je vous en préviens.
     -- Je ne  demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve confiance  que
tout  poète a en lui-même ; mais qu'on me mette  au courant  : j'ai bien ouï
dire,  de-ci,  de-là, que cette belle-soeur était une coquine, j'en  ai même
acquis la preuve en écoutant sa conversation avec le cardinal.
     -- Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.
     -- Mais, continua Aramis, le détail m'échappe.
     -- Et à moi aussi " , dit Porthos.
     D'Artagnan et  Athos se  regardèrent quelque  temps  en silence.  Enfin
Athos, après s'être recueilli, et en devenant plus pâle encore qu'il n'était
de  coutume,  fit  un  signe  d'adhésion,  d'Artagnan comprit qu'il  pouvait
parler.
     " Eh bien, voici ce  qu'il y  a à dire,  reprit d'Artagnan  : " Milord,
votre  belle-soeur est une  scélérate,  qui  a voulu  vous faire  tuer  pour
hériter de vous. Mais elle ne pouvait épouser votre frère, étant déjà mariée
en France, et ayant été... "
     D'Artagnan s'arrêta comme s'il cherchait le mot, en regardant Athos.
     " Chassée par son mari, dit Athos.
     -- Parce qu'elle avait été marquée, continua d'Artagnan.
     --  Bah ! s'écria Porthos,  impossible  !  elle a voulu faire  tuer son
beau- frère ?
     -- Oui.
     -- Elle était mariée ? demanda Aramis.
     -- Oui.
     --  Et  son  mari  s'est  aperçu  qu'elle avait, une fleur  de  lys sur
l'épaule ? s'écria Porthos.
     -- Oui. "
     Ces trois oui avaient été  dits  par  Athos, chacun avec une intonation
plus sombre.
     " Et qui l'a vue, cette fleur de lys ? demanda Aramis.
     -- D'Artagnan et moi, ou plutôt, pour observer  l'ordre  chronologique,
moi et d'Artagnan, répondit Athos.
     -- Et le mari de cette affreuse créature vit encore ? dit Aramis.
     -- Il vit encore.
     -- Vous en êtes sûr ?
     -- J'en suis sûr. "
     Il y eut un instant de froid silence,  pendant lequel  chacun se sentit
impressionné selon sa nature.
     "  Cette fois,  reprit  Athos,  interrompant  le  premier  le  silence,
d'Artagnan nous  a  donné un  excellent programme,  et c'est cela qu'il faut
écrire d'abord.
     -- Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rédaction est
épineuse. M.  le  chancelier lui-même  serait embarrassé  pour  rédiger  une
épître  de   cette  force,  et  cependant  M.  le  chancelier   rédige  très
agréablement un procès-verbal. N'importe ! taisez-vous, j'écris. "
     Aramis  en effet prit  la plume, réfléchit quelques  instants, se mit à
écrire huit ou dix lignes d'une charmante petite  écriture de  femme,  puis,
d'une voix douce et lente, comme si chaque mot eût été scrupuleusement pesé,
il lut ce qui suit :
     " Milord,
     "  La personne qui  vous  écrit ces quelques lignes a eu  l'honneur  de
croiser  l'épée avec vous dans un petit enclos de la rue d'Enfer. Comme vous
avez bien voulu, depuis, vous  dire plusieurs fois l'ami de  cette personne,
elle vous doit de reconnaître  cette amitié par un bon  avis. Deux fois vous
avez  failli  être  victime d'une  proche  parente  que  vous  croyez  votre
héritière,  parce  que  vous  ignorez  qu'avant  de  contracter  mariage  en
Angleterre, elle était déjà  mariée en France. Mais, la troisième fois,  qui
est  celle-ci, vous  pouvez  y  succomber.  Votre  parente est  partie de La
Rochelle pour l'Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivée, car elle
a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument à  savoir ce dont
elle est capable, lisez son passé sur son épaule gauche. "
     " Eh bien, voilà qui est à merveille, dit Athos, et vous avez une plume
de secrétaire  d'Etat,  mon  cher Aramis. Lord de Winter  fera  bonne  garde
maintenant,  si toutefois l'avis lui arrive ; et tombât-il aux  mains de Son
Eminence elle-même, nous ne saurions être compromis. Mais comme le valet qui
partira  pourrait nous faire accroire qu'il  a été à Londres et  s'arrêter à
Châtellerault, ne lui  donnons  avec la lettre que la moitié de la somme  en
lui promettant l'autre moitié en échange de la réponse. Avez-vous le diamant
? continua Athos.
     " J'ai mieux que cela, j'ai la somme. "
     Et  d'Artagnan jeta le sac sur  la table : au son  de l'or, Aramis leva
les yeux. Porthos tressaillit ; quant à Athos, il resta impassible.
     " Combien dans ce petit sac ? dit-il.
     -- Sept mille livres en louis de douze francs.
     -- Sept mille livres ! s'écria Porthos, ce mauvais petit diamant valait
sept mille livres ?
     -- Il  paraît, dit  Athos,  puisque les voilà ; je ne présume  pas  que
notre ami d'Artagnan y ait mis du sien.
     -- Mais, Messieurs, dans tout cela, dit d'Artagnan, nous ne pensons pas
à la  reine. Soignons un peu la santé de son cher Buckingham. C'est le moins
que nous lui devions.
     -- C'est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.
     -- Eh bien, répondit celui-ci en rougissant, que faut-il que je fasse ?
     -- Mais, répliqua Athos, c'est tout simple : rédiger une seconde lettre
pour cette adroite personne qui habite Tours. "
     Aramis reprit la plume, se  mit à réfléchir de nouveau, et écrivit  les
lignes suivantes, qu'il  soumit à l'instant même à l'approbation de ses amis
:
     " Ma chère cousine... "
     " Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente !
     -- Cousine germaine, dit Aramis.
     -- Va donc pour cousine ! "
     Aramis continua :
     " Ma chère cousine, Son Eminence le cardinal, que Dieu conserve pour le
bonheur  de la France  et la  confusion des  ennemis du royaume,  est sur le
point  d'en  finir  avec  les rebelles  hérétiques de La  Rochelle : il  est
probable que le secours de la flotte anglaise n'arrivera pas  même en vue de
la place ; j'oserai même dire que je suis certain que M. de Buckingham  sera
empêché  de  partir par quelque  grand  événement. Son Eminence est le  plus
illustre politique des temps passés, du temps  présent et  probablement  des
temps à venir.  Il éteindrait  le soleil  si le soleil le gênait. Donnez ces
heureuses  nouvelles  à votre soeur, ma  chère cousine.  J'ai rêvé  que  cet
Anglais maudit était mort. Je  ne puis me rappeler si c'était par le fer  ou
par le poison  ;  seulement ce  dont je suis sûr, c'est que j'ai  rêvé qu'il
était mort, et, vous le savez, mes rêves ne me trompent jamais. Assurez-vous
donc de me voir revenir bientôt. "
     " A merveille ! s'écria Athos, vous  êtes  le roi des poètes ; mon cher
Aramis, vous parlez comme l'Apocalypse  et  vous êtes vrai comme l'Evangile.
Il ne vous reste maintenant que l'adresse à mettre sur cette lettre.
     -- C'est bien facile " , dit Aramis.
     Il plia coquettement la lettre, la reprit et écrivit :
     " A Mademoiselle Marie Michon, lingère à Tours. "
     Les trois amis se regardèrent en riant : ils étaient pris.
     "  Maintenant, dit  Aramis, vous comprenez,  Messieurs, que Bazin  seul
peut  porter  cette lettre à Tours ;  ma cousine ne connaît que Bazin et n'a
confiance qu'en lui : tout autre ferait échouer l'affaire.  D'ailleurs Bazin
est  ambitieux et  savant ; Bazin a lu l'histoire, Messieurs,  il  sait  que
Sixte Quint est devenu pape après avoir gardé les pourceaux ; Eh bien, comme
il compte se mettre d'Eglise  en même temps que moi,  il  ne désespère pas à
son tour de devenir pape ou tout au  moins  cardinal :  vous comprenez qu'un
homme qui a  de pareilles  visées  ne se laissera pas  prendre, ou, s'il est
pris, subira le martyre plutôt que de parler.
     -- Bien,  bien, dit  d'Artagnan,  je vous passe de grand coeur  Bazin ;
mais passez-moi Planchet : Milady l'a fait jeter à la  porte, certain  jour,
avec force coups  de bâton ; or Planchet a  bonne mémoire, et,  je  vous  en
réponds,  s'il  peut  supposer  une  vengeance possible,  il se  fera plutôt
échiner que  d'y  renoncer.  Si  vos  affaires  de Tours sont vos  affaires,
Aramis, celles de Londres  sont les miennes.  Je prie  donc  qu'on choisisse
Planchet, lequel d'ailleurs a déjà  été à Londres avec moi et sait dire très
correctement :  London, sir, if you  please et  my master lord  d'Artagnan ;
avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en allant et en revenant.
     -- En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reçoive sept cents livres
pour aller et sept cents livres pour  revenir, et Bazin, trois  cents livres
pour aller et trois cents livres pour revenir ; cela réduira la somme à cinq
mille livres ; nous prendrons  mille livres chacun  pour les employer  comme
bon nous  semblera, et nous laisserons un  fond de  mille livres que gardera
l'abbé  pour  les cas  extraordinaires  ou les  besoins communs.  Cela  vous
va-t-il ?
     -- Mon cher  Athos,  dit Aramis, vous parlez comme  Nestor,  qui était,
comme chacun sait, le plus sage des Grecs.
     -- Eh  bien, c'est dit,  reprit  Athos, Planchet et Bazin partiront ; à
tout prendre, je ne suis pas fâché de conserver Grimaud : il est accoutumé à
mes façons et j'y  tiens ; la journée d'hier a déjà dû l'ébranler, ce voyage
le perdrait. "
     On fit venir  Planchet, et on lui donna des instructions ; il avait été
prévenu  déjà  par  d'Artagnan, qui, du  premier coup, lui  avait annoncé la
gloire, ensuite l'argent, puis le danger.
     " Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit Planchet, et
je l'avalerai si l'on me prend.
     -- Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit d'Artagnan.
     -- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par coeur demain.
"
     D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire :
     " Eh bien, que vous avais-je promis ? "
     " Maintenant, continua-t-il en s'adressant à Planchet, tu as huit jours
pour arriver  près de Lord de Winter,  tu as huit  autres jours pour revenir
ici,  en tout seize jours ; si le seizième jour de ton départ, à huit heures
du soir, tu n'es pas arrivé, pas d'argent, fût-il huit heures cinq minutes.
     -- Alors, Monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.
     --  Prends  celle-ci,  dit Athos,  en lui  donnant la  sienne avec  une
insouciante générosité, et sois brave garçon. Songe que, si tu parles, si tu
bavardes, si tu flânes, tu fais couper le cou  à ton maître, qui a si grande
confiance dans ta fidélité qu'il nous a répondu de toi. Mais songe aussi que
s'il arrive, par  ta faute, malheur à d'Artagnan, je te retrouverai partout,
et ce sera pour t'ouvrir le ventre.
     -- Oh ! Monsieur ! dit Planchet, humilié  du soupçon et surtout effrayé
de l'air calme du mousquetaire.
     -- Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je t'écorche
vif.
     -- Ah ! Monsieur !
     -- Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mélodieuse, songe que je
te brûle à petit feu comme un sauvage.
     -- Ah ! Monsieur ! "
     Et  Planchet  se  mit  à  pleurer ;  nous n'oserions dire si ce  fut de
terreur, à cause des menaces qui lui étaient faites, ou d'attendrissement de
voir quatre amis si étroitement unis.
     D'Artagnan lui prit la main, et l'embrassa.
     " Vois-tu,  Planchet, lui dit-il, ces Messieurs te disent tout cela par
tendresse pour moi, mais au fond ils t'aiment.
     -- Ah ! Monsieur ! dit Planchet, ou je réussirai, ou l'on me coupera en
quatre ; me coupât-on en quatre, soyez convaincu qu'il  n'y a pas un morceau
qui parlera. "
     Il  fut décidé  que  Planchet partirait  le lendemain à  huit heures du
matin, afin, comme il l'avait dit, qu'il pût, pendant la nuit,  apprendre la
lettre par coeur. Il gagna juste douze heures à  cet arrangement ; il devait
être revenu le seizième jour, à huit heures du soir.
     Le matin,  au moment où il allait monter  à cheval, d'Artagnan,  qui se
sentait au fond du coeur un faible pour le duc, prit Planchet à part.
     " Ecoute,  lui dit-il,  quand tu auras remis la lettre à Lord de Winter
et  qu'il l'aura  lue,  tu lui  diras encore  : " Veillez sur  Sa Grâce Lord
Buckingham, car on  veut l'assassiner. " Mais ceci, Planchet, vois-tu, c'est
si grave et si  important, que je n'ai pas même voulu avouer à mes amis  que
je  te  confierais ce secret, et que pour une commission de capitaine  je ne
voudrais pas te l'écrire.
     -- Soyez tranquille,  Monsieur, dit  Planchet, vous verrez si l'on peut
compter sur moi. "
     Et monté sur un excellent cheval,  qu'il devait quitter  à vingt lieues
de là pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le coeur un peu serré
par la  triple  promesse  que  lui avaient faite  les mousquetaires, mais du
reste dans les meilleures dispositions du monde.
     Bazin partit  le lendemain matin pour  Tours,  et  eut  huit jours pour
faire sa commission.
     Les quatre amis, pendant toute la durée de ces deux absences,  avaient,
comme on le comprend bien, plus que jamais l'oeil au guet, le nez au vent et
l'oreille aux écoutes.  Leurs journées se passaient à  essayer de surprendre
ce qu'on  disait,  à  guetter les  allures  du  cardinal  et à  flairer  les
courriers qui arrivaient.  Plus d'une fois un  tremblement insurmontable les
prit,  lorsqu'on  les appela pour  quelque service  inattendu.  Ils  avaient
d'ailleurs  à  se garder pour leur propre sûreté ; Milady  était un  fantôme
qui,  lorsqu'il  était apparu une fois aux gens,  ne les laissait pas dormir
tranquillement.
     Le matin du  huitième  jour, Bazin,  frais  comme toujours  et souriant
selon son habitude,  entra  dans le  cabaret du Parpaillot, comme les quatre
amis étaient en train de déjeuner, en disant, selon la convention arrêtée :
     " Monsieur Aramis, voici la réponse de votre cousine. "
     Les  quatre  amis échangèrent un coup d'oeil joyeux :  la moitié de  la
besogne  était faite ;  il est vrai que c'était  la  plus courte et la  plus
facile.
     Aramis  prit, en  rougissant malgré  lui, la  lettre,  qui était  d'une
écriture grossière et sans orthographe.
     " Bon Dieu ! s'écria-t-il en riant, décidément j'en  désespère ; jamais
cette pauvre Michon n'écrira comme M. de Voiture.
     -- Qu'est-ce  que  cela feut dire, cette  baufre  Migeon ?  demanda  le
Suisse, qui était en train  de causer  avec les quatre amis quand  la lettre
était arrivée.
     --  Oh  !  mon Dieu ! moins que  rien,  dit Aramis, une  petite lingère
charmante que j'aimais fort et à qui j'ai demandé quelques lignes de sa main
en manière de souvenir.
     -- Dutieu ! dit le  Suisse ; zi zella  il être auzi grante tame que son
l'égridure, fous l'être en ponne fordune, mon gamarate ! "
     Aramis lut la lettre et la passa à Athos.
     " Voyez donc ce qu'elle m'écrit, Athos " , dit-il.
     Athos  jeta un  coup d'oeil sur l'épître,  et, pour faire évanouir tous
les soupçons qui auraient pu naître, lut tout haut :
     " Mon cousin, ma soeur et moi  devinons très bien les rêves, et nous en
avons même une peur affreuse ;  mais du vôtre,  on pourra dire, je l'espère,
tout songe est mensonge. Adieu ! portez-vous bien, et faites que de temps en
temps nous entendions parler de vous.
     " AGLAE MICHON. "
     " Et  de  quel rêve  parle-t-elle ?  demanda  le  dragon,  qui  s'était
approché pendant la lecture.
     -- Foui, te quel rêfe ? dit le Suisse.
     -- Eh !  pardieu ! dit Aramis, c'est tout  simple,  d'un rêve que  j'ai
fait et que je lui ai raconté.
     -- Oh ! foui, par Tieu ! c'être tout simple de ragonter son rêfe ; mais
moi je ne rêfe jamais.
     -- Vous êtes fort heureux,  dit Athos en se levant, et je voudrais bien
pouvoir en dire autant que vous !
     -- Chamais  !  reprit  le  Suisse, enchanté qu'un homme comme Athos lui
enviât quelque chose, chamais ! chamais ! "
     D'Artagnan, voyant qu'Athos se levait, en fit autant, prit son bras, et
sortit.
     Porthos et Aramis restèrent pour  faire face aux quolibets du dragon et
du Suisse.
     Quant à  Bazin, il s'alla coucher sur une botte de paille ; et comme il
avait  plus d'imagination que le Suisse, il rêva que M. Aramis, devenu pape,
le coiffait d'un chapeau de cardinal.
     Mais, comme nous l'avons  dit,  Bazin n'avait, par son  heureux retour,
enlevé qu'une partie de l'inquiétude qui  aiguillonnait les quatre amis. Les
jours de l'attente  sont longs, et d'Artagnan surtout  aurait parié  que les
jours  avaient maintenant quarante-huit  heures.  Il oubliait  les  lenteurs
obligées de la navigation, il s'exagérait la puissance de Milady. Il prêtait
à cette femme,  qui lui apparaissait  pareille à  un démon,  des auxiliaires
surnaturels comme elle ;  il s'imaginait,  au  moindre bruit,  qu'on  venait
l'arrêter,  et qu'on  ramenait Planchet pour le  confronter avec  lui et ses
amis. Il y a plus : sa  confiance autrefois  si grande dans le  digne Picard
diminuait de jour en jour. Cette inquiétude était si grande, qu'elle gagnait
Porthos et Aramis. Il n'y  avait qu'Athos qui  demeurât impassible, comme si
aucun danger ne s'agitait autour de lui,  et  qu'il respirât son  atmosphère
quotidienne.
     Le seizième jour surtout, ces  signes  d'agitation étaient  si visibles
chez d'Artagnan  et ses deux amis, qu'ils ne  pouvaient  rester en place, et
qu'ils erraient  comme des ombres sur  le chemin par  lequel devait  revenir
Planchet.
     " Vraiment,  leur disait  Athos, vous n'êtes pas des hommes,  mais  des
enfants, pour qu'une femme vous fasse si grand-peur ! Et de quoi  s'agit-il,
après tout ? D'être  emprisonnés ! Eh bien, mais on nous tirera de prison  :
on en a bien retiré Mme Bonacieux. D'être  décapités ? Mais tous  les jours,
dans la tranchée, nous allons  joyeusement  nous exposer à pis que cela, car
un boulet peut nous casser la jambe, et je  suis convaincu qu'un  chirurgien
nous fait  plus  souffrir en  nous coupant la cuisse  qu'un bourreau en nous
coupant la tête. Demeurez  donc tranquilles ; dans deux heures, dans quatre,
dans six heures, au  plus tard, Planchet sera ici : il a promis d'y être, et
moi j'ai très grande foi aux promesses de Planchet, qui m'a  l'air d'un fort
brave garçon.
     -- Mais s'il n'arrive pas ? dit d'Artagnan.
     -- Eh bien,  s'il n'arrive pas, c'est  qu'il  aura été  retardé,  voilà
tout.  Il  peut  être  tombé de  cheval, il  peut  avoir  fait  une cabriole
par-dessus le pont, il peut  avoir couru si vite  qu'il  en  ait attrapé une
fluxion de poitrine. Eh ! Messieurs  ! faisons donc la part  des événements.
La vie est un chapelet de petites misères que le philosophe égrène en riant.
Soyez philosophes comme moi, Messieurs, mettez-vous à table et buvons ; rien
ne fait paraître l'avenir couleur de rose comme de le regarder  à travers un
verre de chambertin.
     --  C'est  fort bien, répondit d'Artagnan ; mais je suis las  d'avoir à
craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la cave de Milady.
     -- Vous êtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme !
     -- Une femme de marque ! " dit Porthos avec son gros rire.
     Athos  tressaillit,  passa  la  main  sur  son front pour en essuyer la
sueur,  et se leva  à son  tour  avec un  mouvement  nerveux  qu'il  ne  put
réprimer.
     Le  jour s'écoula cependant, et le soir vint plus lentement, mais enfin
il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ; Athos, qui avait empoché sa
part du diamant, ne quittait plus le Parpaillot. Il avait  trouvé dans M. de
Busigny,  qui, au  reste, leur avait donné un dîner  magnifique,  un partner
digne  de lui.  Ils jouaient  donc  ensemble, comme d'habitude,  quand  sept
heures sonnèrent : on entendit  passer les patrouilles qui allaient  doubler
les postes ; à sept heures et demie la retraite sonna.
     " Nous sommes perdus, dit d'Artagnan à l'oreille d'Athos.
     -- Vous  voulez dire que nous  avons perdu, dit tranquillement Athos en
tirant quatre  pistoles de  sa  poche et en les jetant sur la table. Allons,
Messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons nous coucher. "
     Et  Athos sortit  du  Parpaillot suivi  de  d'Artagnan.  Aramis  venait
derrière donnant  le bras à Porthos.  Aramis mâchonnait des vers, et Porthos
s'arrachait de  temps en  temps  quelques  poils  de  moustache en  signe de
désespoir.
     Mais voilà que tout à coup, dans  l'obscurité, une  ombre  se  dessine,
dont la forme est familière à d'Artagnan, et qu'une voix bien connue lui dit
:
     " Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce soir.
     -- Planchet ! s'écria d'Artagnan, ivre de joie.
     -- Planchet ! répétèrent Porthos et Aramis.
     -- Eh bien, oui, Planchet, dit  Athos,  qu'y a-t-il d'étonnant à cela ?
Il avait promis d'être de retour à huit heures, et voilà les huit heures qui
sonnent. Bravo  ! Planchet, vous êtes un garçon de parole, et si jamais vous
quittez votre maître, je vous garde une place à mon service.
     --  Oh  !  non,  jamais,  dit  Planchet,  jamais  je  ne  quitterai  M.
d'Artagnan. "
     En même temps d'Artagnan sentit  que Planchet  lui  glissait  un billet
dans la main.
     D'Artagnan  avait grande  envie d'embrasser Planchet au retour comme il
l'avait  embrassé  au départ ; mais il eut peur que cette marque d'effusion,
donnée  à son  laquais  en  pleine rue,  ne parût extraordinaire  à  quelque
passant, et il se contint.
     " J'ai le billet, dit-il à Athos et à ses amis.
     -- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. "
     Le billet brûlait la main de d'Artagnan  :  il voulait hâter  le pas  ;
mais Athos lui prit le bras et le passa  sous le sien, et force fut au jeune
homme de régler sa course sur celle de son ami.
     Enfin on entra  dans  la  tente,  on alluma  une  lampe, et tandis  que
Planchet  se  tenait sur la porte  pour  que  les quatre amis ne fussent pas
surpris,  d'Artagnan, d'une main  tremblante,  brisa le cachet et  ouvrit la
lettre tant attendue.
     Elle contenait  une  demi-ligne,  d'une écriture  toute  britannique et
d'une concision toute spartiate :
     " Thank you, be easy . "
     Ce qui voulait dire :
     " Merci, soyez tranquille. "
     Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la lampe, y
mit le feu, et ne la lâcha point qu'elle ne fût réduite en cendres.
     Puis appelant Planchet :
     "  Maintenant, mon  garçon, lui dit-il, tu peux réclamer tes sept cents
livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec un billet comme celui- là.
     -- Ce n'est pas  faute que  j'aie inventé bien des moyens de le serrer,
dit Planchet.
     -- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela.
     -- Dame ! c'est bien long, Monsieur.
     -- Tu as  raison,  Planchet, dit Athos  ; d'ailleurs  la  retraite  est
battue,  et nous serions remarqués en  gardant de la lumière plus  longtemps
que les autres.
     -- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet !
     -- Ma foi, Monsieur ! ce sera la première fois depuis seize jours.
     -- Et moi aussi ! dit d'Artagnan.
     -- Et moi aussi ! répéta Porthos.
     -- Et moi aussi ! répéta Aramis.
     -- Eh bien,  voulez-vous que je vous avoue la vérité ? et moi aussi ! "
dit Athos.




     Cependant Milady, ivre de  colère, rugissant  sur le pont  du bâtiment,
comme une lionne qu'on embarque, avait été tentée  de se jeter à la mer pour
regagner la  côte, car elle ne pouvait se  faire à l'idée  qu'elle avait été
insultée  par d'Artagnan, menacée  par Athos, et qu'elle quittait la  France
sans se venger d'eux. Bientôt, cette idée était devenue pour  elle tellement
insupportable,  qu'au  risque de  ce qui  pouvait  arriver de terrible  pour
elle-même, elle avait supplié le capitaine de la jeter sur la côte ; mais le
capitaine, pressé d'échapper à sa fausse position, placé entre les croiseurs
français et anglais, comme la chauve-souris entre  les rats et les  oiseaux,
avait grande hâte de regagner l'Angleterre,  et refusa obstinément d'obéir à
ce qu'il prenait pour un caprice de femme, promettant à sa passagère, qui au
reste lui était particulièrement recommandée  par  le cardinal, de la jeter,
si la mer et les Français le permettaient, dans un des ports de la Bretagne,
soit à Lorient, soit à  Brest ; mais en attendant, le  vent était contraire,
la mer mauvaise, on louvoyait et l'on  courait des bordées. Neuf jours après
la sortie de la Charente,  Milady, toute pâle de ses chagrins et de sa rage,
voyait apparaître seulement les côtes bleuâtres du Finistère.
     Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir près du
cardinal  il lui  fallait au moins  trois jours ;  ajoutez un  jour pour  le
débarquement  et  cela faisait quatre  ;  ajoutez  ces quatre jours aux neuf
autres, c'était  treize jours de perdus,  treize jours pendant lesquels tant
d'événements importants se pouvaient passer à Londres. Elle  songea que sans
aucun doute le cardinal serait furieux de son retour,  et que par conséquent
il serait plus disposé à écouter  les plaintes  qu'on porterait contre  elle
que les  accusations  qu'elle porterait contre les  autres. Elle laissa donc
passer Lorient  et Brest  sans insister près du capitaine, qui, de son côté,
se garda bien de  lui  donner l'éveil. Milady continua donc  sa route, et le
jour  même  où  Planchet  s'embarquait  de  Portsmouth  pour  la France,  la
messagère de Son Eminence entrait triomphante dans le port.
     Toute la  ville  était agitée d'un mouvement extraordinaire : -- quatre
grands  vaisseaux récemment  achevés  venaient d'être lancés  à la  mer ; --
debout  sur  la jetée, chamarré  d'or, éblouissant, selon  son habitude,  de
diamants  et de pierreries, le feutre orné d'une plume blanche qui retombait
sur son épaule, on voyait Buckingham  entouré d'un état- major presque aussi
brillant que lui.
     C'était une de ces belles et rares journées d'hiver où l'Angleterre  se
souvient qu'il y a un soleil. L'astre pâli, mais cependant splendide encore,
se couchait à l'horizon, empourprant à la fois le  ciel et la mer de  bandes
de  feu et  jetant sur  les tours et les vieilles maisons  de  la  ville  un
dernier  rayon  d'or qui faisait  étinceler  les vitres comme le reflet d'un
incendie.  Milady,  en  respirant  cet  air de  l'Océan  plus  vif  et  plus
balsamique à l'approche de  la terre, en contemplant  toute la  puissance de
ces préparatifs  qu'elle était  chargée de  détruire, toute la puissance  de
cette  armée  qu'elle  devait  combattre à elle seule -- elle  femme -- avec
quelques sacs  d'or, se compara  mentalement  à Judith,  la terrible  Juive,
lorsqu'elle  pénétra  dans  le camp  des Assyriens et  qu'elle vit la  masse
énorme de chars, de  chevaux,  d'hommes et  d'armes  qu'un  geste de sa main
devait dissiper comme un nuage de fumée.
     On entra dans la rade ; mais comme on s'apprêtait à y jeter l'ancre, un
petit cutter formidablement armé s'approcha du bâtiment marchand, se donnant
comme garde-côte,  et fit  mettre  à  la mer son canot, qui  se dirigea vers
l'échelle. Ce canot renfermait un officier, un  contremaître et huit rameurs
;  l'officier  seul monta à  bord, où il fut  reçu  avec  toute la déférence
qu'inspire l'uniforme.
     L'officier  s'entretint quelques instants avec  le patron, lui fit lire
un papier dont il était porteur, et, sur l'ordre du capitaine marchand, tout
l'équipage du bâtiment, matelots et passagers, fut appelé sur le pont.
     Lorsque cette espèce d'appel fut fait, l'officier s'enquit tout haut du
point de départ du brick, de sa route, de  ses atterrissements, et à  toutes
les questions  le capitaine  satisfit sans  hésitation  et sans  difficulté.
Alors l'officier commença de  passer la  revue de toutes les  personnes  les
unes après les autres,  et, s'arrêtant à Milady, la  considéra avec un grand
soin, mais sans lui adresser une seule parole.
     Puis il  revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ;  et, comme
si c'eût été à lui  désormais  que le bâtiment  dût  obéir,  il commanda une
manoeuvre que l'équipage  exécuta  aussitôt.  Alors le bâtiment se  remit en
route, toujours escorté du petit  cutter, qui voguait bord à  bord avec lui,
menaçant  son flanc de la  bouche de ses six canons  ; tandis que la  barque
suivait dans le sillage du navire, faible point près de l'énorme masse.
     Pendant  l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady, comme on
le  pense bien, l'avait de son côté dévoré du regard. Mais, quelque habitude
que  cette femme aux yeux de flamme eût  de lire  dans le coeur de ceux dont
elle avait besoin de deviner les  secrets, elle trouva cette fois  un visage
d'une impassibilité telle qu'aucune découverte ne  suivit son investigation.
L'officier  qui  s'était arrêté  devant elle et qui l'avait  silencieusement
étudiée avec tant  de soin pouvait être âgé de vingt-cinq à  vingt-six  ans,
était  blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu enfoncés ; sa bouche,
fine et bien dessinée, demeurait immobile dans  ses  lignes  correctes ; son
menton, vigoureusement accusé, dénotait cette force de volonté qui,  dans le
type  vulgaire britannique, n'est  ordinairement  que de  l'entêtement ;  un
front un  peu fuyant, comme il convient aux poètes, aux enthousiastes et aux
soldats, était à peine ombragé d'une  chevelure courte  et clairsemée,  qui,
comme la barbe qui couvrait le bas de  son visage, était d'une belle couleur
châtain foncé.
     Lorsqu'on  entra  dans  le   port,  il  faisait  déjà  nuit.  La  brume
épaississait  encore  l'obscurité  et  formait  autour  des  fanaux  et  des
lanternes  des  jetées un cercle pareil à celui qui entoure la lune quand le
temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait était triste, humide
et froid.
     Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgré elle.
     L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage
dans  le  canot ;  et  lorsque cette opération  fut  faite,  il l'invita à y
descendre elle-même en lui tendant sa main.
     Milady regarda cet homme et hésita.
     " Qui  êtes-vous, Monsieur, demanda-t-elle,  qui  avez la bonté de vous
occuper si particulièrement de moi ?
     -- Vous  devez le voir, Madame, à mon uniforme ; je suis officier de la
marine anglaise, répondit le jeune homme.
     --  Mais  enfin,  est-ce  l'habitude  que les officiers  de  la  marine
anglaise se mettent  aux  ordres de  leurs compatriotes lorsqu'ils  abordent
dans un port  de  la Grande-Bretagne, et poussent  la galanterie jusqu'à les
conduire à terre ?
     --  Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par  galanterie, mais  par
prudence,  qu'en  temps  de  guerre  les  étrangers soient  conduits  à  une
hôtellerie  désignée,  afin que jusqu'à  parfaite  information  sur  eux ils
restent sous la surveillance du gouvernement. "
     Ces mots furent prononcés avec la politesse la plus  exacte et le calme
le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de convaincre Milady.
     " Mais je ne suis  pas étrangère, Monsieur, dit-elle  avec  l'accent le
plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth à Manchester, je me nomme Lady
Clarick, et cette mesure...
     -- Cette mesure est générale, Milady, et vous tenteriez  inutilement de
vous y soustraire.
     -- Je vous suivrai donc, Monsieur. "
     Et  acceptant  la  main  de  l'officier,  elle  commença  de  descendre
l'échelle au bas de laquelle l'attendait le canot. L'officier la suivit ; un
grand manteau était étendu à  la poupe,  l'officier  la fit asseoir  sur  le
manteau et s'assit près d'elle.
     " Nagez " , dit-il aux matelots.
     Les huit rames retombèrent dans la mer, ne formant qu'un seul bruit, ne
frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur la surface de l'eau.
     Au bout de cinq minutes on touchait à terre.
     L'officier sauta sur le quai et offrit la main à Milady.
     Une voiture attendait.
     " Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady.
     -- Oui, Madame, répondit l'officier.
     -- L'hôtellerie est donc bien loin ?
     -- A l'autre bout de la ville.
     -- Allons " , dit Milady.
     Et elle monta résolument dans la voiture.
     L'officier veilla à  ce que les paquets fussent  soigneusement attachés
derrière  la caisse, et  cette opération  terminée, prit sa  place  près  de
Milady et referma la portière.
     Aussitôt, sans qu'aucun ordre fût donné et sans qu'on eût besoin de lui
indiquer sa destination,  le cocher partit  au galop et  s'enfonça dans  les
rues de la ville.
     Une réception si étrange devait  être pour Milady une  ample matière  à
réflexion  ; aussi, voyant que  le jeune  officier  ne paraissait  nullement
disposé à lier conversation,  elle s'accouda dans un angle de  la voiture et
passa les unes après  les autres en revue toutes  les  suppositions  qui  se
présentaient à son esprit.
     Cependant,  au bout  d'un  quart  d'heure, étonnée de  la  longueur  du
chemin, elle  se  pencha vers la portière  pour voir où on la conduisait. On
n'apercevait  plus de maisons ; des arbres apparaissaient  dans les ténèbres
comme de grands fantômes noirs courant les uns après les autres.
     Milady frissonna.
     " Mais nous ne sommes plus dans la ville, Monsieur " , dit-elle.
     Le jeune officier garda le silence.
     " Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas où vous me conduisez
; je vous en préviens, Monsieur ! "
     Cette menace n'obtint aucune réponse.
     " Oh ! c'est trop fort ! s'écria Milady, au secours ! au secours ! "
     Pas une voix ne répondit à la sienne,  la  voiture  continua de  rouler
avec rapidité ; l'officier semblait une statue.
     Milady  regarda  l'officier  avec  une  de  ces expressions  terribles,
particulières  à son  visage et qui manquaient si  rarement leur effet  ; la
colère faisait étinceler ses yeux dans l'ombre.
     Le jeune homme resta impassible.
     Milady voulut ouvrir la portière et se précipiter.
     " Prenez garde, Madame, dit froidement le jeune homme, vous vous tuerez
en sautant. "
     Milady se rassit écumante ; l'officier se pencha, la regarda à son tour
et  parut surpris de voir cette figure, si belle naguère, bouleversée par la
rage  et  devenue presque  hideuse. L'astucieuse créature comprit qu'elle se
perdait en laissant  voir ainsi dans son âme ; elle rasséréna ses traits, et
d'une voix gémissante :
     " Au nom du  Ciel,  Monsieur ! dites-moi  si  c'est  à vous, si c'est à
votre gouvernement, si  c'est à un ennemi que je  dois attribuer la violence
que l'on me fait ?
     -- On ne vous fait aucune violence, Madame, et ce  qui  vous arrive est
le résultat d'une mesure toute simple que nous sommes forcés de prendre avec
tous ceux qui débarquent en Angleterre.
     -- Alors vous ne me connaissez pas, Monsieur ?
     -- C'est la première fois que j'ai l'honneur de vous voir.
     -- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre moi ?
     -- Aucun, je vous le jure. "
     Il y  avait  tant de  sérénité, de sang-froid, de douceur  même dans la
voix du jeune homme, que Milady fut rassurée.
     Enfin, après une heure de marche à peu près, la voiture s'arrêta devant
une grille de fer qui fermait un chemin creux conduisant à un château sévère
de forme, massif et  isolé. Alors, comme les  roues  tournaient sur un sable
fin, Milady entendit un vaste mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de
la mer qui vient se briser sur une côte escarpée.
     La voiture  passa  sous deux voûtes, et  enfin s'arrêta dans  une  cour
sombre et carrée ; presque aussitôt  la  portière de la voiture s'ouvrit, le
jeune  homme sauta  légèrement  à terre  et  présenta sa main à  Milady, qui
s'appuya dessus, et descendit à son tour avec assez de calme.
     " Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en ramenant
ses yeux sur le jeune  officier avec  le  plus gracieux sourire, que je suis
prisonnière ; mais  ce ne sera pas pour longtemps, j'en suis  sûre,  ajouta-
t-elle, ma conscience et votre politesse, Monsieur, m'en sont garants. "
     Si flatteur que fût le  compliment, l'officier ne répondit rien ; mais,
tirant  de  sa  ceinture un petit sifflet d'argent pareil  à  celui dont  se
servent les contremaîtres sur les bâtiments de guerre, il siffla trois fois,
sur  trois  modulations  différentes  :  alors  plusieurs  hommes  parurent,
dételèrent les chevaux fumants et emmenèrent la voiture sous une remise.
     Puis  l'officier,  toujours  avec la même  politesse  calme, invita  sa
prisonnière à entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son même visage
souriant, lui prit  le  bras, et entra  avec lui  sous  une  porte basse  et
cintrée  qui,  par  une  voûte  éclairée seulement au fond,  conduisait à un
escalier de pierre tournant autour d'une arête de pierre  ; puis on s'arrêta
devant une  porte  massive qui, après  l'introduction dans la  serrure d'une
clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement  sur  ses gonds et
donna ouverture à la chambre destinée à Milady.
     D'un  seul  regard,  la  prisonnière  embrassa  l'appartement dans  ses
moindres détails.
     C'était une chambre dont l'ameublement était à la fois bien propre pour
une prison et bien sévère pour une habitation d'homme libre ; cependant, des
barreaux aux fenêtres et  des verrous  extérieurs à la  porte décidaient  le
procès en faveur de la prison.
     Un  instant toute la  force d'âme de cette créature, trempée  cependant
aux sources les plus  vigoureuses, l'abandonna ; elle tomba sur un fauteuil,
croisant  les bras, baissant la tête, et s'attendant à chaque instant à voir
entrer un juge pour l'interroger.
     Mais  personne  n'entra,  que  deux  ou trois  soldats  de  marine  qui
apportèrent  les malles et les caisses, les déposèrent  dans  un  coin et se
retirèrent sans rien dire.
     L'officier  présidait à tous  ces détails avec le même calme que Milady
lui  avait constamment  vu,  ne prononçant  pas une parole  lui-même, et  se
faisant obéir d'un geste de sa main ou d'un coup de son sifflet.
     On eût dit  qu'entre  cet homme  et  ses inférieurs  la  langue  parlée
n'existait pas ou devenait inutile.
     Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence :
     " Au nom du Ciel, Monsieur  ! s'écria-t-elle, que veut dire tout ce qui
se passe ? Fixez mes irrésolutions ; j'ai du courage pour tout danger que je
prévois, pour tout malheur que je comprends. Où suis-je et que suis-je ici ?
Suis-je libre, pourquoi ces  barreaux et  ces portes ?  Suis-je prisonnière,
quel crime ai-je commis ?
     -- Vous êtes ici  dans l'appartement qui vous est destiné, Madame. J'ai
reçu l'ordre d'aller vous prendre en mer et de vous conduire en ce château :
cet ordre, je l'ai accompli, je crois, avec  toute  la rigidité d'un soldat,
mais  aussi avec toute la  courtoisie d'un  gentilhomme.  Là se  termine, du
moins  jusqu'à présent,  la charge que j'avais à remplir  près  de  vous, le
reste regarde une autre personne.
     --  Et cette  autre  personne,  quelle  est-elle  ? demanda Milady ; ne
pouvez-vous me dire son nom ?... "
     En ce moment  on entendit par les escaliers  un grand bruit d'éperons ;
quelques  voix  passèrent  et s'éteignirent, et le bruit d'un  pas  isolé se
rapprocha de la porte.
     " Cette personne, la voici, Madame "  , dit l'officier en démasquant le
passage, et en se rangeant dans l'attitude du respect et de la soumission.
     En même temps, la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le seuil.
     Il était sans chapeau, portait l'épée au côté, et froissait un mouchoir
entre ses doigts.
     Milady  crut reconnaître cette ombre dans l'ombre, elle s'appuya  d'une
main sur le bras de  son fauteuil, et  avança la tête  comme pour aller  au-
devant d'une certitude.
     Alors l'étranger s'avança lentement ; et, à mesure qu'il s'avançait  en
entrant dans le cercle de  lumière  projeté par la lampe, Milady se reculait
involontairement.
     Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute :
     " Eh quoi ! mon frère !  s'écria-t-elle au comble de  la stupeur, c'est
vous ?
     -- Oui, belle dame ! répondit Lord de Winter en faisant un salut moitié
courtois, moitié ironique, moi-même.
     -- Mais alors, ce château ?
     -- Est à moi.
     -- Cette chambre ?
     -- C'est la vôtre.
     -- Je suis donc votre prisonnière ?
     -- A peu près.
     -- Mais c'est un affreux abus de la force !
     -- Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquillement, comme
il convient de faire entre un frère et une soeur. "
     Puis,  se  retournant vers la porte, et  voyant  que le  jeune officier
attendait ses derniers ordres :
     "  C'est bien,  dit-il,  je  vous remercie  ; maintenant, laissez-nous,
Monsieur Felton. "




     Pendant le temps que Lord de Winter mit à fermer la porte, à pousser un
volet et  à  approcher  un siège  du  fauteuil de  sa  belle-soeur,  Milady,
rêveuse, plongea son  regard  dans les  profondeurs de  la  possibilité,  et
découvrit toute la trame qu'elle n'avait pas même pu entrevoir, tant qu'elle
ignorait en quelles mains elle était tombée. Elle connaissait son beau-frère
pour un bon gentilhomme, franc-chasseur, joueur intrépide, entreprenant près
des  femmes,  mais  d'une  force  inférieure  à  la  sienne à  l'endroit  de
l'intrigue. Comment avait-il pu  découvrir son arrivée ? la faire  saisir  ?
Pourquoi la retenait-il ?
     Athos  lui   avait  bien  dit  quelques  mots  qui  prouvaient  que  la
conversation  qu'elle  avait  eue  avec le  cardinal était  tombée dans  des
oreilles étrangères ; mais elle ne pouvait admettre qu'il eût pu creuser une
contre-mine si prompte et si hardie.
     Elle  craignit bien plutôt que ses précédentes opérations en Angleterre
n'eussent été découvertes. Buckingham pouvait avoir deviné  que c'était elle
qui avait  coupé  les deux ferrets, et  se venger de cette petite trahison ;
mais Buckingham était incapable de se porter à aucun excès contre une femme,
surtout si cette femme était censée avoir agi par un sentiment de jalousie.
     Cette supposition  lui parut la  plus probable  ;  il  lui sembla qu'on
voulait  se venger du passé, et non aller  au-devant de l'avenir. Toutefois,
et en tout  cas, elle s'applaudit d'être tombée entre les mains de son beau-
frère, dont  elle  comptait avoir  bon marché,  plutôt qu'entre celles  d'un
ennemi direct et intelligent.
     "  Oui,  causons,  mon frère, dit-elle avec  une  espèce  d'enjouement,
décidée  qu'elle  était  à  tirer   de  la  conversation,  malgré  toute  la
dissimulation que pourrait y apporter Lord de  Winter,  les éclaircissements
dont elle avait besoin pour régler sa conduite à venir.
     --  Vous vous êtes donc  décidée à revenir  en Angleterre, dit Lord  de
Winter, malgré la  résolution que vous m'aviez si souvent manifestée à Paris
de ne jamais remettre les pieds sur le territoire de la Grande- Bretagne ? "
     Milady répondit à une question par une autre question.
     "  Avant  tout, dit-elle,  apprenez-moi donc  comment vous  m'avez fait
guetter assez  sévèrement  pour être d'avance prévenu  non  seulement de mon
arrivée, mais encore du jour, de l'heure et du port où j'arrivais. "
     Lord de Winter adopta la même tactique que Milady, pensant que, puisque
sa belle-soeur l'employait, ce devait être la bonne.
     "  Mais, dites-moi vous-même, ma  chère soeur,  reprit-il,  ce que vous
venez faire en Angleterre.
     --  Mais je viens vous voir,  reprit Milady, sans  savoir combien  elle
aggravait,  par  cette  réponse, les  soupçons  qu'avait  fait  naître  dans
l'esprit de son  beau-frère la lettre de d'Artagnan,  et  voulant  seulement
capter la bienveillance de son auditeur par un mensonge.
     -- Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter.
     -- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ?
     -- Et vous n'avez pas, en venant  en Angleterre, d'autre  but que de me
voir ?
     -- Non.
     -- Ainsi,  c'est pour moi  seul  que vous vous êtes donnée  la peine de
traverser la Manche ?
     -- Pour vous seul.
     -- Peste ! quelle tendresse, ma soeur !
     -- Mais ne  suis-je pas votre plus proche  parente  ? demanda Milady du
ton de la plus touchante naïveté.
     -- Et même ma seule héritière,  n'est-ce pas ? " dit à son tour Lord de
Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady.
     Quelque puissance qu'elle eût  sur elle-même, Milady  ne put s'empêcher
de  tressaillir, et comme, en prononçant  les  dernières paroles qu'il avait
dites,  Lord de Winter avait  posé la main  sur  le  bras  de  sa soeur,  ce
tressaillement ne lui échappa point.
     En effet, le  coup était direct et profond. La première idée qui vint à
l'esprit de Milady fut qu'elle  avait été  trahie par Ketty, et que celle-ci
avait  raconté   au  baron  cette  aversion   intéressée  dont   elle  avait
imprudemment  laissé échapper  des  marques devant  sa  suivante  ;  elle se
rappela aussi  la  sortie furieuse et imprudente qu'elle avait  faite contre
d'Artagnan, lorsqu'il avait sauvé la vie de son beau-frère.
     " Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner  du  temps et faire
parler son  adversaire.  Que  voulez-vous dire  ? Et  y  a-t-il quelque sens
inconnu caché sous vos paroles ?
     -- Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente bonhomie ;
vous  avez le désir de me voir, et vous venez en Angleterre.  J'apprends  ce
désir, ou plutôt je me doute que  vous l'éprouvez, et afin  de vous épargner
tous  les ennuis d'une arrivée nocturne dans un  port, toutes  les  fatigues
d'un débarquement, j'envoie un de mes officiers au- devant de vous ; je mets
une voiture à ses ordres, et il vous amène ici dans ce château, dont je suis
gouverneur, où je viens tous les  jours,  et où, pour que notre double désir
de nous voir soit satisfait, je vous fais  préparer une chambre. Qu'y a-t-il
dans tout ce que je dis là de plus étonnant  que dans ce que vous m'avez dit
?
     -- Non, ce que je trouve d'étonnant, c'est que vous ayez été prévenu de
mon arrivée.
     -- C'est cependant  la  chose la plus  simple, ma chère soeur : n'avez-
vous pas vu que le capitaine de votre petit bâtiment avait, en  entrant dans
la rade, envoyé en avant et afin d'obtenir son entrée dans le port, un petit
canot porteur de son livre de  loch et de son  registre d'équipage ? Je suis
commandant du port, on m'a apporté  ce livre, j'y ai reconnu votre  nom. Mon
coeur  m'a dit ce  que vient  de me confier votre bouche,  c'est-à-dire dans
quel but vous vous  exposiez aux dangers d'une mer  si périlleuse ou tout au
moins si fatigante  en ce moment,  et j'ai  envoyé mon  cutter  au-devant de
vous. Vous savez le reste. "
     Milady  comprit  que  Lord  de  Winter  mentait  et  n'en  fut que plus
effrayée.
     " Mon frère, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham que je vis
sur la jetée, le soir, en arrivant ?
     -- Lui-même. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frappée, reprit Lord
de Winter : vous venez d'un pays  où l'on doit beaucoup s'occuper de lui, et
je sais  que  ses armements  contre la France préoccupent fort votre ami  le
cardinal.
     -- Mon ami le cardinal ! s'écria Milady, voyant que, sur ce point comme
sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout.
     -- N'est-il donc point votre ami ? reprit négligemment le baron  ; ah !
pardon, je  le croyais ;  mais nous  reviendrons à Milord duc plus tard,  ne
nous écartons  point du tour sentimental  que  la conversation  avait pris :
vous veniez, disiez-vous, pour me voir ?
     -- Oui.
     -- Eh bien, je  vous ai répondu que vous seriez servie à souhait et que
nous nous verrions tous les jours.
     -- Dois-je  donc demeurer éternellement  ici ?  demanda Milady avec  un
certain effroi.
     --  Vous trouveriez-vous mal logée,  ma  soeur ? demandez ce  qui  vous
manque, et je m'empresserai de vous le faire donner.
     -- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens...
     -- Vous aurez tout cela, Madame ; dites-moi sur quel pied votre premier
mari  avait monté votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-frère, je
vous la monterai sur un pied pareil.
     -- Mon premier mari ! s'écria Milady  en  regardant Lord de Winter avec
des yeux effarés.
     -- Oui, votre  mari français ; je ne parle pas de mon  frère. Au reste,
si vous l'avez oublié, comme  il vit encore, je pourrais lui écrire et il me
ferait passer des renseignements à ce sujet. "
     Une sueur froide perla sur le front de Milady.
     " Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde.
     --  En  ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et  en faisant un
pas en arrière.
     -- Ou plutôt vous m'insultez,  continua-t-elle en pressant de ses mains
crispées les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur ses poignets.
     -- Vous insulter,  moi  !  dit Lord de Winter  avec mépris ; en vérité,
Madame, croyez-vous que ce soit possible ?
     -- En vérité,  Monsieur,  dit Milady,  vous êtes  ou ivre  ou insensé ;
sortez et envoyez-moi une femme.
     -- Des femmes sont bien indiscrètes, ma soeur ! ne pourrais-je pas vous
servir de suivante ? de cette façon tous nos secrets resteraient en famille.
     -- Insolent ! s'écria Milady, et, comme mue par un ressort, elle bondit
sur le baron, qui l'attendait  avec impassibilité, mais  une  main cependant
sur la garde de son épée.
     -- Eh ! eh  ! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner les
gens, mais je me défendrai, moi, je vous en préviens, fût-ce contre vous.
     -- Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites  l'effet d'être
assez lâche pour porter la main sur une femme.
     --  Peut-être  que oui, d'ailleurs j'aurais  mon  excuse : ma  main  ne
serait pas la première main d'homme qui se serait posée sur vous, j'imagine.
"
     Et  le baron indiqua d'un geste lent  et accusateur l'épaule  gauche de
Milady, qu'il toucha presque du doigt.
     Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l'angle de
la chambre, comme une panthère qui veut s'acculer pour s'élancer.
     "  Oh !  rugissez  tant que vous  voudrez, s'écria Lord de Winter, mais
n'essayez pas  de mordre,  car, je  vous en préviens, la chose tournerait  à
votre  préjudice  : il n'y a pas ici de procureurs qui règlent d'avance  les
successions,  il n'y  a  pas de  chevalier  errant  qui vienne  me  chercher
querelle pour la belle dame que je retiens prisonnière ; mais je tiens  tout
prêts  des juges qui  disposeront  d'une femme  assez éhontée pour  venir se
glisser,  bigame,  dans  le lit  de Lord de  Winter, mon frère aîné, et  ces
juges, je vous en  préviens, vous enverront  à un bourreau qui vous fera les
deux épaules pareilles. "
     Les  yeux de Milady  lançaient de tels éclairs, que quoiqu'il fût homme
et armé devant une femme désarmée,  il sentit le froid de la peur se glisser
jusqu'au fond de son âme  ; il n'en continua pas moins, mais avec une fureur
croissante :
     " Oui, je comprends, après  avoir hérité de mon frère, il vous eût  été
doux d'hériter de moi ; mais,  sachez-le d'avance, vous pouvez me tuer ou me
faire tuer, mes précautions sont prises, pas  un penny  de ce que je possède
ne  passera dans  vos mains. N'êtes-vous  pas  déjà  assez  riche,  vous qui
possédez près d'un million, et ne pouviez-vous vous arrêter dans votre route
fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et  suprême
de le  faire ? Oh  ! tenez,  je vous  le dis, si  la mémoire de mon frère ne
m'était sacrée,  vous iriez pourrir dans  un cachot  d'Etat  ou rassasier  à
Tyburn la curiosité des  matelots  ;  je me  tairai,  mais  vous,  supportez
tranquillement votre  captivité ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La
Rochelle avec  l'armée ; mais la veille de mon  départ, un vaisseau  viendra
vous prendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos colonies du
Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brûlera
la  cervelle  à la  première tentative que vous risquerez  pour  revenir  en
Angleterre ou sur le continent. "
     Milady écoutait avec une attention qui dilatait ses yeux enflammés.
     "  Oui,  mais à cette heure, continua Lord de  Winter,  vous demeurerez
dans ce château : les murailles en sont épaisses, les portes en sont fortes,
les barreaux en sont solides  ; d'ailleurs votre fenêtre donne à  pic sur la
mer : les hommes de mon équipage, qui me sont dévoués à la vie et à la mort,
montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages
qui conduisent à la cour ; puis arrivée à la cour,  il vous resterait encore
trois grilles  à traverser.  La consigne est  précise : un pas, un geste, un
mot qui simule une évasion, et l'on fait feu sur vous ; si l'on vous tue, la
justice  anglaise m'aura,  je  l'espère,  quelque  obligation de  lui  avoir
épargné de la besogne. Ah !  vos traits reprennent  leur calme, votre visage
retrouve son assurance : Quinze  jours, vingt jours dites-vous, bah !  d'ici
là, j'ai  l'esprit  inventif,  il me viendra quelque  idée  ;  j'ai l'esprit
infernal,  et je  trouverai  quelque  victime.  D'ici à quinze  jours,  vous
dites-vous, je serai hors d'ici. Ah ! ah ! essayez ! "
     Milady  se  voyant  devinée  s'enfonça les ongles  dans la  chair  pour
dompter tout mouvement qui eût pu donner à sa physionomie  une signification
quelconque, autre que celle de l'angoisse.
     Lord de Winter continua :
     " L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu, donc
vous le  connaissez déjà, sait, comme vous voyez, observer une consigne, car
vous n'êtes  pas, je vous connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayé
de le faire parler.  Qu'en dites-vous ?  Une statue de  marbre  eût-elle été
plus impassible et  plus muette ? Vous avez déjà  essayé  le  pouvoir de vos
séductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours réussi
;  mais  essayez  sur celui-là, pardieu ! si vous en venez à bout,  je  vous
déclare le démon lui-même. "
     Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement.
     " Qu'on  appelle M. Felton, dit-il. Attendez  encore un instant, et  je
vais vous recommander à lui. "
     Il se fit entre ces deux personnages un silence étrange, pendant lequel
on entendit le bruit d'un pas lent et régulier qui se rapprochait ; bientôt,
dans l'ombre du corridor, on vit se dessiner  une forme humaine, et le jeune
lieutenant avec lequel  nous avons déjà fait  connaissance s'arrêta  sur  le
seuil, attendant les ordres du baron.
     " Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte.
"
     Le jeune officier entra.
     " Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle
est belle, elle a toutes  les  séductions de la terre,  Eh  bien,  c'est  un
monstre qui, à vingt-cinq ans, s'est  rendu coupable  d'autant de crimes que
vous pouvez en lire en un an  dans  les archives de  nos tribunaux ; sa voix
prévient en  sa faveur, sa  beauté sert d'appât aux victimes, son corps même
paye ce qu'elle a  promis, c'est une justice à lui rendre ; elle essayera de
vous séduire, peut-être  même essayera-t-elle  de vous tuer. Je vous ai tiré
de la misère, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je vous ai sauvé la
vie une fois, vous savez à quelle occasion ; je suis pour vous non seulement
un protecteur, mais un ami  ; non seulement un  bienfaiteur, mais un  père ;
cette femme est revenue en Angleterre afin  de conspirer contre ma  vie ; je
tiens ce serpent entre mes mains ; Eh bien, je vous fais appeler et vous dis
: Ami Felton, John,  mon enfant,  garde-moi et  surtout  garde-toi  de cette
femme  ; jure sur  ton salut de la conserver  pour le  châtiment  qu'elle  a
mérité. John Felton,  je  me fie à  ta parole ;  John Felton,  je crois à ta
loyauté.
     -- Milord, dit  le  jeune officier en chargeant son regard pur de toute
la haine qu'il put trouver dans son  coeur, Milord, je vous jure  qu'il sera
fait comme vous désirez. "
     Milady reçut  ce  regard en  victime résignée :  il était impossible de
voir une expression plus soumise et plus douce que  celle qui régnait  alors
sur son beau visage. A peine si Lord de Winter lui-même reconnut la tigresse
qu'un instant auparavant il s'apprêtait à combattre.
     "  Elle ne  sortira  jamais  de  cette  chambre,  entendez-vous,  John,
continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu'à
vous, si  toutefois vous  voulez bien lui faire l'honneur de lui adresser la
parole.
     -- Il suffit, Milord, j'ai juré.
     -- Et  maintenant, Madame, tâchez  de faire la paix avec Dieu, car vous
êtes jugée par les hommes. "
     Milady laissa tomber sa tête comme si elle se fût sentie écrasée par ce
jugement.  Lord de Winter sortit  en faisant un geste  à Felton,  qui sortit
derrière lui et ferma la porte.
     Un  instant après  on  entendait dans  le corridor  le pas  pesant d'un
soldat  de marine  qui  faisait sentinelle, sa hache  à  la  ceinture et son
mousquet à la main.
     Milady demeura pendant quelques minutes dans la même position, car elle
songea  qu'on  l'examinait peut-être  par  la serrure ;  puis lentement elle
releva  sa tête, qui avait repris une  expression formidable de menace et de
défi,  courut  écouter à  la  porte,  regarda  par la  fenêtre, et  revenant
s'enterrer dans un vaste fauteuil, elle songea.




     Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais aucune
nouvelle n'arrivait, si ce n'est fâcheuse et menaçante.
     Si bien que La Rochelle fût  investie,  si certain  que pût paraître le
succès,  grâce aux  précautions prises et surtout à la digue qui ne laissait
plus pénétrer aucune  barque dans la ville  assiégée,  cependant  le  blocus
pouvait durer longtemps encore ; et c'était un grand affront  pour les armes
du  roi et  une  grande gêne  pour M. le cardinal, qui  n'avait plus, il est
vrai,  à  brouiller Louis  XIII avec Anne d'Autriche, la chose  était faite,
mais  à raccommoder M.  de  Bassompierre, qui  était  brouillé avec  le  duc
d'Angoulême.
     Quant  à Monsieur, qui avait commencé le siège, il laissait au cardinal
le soin de l'achever.
     La ville, malgré  l'incroyable persévérance de son  maire, avait  tenté
une espèce  de mutinerie pour  se rendre  ;  le maire avait fait pendre  les
émeutiers. Cette exécution calma les plus mauvaises têtes, qui se décidèrent
alors à se laisser mourir de faim.  Cette mort leur paraissait toujours plus
lente et moins sûre que le trépas par strangulation.
     De  leur côté,  de  temps  en  temps,  les  assiégeants  prenaient  des
messagers  que  les  Rochelois envoyaient  à  Buckingham ou des espions  que
Buckingham envoyait  aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le procès était
vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot :  Pendu ! On invitait le roi à
venir voir la pendaison.  Le roi venait  languissamment, se mettait en bonne
place  pour voir l'opération  dans  tous  ses  détails : cela le  distrayait
toujours un  peu et lui faisait  prendre le siège  en patience, mais cela ne
l'empêchait  pas de s'ennuyer fort, de parler à tout  moment de retourner  à
Paris ; de  sorte que si les messagers  et les espions eussent  fait défaut,
Son Eminence, malgré toute son imagination, se fût trouvée fort embarrassée.
     Néanmoins le temps passait, les Rochelois  ne  se rendaient  pas  :  le
dernier espion que l'on avait pris était porteur  d'une lettre. Cette lettre
disait bien à  Buckingham  que la  ville était à  toute extrémité ; mais, au
lieu d'ajouter : " Si votre secours n'arrive pas  avant  quinze  jours, nous
nous  rendrons  " ,  elle  ajoutait tout simplement  :  " Si  votre  secours
n'arrive pas avant quinze  jours, nous serons  tous  morts  de faim quand il
arrivera. "
     Les Rochelois  n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham était
leur Messie. Il  était évident que si un jour  ils apprenaient d'une manière
certaine qu'il ne fallait plus  compter sur  Buckingham, avec l'espoir  leur
courage tomberait.
     Le  cardinal  attendait  donc  avec  grande  impatience  des  nouvelles
d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas.
     La question d'emporter la ville de vive force, débattue souvent dans le
conseil du roi,  avait  toujours été écartée  ; d'abord La Rochelle semblait
imprenable, puis  le cardinal, quoi qu'il eût dit, savait bien que l'horreur
du sang répandu en cette rencontre, où Français  devaient  combattre  contre
Français,  était un  mouvement rétrograde  de  soixante  ans  imprimé  à  la
politique,  et  le   cardinal  était,  à  cette  époque,  ce  qu'on  appelle
aujourd'hui  un  homme  de  progrès.  En  effet,  le  sac  de  La  Rochelle,
l'assassinat  de  trois  ou quatre mille huguenots qui  se fussent fait tuer
ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint- Barthélémy, en 1572  ;
et  puis,  par-dessus  tout  cela,  ce  moyen  extrême, auquel le  roi,  bon
catholique,  ne  répugnait  aucunement,  venait  toujours échouer contre cet
argument des généraux assiégeants : La Rochelle est imprenable autrement que
par la famine.
     Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la crainte où le jetait sa
terrible  émissaire,  car  il avait  compris,  lui  aussi,  les  proportions
étranges de  cette femme,  tantôt serpent, tantôt lion. L'avait-elle trahi ?
était-elle morte ? Il la connaissait assez,  en tout  cas, pour savoir qu'en
agissant pour  lui ou  contre  lui, amie  ou ennemie, elle  ne demeurait pas
immobile sans de grands empêchements. C'était ce qu'il ne pouvait savoir.
     Au  reste,  il  comptait, et avec raison, sur Milady :  il avait deviné
dans le passé de cette femme de ces  choses terribles  que son manteau rouge
pouvait seul couvrir ; et il  sentait que, pour une cause ou pour une autre,
cette  femme  lui était  acquise, ne  pouvant  trouver  qu'en  lui un  appui
supérieur au danger qui la menaçait.
     Il résolut  donc de  faire la guerre  tout seul  et  de n'attendre tout
succès  étranger que  comme  on attend une chance heureuse.  Il continua  de
faire élever la fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant,
il jeta les  yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de misère
profonde et  tant d'héroïques vertus, et, se  rappelant le mot de  Louis XI,
son  prédécesseur  politique,  comme  lui-même  était  le   prédécesseur  de
Robespierre,  il murmura cette maxime du compère de Tristan : " Diviser pour
régner. "
     Henri IV, assiégeant Paris, faisait jeter par-dessus les  murailles  du
pain et des vivres ;  le cardinal fit  jeter des petits billets par lesquels
il  représentait  aux Rochelois  combien la conduite  de  leurs chefs  était
injuste, égoïste et barbare  ; ces chefs  avaient du blé en abondance, et ne
le partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient des
maximes, que  peu importait  que les femmes, les  enfants et les  vieillards
mourussent,  pourvu  que les hommes qui  devaient  défendre leurs  murailles
restassent  forts   et  bien  portants.  Jusque-là,  soit  dévouement,  soit
impuissance de  réagir  contre elle, cette maxime,  sans  être  généralement
adoptée, était cependant passée  de  la théorie  à  la  pratique  ; mais les
billets vinrent  y  porter atteinte.  Les billets rappelaient aux hommes que
ces enfants, ces femmes,  ces vieillards qu'on laissait mourir étaient leurs
fils, leurs épouses et leurs pères ; qu'il serait plus juste que chacun  fût
réduit  à  la misère commune,  afin qu'une même  position  fît  prendre  des
résolutions unanimes.
     Ces billets firent  tout l'effet  qu'en pouvait  attendre celui qui les
avait écrits,  en  ce  qu'ils  déterminèrent  un grand nombre d'habitants  à
ouvrir des négociations particulières avec l'armée royale.
     Mais  au  moment où  le  cardinal voyait  déjà  fructifier son moyen et
s'applaudissait de  l'avoir mis  en usage, un habitant de  La Rochelle,  qui
avait pu passer à travers les  lignes royales, Dieu sait comment, tant était
grande la surveillance de Bassompierre, de  Schomberg et du duc d'Angoulême,
surveillés  eux-mêmes   par  le   cardinal,  un  habitant  de  La  Rochelle,
disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu'il avait
vu  une flotte  magnifique prête  à  mettre à  la voile avant huit jours. De
plus,  Buckingham annonçait au  maire qu'enfin  la grande  ligue  contre  la
France allait se  déclarer, et  que le royaume allait être  envahi à la fois
par  les  armées  anglaises, impériales et espagnoles. Cette lettre  fut lue
publiquement sur toutes les places,  on en afficha des copies aux angles des
rues, et ceux-là  mêmes qui avaient commencé d'ouvrir  des  négociations les
interrompirent, résolus d'attendre ce secours si pompeusement annoncé.
     Cette  circonstance  inattendue  rendit  à  Richelieu  ses  inquiétudes
premières,  et le força malgré lui à tourner de nouveau les yeux  de l'autre
côté de la mer.
     Pendant  ce temps, exempte des  inquiétudes  de  son seul et  véritable
chef,  l'armée royale menait joyeuse vie ; les vivres ne  manquaient pas  au
camp,  ni  l'argent non plus ;  tous les corps  rivalisaient d'audace et  de
gaieté. Prendre des espions et les pendre, faire des expéditions hasardeuses
sur  la digue ou sur la mer, imaginer des folies,  les exécuter  froidement,
tel était le passe-temps qui  faisait trouver courts à l'armée ces jours  si
longs,  non seulement pour les Rochelois, rongés par la famine et l'anxiété,
mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vivement.
     Quelquefois,  quand  le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier
gendarme de l'armée, promenait son regard pensif  sur ces ouvrages, si lents
au  gré de  son  désir, qu'élevaient  sous  son  ordre les ingénieurs  qu'il
faisait venir de  tous les  coins  du royaume de France, s'il rencontrait un
mousquetaire  de  la  compagnie de  Tréville,  il  s'approchait  de lui,  le
regardait d'une façon singulière,  et ne le reconnaissant pas pour un de nos
quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste
pensée.
     Un  jour  où,  rongé  d'un  mortel  ennui,  sans   espérance  dans  les
négociations avec la ville, sans nouvelles  d'Angleterre, le  cardinal était
sorti sans autre but que de sortir, accompagné seulement de Cahusac et de La
Houdinière,  longeant les  grèves  et  mêlant  l'immensité  de ses  rêves  à
l'immensité de l'océan, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline
du haut de laquelle  il  aperçut derrière une haie,  couchés sur le sable et
prenant au passage un  de  ces rayons de  soleil si rares à cette époque  de
l'année, sept  hommes  entourés  de  bouteilles vides.  Quatre de ces hommes
étaient nos mousquetaires s'apprêtant à  écouter la lecture d'une lettre que
l'un d'eux  venait de  recevoir.  Cette lettre était  si importante, qu'elle
avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des dés.
     Les trois autres s'occupaient à décoiffer une énorme dame-jeanne de vin
de Collioure ; c'étaient les laquais de ces Messieurs.
     Le cardinal,  comme nous  l'avons dit, était de sombre humeur, et rien,
quand il était dans cette situation d'esprit,  ne redoublait sa  maussaderie
comme la gaieté  des autres. D'ailleurs, il avait une préoccupation étrange,
c'était de croire  toujours que les causes mêmes de sa  tristesse excitaient
la gaieté  des étrangers.  Faisant  signe  à La  Houdinière et à  Cahusac de
s'arrêter, il descendit de  cheval  et  s'approcha  de ces  rieurs suspects,
espérant qu'à l'aide du sable  qui assourdissait  ses pas, et de la haie qui
voilait sa marche, il  pourrait entendre quelques mots de cette conversation
qui  lui  paraissait si  intéressante  ;  à  dix pas de la haie seulement il
reconnut le  babil  gascon  de d'Artagnan, et  comme il  savait déjà que ces
hommes  étaient  des mousquetaires, il ne douta pas  que les trois autres ne
fussent ceux  qu'on appelait les inséparables, c'est-à- dire Athos,  Porthos
et Aramis.
     On juge si  son  désir  d'entendre la conversation  s'augmenta de cette
découverte  ;  ses yeux  prirent  une  expression  étrange, et d'un  pas  de
chat-tigre il  s'avança vers la haie ; mais il n'avait pu saisir  encore que
des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref
le fit tressaillir et attira l'attention des mousquetaires.
     " Officier ! cria Grimaud.
     -- Vous parlez, je crois, drôle " , dit Athos se soulevant sur un coude
et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.
     Aussi  Grimaud n'ajouta-t-il  point une parole, se contentant de tendre
le doigt indicateur dans la  direction de la haie et dénonçant par ce  geste
le cardinal et son escorte.
     D'un  seul bond  les quatre mousquetaires furent sur  pied et saluèrent
avec respect.
     Le cardinal semblait furieux.
     " Il paraît qu'on se  fait  garder chez Messieurs les  mousquetaires  !
dit-  il.  Est-ce  que  l'Anglais  vient  par  terre, ou serait-ce  que  les
mousquetaires se regardent comme des officiers supérieurs ?
     -- Monseigneur,  répondit Athos, car au milieu de l'effroi  général lui
seul avait  conservé ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui  ne  le
quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de
service,  ou que leur service est fini, boivent et jouent  aux  dés,  et ils
sont des officiers très supérieurs pour leurs laquais.
     -- Des laquais ! grommela  le cardinal, des laquais qui ont la consigne
d'avertir leurs maîtres quand passe quelqu'un, ce ne sont point des laquais,
ce sont des sentinelles.
     --  Son Eminence  voit  bien cependant que si nous  n'avions point pris
cette précaution, nous étions exposés à la laisser passer sans lui présenter
nos  respects et lui offrir  nos remerciements  pour la grâce qu'elle nous a
faite de nous réunir. D'Artagnan, continua Athos,  vous qui  tout à  l'heure
demandiez cette  occasion d'exprimer votre  reconnaissance à Monseigneur, la
voici venue, profitez-en. "
     Ces mots furent  prononcés avec ce flegme imperturbable qui distinguait
Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de
lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance.
     D'Artagnan s'approcha  et balbutia quelques  paroles  de remerciements,
qui bientôt expirèrent sous le regard assombri du cardinal.
     " N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans  paraître le moins du
monde  détourné de son  intention  première par  l'incident  qu'Athos  avait
soulevé ; n'importe, Messieurs, je  n'aime pas que de simples soldats, parce
qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps privilégié, fassent  ainsi les
grands seigneurs,  et la  discipline est  la même pour eux  que pour tout le
monde. "
     Athos  laissa  le   cardinal  achever  parfaitement   sa  phrase,   et,
s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit à son tour :
     " La  discipline,  Monseigneur, n'a en  aucune façon, je  l'espère, été
oubliée par  nous.  Nous ne  sommes pas de  service, et nous avons cru  que,
n'étant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous
semblait. Si  nous sommes  assez heureux  pour que Son  Eminence ait quelque
ordre particulier à nous donner, nous  sommes prêts à lui obéir. Monseigneur
voit,  continua   Athos  en   fronçant   le  sourcil,   car   cette   espèce
d'interrogatoire  commençait  à  l'impatienter,  que,  pour être  prêts à la
moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. "
     Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau près
du tambour sur lequel étaient les cartes et les dés.
     " Que Votre Eminence veuille croire,  ajouta  d'Artagnan, que nous nous
serions  portés au-devant d'elle  si nous eussions pu supposer  que  c'était
elle qui venait vers nous en si petite compagnie. "
     Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lèvres.
     "  Savez-vous  de quoi vous avez l'air, toujours ensemble,  comme  vous
voilà, armés  comme vous êtes, et gardés par  vos laquais ? dit le cardinal,
vous avez l'air de quatre conspirateurs.
     -- Oh ! quant à  ceci,  Monseigneur, c'est vrai,  dit  Athos,  et  nous
conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin, seulement c'est
contre les Rochelois.
     --  Eh ! Messieurs les  politiques, reprit le  cardinal en  fronçant le
sourcil à son tour, on trouverait  peut-être dans vos cervelles le secret de
bien des  choses qui  sont ignorées, si on pouvait y lire comme vous  lisiez
dans cette lettre que vous avez cachée quand vous m'avez vu venir. "
     Le rouge monta à la figure d'Athos, il fit un pas vers Son Eminence.
     " On dirait  que vous nous soupçonnez  réellement, Monseigneur, et  que
nous subissons un véritable  interrogatoire ;  s'il en  est ainsi, que Votre
Eminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins à quoi nous en tenir.
     -- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres
que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont répondu.
     -- Aussi, Monseigneur, ai-je  dit à Votre Eminence qu'elle n'avait qu'à
questionner, et que nous étions prêts à répondre.
     -- Quelle était cette lettre que vous  alliez lire, Monsieur Aramis, et
que vous avez cachée ?
     -- Une lettre de femme, Monseigneur.
     --  Oh ! je conçois, dit le  cardinal,  il faut  être  discret pour ces
sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer  à un confesseur, et,
vous le savez, j'ai reçu les ordres.
     -- Monseigneur, dit Athos  avec un  calme d'autant plus  terrible qu'il
jouait sa  tête en faisant cette  réponse,  la  lettre est d'une femme, mais
elle n'est signée ni Marion de Lorme, ni Mme d'Aiguillon. "
     Le cardinal devint pâle comme la mort, un éclair  fauve sortit  de  ses
yeux  ;  il se  retourna  comme  pour  donner  un ordre à  Cahusac  et à  La
Houdinière. Athos vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur
lesquels  les trois amis  avaient les yeux fixés en hommes mal disposés à se
laisser arrêter. Le  cardinal était, lui, troisième  ; les  mousquetaires, y
compris  les laquais, étaient sept : il jugea que la partie serait  d'autant
moins égale, qu'Athos et ses compagnons conspiraient réellement ; et, par un
de ces  retours  rapides  qu'il tenait toujours à  sa disposition, toute  sa
colère se fondit dans un sourire.
     " Allons, allons  ! dit-il, vous êtes de  braves  jeunes gens, fiers au
soleil,  fidèles dans l'obscurité ; il n'y  a pas de  mal à veiller  sur soi
quand on veille si bien sur les autres ;  Messieurs, je n'ai point oublié la
nuit où vous m'avez servi d'escorte  pour aller au Colombier-Rouge  ; s'il y
avait quelque danger  à craindre sur  la  route que je vais suivre, je  vous
prierais de  m'accompagner ; mais,  comme  il n'y en a pas,  restez  où vous
êtes,  achevez   vos  bouteilles,  votre  partie  et  votre  lettre.  Adieu,
Messieurs. "
     Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amené, il les salua
de la main et s'éloigna.
     Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans
dire un seul mot jusqu'à ce qu'il eût disparu.
     Puis ils se regardèrent.
     Tous avaient  la figure  consternée, car malgré  l'adieu  amical de Son
Eminence, ils comprenaient  que  le  cardinal  s'en allait la  rage  dans le
coeur.
     Athos  seul  souriait d'un  sourire puissant  et  dédaigneux. Quand  le
cardinal fut hors de la portée de la voix et de la vue :
     " Ce Grimaud a crié bien tard ! "  dit Porthos, qui  avait grande envie
de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
     Grimaud allait répondre  pour s'excuser. Athos leva le doigt et Grimaud
se tut.
     " Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d'Artagnan.
     --  Moi,  dit Aramis de sa voix la  plus  flûtée, j'étais décidé : s'il
avait exigé que la  lettre lui fût remise, je lui présentais la lettre d'une
main, et de l'autre je lui passais mon épée au travers du corps.
     -- Je  m'y attendais bien,  dit Athos ; voilà pourquoi je me suis  jeté
entre vous et lui. En vérité, cet homme est bien imprudent de parler ainsi à
d'autres hommes ; on dirait qu'il n'a jamais eu affaire qu'à des femmes et à
des enfants.
     -- Mon cher Athos, dit  d'Artagnan, je vous admire, mais cependant nous
étions dans notre tort, après tout.
     -- Comment, dans notre tort ! reprit Athos. A qui donc cet air que nous
respirons  ? A qui cet océan  sur  lequel s'étendent nos  regards ? A qui ce
sable sur lequel nous étions couchés ? A qui cette lettre de votre maîtresse
? Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde lui
appartient ; vous étiez là, balbutiant, stupéfait, anéanti ; on eût  dit que
la  Bastille se  dressait  devant  vous  et  que la gigantesque  Méduse vous
changeait en pierre. Est-ce que c'est conspirer, voyons, que d'être amoureux
?  Vous  êtes  amoureux  d'une  femme que le  cardinal a fait enfermer, vous
voulez la tirer des mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec
Son Eminence : cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre
jeu à votre adversaire ? cela ne  se fait pas . Qu'il  le devine, à la bonne
heure ! Nous devinons bien le sien, nous !
     -- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce  que vous dites là,
Athos.
     -- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se passer,
et  qu'Aramis  reprenne  la  lettre  de  sa  cousine où  M. le cardinal  l'a
interrompue. "
     Aramis tira la lettre  de sa poche, les trois amis  se rapprochèrent de
lui, et les trois laquais se groupèrent de nouveau auprès de la dame-jeanne.
     "  Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit  d'Artagnan, reprenez donc
la lettre à partir du commencement.
     --- Volontiers " , dit Aramis.
     " Mon  cher  cousin,  je crois bien que  je me déciderai à partir  pour
Stenay, où ma soeur a fait entrer notre petite servante  dans le couvent des
Carmélites  ; cette pauvre  enfant s'est résignée, elle sait qu'elle ne peut
vivre autre part sans que le salut de son âme soit  en danger. Cependant, si
les  affaires de notre famille s'arrangent comme nous  le désirons, je crois
qu'elle  courra le risque de  se  damner, et qu'elle reviendra près de  ceux
qu'elle regrette, d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours à elle. En
attendant,  elle n'est pas trop malheureuse :  tout ce  qu'elle désire c'est
une lettre  de son prétendu. Je sais bien que  ces sortes de denrées passent
difficilement par les  grilles ; mais, après tout, comme je vous en ai donné
des preuves,  mon cher  cousin, je  ne suis  pas trop  maladroite  et je  me
chargerai  de  cette  commission. Ma  soeur vous  remercie de  votre  bon et
éternel souvenir. Elle  a  eu un  instant  de grande inquiétude ; mais enfin
elle  est quelque peu rassurée  maintenant,  ayant  envoyé son commis là-bas
afin qu'il ne s'y passe rien d'imprévu.
     "  Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent
que vous pourrez, c'est-à-dire toutes  les fois que vous  croirez pouvoir le
faire sûrement. Je vous embrasse. "
     " MARIE MICHON. "
     "  Oh  !  que ne vous  dois-je pas, Aramis ? s'écria  d'Artagnan. Chère
Constance ! j'ai  donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sûreté
dans un couvent, elle est à Stenay ! Où prenez-vous Stenay, Athos ?
     -- Mais à quelques lieues des frontières ; une fois le siège levé, nous
pourrons aller faire un tour de ce côté.
     -- Et ce ne sera pas long, il faut l'espérer, dit Porthos, car on a, ce
matin, pendu un  espion, lequel a  déclaré que les  Rochelois en étaient aux
cuirs  de leurs  souliers. En supposant  qu'après  avoir mangé le  cuir  ils
mangent la semelle, je ne  vois pas trop ce  qui leur restera après, à moins
de se manger les uns les autres.
     --  Pauvres  sots ! dit Athos  en vidant  un  verre d'excellent  vin de
Bordeaux, qui, sans avoir à cette époque la réputation qu'il a  aujourd'hui,
ne la méritait pas  moins ; pauvres  sots ! comme si la religion  catholique
n'était pas la plus  avantageuse  et la plus agréable des  religions ! C'est
égal,  reprit-il après avoir  fait  claquer sa langue contre son palais,  ce
sont  de  braves  gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis  ? continua
Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ?
     -- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brûler ; encore, qui
sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger les cendres ?
     -- Il doit en avoir un, dit Athos.
     -- Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos.
     -- Venez ici, Grimaud " , dit Athos.
     Grimaud se leva et obéit.
     "  Pour vous  punir  d'avoir parlé sans permission, mon ami, vous allez
manger ce morceau de papier, puis, pour vous récompenser du service que vous
nous aurez  rendu,  vous boirez  ensuite ce verre de vin ;  voici  la lettre
d'abord, mâchez avec énergie. "
     Grimaud  sourit, et, les yeux fixés  sur  le verre qu'Athos  venait  de
remplir bord à bord, il broya le papier et l'avala.
     " Bravo, maître Grimaud  ! dit Athos, et maintenant prenez ceci ; bien,
je vous dispense de dire merci. "
     Grimaud avala  silencieusement  le verre  de vin de Bordeaux,  mais ses
yeux  levés  au ciel parlaient,  pendant tout le temps que dura  cette douce
occupation, un langage qui, pour être muet, n'en était pas moins expressif.
     "  Et  maintenant,  dit  Athos,  à  moins  que  M.  le  cardinal  n'ait
l'ingénieuse  idée de faire ouvrir le  ventre à Grimaud, je  crois  que nous
pouvons être à peu près tranquilles. "
     Pendant ce temps,  Son Eminence continuait sa promenade mélancolique en
murmurant entre ses moustaches :
     " Décidément, il faut que ces quatre hommes soient à moi. "




     Revenons  à  Milady, qu'un regard  jeté sur les côtes de France  nous a
fait perdre de vue un instant.
     Nous la  retrouverons  dans  la position  désespérée  où  nous  l'avons
laissée, se creusant un abîme de sombres réflexions, sombre enfer à la porte
duquel  elle a presque laissé l'espérance  :  car pour la première fois elle
doute, pour la première fois elle craint.
     Dans deux occasions sa  fortune lui a manqué,  dans deux occasions elle
s'est  vue découverte et trahie, et dans ces deux occasions, c'est contre le
génie  fatal envoyé  sans doute par le Seigneur  pour la combattre qu'elle a
échoué : d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette invincible puissance du mal.
     Il l'a abusée dans son  amour, humiliée dans son  orgueil, trompée dans
son  ambition,  et  maintenant  voilà qu'il la  perd  dans sa fortune, qu'il
l'atteint dans sa liberté, qu'il la menace même dans sa vie. Bien plus, il a
levé un coin de son  masque, cette égide dont elle se couvre  et qui la rend
si forte.
     D'Artagnan a détourné de Buckingham, qu'elle hait, comme elle hait tout
ce qu'elle a aimé, la tempête dont le menaçait Richelieu dans la personne de
la reine.  D'Artagnan  s'est fait passer  pour de  Wardes, pour lequel  elle
avait  une  de  ces  fantaisies de tigresse, indomptables  comme  en ont les
femmes de ce caractère. D'Artagnan connaît ce terrible secret qu'elle a juré
que nul ne connaîtrait sans mourir. Enfin, au moment où elle vient d'obtenir
un  blanc-seing à  l'aide  duquel  elle  va  se  venger de  son  ennemi,  le
blanc-seing  lui est arraché  des  mains, et c'est  d'Artagnan qui  la tient
prisonnière  et  qui va l'envoyer  dans  quelque  immonde  Botany Bay,  dans
quelque Tyburn infâme de l'océan Indien.
     Car tout cela lui  vient de d'Artagnan sans  doute ; de qui viendraient
tant de hontes amassées sur sa tête sinon de lui ? Lui seul a pu transmettre
à Lord  de Winter tous ces affreux secrets, qu'il a découverts les uns après
les autres par une sorte de fatalité. Il connaît son beau-frère, il lui aura
écrit.
     Que de haine elle distille ! Là, immobile, et les yeux ardents et fixes
dans son  appartement désert, comme les  éclats de ses  rugissements sourds,
qui  parfois  s'échappent avec  sa  respiration  du  fond  de  sa  poitrine,
accompagnent bien le bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et  vient se
briser, comme un désespoir  éternel  et  impuissant,  contre les rochers sur
lesquels est  bâti ce château sombre et  orgueilleux ! Comme, à la lueur des
éclairs  que sa colère orageuse  fait briller  dans son esprit, elle conçoit
contre  Mme Bonacieux,  contre Buckingham, et surtout  contre d'Artagnan, de
magnifiques projets de vengeance, perdus dans les lointains de l'avenir !
     Oui, mais pour se venger il faut être libre, et pour  être libre, quand
on est prisonnier,  il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un
plancher ; toutes entreprises que peut mener à bout un homme patient et fort
mais devant lesquelles doivent échouer les irritations fébriles d'une femme.
D'ailleurs, pour  faire  tout cela  il faut avoir le  temps,  des mois,  des
années, et elle...  elle a dix ou douze  jours, à  ce que lui a dit Lord  de
Winter, son fraternel et terrible geôlier.
     Et  cependant, si  elle  était un homme,  elle tenterait tout cela,  et
peut- être réussirait-elle : pourquoi donc le Ciel s'est-il ainsi trompé, en
mettant cette âme virile dans ce corps frêle et délicat !
     Aussi les premiers moments de la captivité ont été terribles : quelques
convulsions  de rage qu'elle n'a pu vaincre ont payé  sa dette  de faiblesse
féminine à la nature. Mais peu à peu elle a surmonté les éclats de  sa folle
colère, les  frémissements nerveux qui ont agité son corps ont  disparu,  et
maintenant elle s'est repliée sur elle-même  comme un serpent fatigué qui se
repose.
     "  Allons,  allons  ; j'étais folle  de  m'emporter ainsi, dit-elle  en
plongeant dans la glace, qui reflète dans ses yeux son regard  brûlant,  par
lequel elle semble s'interroger elle-même.  Pas de violence, la violence est
une preuve de faiblesse. D'abord je n'ai jamais réussi par ce  moyen : peut-
être,  si  j'usais  de ma force contre des femmes, aurais-je chance  de  les
trouver plus faibles encore que moi, et par conséquent de les vaincre ; mais
c'est contre des hommes que je lutte,  et je ne  suis qu'une femme pour eux.
Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse. "
     Alors, comme pour se  rendre compte à elle-même des changements qu'elle
pouvait  imposer à sa physionomie si expressive et si mobile,  elle  lui fit
prendre à la fois  toutes les  expressions,  depuis celle  de la  colère qui
crispait ses traits, jusqu'à  celle du  plus doux, du plus affectueux et  du
plus  séduisant  sourire. Puis  ses cheveux prirent successivement  sous ses
mains savantes les ondulations qu'elle crut pouvoir aider aux charmes de son
visage. Enfin elle murmura, satisfaite d'elle-même :
     " Allons, rien n'est perdu. Je suis toujours belle. "
     Il était huit heures du soir à peu près. Milady  aperçut un lit  ; elle
pensa qu'un repos de  quelques heures rafraîchirait non seulement sa tête et
ses idées,  mais encore  son teint. Cependant, avant de se coucher, une idée
meilleure lui vint. Elle  avait entendu parler de  souper.  Déjà  elle était
depuis une heure dans cette chambre, on ne pouvait tarder à lui apporter son
repas. La  prisonnière ne  voulut  pas  perdre de temps, et  elle résolut de
faire,  dès cette même soirée, quelque tentative pour sonder  le terrain, en
étudiant le caractère des gens auxquels sa garde était confiée.
     Une lumière apparut sous la porte ; cette lumière  annonçait le  retour
de  ses  geôliers.  Milady,  qui  s'était levée, se  rejeta vivement sur son
fauteuil, la tête renversée en arrière, ses beaux  cheveux dénoués et épars,
sa gorge demi-nue  sous ses dentelles  froissées,  une main sur son coeur et
l'autre pendante.
     On  ouvrit  les  verrous,  la  porte  grinça  sur  ses  gonds, des  pas
retentirent dans la chambre et s'approchèrent.
     " Posez  là cette table " ,  dit  une  voix que la prisonnière reconnut
pour celle de Felton.
     L'ordre fut exécuté.
     "  Vous apporterez des flambeaux et  ferez  relever  la sentinelle "  ,
continua Felton.
     Ce double ordre que  donna  aux  mêmes  individus  le  jeune lieutenant
prouva  à Milady  que ses  serviteurs  étaient  les  mêmes  hommes  que  ses
gardiens, c'est-à-dire des soldats.
     Les ordres de Felton étaient, au reste,  exécutés avec  une silencieuse
rapidité  qui  donnait une bonne idée  de l'état florissant dans  lequel  il
maintenait la discipline.
     Enfin, Felton,  qui n'avait pas encore regardé Milady, se retourna vers
elle.
     " Ah ! ah ! dit-il,  elle dort, c'est bien : à son réveil elle soupera.
"
     Et il fit quelques pas pour sortir.
     " Mais, mon  lieutenant, dit un soldat  moins stoïque  que son chef, et
qui s'était approché de Milady, cette femme ne dort pas.
     -- Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc, alors ?
     -- Elle est évanouie ; son visage est très pâle,  et j'ai beau écouter,
je n'entends pas sa respiration.
     --  Vous avez raison, dit Felton après avoir regardé Milady de la place
où  il se trouvait,  sans faire un pas  vers  elle,  allez prévenir  Lord de
Winter que  sa prisonnière est évanouie,  car je ne sais que faire,  le  cas
n'ayant pas été prévu. "
     Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son officier ; Felton s'assit
sur un fauteuil qui se trouvait par hasard près de la porte et attendit sans
dire  une  parole, sans faire un geste. Milady possédait ce  grand art, tant
étudié par les femmes, de voir à  travers  ses longs cils  sans  avoir l'air
d'ouvrir les paupières : elle aperçut Felton  qui  lui tournait le dos, elle
continua de le regarder pendant dix minutes à peu  près, et  pendant ces dix
minutes, l'impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.
     Elle songea alors que  Lord de  Winter  allait venir et rendre, par  sa
présence,  une  nouvelle  force à son  geôlier :  sa  première épreuve était
perdue, elle en prit son parti en  femme  qui compte sur ses ressources ; en
conséquence elle leva la tête, ouvrit les yeux et soupira faiblement.
     A ce soupir, Felton se retourna enfin.
     " Ah ! vous voici réveillée, Madame ! dit-il, je n'ai donc plus affaire
ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous appellerez.
     -- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j'ai souffert ! " murmura  Milady avec
cette  voix harmonieuse qui,  pareille à  celle des enchanteresses antiques,
charmait tous ceux qu'elle voulait perdre.
     Et  elle prit  en se  redressant  sur  son fauteuil  une  position plus
gracieuse et  plus abandonnée  encore  que  celle qu'elle  avait lorsqu'elle
était couchée.
     Felton se leva.
     " Vous  serez  servie  ainsi trois fois par  jour, madame, dit-il :  le
matin  à neuf heures, dans la journée à une heure, et le soir à huit heures.
Si  cela ne vous convient pas, vous  pouvez indiquer vos  heures  au lieu de
celles que je vous propose, et, sur ce point, on se conformera à vos désirs.
     -- Mais  vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et triste
chambre ? demanda Milady.
     --  Une femme des environs a été prévenue, elle sera demain au château,
et viendra toutes les fois que vous désirerez sa présence.
     --  Je  vous  rends  grâce,   Monsieur  "  ,  répondit   humblement  la
prisonnière.
     Felton fit un léger salut et se dirigea vers la  porte. Au moment où il
allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans le corridor, suivi du
soldat qui était allé lui porter  la nouvelle de l'évanouissement de Milady.
Il tenait à la main  un flacon  de sels.  " Eh bien ! qu'est-ce ?  et que se
passe-t-il donc  ici ? dit-il d'une voix railleuse en voyant  sa prisonnière
debout et Felton prêt à sortir. Cette morte est-elle donc déjà ressuscitée ?
Pardieu, Felton,  mon enfant, tu n'as donc pas  vu qu'on te prenait  pour un
novice et qu'on te jouait le premier acte  d'une comédie  dont  nous  aurons
sans doute le plaisir de suivre tous les développements ?
     -- Je l'ai bien  pensé,  Milord,  dit  Felton  ; mais, enfin, comme  la
prisonnière est  femme,  après tout, j'ai voulu  avoir les  égards  que tout
homme bien né doit à une femme, sinon pour elle, du moins pour lui- même. "
     Milady  frissonna par tout son corps. Ces  paroles  de Felton passaient
comme une glace par toutes ses veines.
     " Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment étalés,
cette peau blanche et ce langoureux regard ne t'ont pas encore séduit, coeur
de pierre ?
     -- Non, Milord, répondit  l'impassible jeune homme, et croyez-moi bien,
il faut plus que des manèges et des coquetteries de femme pour me corrompre.
     -- En  ce cas,  mon brave  lieutenant, laissons  Milady chercher  autre
chose et allons souper ; ah !  sois tranquille, elle a l'imagination féconde
et le second acte de la comédie ne tardera pas à suivre le premier. "
     Et  à ces mots  Lord de Winter passa son  bras sous celui de  Felton et
l'emmena en riant.
     " Oh ! je trouverai  bien ce qu'il  te faut, murmura  Milady  entre ses
dents  ; sois  tranquille,  pauvre  moine manqué, pauvre soldat converti qui
t'es taillé ton uniforme dans un froc. "
     " A propos, reprit de Winter en s'arrêtant sur le seuil de la porte, il
ne faut pas, Milady, que cet échec vous ôte l'appétit. Tâtez de ce poulet et
de ces  poissons  que  je  n'ai  pas fait  empoisonner,  sur  l'honneur.  Je
m'accommode assez de mon cuisinier,  et comme il ne doit pas hériter de moi,
j'ai en  lui pleine  et  entière  confiance. Faites comme moi. Adieu,  chère
soeur ! à votre prochain évanouissement. "
     C'était  tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains se crispèrent
sur  son  fauteuil, ses dents grincèrent  sourdement, ses yeux  suivirent le
mouvement de la porte qui se fermait derrière Lord de Winter et Felton ; et,
lorsqu'elle se vit seule, une  nouvelle crise de  désespoir la  prit  ; elle
jeta les yeux sur la table, vit briller un couteau, s'élança et le  saisit ;
mais  son  désappointement fut  cruel : la lame  en était  ronde et d'argent
flexible.
     Un éclat de rire retentit derrière la porte mal fermée, et la porte  se
rouvrit.
     " Ah ! ah ! s'écria  Lord de Winter ; ah ! ah ! vois-tu bien, mon brave
Felton,  vois-tu ce que je t'avais dit : ce couteau, c'était  pour toi ; mon
enfant,  elle  t'aurait  tué ;  vois-tu,  c'est  un  de  ses travers, de  se
débarrasser ainsi, d'une  façon ou de l'autre, des gens qui la gênent. Si je
t'eusse écouté, le couteau eût été pointu et d'acier : alors plus de Felton,
elle t'aurait égorgé et, après  toi,  tout le monde. Vois donc,  John, comme
elle sait bien tenir son couteau. "
     En effet,  Milady tenait encore l'arme  offensive dans sa main crispée,
mais ces derniers  mots,  cette  suprême insulte, détendirent ses mains, ses
forces et jusqu'à sa volonté.
     Le couteau tomba par terre.
     " Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de profond dégoût
qui retentit jusqu'au fond du coeur de Milady, vous avez raison et c'est moi
qui avais tort. "
     Et tous deux sortirent de nouveau.
     Mais  cette fois,  Milady  prêta  une  oreille  plus attentive  que  la
première fois, et  elle  entendit leurs pas s'éloigner et s'éteindre dans le
fond du corridor.
     " Je  suis  perdue, murmura-t-elle, me voilà au  pouvoir  de  gens  sur
lesquels je n'aurai pas  plus de prise que sur des  statues  de bronze ou de
granit ; ils me savent par coeur et sont cuirassés contre toutes mes armes.
     " Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l'ont  décidé.
"
     En  effet,  comme  l'indiquait  cette  dernière  réflexion,  ce  retour
instinctif  à  l'espérance,  dans  cette  âme  profonde la  crainte  et  les
sentiments faibles ne surnageaient  pas longtemps.  Milady se mit  à  table,
mangea  de plusieurs mets,  but un peu de vin d'Espagne,  et  sentit revenir
toute sa résolution.
     Avant  de se coucher elle avait  déjà  commenté, analysé, retourné  sur
toutes leurs faces, examiné sous tous les  points, les paroles, les pas, les
gestes,  les signes et jusqu'au silence  de ses  geôliers, et de cette étude
profonde,  habile et  savante,  il était  résulté  que Felton  était, à tout
prendre, le plus vulnérable de ses deux persécuteurs.
     Un mot surtout revenait à l'esprit de la prisonnière :
     " Si je t'eusse écouté " , avait dit Lord de Winter à Felton.
     Donc  Felton avait  parlé en sa faveur, puisque Lord de  Winter n'avait
pas voulu écouter Felton.
     " Faible ou forte, répétait Milady, cet homme a donc une lueur de pitié
dans son âme ; de cette lueur je ferai un incendie qui le dévorera.
     "  Quant à  l'autre, il  me connaît, il me craint et sait ce qu'il  a à
attendre  de moi si jamais je m'échappe de ses mains, il est donc inutile de
rien tenter sur  lui. Mais Felton, c'est autre chose  ; c'est un jeune homme
naïf, pur et qui semble vertueux ; celui-là, il y a moyen de le perdre. "
     Et Milady se coucha et s'endormit le sourire sur les lèvres ; quelqu'un
qui l'eût vue dormant eût dit une jeune fille rêvant à la couronne de fleurs
qu'elle devait mettre sur son front à la prochaine fête.




     Milady  rêvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan, qu'elle assistait à son
supplice, et  c'était la vue de son  sang  odieux, coulant sous la hache  du
bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur les lèvres.
     Elle dormait comme dort un prisonnier bercé par sa première espérance.
     Le lendemain,  lorsqu'on  entra dans sa  chambre, elle était encore  au
lit. Felton était dans le corridor : il amenait la femme dont il avait parlé
la veille, et qui venait d'arriver ; cette  femme entra et s'approcha du lit
de Milady en lui offrant ses services.
     Milady était habituellement pâle ;  son teint pouvait donc  tromper une
personne qui la voyait pour la première fois.
     " J'ai la fièvre, dit-elle ; je n'ai  pas dormi un seul instant pendant
toute cette longue nuit, je  souffre  horriblement : serez-vous plus humaine
qu'on ne l'a été hier avec moi ? Tout ce que je demande, au  reste, c'est la
permission de rester couchée.
     -- Voulez-vous qu'on appelle un médecin ? " dit la femme.
     Felton écoutait ce dialogue sans dire une parole.
     Milady réfléchissait  que plus  on l'entourerait  de monde,  plus  elle
aurait  de  monde  à  apitoyer,  et plus la surveillance  de Lord de  Winter
redoublerait ; d'ailleurs le médecin pourrait déclarer  que la maladie était
feinte, et Milady, après  avoir  perdu la  première  partie, ne voulait  pas
perdre la seconde.
     " Aller chercher un médecin, dit-elle, à quoi bon ?  ces Messieurs  ont
déclaré hier  que mon mal était une comédie, il en serait sans doute de même
aujourd'hui ; car depuis hier soir, on a eu le temps de prévenir le docteur.
     --  Alors,  dit  Felton  impatienté,   dites  vous-même,  Madame,  quel
traitement vous voulez suivre.
     -- Eh  ! le  sais-je,  moi ? mon Dieu ! je  sens que  je souffre, voilà
tout, que l'on me donne ce que l'on voudra, peu m'importe.
     -- Allez chercher Lord de  Winter, dit Felton  fatigué de ces  plaintes
éternelles.
     -- Oh ! non, non ! s'écria Milady, non, Monsieur,  ne l'appelez pas, je
vous en conjure, je suis bien, je n'ai besoin de rien, ne l'appelez pas. "
     Elle  mit  une véhémence si prodigieuse,  une  éloquence si entraînante
dans  cette exclamation,  que  Felton,  entraîné, fit  quelques pas  dans la
chambre.
     " Il est ému " , pensa Milady.
     "  Cependant,  Madame,  dit Felton, si vous  souffrez  réellement  , on
enverra chercher un médecin, et si  vous nous trompez, Eh bien, ce sera tant
pis  pour vous, mais du  moins, de  notre côté,  nous  n'aurons rien  à nous
reprocher. "
     Milady ne  répondit point ;  mais  renversant sa  belle  tête  sur  son
oreiller, elle fondit en larmes et éclata en sanglots.
     Felton la regarda  un  instant avec son impassibilité ordinaire  ; puis
voyant que  la  crise menaçait de se  prolonger,  il  sortit  ; la  femme le
suivit. Lord de Winter ne parut pas.
     " Je crois  que je commence  à  voir clair " , murmura Milady avec  une
joie sauvage, en s'ensevelissant sous les draps pour cacher à tous ceux  qui
pourraient l'épier cet élan de satisfaction intérieure.
     Deux heures s'écoulèrent.
     " Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle  : levons-nous
et obtenons quelque  succès  dès  aujourd'hui ; je n'ai que dix jours, et ce
soir il y en aura deux d'écoulés. "
     En entrant, le matin,  dans la chambre de  Milady, on lui avait apporté
son déjeuner ; or elle avait pensé qu'on ne tarderait pas à venir enlever la
table, et qu'en ce moment elle reverrait Felton.
     Milady ne  se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire attention si
Milady avait ou non touché au  repas, fit un signe pour qu'on emportât  hors
de la chambre la table, que l'on apportait ordinairement toute servie.
     Felton resta le dernier, il tenait un livre à la main.
     Milady, couchée dans un fauteuil  près de la  cheminée, belle, pâle  et
résignée, ressemblait à une vierge sainte attendant le martyre.
     Felton s'approcha d'elle et dit :
     " Lord de Winter, qui est catholique comme vous, Madame, a pensé que la
privation  des  rites et  des cérémonies  de votre religion  peut  vous être
pénible : il consent donc à ce que vous lisiez  chaque  jour  l'ordinaire de
votre messe , et voici un livre qui en contient le rituel. "
     A  l'air  dont Felton  déposa  ce livre sur  la  petite table  près  de
laquelle était  Milady, au ton dont il  prononça ces deux mots votre messe ,
au sourire dédaigneux dont il les accompagna, Milady leva la tête et regarda
plus attentivement l'officier.
     Alors, à cette coiffure sévère, à ce costume d'une simplicité exagérée,
à ce front poli comme le  marbre, mais dur  et impénétrable  comme lui, elle
reconnut un  de ces  sombres  puritains qu'elle avait  rencontrés si souvent
tant  à la cour du roi Jacques qu'à  celle du roi  de France, où, malgré  le
souvenir de la Saint-Barthélémy, ils venaient parfois chercher un refuge.
     Elle eut donc  une de ces inspirations subites comme les gens de  génie
seuls en  reçoivent dans les  grandes crises, dans  les moments suprêmes qui
doivent décider de leur fortune ou de leur vie.
     Ces deux mots, votre messe , et un simple  coup d'oeil jeté sur Felton,
lui avaient en effet révélé toute l'importance de la  réponse qu'elle allait
faire.
     Mais  avec  cette  rapidité d'intelligence qui lui  était particulière,
cette réponse toute formulée se présenta sur ses lèvres :
     " Moi  ! dit-elle avec un  accent  de dédain monté à l'unisson de celui
qu'elle  avait remarqué  dans la  voix du jeune officier, moi, Monsieur,  ma
messe ! Lord de Winter, le catholique corrompu, sait bien que je ne suis pas
de sa religion, et c'est un piège qu'il veut me tendre !
     -- Et  de quelle religion êtes-vous donc, Madame ?  demanda Felton avec
un étonnement  que,  malgré  son  empire  sur  lui-même,  il  ne put  cacher
entièrement.
     -- Je le  dirai, s'écria Milady  avec une exaltation feinte, le jour où
j'aurai assez souffert pour ma foi. "
     Le  regard  de  Felton découvrit à Milady toute  l'étendue  de l'espace
qu'elle venait de s'ouvrir par cette seule parole.
     Cependant le jeune  officier demeura muet et immobile, son regard  seul
avait parlé.
     "  Je  suis  aux  mains de mes  ennemis, continua-t-elle  avec  ce  ton
d'enthousiasme qu'elle savait familier aux puritains ; Eh bien, que mon Dieu
me sauve ou que je périsse pour mon Dieu ! voilà la réponse que je vous prie
de faire à Lord de Winter. Et quant à ce livre, ajouta-t-elle en montrant le
rituel du  bout du doigt, mais  sans le  toucher, comme si elle eût  dû être
souillée  par cet attouchement, vous pouvez  le remporter  et vous en servir
pour vous-même,  car sans doute  vous  êtes  doublement  complice de Lord de
Winter, complice dans sa persécution, complice dans son hérésie. "
     Felton  ne  répondit  rien, prit le  livre avec  le  même  sentiment de
répugnance qu'il avait déjà manifesté et se  retira pensif.  Lord  de Winter
vint vers les cinq heures du soir ; Milady  avait eu le temps  pendant toute
la journée  de se tracer son plan de conduite ; elle le reçut en femme qui a
déjà repris tous ses avantages.
     "  Il paraît, dit le baron  en s'asseyant dans un fauteuil  en  face de
celui  qu'occupait Milady et  en  étendant  nonchalamment  ses pieds sur  le
foyer, il paraît que nous avons fait une petite apostasie !
     -- Que voulez-vous dire, Monsieur ?
     -- Je veux dire  que depuis la dernière fois que nous  nous sommes vus,
nous  avons  changé  de  religion  ;  auriez-vous épousé  un  troisième mari
protestant, par hasard ?
     -- Expliquez-vous, Milord,  reprit la  prisonnière avec majesté, car je
vous déclare que j'entends vos paroles, mais que je ne les comprends pas.
     -- Alors, c'est que vous n'avez pas de  religion du tout ; j'aime mieux
cela, reprit en ricanant Lord de Winter.
     --  Il  est certain  que  cela  est  plus  selon vos principes,  reprit
froidement Milady.
     -- Oh ! je vous avoue que cela m'est parfaitement égal.
     -- Oh ! vous n'avoueriez pas cette indifférence religieuse, Milord, que
vos débauches et vos crimes en feraient foi.
     --  Hein ! vous parlez  de débauches,  Madame Messaline, vous parlez de
crimes,  Lady Macbeth !  Ou j'ai  mal entendu,  ou vous êtes,  pardieu, bien
impudente.
     -- Vous parlez ainsi parce que  vous savez qu'on nous écoute, Monsieur,
répondit froidement  Milady, et que vous voulez intéresser vos  geôliers  et
vos bourreaux contre moi.
     -- Mes geôliers  ! mes bourreaux ! Ouais, Madame, vous le prenez sur un
ton poétique, et la  comédie d'hier tourne ce soir à la  tragédie. Au reste,
dans huit jours vous serez où vous devez être et ma tâche sera achevée.
     -- Tâche  infâme !  tâche impie ! reprit Milady avec l'exaltation de la
victime qui provoque son juge.
     -- Je  crois, ma parole d'honneur,  dit de Winter en se levant,  que la
drôlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous, Madame la puritaine, ou
je vous fais mettre au cachot.  Pardieu  ! c'est  mon vin d'Espagne qui vous
monte à  la tête, n'est-ce  pas ?  Mais, soyez tranquille, cette  ivresse-là
n'est pas dangereuse et n'aura pas de suites. "
     Et Lord de Winter se retira en jurant, ce qui à cette époque  était une
habitude toute cavalière.
     Felton était  en effet derrière la porte et n'avait pas perdu un mot de
toute cette scène.
     Milady avait deviné juste.
     "  Oui,  va !  va  !  dit-elle à  son frère,  les suites approchent, au
contraire, mais tu ne les verras, imbécile, que lorsqu'il ne sera plus temps
de les éviter. "
     Le  silence se  rétablit,  deux heures  s'écoulèrent  ;  on  apporta le
souper, et l'on trouva Milady occupée à faire tout haut ses prières, prières
qu'elle avait apprises d'un vieux serviteur de son second mari, puritain des
plus austères. Elle semblait en extase et ne parut pas même faire  attention
à ce  qui se passait autour  d'elle. Felton fit signe qu'on ne  la dérangeât
point, et lorsque tout fut en état il sortit sans bruit avec les soldats.
     Milady  savait  qu'elle pouvait  être  épiée,  elle  continua donc  ses
prières  jusqu'à la fin, et  il lui  sembla  que  le  soldat  qui  était  de
sentinelle à sa porte ne marchait plus du même pas et paraissait écouter.
     Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage, elle se releva, se mit
à table, mangea peu et ne but que de l'eau.
     Une  heure après on  vint  enlever  la  table, mais Milady remarqua que
cette fois Felton n'accompagnait point les soldats.
     Il craignait donc de la voir trop souvent.
     Elle  se retourna  vers le mur pour  sourire, car  il  y  avait dans ce
sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourire l'eût dénoncée.
     Elle laissa encore s'écouler une demi-heure, et comme en ce moment tout
faisait silence dans le vieux  château, comme  on n'entendait  que l'éternel
murmure de la houle, cette respiration immense de  l'océan, de sa voix pure,
harmonieuse et vibrante, elle commença le premier couplet de ce psaume alors
en entière faveur près des puritains :
     Seigneur, si tu nous abandonnes,
     C'est pour voir si nous sommes forts. ;
     Mais ensuite c'est toi qui donnes
     De ta céleste main la palme à nos efforts.
     Ces  vers n'étaient pas excellents, il s'en fallait même de  beaucoup ;
mais, comme on le sait, les protestants ne se piquaient pas de poésie.
     Tout  en chantant, Milady écoutait  : le soldat  de  garde  à sa  porte
s'était arrêté comme s'il eût été changé en pierre. Milady put donc juger de
l'effet qu'elle avait produit.
     Alors  elle  continua  son  chant  avec  une  ferveur et  un  sentiment
inexprimables ;  il lui sembla que les  sons se répandaient au loin sous les
voûtes et allaient comme un charme magique adoucir le coeur de ses geôliers.
Cependant il paraît que le soldat en sentinelle, zélé catholique sans doute,
secoua le charme, car à travers la porte :
     " Taisez-vous donc,  Madame, dit-il, votre chanson est triste  comme un
De  profundis  , et  si,  outre l'agrément  d'être en garnison ici,  il faut
encore y entendre de pareilles choses, ce sera à n'y point tenir.
     -- Silence ! dit alors une voix grave, que  Milady  reconnut pour celle
de  Felton ; de quoi vous mêlez-vous, drôle ? Vous a-t-on ordonné d'empêcher
cette femme de chanter ?  Non. On vous a dit de la garder, de tirer sur elle
si elle essayait  de  fuir. Gardez-la  ;  si  elle fuit,  tuez-la ;  mais ne
changez rien à la consigne. "
     Une  expression de joie  indicible illumina le  visage de Milady,  mais
cette expression fut fugitive comme le reflet d'un éclair, et, sans paraître
avoir entendu le dialogue dont elle n'avait pas perdu un mot, elle reprit en
donnant à sa voix tout le charme, toute l'étendue  et toute la séduction que
le démon y avait mis :
     Pour tant de pleurs et de misère,
     Pour mon exil et pour mes fers,
     J'ai ma jeunesse, ma prière,
     Et Dieu, qui comptera les maux que j'ai soufferts.
     Cette voix, d'une étendue inouïe et d'une passion sublime, donnait à la
poésie rude et inculte  de ces psaumes une magie et  une expression que  les
puritains  les plus exaltés  trouvaient rarement dans  les  chants de  leurs
frères, et qu'ils étaient forcés d'orner  de  toutes  les ressources de leur
imagination : Felton crut entendre chanter l'ange  qui  consolait les  trois
Hébreux dans la fournaise.
     Milady continua :
     Mais le jour de la délivrance
     Viendra pour nous, Dieu juste et fort ;
     Et s'il trompe notre espérance,
     Il nous reste toujours le martyre et la mort.
     Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s'efforça  de  mettre
toute son âme, acheva de  porter le désordre dans le coeur du jeune officier
: il  ouvrit brusquement  la porte, et Milady  le vit apparaître  pâle comme
toujours, mais les yeux ardents et presque égarés.
     " Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille voix ?
     -- Pardon, Monsieur, dit Milady avec douceur, j'oubliais que mes chants
ne sont  pas de mise dans  cette maison. Je vous ai sans doute  offensé dans
vos  croyances  ; mais c'était sans le vouloir, je vous jure ; pardonnez-moi
donc  une  faute  qui  est  peut-être  grande,  mais  qui  certainement  est
involontaire. "
     Milady était si belle dans ce moment, l'extase religieuse dans laquelle
elle  semblait  plongée donnait une telle expression à sa  physionomie,  que
Felton, ébloui, crut voir  l'ange que  tout à  l'heure il  croyait seulement
entendre.
     " Oui, oui, répondit-il, oui : vous troublez, vous agitez  les gens qui
habitent ce château. "
     Et le pauvre insensé ne s'apercevait  pas  lui-même de l'incohérence de
ses discours, tandis que Milady  plongeait son oeil de lynx au plus  profond
de son coeur.
     " Je me  tairai, dit Milady  en baissant les yeux avec toute la douceur
qu'elle put donner à sa voix, avec toute la résignation qu'elle put imprimer
à son maintien.
     -- Non,  non,  Madame, dit Felton ; seulement,  chantez  moins haut, la
nuit surtout. "
     Et  à  ces  mots,  Felton,  sentant  qu'il  ne  pourrait pas  conserver
longtemps  sa sévérité  à l'égard de la  prisonnière,  s'élança  hors de son
appartement.
     " Vous  avez  bien  fait, lieutenant,  dit le soldat  ;  :  ces  chants
bouleversent l'âme ;  cependant on finit par s'y accoutumer : sa voix est si
belle ! "




     Felton était venu ;  mais il y avait encore un pas à faire : il fallait
le  retenir, ou plutôt  il fallait  qu'il  restât tout  seul ; et Milady  ne
voyait encore qu'obscurément le moyen qui devait la conduire à ce résultat.
     Il fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui parler
aussi : car,  Milady le savait bien, sa plus grande séduction  était dans sa
voix, qui parcourait si habilement toute la gamme des tons, depuis la parole
humaine jusqu'au langage céleste.
     Et cependant, malgré toute cette séduction, Milady pouvait échouer, car
Felton était  prévenu, et cela contre  le  moindre hasard.  Dès  lors,  elle
surveilla  toutes  ses  actions, toutes  ses  paroles, jusqu'au plus  simple
regard de ses yeux, jusqu'à son geste, jusqu'à sa respiration, qu'on pouvait
interpréter comme  un soupir. Enfin, elle étudia tout, comme  fait un habile
comédien à qui l'on vient de donner un rôle nouveau dans un emploi qu'il n'a
pas l'habitude de tenir.
     Vis-à-vis  de  Lord de Winter sa conduite  était plus  facile  ;  aussi
avait-  elle  été  arrêtée dès  la veille. Rester  muette  et  digne  en  sa
présence, de  temps  en temps  l'irriter  par un dédain affecté,  par un mot
méprisant, le pousser  à des menaces  et à des  violences  qui faisaient  un
contraste avec sa résignation à elle, tel était son projet. Felton verrait :
peut-être ne dirait-il rien ; mais il verrait.
     Le matin, Felton vint comme d'habitude ; mais Milady le laissa présider
à tous les apprêts du déjeuner sans lui adresser la parole. Aussi, au moment
où  il  allait se  retirer,  eut-elle une lueur d'espoir ; car elle crut que
c'était lui qui allait parler ; mais ses  lèvres remuèrent sans qu'aucun son
sortît  de sa  bouche,  et, faisant un effort sur lui-même, il renferma dans
son coeur les paroles qui allaient s'échapper de ses lèvres, et sortit.
     Vers midi, Lord de Winter entra.
     Il  faisait une assez belle  journée d'hiver,  et  un rayon  de ce pâle
soleil d'Angleterre qui  éclaire, mais qui n'échauffe pas, passait à travers
les barreaux de la prison.
     Milady regardait par la fenêtre, et fit semblant  de ne pas entendre la
porte qui s'ouvrait.
     " Ah !  ah ! dit Lord de Winter, après avoir fait de la comédie,  après
avoir fait de la tragédie, voilà que nous faisons de la mélancolie. "
     La prisonnière ne répondit pas.
     " Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends ;  vous voudriez bien
être  en  liberté sur  ce  rivage  ; vous  voudriez bien, sur un bon navire,
fendre les  flots de cette mer  verte  comme de  l'émeraude ; vous  voudriez
bien, soit sur terre, soit sur l'océan, me dresser une de ces bonnes petites
embuscades comme vous savez si bien les combiner. Patience ! patience ! Dans
quatre  jours,  le rivage vous  sera permis, la  mer vous sera ouverte, plus
ouverte  que  vous ne le  voudrez, car dans quatre  jours  l'Angleterre sera
débarrassée de vous. "
     Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le ciel :
     " Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une angélique suavité de geste et
d'intonation, pardonnez à cet homme, comme je lui pardonne moi- même.
     --  Oui,  prie, maudite, s'écria  le baron, ta prière est d'autant plus
généreuse que tu es, je te le jure, au pouvoir d'un homme  qui ne pardonnera
pas. "
     Et il sortit.
     Au  moment  où  il sortait,  un  regard  perçant  glissa  par la  porte
entrebâillée, et elle aperçut  Felton qui se rangeait rapidement pour n'être
pas vu d'elle.
     Alors elle se jeta à genoux et se mit à prier.
     " Mon  Dieu ! mon Dieu !  dit-elle, vous savez pour quelle sainte cause
je souffre, donnez-moi donc la force de souffrir. "
     La porte  s'ouvrit  doucement  ;  la belle  suppliante fit  semblant de
n'avoir pas entendu, et d'une voix pleine de larmes, elle continua :
     " Dieu vengeur ! Dieu de bonté ! laisserez-vous s'accomplir les affreux
projets de cet homme ! "
     Alors, seulement, elle  feignit  d'entendre le bruit des pas  de Felton
et, se relevant rapide  comme la pensée, elle rougit comme si elle  eût  été
honteuse d'avoir été surprise à genoux.
     "  Je n'aime point à déranger ceux  qui prient,  Madame,  dit gravement
Felton ; ne vous dérangez donc pas pour moi, je vous en conjure.
     -- Comment savez-vous que  je priais, Monsieur ? dit Milady  d'une voix
suffoquée par les sanglots ; vous vous trompiez, Monsieur, je ne priais pas.
     -- Pensez-vous donc,  Madame, répondit  Felton de sa même  voix  grave,
quoique avec un  accent plus doux,  que je me croie le droit d'empêcher  une
créature  de  se  prosterner  devant  son Créateur  ?  A  Dieu ne  plaise  !
D'ailleurs  le repentir sied bien aux coupables  ;  quelque crime qu'il  ait
commis, un coupable m'est sacré aux pieds de Dieu.
     -- Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui eût désarmé l'ange du
jugement dernier. Coupable  ! mon Dieu, tu sais si je le suis ! Dites que je
suis condamnée,  Monsieur, à la bonne heure ;  mais vous le savez,  Dieu qui
aime les martyrs, permet que l'on condamne quelquefois les innocents.
     --  Fussiez-vous  condamnée,  fussiez-vous  martyre,  répondit  Felton,
raison de plus pour prier, et moi-même je vous aiderai de mes prières.
     -- Oh ! vous êtes un juste, vous, s'écria  Milady  en  se précipitant à
ses  pieds  ; tenez, je  n'y puis tenir plus  longtemps,  car  je  crains de
manquer de force au moment où il me faudra soutenir la lutte et confesser ma
foi ; écoutez donc la  supplication d'une femme au désespoir. On vous abuse,
Monsieur, mais  il  n'est pas question de  cela,  je ne vous demande  qu'une
grâce, et,  si vous me l'accordez,  je vous bénirai  dans  ce monde et  dans
l'autre.
     -- Parlez au  maître, Madame,  dit Felton  ;  je  ne suis  heureusement
chargé,  moi, ni de pardonner ni de punir, et  c'est à plus haut que moi que
Dieu a remis cette responsabilité.
     -- A vous, non, à vous seul. Ecoutez-moi, plutôt que de contribuer à ma
perte, plutôt que de contribuer à mon ignominie.
     -- Si vous avez mérité cette  honte, Madame, si vous avez encouru cette
ignominie, il faut la subir en l'offrant à Dieu.
     -- Que dites-vous ?  Oh ! vous ne me comprenez  pas  !  Quand je  parle
d'ignominie, vous  croyez que  je  parle  d'un châtiment  quelconque,  de la
prison ou  de la mort ! Plût au Ciel ! que m'importent, à moi, la mort ou la
prison !
     -- C'est moi qui ne vous comprends plus, Madame.
     -- Ou qui faites semblant de ne plus  me comprendre, Monsieur, répondit
la prisonnière avec un sourire de doute.
     -- Non, Madame, sur l'honneur d'un soldat, sur la foi d'un chrétien !
     -- Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter sur moi.
     -- Je les ignore.
     -- Impossible, vous son confident !
     -- Je ne mens jamais, Madame.
     -- Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu'on ne les devine pas.
     -- Je ne cherche à rien deviner, Madame ; j'attends qu'on me confie, et
à part ce qu'il m'a dit devant vous, Lord de Winter ne m'a rien confié.
     --  Mais,  s'écria Milady avec  un  incroyable  accent  de vérité, vous
n'êtes donc pas son complice, vous ne savez donc  pas qu'il me destine à une
honte que tous les châtiments de la terre ne sauraient égaler en horreur ?
     -- Vous vous trompez, Madame, dit Felton en  rougissant, Lord de Winter
n'est pas capable d'un tel crime. "
     " Bon, dit  Milady en elle-même,  sans savoir  ce que c'est, il appelle
cela un crime ! "
     Puis tout haut :
     " L'ami de l'infâme est capable de tout.
     -- Qui appelez-vous l'infâme ? demanda Felton.
     -- Y a-t-il  donc en Angleterre  deux  hommes  à  qui un  semblable nom
puisse convenir ?
     --  Vous voulez parler  de Georges  Villiers  ?  dit  Felton, dont  les
regards s'enflammèrent.
     --  Que  les païens,  les  gentils  et  les  infidèles appellent duc de
Buckingham, reprit Milady ; je n'aurais pas cru qu'il y aurait eu un Anglais
dans toute  l'Angleterre qui eût eu besoin d'une si longue explication  pour
reconnaître celui dont je voulais parler !
     -- La  main du Seigneur est étendue sur lui, dit Felton, il n'échappera
pas au châtiment qu'il mérite. "
     Felton  ne   faisait   qu'exprimer  à  l'égard  du   duc  le  sentiment
d'exécration que tous les Anglais avaient  voué  à celui que les catholiques
eux- mêmes appelaient l'exacteur, le  concussionnaire,  le  débauché, et que
les puritains appelaient tout simplement Satan.
     " Oh !  mon Dieu  ! mon Dieu  !  s'écria Milady, quand je  vous supplie
d'envoyer à cet homme le  châtiment qui lui  est dû, vous savez que ce n'est
pas  ma  propre vengeance que  je poursuis,  mais la délivrance  de tout  un
peuple que j'implore.
     -- Le connaissez-vous donc ? " demanda Felton.
     " Enfin, il  m'interroge " se dit  en elle-même Milady au  comble de la
joie d'en être arrivée si vite à un si grand résultat.
     " Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour mon  malheur
éternel. "
     Et Milady se tordit les  bras comme arrivée au paroxysme de la douleur.
Felton sentit sans doute en lui-même que sa force l'abandonnait,  et il  fit
quelques  pas vers la porte  ; la prisonnière, qui ne le perdait pas de vue,
bondit à sa poursuite et l'arrêta.
     "  Monsieur  ! s'écria-t-elle, soyez bon,  soyez  clément,  écoutez  ma
prière : ce  couteau que la fatale prudence du baron m'a enlevé, parce qu'il
sait l'usage  que  j'en  veux faire  ; oh ! écoutez-moi jusqu'au  bout !  ce
couteau,  rendez-le-moi  une  minute  seulement,  par  grâce,  par  pitié  !
J'embrasse  vos genoux ;  voyez, vous fermerez la porte, ce n'est pas à vous
que j'en veux  : Dieu ! vous  en vouloir, à vous, le seul être juste, bon et
compatissant  que j'aie  rencontré ! à  vous, mon sauveur peut-  être  ! une
minute,  ce  couteau,  une minute, une  seule, et  je vous  le rends par  le
guichet de la porte ;  rien qu'une minute, Monsieur Felton, et  vous m'aurez
sauvé l'honneur !
     --  Vous  tuer ! s'écria Felton avec  terreur,  oubliant de retirer ses
mains des mains de la prisonnière ; vous tuer !
     --  J'ai  dit, Monsieur, murmura Milady  en baissant la  voix et en  se
laissant tomber affaissée sur le parquet, j'ai dit mon secret ! Il sait tout
! Mon Dieu, je suis perdue ! "
     Felton demeurait debout, immobile et indécis.
     " Il doute encore, pensa Milady, je n'ai pas été assez vraie. "
     On  entendit marcher  dans le corridor ; Milady reconnut le pas de Lord
de Winter. Felton le reconnut aussi et s'avança vers la porte.
     Milady s'élança.
     " Oh ! pas  un mot,  dit-elle d'une voix concentrée, pas un mot de tout
ce que je vous ai dit à cet homme, ou je suis perdue, et c'est vous, vous...
"
     Puis,  comme  les  pas  se rapprochaient,  elle se  tut  de  peur qu'on
n'entendît sa  voix, appuyant avec un geste de terreur infinie sa belle main
sur la bouche de Felton. Felton  repoussa doucement Milady, qui alla  tomber
sur une chaise longue.
     Lord  de Winter  passa devant la porte sans s'arrêter, et l'on entendit
le bruit des pas qui s'éloignaient.
     Felton, pâle comme la mort, resta quelques instants l'oreille tendue et
écoutant, puis quand le bruit se fut éteint tout à fait, il respira comme un
homme qui sort d'un songe, et s'élança hors de l'appartement.
     " Ah !  dit Milady en écoutant à  son  tour le bruit des pas de Felton,
qui s'éloignaient  dans la direction opposée à ceux de Lord de Winter, enfin
tu es donc à moi ! "
     Puis son front se rembrunit.
     " S'il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui sait
bien que je ne me tuerai pas,  me  mettra  devant lui  un  couteau entre les
mains, et il verra bien que tout ce grand désespoir n'était qu'un jeu. "
     Elle alla  se placer devant sa glace et se regarda, jamais elle n'avait
été si belle.
     " Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas. "
     Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.
     " Monsieur,  lui  dit  Milady,  votre  présence est-elle un  accessoire
obligé de ma captivité, et  ne pourriez-vous pas m'épargner  ce  surcroît de
tortures que me causent vos visites ?
     --  Comment  donc, chère soeur  !  dit  de  Winter, ne  m'avez-vous pas
sentimentalement  annoncé,  de  cette  jolie  bouche  si  cruelle  pour  moi
aujourd'hui, que vous veniez en Angleterre à cette seule fin de me voir tout
à votre  aise, jouissance  dont, me disiez-vous, vous ressentiez si vivement
la  privation,  que  vous avez tout  risqué pour cela : mal de mer, tempête,
captivité ! Eh bien, me voilà, soyez  satisfaite ; d'ailleurs, cette fois ma
visite a un motif. "
     Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlé ; jamais  de sa vie,
peut-être,  cette  femme, qui avait  éprouvé tant d'émotions  puissantes  et
opposées, n'avait senti battre son coeur si violemment.
     Elle était assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira à son côté
et s'assit auprès d'elle, puis prenant dans sa poche un papier qu'il déploya
lentement :
     " Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espèce  de passeport
que  j'ai  rédigé moi-même et qui vous servira  désormais de numéro  d'ordre
dans la vie que je consens à vous laisser. "
     Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut :
     " Ordre de conduire à... " Le nom est en blanc, interrompit de Winter :
si vous avez  quelque préférence,  vous me l'indiquerez ; et pour peu que ce
soit à un millier de lieues de Londres, il sera fait droit  à votre requête.
Je reprends  donc  : " Ordre  de  conduire à... la nommée Charlotte Backson,
flétrie par la justice du royaume de France, mais libérée  après châtiment ;
elle demeurera dans cette  résidence, sans  jamais s'en  écarter de  plus de
trois  lieues. En cas de tentative  d'évasion, la peine  de  mort  lui  sera
appliquée. Elle touchera cinq  shillings par  jour pour son  logement et  sa
nourriture. "
     "  Cet  ordre ne me concerne pas, répondit froidement Milady, puisqu'un
autre nom que le mien y est porté.
     -- Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?
     -- J'ai celui de votre frère.
     --  Vous vous trompez,  mon frère  n'est que  votre second  mari, et le
premier vit  encore. Dites-moi  son nom  et je le mettrai en place du nom de
Charlotte Backson. Non ? ... Vous ne voulez pas ?... Vous gardez  le silence
? C'est bien ! Vous serez écrouée sous le nom de Charlotte Backson. "
     Milady demeura silencieuse  ; seulement, cette fois ce n'était plus par
affectation, mais par terreur : elle crut l'ordre prêt à être exécuté ; elle
pensa que Lord de Winter avait avancé son départ ;  elle crut qu'elle  était
condamnée à partir le soir même. Tout dans son esprit fut donc perdu pendant
un instant,  quand  tout à  coup  elle s'aperçut que l'ordre  n'était revêtu
d'aucune signature.
     La joie qu'elle ressentit de cette découverte fut si grande, qu'elle ne
put la cacher.
     " Oui, oui, dit Lord de  Winter, qui s'aperçut  de ce qui se passait en
elle, oui,  vous cherchez la signature, et vous  vous dites : tout n'est pas
perdu, puisque cet acte n'est pas signé ; on  me le montre pour  m'effrayer,
voilà  tout. Vous  vous trompez  : demain  cet  ordre  sera  envoyé  à  Lord
Buckingham  ; après-demain  il reviendra signé de  sa main et revêtu de  son
sceau, et  vingt-quatre heures  après,  c'est moi  qui vous  en réponds,  il
recevra son  commencement  d'exécution.  Adieu, Madame, voilà  tout  ce  que
j'avais à vous dire.
     -- Et moi je vous répondrai, Monsieur, que cet abus de pouvoir, que cet
exil sous un nom supposé sont une infamie.
     -- Aimez-vous mieux être pendue sous votre  vrai nom, Milady ? Vous  le
savez,  les  lois  anglaises  sont inexorables sur l'abus que l'on  fait  du
mariage ; expliquez-vous franchement :  quoique mon nom  ou plutôt le nom de
mon  frère se  trouve mêlé  dans  tout cela, je risquerai  le scandale  d'un
procès public pour être sûr que du coup je serai débarrassé de vous. "
     Milady ne répondit pas, mais devint pâle comme un cadavre.
     " Oh ! je  vois  que vous aimez  mieux  la pérégrination. A  merveille,
Madame, et  il y a  un  vieux proverbe qui dit que  les voyages  forment  la
jeunesse. Ma  foi ! vous n'avez  pas tort, après tout, et la vie est  bonne.
C'est  pour cela que je  ne me soucie  pas que vous me l'ôtiez. Reste donc à
régler l'affaire  des  cinq  shillings ; je  me montre un  peu parcimonieux,
n'est-ce pas ? cela tient à ce que  je ne me soucie  pas que vous corrompiez
vos  gardiens.  D'ailleurs  il  vous restera toujours vos  charmes pour  les
séduire. Usez-en  si  votre  échec avec Felton ne  vous a  pas  dégoûtée des
tentatives de ce genre. "
     " Felton  n'a point  parlé, se dit Milady à elle-même, rien n'est perdu
alors. "
     "  Et  maintenant,  Madame,  à  vous  revoir. Demain  je viendrai  vous
annoncer le départ de mon messager. "
     Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.
     Milady  respira : elle avait encore  quatre jours devant elle  ; quatre
jours lui suffiraient pour achever de séduire Felton.
     Une  idée  terrible lui vint alors,  c'est que Lord de Winter enverrait
peut- être Felton lui-même pour faire signer l'ordre à Buckingham ; de cette
façon Felton lui échappait, et pour que la prisonnière réussît il fallait la
magie d'une séduction continue.
     Cependant, comme  nous  l'avons dit,  une  chose la  rassurait : Felton
n'avait pas parlé.
     Elle ne voulut point paraître émue par les menaces  de Lord de  Winter,
elle se mit à table et mangea.
     Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit à  genoux, et répéta
tout  haut  ses  prières. Comme la veille, le  soldat  cessa de  marcher  et
s'arrêta pour l'écouter.
     Bientôt elle entendit des pas plus légers que ceux de la sentinelle qui
venaient du fond du corridor et qui s'arrêtaient devant sa porte.
     " C'est lui " , dit-elle.
     Et  elle  commença  le  même chant  religieux  qui  la veille avait  si
violemment exalté Felton.
     Mais,  quoique  sa  voix  douce,  pleine  et  sonore  eût  vibré   plus
harmonieuse et plus  déchirante  que jamais, la porte resta close.  Il parut
bien  à  Milady, dans un des  regards  furtifs  qu'elle lançait sur le petit
guichet, apercevoir à travers le  grillage  serré  les yeux ardents du jeune
homme ;  mais, que ce  fût une réalité  ou une vision, cette fois il eut sur
lui-même la puissance de ne pas entrer.
     Seulement,  quelques   instants   après  qu'elle  eut  fini  son  chant
religieux,  Milady  crut entendre  un profond soupir  ;  puis les mêmes  pas
qu'elle  avait  entendus s'approcher  s'éloignèrent  lentement  et  comme  à
regret.




     Le lendemain,  lorsque  Felton entra chez  Milady, il la trouva debout,
montée sur  un fauteuil, tenant entre ses mains une corde tissée à l'aide de
quelques mouchoirs de  batiste déchirés  en  lanières tressées les unes avec
les autres et attachées bout à bout ; au bruit que  fit Felton en ouvrant la
porte,  Milady sauta légèrement à bas de son fauteuil,  et  essaya de cacher
derrière elle cette corde improvisée, qu'elle tenait à la main.
     Le jeune homme était  plus  pâle  encore que  d'habitude, et  ses  yeux
rougis par l'insomnie indiquaient qu'il avait passé une nuit fiévreuse.
     Cependant son front était armé d'une sérénité plus austère que jamais.
     Il  s'avança  lentement vers Milady, qui s'était assise, et prenant  un
bout  de la tresse meurtrière que  par  mégarde  ou à dessein peut-être elle
avait laissée passer :
     " Qu'est-ce que cela, Madame ? demanda-t-il froidement.
     -- Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression douloureuse
qu'elle savait si bien donner à son sourire, l'ennui est l'ennemi mortel des
prisonniers, je m'ennuyais et je me suis amusée à tresser cette corde. "
     Felton  porta les  yeux  vers le point du mur de  l'appartement  devant
lequel  il avait trouvé Milady debout sur  le fauteuil où elle était  assise
maintenant, et au-dessus de sa tête il  aperçut un crampon doré, scellé dans
le mur, et qui servait à accrocher soit des hardes, soit des armes.
     Il  tressaillit,  et  la  prisonnière  vit  ce  tressaillement  ;  car,
quoiqu'elle eût les yeux baissés, rien ne lui échappait.
     " Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ? demanda-t-il.
     -- Que vous importe ? répondit Milady.
     -- Mais, reprit Felton, je désire le savoir.
     -- Ne m'interrogez  pas, dit la prisonnière, vous  savez bien qu'à nous
autres, véritables chrétiens, il nous est défendu de mentir.
     -- Eh bien, dit Felton, je vais  vous le dire,  ce que vous faisiez, ou
plutôt  ce  que vous alliez faire ;  vous alliez achever l'oeuvre fatale que
vous nourrissez dans  votre  esprit : songez-y, Madame, si notre Dieu défend
le mensonge, il défend bien plus sévèrement encore le suicide.
     -- Quand Dieu voit une de ses créatures persécutée  injustement, placée
entre  le  suicide et le déshonneur, croyez-moi,  Monsieur,  répondit Milady
d'un ton de profonde conviction, Dieu lui pardonne le suicide :  car, alors,
le suicide c'est le martyre.
     -- Vous en dites trop  ou trop  peu ; parlez, Madame,  au nom  du Ciel,
expliquez-vous.
     --  Que je vous raconte  mes malheurs, pour  que  vous les  traitiez de
fables ; que je vous  dise  mes projets, pour que vous alliez les dénoncer à
mon persécuteur : non, Monsieur ; d'ailleurs,  que vous importe la vie ou la
mort d'une  malheureuse condamnée  ? vous ne  répondez  que  de  mon  corps,
n'est-ce  pas  ?  et pourvu  que  vous  représentiez un  cadavre, qu'il soit
reconnu  pour le mien, on  ne vous en demandera pas davantage, et peut-être,
même, aurez-vous double récompense.
     -- Moi, Madame, moi ! s'écria Felton, supposer que j'accepterais jamais
le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce que vous dites.
     --   Laissez-moi  faire,  Felton,  laissez-moi  faire,  dit  Milady  en
s'exaltant,  tout  soldat  doit  être  ambitieux,  n'est-ce pas ?  Vous êtes
lieutenant, Eh bien, vous suivrez mon convoi avec le grade de capitaine.
     -- Mais que vous ai-je donc fait, dit  Felton ébranlé, pour que vous me
chargiez d'une pareille responsabilité devant les hommes  et  devant Dieu  ?
Dans  quelques jours vous allez être loin  d'ici, Madame,  votre vie ne sera
plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous  en ferez  ce
que vous voudrez.
     -- Ainsi, s'écria Milady comme si elle ne pouvait résister à une sainte
indignation,  vous, un homme pieux, vous que l'on appelle  un juste, vous ne
demandez qu'une chose : c'est de n'être point inculpé, inquiété pour ma mort
!
     -- Je dois veiller sur votre vie, Madame, et j'y veillerai.
     -- Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez ? cruelle déjà si
j'étais coupable, quel  nom  lui donnerez-vous,  quel  nom  le Seigneur  lui
donnera-t-il, si je suis innocente ?
     -- Je suis soldat, Madame, et j'accomplis les ordres que j'ai reçus.
     --  Croyez-vous  qu'au  jour  du  jugement  dernier  Dieu séparera  les
bourreaux  aveugles des juges iniques  ?  Vous ne voulez pas que je  tue mon
corps, et vous vous faites l'agent de celui qui veut tuer mon âme !
     -- Mais, je vous le répète, reprit Felton ébranlé, aucun danger ne vous
menace, et je réponds de Lord de Winter comme de moi-même.
     -- Insensé !  s'écria Milady, pauvre  insensé, qui  ose  répondre  d'un
autre homme quand les plus sages, quand  les plus grands selon Dieu hésitent
à répondre  d'eux-mêmes,  et qui se  range du parti le plus fort  et le plus
heureux, pour accabler la plus faible et la plus malheureuse !
     -- Impossible, Madame, impossible, murmura Felton, qui sentait  au fond
du coeur la  justesse de cet argument : prisonnière, vous ne recouvrerez pas
par moi la liberté, vivante, vous ne perdrez pas par moi la vie.
     -- Oui, s'écria Milady, mais je perdrai ce qui m'est bien plus cher que
la vie,  je  perdrai l'honneur,  Felton ;  et c'est vous, vous que  je ferai
responsable devant Dieu  et devant les hommes de ma honte et de mon infamie.
"
     Cette  fois  Felton,  tout  impassible  qu'il  était ou  qu'il  faisait
semblant d'être,  ne put résister  à  l'influence secrète qui  s'était  déjà
emparée de lui : voir cette femme si belle,  blanche comme  la plus  candide
vision,  la  voir tour  à  tour  éplorée  et  menaçante,  subir  à  la  fois
l'ascendant de la douleur et de la beauté, c'était trop pour un visionnaire,
c'était trop pour un cerveau miné par les rêves ardents de la foi extatique,
c'était trop pour un coeur corrodé à la fois par l'amour  du Ciel qui brûle,
par la haine des hommes qui dévore.
     Milady  vit  le trouble,  elle  sentait  par  intuition  la flamme  des
passions  opposées  qui  brûlaient  avec le sang dans  les  veines  du jeune
fanatique  ;  et,  pareille à un général  habile qui, voyant l'ennemi prêt à
reculer, marche sur lui en poussant  un cri de victoire, elle se leva, belle
comme  une prêtresse antique,  inspirée  comme une vierge chrétienne, et, le
bras étendu, le col  découvert, les cheveux  épars, retenant d'une  main  sa
robe pudiquement ramenée  sur sa poitrine, le regard illuminé de ce feu  qui
avait  déjà porté le désordre dans les  sens du jeune puritain, elle  marcha
vers lui, s'écriant sur un air  véhément,  de sa voix si douce, à  laquelle,
dans l'occasion, elle donnait un accent terrible :
     Livre à Baal sa victime,
     Jette aux lions le martyr :
     Dieu te fera repentir !...
     Je crie à lui de l'abîme. .
     Felton s'arrêta sous cette étrange apostrophe, et comme pétrifié.
     " Qui êtes-vous, qui êtes-vous ?  s'écria-t-il en joignant les mains  ;
êtes- vous une envoyée de Dieu, êtes-vous un ministre des enfers,  êtes-vous
ange ou démon, vous appelez-vous Eloa ou Astarté ?
     --  Ne m'as-tu  pas reconnue,  Felton  ? Je ne suis ni  un  ange, ni un
démon,  je  suis une fille de la  terre, je  suis  une soeur de ta croyance,
voilà tout.
     -- Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je crois.
     --  Tu crois, et cependant tu es  le complice de cet  enfant  de Bélial
qu'on appelle  Lord de Winter ! Tu  crois, et  cependant  tu  me laisses aux
mains de mes ennemis,  de l'ennemi de l'Angleterre, de l'ennemi de Dieu ? Tu
crois, et cependant  tu me livres à celui qui remplit et souille le monde de
ses hérésies et de ses débauches, à cet infâme Sardanapale  que les aveugles
nomment le duc de Buckingham et que les croyants appellent l'Antéchrist.
     -- Moi, vous livrer à Buckingham moi! que dites-vous là ?
     -- Ils ont des yeux,  s'écria Milady, et ils ne  verront pas ;  ils ont
des oreilles, et ils n'entendront point.
     -- Oui, oui, dit  Felton en passant ses mains  sur son front couvert de
sueur,  comme pour en arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la voix
qui me parle  dans mes rêves  ; oui, je reconnais  les  traits de l'ange qui
m'apparaît  chaque nuit, criant à  mon  âme  qui ne peut dormir :  " Frappe,
sauve  l'Angleterre, Sauve-toi, car  tu mourras sans  avoir désarmé Dieu ! "
Parlez, parlez ! s'écria Felton, je puis vous comprendre à présent. "
     Un éclair de joie terrible, mais  rapide comme la  pensée, jaillit  des
yeux de Milady.
     Si  fugitive  qu'eût  été  cette  lueur  homicide,  Felton  la  vit  et
tressaillit comme si cette lueur eût éclairé les  abîmes du  coeur  de cette
femme.
     Felton se rappela tout à coup les avertissements de Lord de Winter, les
séductions de  Milady, ses  premières tentatives lors  de son  arrivée  ; il
recula  d'un  pas et baissa la tête, mais sans cesser de la regarder : comme
si, fasciné par cette étrange créature, ses yeux ne pouvaient se détacher de
ses yeux.
     Milady n'était point femme  à se méprendre au sens de cette hésitation.
Sous  ses émotions apparentes, son sang-froid  glacé ne l'abandonnait point.
Avant que Felton lui eût répondu et qu'elle  fût forcée de  reprendre  cette
conversation si difficile  à soutenir sur le même accent  d'exaltation, elle
laissa retomber  ses mains,  et, comme si la faiblesse de la femme reprenait
le dessus sur l'enthousiasme de l'inspirée :
     "  Mais,  non,  dit-elle,  ce  n'est  pas  à  moi d'être la Judith  qui
délivrera Béthulie  de cet Holopherne. Le glaive de l'Eternel est trop lourd
pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le déshonneur par la mort, laissez- moi
me réfugier dans le martyre. Je ne vous  demande ni la liberté, comme ferait
une coupable, ni la vengeance, comme ferait une païenne. Laissez-moi mourir,
voilà tout. Je vous supplie, je  vous implore à genoux ; laissez-moi mourir,
et mon dernier soupir sera une bénédiction pour mon sauveur. "
     A cette voix douce et  suppliante, à ce regard timide et abattu, Felton
se rapprocha. Peu  à  peu l'enchanteresse avait revêtu cette  parure magique
qu'elle reprenait et quittait à volonté, c'est-à-dire la beauté, la douceur,
les larmes et surtout l'irrésistible attrait de la volupté mystique, la plus
dévorante des voluptés.
     " Hélas ! dit Felton, je ne puis qu'une chose, vous plaindre si vous me
prouvez que vous  êtes une victime ! Mais Lord  de Winter a de cruels griefs
contre  vous. Vous êtes  chrétienne, vous êtes ma  soeur en religion ; je me
sens entraîné vers vous, moi qui n'ai aimé que mon bienfaiteur, moi qui n'ai
trouvé dans la vie  que des traîtres et  des impies. Mais vous, Madame, vous
êtes si belle en réalité, vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter
vous poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquités ?
     -- Ils ont des yeux, répéta Milady avec un accent d'indicible  douleur,
et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils n'entendront point.
     -- Mais, alors, s'écria le jeune officier, parlez, parlez donc !
     -- Vous confier ma honte ! s'écria Milady avec le rouge de la pudeur au
visage, car souvent le crime  de l'un est la honte de l'autre ; vous confier
ma  honte, à  vous  homme,  moi femme  !  Oh  ! continua-t-elle  en ramenant
pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai !
     -- A moi, à un frère ! " s'écria Felton.
     Milady le regarda longtemps avec une expression  que le  jeune officier
prit pour du doute, et qui cependant n'était que de l'observation et surtout
la volonté de fasciner.
     Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.
     " Eh bien, dit Milady, je me fie à mon frère, j'oserai ! "
     En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais,  cette fois,
le terrible  beau-frère de Milady ne se  contenta point, comme il avait fait
la veille, de passer devant la porte et de s'éloigner, il s'arrêta, échangea
deux mots avec la sentinelle, puis la porte s'ouvrit et il parut.
     Pendant ces  deux  mots échangés, Felton  s'était  reculé vivement,  et
lorsque Lord de Winter entra, il était à quelques pas de la prisonnière.
     Le  baron  entra  lentement,  et  porta  son  regard scrutateur  de  la
prisonnière au jeune officier :
     " Voilà bien longtemps, John, dit-il,  que vous  êtes ici ; cette femme
vous  a-t-elle  raconté  ses  crimes  ?  alors  je  comprends  la  durée  de
l'entretien. "
     Felton  tressaillit, et Milady  sentit qu'elle était perdue si  elle ne
venait au secours du puritain décontenancé.
     " Ah ! vous craignez que votre prisonnière ne vous  échappe ! dit-elle,
Eh bien,  demandez à votre digne geôlier quelle grâce, à  l'instant même, je
sollicitais de lui.
     -- Vous demandiez une grâce ? dit le baron soupçonneux.
     -- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.
     -- Et quelle grâce, voyons ? demanda Lord de Winter.
     --  Un  couteau qu'elle me  rendra  par  le guichet,  une minute  après
l'avoir reçu, répondit Felton.
     -- Il y  a donc quelqu'un  de caché ici  que  cette  gracieuse personne
veuille égorger ? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et méprisante.
     -- Il y a moi, répondit Milady.
     -- Je vous ai donné le choix entre l'Amérique et Tyburn, reprit Lord de
Winter, choisissez Tyburn, Milady  : la corde est,  croyez-moi, encore  plus
sûre que le couteau. "
     Felton  pâlit  et fit un pas en avant, en  songeant  qu'au moment où il
était entré, Milady tenait une corde.
     " Vous  avez raison, dit celle-ci,  et j'y avais déjà pensé ; puis elle
ajouta d'une voix sourde : j'y penserai encore. "
     Felton  sentit  courir  un  frisson jusque  dans la moelle de  ses os ;
probablement Lord de Winter aperçut ce mouvement.
     " Méfie-toi, John, dit-il,  John,  mon  ami, je me suis reposé sur toi,
prends garde !  Je t'ai prévenu !  D'ailleurs, aie bon courage,  mon enfant,
dans trois jours nous serons délivrés de cette créature,  et où je l'envoie,
elle ne nuira plus à personne.
     -- Vous l'entendez ! " s'écria Milady avec éclat, de façon que le baron
crût qu'elle s'adressait au Ciel et que Felton comprît que c'était à lui.
     Felton baissa la tête et rêva.
     Le baron  prit l'officier  par  le  bras  en  tournant la  tête sur son
épaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu'à ce qu'il fût sorti.
     " Allons, allons, dit  la prisonnière lorsque la porte se fut refermée,
je  ne suis  pas encore si  avancée  que je  le  croyais. Winter a changé sa
sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c'est que le désir de la
vengeance, et comme ce désir forme l'homme ! Quant à Felton, il hésite. Ah !
ce  n'est pas un homme  comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore  que
les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les
femmes, et il les aime en joignant les bras. "
     Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que
la journée ne se  passerait pas  sans qu'elle revit Felton. Enfin, une heure
après la scène que nous  venons de raconter, elle entendit  que l'on parlait
bas à la porte, puis bientôt la porte s'ouvrit, et elle reconnut Felton.
     Le jeune homme s'avança rapidement dans la chambre en laissant la porte
ouverte derrière lui et en faisant signe à  Milady de se taire ; il avait le
visage bouleversé.
     " Que me voulez-vous ? dit-elle.
     --  Ecoutez,  répondit Felton  à  voix  basse,  je viens  d'éloigner la
sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu'on sache que  je  suis venu, pour
vous parler sans qu'on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de
me raconter une histoire effroyable. "
     Milady prit son sourire de victime résignée, et secoua la tête.
     " Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur,
mon  père, est  un monstre. Je vous  connais  depuis quatre jours, je l'aime
depuis dix  ans, lui  ; je  puis  donc hésiter  entre vous  deux  : ne  vous
effrayez  pas de ce que je  vous  dis,  j'ai besoin d'être  convaincu. Cette
nuit, après minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez.
     -- Non, Felton, non  mon  frère, dit-elle, le sacrifice est trop grand,
et je sens qu'il  vous coûte. Non, je  suis perdue, ne vous  perdez pas avec
moi. Ma mort  sera bien  plus éloquente que ma vie, et le silence du cadavre
vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonnière.
     -- Taisez-vous, Madame,  s'écria Felton, et ne me parlez pas ainsi ; je
suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour que vous me juriez
sur ce que vous avez de plus sacré, que vous n'attenterez pas à votre vie.
     -- Je ne veux  pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n'a
le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir.
     -- Eh bien, dit Felton, engagez-vous  seulement jusqu'au moment où vous
m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous persistez encore, Eh bien,
alors, vous serez libre, et moi-même je vous donnerai l'arme que vous m'avez
demandée.
     -- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai.
     -- Jurez-le.
     -- Je le jure par notre Dieu. Etes-vous content ?
     -- Bien, dit Felton, à cette nuit ! "
     Et il s'élança hors de l'appartement, referma la porte, et attendit  en
dehors,  la demi-pique du soldat à la main,  comme s'il eût monté la garde à
sa place.
     Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
     Alors, à travers le guichet dont elle s'était rapprochée, Milady vit le
jeune  homme se  signer  avec une  ferveur  délirante  et s'en aller  par le
corridor avec un transport de joie.
     Quant à elle, elle revint à sa place,  un sourire de sauvage mépris sur
les lèvres,  et  elle  répéta  en blasphémant ce nom  terrible de  Dieu, par
lequel elle avait juré sans jamais avoir appris à le connaître.
     " Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensé ! mon Dieu ! c'est moi, moi et
celui qui m'aidera à me venger. "




     Cependant Milady  en était arrivée  à un demi-triomphe,  et  le  succès
obtenu doublait ses forces.
     Il  n'était pas  difficile  de  vaincre,  ainsi  qu'elle  l'avait  fait
jusque-là, des  hommes prompts à  se laisser  séduire,  et  que  l'éducation
galante de la cour entraînait vite dans le piège ; Milady  était assez belle
pour  ne  pas  trouver de résistance de  la part de la chair, et elle  était
assez adroite pour l'emporter sur tous les obstacles de l'esprit.
     Mais,  cette  fois, elle  avait  à  lutter  contre une nature  sauvage,
concentrée,  insensible à force d'austérité ; la  religion  et  la pénitence
avaient fait de  Felton un homme inaccessible aux séductions ordinaires.  Il
roulait  dans cette tête exaltée  des  plans  tellement vastes,  des projets
tellement tumultueux, qu'il n'y restait plus  de place  pour aucun amour, de
caprice ou de matière, ce sentiment qui se  nourrit de loisir et grandit par
la corruption.  Milady avait donc  fait  brèche, avec sa fausse  vertu, dans
l'opinion d'un homme prévenu  horriblement  contre elle,  et par sa  beauté,
dans  le coeur et  les sens  d'un  homme chaste et pur. Enfin, elle  s'était
donné la mesure de ses moyens, inconnus  d'elle- même jusqu'alors, par cette
expérience faite sur  le sujet le plus rebelle  que la nature et la religion
pussent soumettre à son étude.
     Bien  des fois néanmoins pendant la soirée elle avait désespéré du sort
et d'elle-même ; elle  n'invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait
foi dans le génie du mal, cette immense souveraineté qui règne dans tous les
détails de  la vie humaine,  et à  laquelle, comme  dans la fable arabe,  un
grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu.
     Milady, bien préparée à recevoir Felton, put dresser ses batteries pour
le lendemain. Elle  savait qu'il  ne lui restait plus que deux jours, qu'une
fois l'ordre signé par Buckingham (et Buckingham le  signerait d'autant plus
facilement,  que cet  ordre  portait  un  faux  nom,  et qu'il  ne  pourrait
reconnaître  la femme dont il  était  question), une  fois cet  ordre signé,
disons-nous, le  baron  la faisait  embarquer sur-le-champ,  et  elle savait
aussi  que les femmes condamnées  à la déportation  usent d'armes bien moins
puissantes  dans leurs  séductions que les prétendues femmes vertueuses dont
le soleil du monde éclaire la beauté, dont la voix de la mode vante l'esprit
et qu'un reflet d'aristocratie dore de ses lueurs enchantées. Etre une femme
condamnée à une peine misérable et infamante n'est pas un empêchement à être
belle, mais c'est un obstacle à  jamais  redevenir puissante. Comme tous les
gens  d'un mérite réel,  Milady  connaissait  le  milieu  qui convenait à sa
nature,  à ses moyens. La pauvreté  lui répugnait, l'abjection  la diminuait
des deux tiers de sa grandeur. Milady n'était reine que parmi les reines, il
fallait à sa domination le plaisir  de l'orgueil  satisfait.  Commander  aux
êtres inférieurs était plutôt une humiliation qu'un plaisir pour elle.
     Certes,  elle fût  revenue de son exil, elle n'en  doutait pas  un seul
instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une  nature
agissante  et ambitieuse  comme celle de  Milady,  les  jours qu'on n'occupe
point à monter sont  des jours néfastes ;  qu'on trouve donc le mot dont  on
doive nommer les jours qu'on emploie à  descendre ! Perdre un an,  deux ans,
trois ans, c'est-à-dire une éternité ; revenir quand d'Artagnan, heureux  et
triomphant, aurait, lui et ses amis, reçu de la reine la récompense qui leur
était bien acquise pour les services qu'ils lui avaient rendus, c'étaient là
de ces  idées dévorantes qu'une femme comme  Milady ne pouvait supporter. Au
reste, l'orage qui grondait  en  elle doublait sa force, et  elle  eût  fait
éclater les murs de sa prison, si  son corps eût pu prendre un seul  instant
les proportions de son esprit.
     Puis ce  qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'était  le
souvenir du cardinal. Que devait penser,  que devait dire de son  silence le
cardinal défiant, inquiet,  soupçonneux, le cardinal, non seulement son seul
appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le présent, mais encore le
principal  instrument  de sa fortune  et de sa vengeance à venir ?  Elle  le
connaissait, elle  savait qu'à son  retour, après  un voyage  inutile,  elle
aurait beau arguer  de la prison,  elle aurait beau  exalter les souffrances
subies, le cardinal répondrait avec ce calme  railleur du sceptique puissant
à la fois par la force et par le génie : "  Il  ne fallait  pas vous laisser
prendre ! "
     Alors  Milady  réunissait toute son  énergie,  murmurant au  fond de sa
pensée le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pénétrât jusqu'à elle au
fond  de l'enfer où  elle  était tombée ; et  comme un serpent qui roule  et
déroule ses  anneaux pour  se rendre  compte à lui-même  de sa  force,  elle
enveloppait  d'avance  Felton   dans  les  mille  replis  de  son  inventive
imagination.
     Cependant  le temps  s'écoulait, les  heures les unes  après les autres
semblaient réveiller  la cloche  en  passant,  et  chaque  coup  du  battant
d'airain retentissait sur le coeur de la prisonnière. A neuf heures, Lord de
Winter fit sa visite accoutumée,  regarda  la fenêtre et les barreaux, sonda
le parquet et les murs,  visita la cheminée et les portes, sans que, pendant
cette longue et minutieuse visite, ni lui ni Milady prononçassent une  seule
parole.
     Sans doute que  tous deux comprenaient  que la situation  était devenue
trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en colère sans effet.
     "  Allons,  allons, dit le baron  en la quittant, vous ne vous sauverez
pas encore cette nuit ! "
     A dix  heures,  Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son
pas. Elle le devinait maintenant comme une maîtresse devine celui de l'amant
de son coeur, et cependant Milady détestait et méprisait à la fois ce faible
fanatique.
     Ce n'était point l'heure convenue, Felton n'entra point.
     Deux heures après et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevée.
     Cette fois  c'était l'heure  :  aussi, à  partir de ce  moment,  Milady
attendit- elle avec impatience.
     La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le corridor.
     Au bout de dix minutes Felton vint.
     Milady prêta l'oreille.
     " Ecoute,  dit  le jeune homme à la sentinelle, sous aucun prétexte  ne
t'éloigne de cette  porte, car tu sais que la nuit  dernière un soldat a été
puni par Milord  pour avoir  quitté son poste un instant, et cependant c'est
moi qui, pendant sa courte absence, avais veillé à sa place.
     -- Oui, je le sais, dit le soldat.
     -- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il,
je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui
a, j'en ai peur, de sinistres projets sur elle-même et que j'ai reçu l'ordre
de surveiller. "
     " Bon, murmura Milady, voilà l'austère puritain qui ment ! "
     Quant au soldat, il se contenta de sourire.
     "  Peste !  mon  lieutenant, dit-il, vous n'êtes pas  malheureux d'être
chargé  de  commissions  pareilles,  surtout  si  Milord vous  a autorisé  à
regarder jusque dans son lit. "
     Felton rougit ;  dans  toute autre  circonstance il  eût réprimandé  le
soldat qui se  permettait  une pareille plaisanterie  ;  mais  sa conscience
murmurait trop haut pour que sa bouche osât parler.
     " Si j'appelle, dit-il, viens ; de même que si l'on vient, appelle-moi.
     -- Oui, mon lieutenant " , dit le soldat.
     Felton entra chez Milady. Milady se leva.
     " Vous voilà ? dit-elle.
     -- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.
     -- Vous m'avez promis autre chose encore.
     -- Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgré son empire sur
lui-même, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front.
     -- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser après
notre entretien.
     --  Ne parlez  pas de  cela,  Madame,  dit  Felton,  il  n'y  a  pas de
situation, si terrible qu'elle soit,  qui autorise une créature de Dieu à se
donner  la  mort. J'ai  réfléchi que jamais je ne  devais me rendre coupable
d'un pareil péché.
     -- Ah ! vous avez réfléchi  !  dit la prisonnière en s'asseyant sur son
fauteuil avec un sourire de dédain ; et moi aussi j'ai réfléchi.
     -- A quoi ?
     -- Que je n'avais rien à dire à un homme qui ne tenait pas sa parole.
     -- O mon Dieu ! murmura Felton.
     -- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.
     -- Voilà le couteau  ! dit Felton  tirant de sa poche l'arme que, selon
sa  promesse,  il avait  apportée,  mais  qu'il  hésitait  à remettre  à  sa
prisonnière.
     -- Voyons-le, dit Milady.
     -- Pour quoi faire ?
     --  Sur l'honneur, je vous le rends à  l'instant même ; vous le poserez
sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi. "
     Felton tendit l'arme à Milady, qui en examina attentivement  la trempe,
et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.
     " Bien, dit-elle en rendant le  couteau au jeune officier, celui-ci est
en bel et bon acier ; vous êtes un fidèle ami, Felton. "
     Felton reprit  l'arme et la posa  sur  la table comme  il venait d'être
convenu avec sa prisonnière.
     Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.
     " Maintenant, dit-elle, écoutez-moi. "
     La recommandation était inutile : le  jeune officier  se tenait  debout
devant elle, attendant ses paroles pour les dévorer.
     " Felton, dit Milady  avec une solennité pleine de mélancolie,  Felton,
si votre soeur, la fille de votre  père, vous disait : " Jeune encore, assez
belle par malheur, on  m'a fait tomber dans un piège,  j'ai résisté  ; on  a
multiplié  autour  de  moi les embûches, les violences, j'ai résisté  ; on a
blasphémé la religion que je sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais
à mon  secours ce Dieu  et cette  religion,  j'ai  résisté ;  alors  on  m'a
prodigué les outrages, et comme on ne pouvait perdre  mon âme, on  a voulu à
tout jamais flétrir mon corps ; enfin... "
     Milady s'arrêta, et un sourire amer passa sur ses lèvres.
     " Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait ?
     --  Enfin,  un soir, on résolut de paralyser  cette résistance qu'on ne
pouvait vaincre :  un soir, on  mêla à mon  eau  un narcotique  puissant ; à
peine eus-je achevé  mon  repas, que je me sentis tomber peu à  peu dans une
torpeur  inconnue. Quoique je  fusse  sans  défiance, une  crainte vague  me
saisit et j'essayai  de lutter contre le  sommeil  ; je me levai,  je voulus
courir à la fenêtre,  appeler au secours, mais mes  jambes refusèrent de  me
porter ; il me semblait que le plafond s'abaissait sur ma tête et m'écrasait
de son  poids  ; je  tendis les  bras,  j'essayai de parler, je  ne  pus que
pousser des sons inarticulés ; un engourdissement irrésistible s'emparait de
moi, je me retins à  un  fauteuil, sentant que j'allais tomber, mais bientôt
cet appui  fut  insuffisant pour mes  bras débiles, je tombai sur  un genou,
puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue était glacée ; Dieu ne me vit
ni  ne  m'entendit sans doute, et  je glissai  sur le parquet, en proie à un
sommeil qui ressemblait à la mort.
     "  De tout ce qui  se passa dans  ce  sommeil et du temps qui  s'écoula
pendant  sa durée, je  n'eus  aucun  souvenir  ; la  seule  chose que je  me
rappelle, c'est  que je me  réveillai  couchée dans une chambre  ronde, dont
l'ameublement était somptueux, et dans laquelle le jour ne pénétrait que par
une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrée
: on eût dit une magnifique prison.
     " Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où je me trouvais
et  de  tous  les  détails que  je  rapporte,  mon  esprit  semblait  lutter
inutilement pour secouer  les  pesantes  ténèbres de ce sommeil auquel je ne
pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru, du
roulement d'une voiture,  d'un  rêve  horrible  dans  lequel  mes forces  se
seraient épuisées ; mais tout cela était si sombre et  si indistinct dans ma
pensée, que ces  événements semblaient  appartenir à une autre  vie  que  la
mienne et cependant mêlée à la mienne par une fantastique dualité.
     "  Quelque  temps,  l'état  dans  lequel je me trouvais  me  sembla  si
étrange, que je crus que je  faisais un rêve. Je  me  levai chancelante, mes
habits étaient près de moi, sur  une chaise : je  ne  me rappelai  ni m'être
dévêtue,  ni m'être couchée.  Alors peu  à peu  la réalité se présenta à moi
pleine de pudiques terreurs : je n'étais plus dans la maison  que j'habitais
; autant que j'en pouvais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà
aux deux tiers écoulé ! c'était la veille au soir  que je m'étais endormie ;
mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-quatre heures. Que s'était-il
passé pendant ce long sommeil ?
     "  Je  m'habillai aussi  rapidement  qu'il me  fut possible.  Tous  mes
mouvements  lents  et  engourdis attestaient  que l'influence  du narcotique
n'était point  encore  entièrement  dissipée. Au reste,  cette chambre était
meublée pour recevoir  une femme ; et la coquette la  plus achevée n'eût pas
eu  un souhait à former, qu'en promenant  son regard autour de l'appartement
elle n'eût vu son souhait accompli.
     " Certes,  je n'étais pas la première captive qui s'était  vue enfermée
dans  cette  splendide  prison  ; mais, vous le comprenez,  Felton, plus  la
prison était belle, plus je m'épouvantais.
     "  Oui,  c'était une  prison, car  j'essayai vainement  d'en sortir. Je
sondai tous les murs afin de découvrir une porte, partout les murs rendirent
un son plein et mat.
     " Je  fis peut-être vingt fois le tour  de cette chambre, cherchant une
issue quelconque ;  il n'y en avait pas : je tombai écrasée de fatigue et de
terreur sur un fauteuil.
     " Pendant ce temps,  la  nuit venait  rapidement, et  avec la nuit  mes
terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester où j'étais assise ;
il  me  semblait  que  j'étais entourée de  dangers inconnus, dans  lesquels
j'allais tomber  à  chaque  pas.  Quoique je  n'eusse rien  mangé  depuis la
veille, mes craintes m'empêchaient de ressentir la faim.
     " Aucun bruit du dehors, qui me permît  de mesurer le temps,  ne venait
jusqu'à moi ; je présumai seulement qu'il pouvait  être sept ou huit  heures
du soir ; car nous étions au mois d'octobre, et il faisait nuit entière.
     " Tout  à  coup, le cri  d'une  porte qui tourne sur ses  gonds me  fit
tressaillir  ; un globe de feu apparut  au-dessus de  l'ouverture vitrée  du
plafond,  jetant  une vive lumière  dans  ma chambre, et  je  m'aperçus avec
terreur qu'un homme était debout à quelques pas de moi.
     " Une table à deux couverts, supportant un souper tout préparé, s'était
dressée comme par magie au milieu de l'appartement.
     " Cet homme était celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait juré
mon déshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit
comprendre qu'il l'avait accompli la nuit précédente.
     -- L'infâme ! murmura Felton.
     --  Oh ! oui, l'infâme  ! s'écria Milady, voyant l'intérêt que le jeune
officier, dont l'âme semblait suspendue à ses lèvres, prenait à cet  étrange
récit ;  oh !  oui, l'infâme !  il  avait  cru  qu'il lui  suffisait d'avoir
triomphé  de moi dans  mon  sommeil,  pour que  tout  fût dit  ; il  venait,
espérant que j'accepterais ma  honte, puisque ma honte était consommée  ; il
venait m'offrir sa fortune en échange de mon amour. "
     Tout ce que le  coeur d'une femme peut contenir de superbe mépris et de
paroles  dédaigneuses, je  le versai sur cet homme ;  sans  doute,  il était
habitué  à de pareils reproches ; car  il m'écouta  calme, souriant, et  les
bras croisés sur la poitrine ; puis, lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il
s'avança vers  moi  ;  je  bondis vers  la table, je saisis un  couteau,  je
l'appuyai sur ma poitrine.
     " -- Faites  un pas  de plus, lui dis-je, et outre mon déshonneur, vous
aurez encore ma mort à vous reprocher. "
     " Sans doute,  il y avait dans  mon regard, dans ma voix, dans toute ma
personne,  cette  vérité  de  geste,  de  pose et  d'accent,  qui  porte  la
conviction dans les âmes les plus perverses, car il s'arrêta.
     " -- Votre mort ! me dit-il  ; oh ! non,  vous êtes une trop  charmante
maîtresse  pour  que je  consente à  vous  perdre ainsi,  après  avoir eu le
bonheur  de vous posséder une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle  !
j'attendrai,  pour revenir vous  faire  ma visite,  que vous  soyez  dans de
meilleures dispositions. "
     " A ces mots,  il donna un coup  de sifflet ; le  globe de  flamme  qui
éclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai dans l'obscurité.
Le même  bruit d'une  porte  qui  s'ouvre et se  referme se  reproduisit  un
instant après, le globe flamboyant  descendit de nouveau, et je me retrouvai
seule.
     " Ce moment  fut affreux ;  si j'avais  encore quelques doutes  sur mon
malheur,  ces  doutes  s'étaient évanouis  dans une  désespérante réalité  :
j'étais  au pouvoir d'un homme que non  seulement  je détestais, mais que je
méprisais ; d'un homme capable de tout, et qui m'avait déjà donné une preuve
fatale de ce qu'il pouvait oser.
     -- Mais quel était donc cet homme ? demanda Felton.
     --  Je  passai la nuit sur une chaise,  tressaillant au moindre bruit ;
car, à minuit à peu près, la lampe s'était éteinte,  et je m'étais retrouvée
dans  l'obscurité.  Mais  la nuit se  passa sans nouvelle  tentative  de mon
persécuteur ; le jour  vint : la  table  avait  disparu ; seulement, j'avais
encore le couteau à la main.
     " Ce couteau c'était tout mon espoir.
     " J'étais écrasée de fatigue ; l'insomnie brûlait mes yeux ; je n'avais
pas osé  dormir un seul instant : le jour me rassura,  j'allai me jeter  sur
mon lit sans quitter le couteau libérateur que je cachai sous mon oreiller.
     " Quand je me réveillai, une nouvelle table était servie.
     " Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de  mes angoisses, une faim
dévorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huit heures que je n'avais
pris  aucune  nourriture : je mangeai du pain  et quelques fruits ; puis, me
rappelant le narcotique mêlé à l'eau que j'avais bue, je ne touchai  point à
celle qui était sur la table, et j'allai remplir mon verre à une fontaine de
marbre scellée dans le mur, au-dessus de ma toilette.
     " Cependant,  malgré cette précaution, je ne demeurai pas moins quelque
temps encore dans  une  affreuse angoisse ; mais mes craintes,  cette  fois,
n'étaient pas  fondées  :  je  passai  la journée  sans  rien  éprouver  qui
ressemblât à ce que je redoutais.
     " J'avais eu la précaution  de vider à  demi la  carafe, pour  qu'on ne
s'aperçût point de ma défiance.
     "  Le soir vint,  et  avec  lui  l'obscurité ;  cependant,  si profonde
qu'elle  fût, mes yeux  commençaient à s'y habituer  ; je vis, au milieu des
ténèbres, la table s'enfoncer dans  le plancher ;  un  quart d'heure  après,
elle reparut portant mon souper ;  un instant après, grâce à la même  lampe,
ma chambre s'éclaira de nouveau.
     "  J'étais  résolue  à ne  manger  que  des  objets auxquels  il  était
impossible  de mêler  aucun  somnifère  :  deux  oeufs  et  quelques  fruits
composèrent  mon repas ; puis, j'allai puiser un  verre d'eau à ma  fontaine
protectrice, et je le bus.
     " Aux premières gorgées, il me sembla qu'elle n'avait plus le même goût
que le  matin : un soupçon rapide  me  prit, je m'arrêtai ; mais  j'en avais
déjà avalé un demi-verre.
     "  Je  jetai  le  reste  avec  horreur,  et  j'attendis,  la  sueur  de
l'épouvante au front.
     " Sans doute quelque  invisible témoin  m'avait vue prendre de  l'eau à
cette fontaine, et avait profité de ma  confiance même pour mieux assurer ma
perte si froidement résolue, si cruellement poursuivie.
     " Une  demi-heure  ne s'était pas  écoulée, que les mêmes  symptômes se
produisirent  ; seulement, comme cette fois je n'avais bu qu'un demi-  verre
d'eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu  de m'endormir tout à  fait, je
tombai  dans un état de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se
passait  autour de moi, tout en m'ôtant  la  force ou de  me défendre ou  de
fuir.
     " Je me  traînai vers mon lit, pour y chercher la seule défense  qui me
restât, mon  couteau sauveur ; mais je  ne pus  arriver jusqu'au chevet : je
tombai à genoux, les mains cramponnées à l'une des colonnes du pied ; alors,
je compris que j'étais perdue. "
     Felton pâlit affreusement,  et un frisson convulsif courut par tout son
corps.
     " Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix altérée
comme si elle eût encore éprouvé la même angoisse qu'en  ce moment terrible,
c'est que,  cette fois, j'avais  la conscience du  danger  qui me menaçait ;
c'est que mon âme, je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ;  c'est
que je voyais, c'est que j'entendais : il est vrai que tout cela était comme
dans un rêve ; mais ce n'en était que plus effrayant.
     " Je vis  la  lampe qui  remontait et qui  peu à peu  me  laissait dans
l'obscurité ; puis j'entendis  le cri si bien connu de  cette porte, quoique
cette porte ne se fût ouverte que deux fois.
     " Je sentis instinctivement qu'on  s'approchait de moi :  on dit que le
malheureux  perdu dans les  déserts de  l'Amérique sent ainsi  l'approche du
serpent.
     " Je voulais faire un effort, je tentai  de crier  ; par une incroyable
énergie de volonté  je me relevai même, mais  pour  retomber aussitôt...  et
retomber dans les bras de mon persécuteur.
     -- Dites-moi donc quel était cet homme ? " s'écria le jeune officier.
     Milady vit  d'un seul regard tout ce  qu'elle inspirait de souffrance à
Felton, en pesant sur chaque détail de  son récit ; mais elle ne voulait lui
faire grâce d'aucune torture. Plus profondément elle lui briserait le coeur,
plus sûrement il la vengerait. Elle continua donc comme  si elle n'eût point
entendu son exclamation, ou  comme  si elle  eût pensé que le moment n'était
pas encore venu d'y répondre.
     " Seulement,  cette  fois,  ce  n'était plus  à une  espèce de  cadavre
inerte, sans aucun sentiment, que l'infâme avait affaire. Je vous l'ai dit :
sans pouvoir parvenir à  retrouver l'exercice complet de mes facultés, il me
restait le  sentiment de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et
sans doute j'opposai, tout affaiblie que j'étais, une longue résistance, car
je l'entendis s'écrier :
     " --  Ces misérables puritaines ! je  savais  bien  qu'elles  lassaient
leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs séducteurs. "
     "  Hélas  !  cette résistance désespérée ne pouvait durer longtemps, je
sentis  mes forces  qui s'épuisaient,  et cette fois  ce  ne fut pas de  mon
sommeil que le lâche profita, ce fut de mon évanouissement. "
     Felton  écoutait  sans  faire entendre  autre chose  qu'une  espèce  de
rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait  sur son front de  marbre,
et sa main cachée sous son habit déchirait sa poitrine.
     " Mon premier mouvement, en revenant à  moi, fut de chercher  sous  mon
oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre ; s'il n'avait point servi à
la défense, il pouvait au moins servir à l'expiation.
     " Mais en prenant ce couteau,  Felton, une idée  terrible me vint. J'ai
juré de tout vous dire et je vous dirai tout ; je  vous ai promis la vérité,
je la dirai, dût-elle me perdre.
     -- L'idée vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce pas ? s'écria
Felton.
     -- Eh bien, oui ! dit Milady : cette idée n'était pas d'une chrétienne,
je le sais ; sans doute cet éternel  ennemi de notre âme, ce lion  rugissant
sans cesse autour  de  nous la  soufflait  à  mon  esprit.  Enfin, que  vous
dirai-je,  Felton ? continua Milady  du  ton  d'une  femme qui s'accuse d'un
crime,  cette  idée me vint et ne me quitta  plus sans doute. C'est de cette
pensée homicide que je porte aujourd'hui la punition.
     -- Continuez, continuez,  dit Felton,  j'ai hâte de vous voir arriver à
la vengeance.
     --  Oh !  je résolus  qu'elle aurait  lieu le  plus tôt possible, je ne
doutais pas qu'il ne revînt la nuit suivante. Dans le jour je n'avais rien à
craindre.
     " Aussi, quand vint l'heure du déjeuner, je n'hésitai pas à manger et à
boire : j'étais résolue à faire semblant de souper, mais à ne rien prendre :
je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeûne du soir.
     " Seulement je cachai un verre d'eau soustraite à mon déjeuner, la soif
ayant  été ce  qui  m'avait le  plus fait  souffrir quand  j'étais  demeurée
quarante-huit heures sans boire ni manger.
     " La  journée  s'écoula sans avoir  d'autre influence sur  moi  que  de
m'affermir dans la résolution prise : seulement j'eus soin que mon visage ne
trahît en rien la pensée de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse
observée  ; plusieurs fois même je sentis un sourire sur mes lèvres. Felton,
je n'ose pas vous  dire  à  quelle idée  je souriais, vous  me  prendriez en
horreur...
     --  Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que  j'écoute  et
que j'ai hâte d'arriver.
     -- Le soir  vint,  les événements  ordinaires  s'accomplirent ; pendant
l'obscurité, comme d'habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s'alluma,
et je me mis à table.
     " Je mangeai quelques  fruits seulement : je fis semblant  de me verser
de l'eau de la carafe, mais je ne bus que  celle  que j'avais conservée dans
mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement  pour  que
mes espions, si j'en avais, ne conçussent aucun soupçon.
     " Après le souper, je donnai les mêmes marques d'engourdissement que la
veille ; mais cette fois, comme si je succombais à la fatigue ou comme si je
me familiarisais avec  le danger,  je me traînai  vers  mon  lit, et je  fis
semblant de m'endormir.
     " Cette fois, j'avais retrouvé mon  couteau sous l'oreiller, et tout en
feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignée.
     " Deux heures s'écoulèrent sans qu'il se passât rien de nouveau : cette
fois, ô mon Dieu ! qui m'eût  dit cela la veille ? je commençais  à craindre
qu'il ne vînt pas.
     " Enfin,  je vis  la  lampe s'élever doucement  et disparaître dans les
profondeurs du  plafond ;  ma chambre s'emplit de ténèbres, mais  je  fis un
effort pour percer du regard l'obscurité.
     " Dix minutes à peu près se passèrent. Je n'entendais d'autre bruit que
celui du battement de mon coeur.
     " J'implorais le Ciel pour qu'il vînt.
     " Enfin  j'entendis le bruit si  connu de la porte qui s'ouvrait  et se
refermait  ; j'entendis,  malgré l'épaisseur du  tapis,  un  pas qui faisait
crier le  parquet ; je vis,  malgré l'obscurité, une ombre qui approchait de
mon lit.
     -- Hâtez-vous, hâtez-vous ! dit  Felton, ne  voyez-vous pas que chacune
de vos paroles me brûle comme du plomb fondu !
     --  Alors, continua  Milady, alors je réunis  toutes mes forces,  je me
rappelai que le moment de la vengeance ou plutôt de la justice avait sonné ;
je me regardai comme une autre Judith  ;  je  me ramassai  sur moi-même, mon
couteau à la main, et quand je  le vis près de moi, étendant les  bras  pour
chercher  sa victime,  alors,  avec  le  dernier  cri  de  la douleur et  du
désespoir, je le frappai au milieu de la poitrine.
     " Le misérable ! il avait tout prévu : sa poitrine était couverte d'une
cotte de mailles ; le couteau s'émoussa.
     "-- Ah ! ah ! s'écria-t-il  en  me saisissant le bras et en m'arrachant
l'arme  qui  m'avait si  mal  servie, vous  en voulez  à ma  vie,  ma  belle
puritaine ! mais c'est plus que de la haine, cela, c'est  de l'ingratitude !
Allons,  allons,  calmez-vous, ma belle enfant  ! j'avais cru que vous  vous
étiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les  femmes de force
: vous ne m'aimez pas, j'en doutais avec ma  fatuité ordinaire  ; maintenant
j'en suis convaincu. Demain, vous serez libre. "
     " Je n'avais qu'un désir, c'était qu'il me tuât.
     " -- Prenez garde ! lui  dis-je, car ma liberté c'est votre déshonneur.
Oui, car,  à peine sortie d'ici, je dirai tout,  je dirai  la  violence dont
vous  avez usé  envers moi, je dirai ma  captivité.  Je dénoncerai ce palais
d'infamie ;  vous êtes bien haut placé, Milord, mais tremblez ! Au-dessus de
vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu. "
     "  Si  maître qu'il parût  de lui,  mon  persécuteur laissa échapper un
mouvement de  colère.  Je  ne pouvais voir  l'expression de son visage, mais
j'avais senti frémir son bras sur lequel était posée ma main.
     " -- Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il.
     " -- Bien, bien ! m'écriai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi
celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantôme qui
accuse n'est pas plus terrible encore qu'un vivant qui menace !
     " -- On ne vous laissera aucune arme.
     " --  Il  y en  a  une que le  désespoir  a mise à  la  portée de toute
créature qui a le courage de s'en servir. Je me laisserai mourir de faim.
     " -- Voyons, dit le misérable, la paix ne  vaut-elle  pas  mieux qu'une
pareille guerre ?  Je  vous  rends  la  liberté  à l'instant  même, je  vous
proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrèce de l'Angleterre .
     " -- Et moi je dis que vous en êtes le Sextus , moi je vous dénonce aux
hommes  comme je  vous  ai  déjà  dénoncé  à Dieu ; et s'il faut que,  comme
Lucrèce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai.
     " --  Ah ! ah  ! dit mon  ennemi d'un ton  railleur, alors c'est  autre
chose. Ma foi, au bout du compte, vous êtes bien ici, rien ne vous manquera,
et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera de votre faute. "
     "  A  ces mots,  il se  retira, j'entendis  s'ouvrir et se  refermer la
porte, et  je restai  abîmée, moins encore, je l'avoue, dans ma douleur, que
dans la honte de ne m'être pas vengée.
     " Il  me  tint parole. Toute  la journée,  toute  la  nuit du lendemain
s'écoulèrent sans que je le  revisse. Mais moi aussi  je lui tins parole, et
je ne mangeai ni ne bus ;  j'étais, comme je le  lui avais dit, résolue à me
laisser mourir de faim.
     " Je passai  le jour et la nuit en prière,  car j'espérais que  Dieu me
pardonnerait mon suicide.
     " La seconde nuit  la porte  s'ouvrit  ; j'étais couchée à terre sur le
parquet, les forces commençaient à m'abandonner.
     " Au bruit je me relevai sur une main.
     " Eh bien, me dit  une voix qui vibrait d'une façon trop terrible à mon
oreille pour que je  ne  la  reconnusse  pas  ; eh  bien, sommes-nous un peu
adoucie, et paierons nous notre liberté d'une seule promesse de silence ?
     "  Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et,  quoique  je n'aime
pas les puritains, je  leur rends  justice, ainsi  qu'aux  puritaines, quand
elles sont jolies. Allons,  faites-moi un petit serment sur la croix,  je ne
vous en demande pas davantage.
     "  --  Sur  la croix ! m'écriai-je  en  me  relevant, car à  cette voix
abhorrée j'avais retrouvé toutes  mes forces ;  sur la croix !  je jure  que
nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la
croix ! je jure de vous dénoncer partout comme un meurtrier, comme un larron
d'honneur, comme un lâche ; sur la croix ! je jure,  si jamais je parviens à
sortir d'ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier.
     " -- Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n'avais
pas encore  entendu,  j'ai  un moyen suprême,  que je  n'emploierai qu'à  la
dernière extrémité, de vous fermer la bouche ou du moins d'empêcher qu'on ne
croie à un seul mot de ce que vous direz. "
     " Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un éclat de rire.
     " Il  vit  que  c'était entre nous désormais une  guerre éternelle, une
guerre à mort.
     " -- Ecoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la
journée de  demain ; réfléchissez : promettez de vous taire, la richesse, la
considération, les honneurs mêmes vous  entoureront ; menacez  de parler, et
je vous condamne à l'infamie.
     " -- Vous ! m'écriai-je, vous !
     " -- A l'infamie éternelle, ineffaçable !
     " --  Vous  ! répétai-je. Oh ! je vous  le  dis, Felton, je  le croyais
insensé !
     " -- Oui, moi ! reprit-il.
     " -- Ah ! laissez-moi, lui dis-je,  sortez, si vous  ne voulez pas qu'à
vos yeux je me brise la tête contre la muraille !
     " --  C'est bien,  reprit-il, vous le voulez, à  demain soir !  " --  A
demain soir " , répondis-je en me laissant tomber et en  mordant le tapis de
rage... "
     Felton  s'appuyait  sur  un meuble, et  Milady voyait avec une  joie de
démon que la force lui manquerait peut-être avant la fin du récit.




     Après un moment de silence employé par Milady à observer le jeune homme
qui l'écoutait, elle continua son récit :
     "  Il y avait  près  de trois jours que  je n'avais  ni bu ni mangé, je
souffrais des tortures atroces : parfois il me passait  comme des nuages qui
me serraient le front, qui me voilaient les yeux : c'était le délire.
     "  Le   soir  vint  ;  j'étais  si  faible,  qu'à  chaque   instant  je
m'évanouissais et à  chaque  fois que je m'évanouissais je remerciais  Dieu,
car je croyais que j'allais mourir.
     " Au  milieu  de  l'un  de  ces  évanouissements,  j'entendis  la porte
s'ouvrir ; la terreur me rappela à moi.
     " Mon  persécuteur  entra  suivi  d'un  homme masqué, il  était  masqué
lui-même  ; mais je  reconnus  son  pas, je  reconnus cet  air  imposant que
l'enfer a donné à sa personne pour le malheur de l'humanité.
     " Eh bien, me  dit-il, êtes-vous  décidée à me  faire le serment que je
vous ai demandé ?
     "  -- Vous l'avez dit, les puritains  n'ont qu'une parole : la  mienne,
vous l'avez  entendue, c'est de vous poursuivre sur la terre au tribunal des
hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !
     " -- Ainsi, vous persistez ?
     "  --  Je le  jure devant ce  Dieu  qui m'entend : je prendrai le monde
entier à  témoin de votre  crime,  et  cela  jusqu'à  ce que j'aie trouvé un
vengeur.
     "  --  Vous êtes une prostituée,  dit-il d'une voix  tonnante,  et vous
subirez le supplice des  prostituées  ! Flétrie  aux yeux du monde que  vous
invoquerez,  tâchez de prouver à ce monde  que vous  n'êtes  ni  coupable ni
folle ! "
     " Puis s'adressant à l'homme qui l'accompagnait :
     " -- Bourreau, dit-il, fais ton devoir. "
     -- Oh ! son nom, son nom ! s'écria Felton ; son nom, dites-le-moi !
     -- Alors, malgré mes cris,  malgré ma résistance, car je  commençais  à
comprendre qu'il s'agissait pour  moi de quelque chose de pire que  la mort,
le  bourreau me  saisit, me  renversa sur  le  parquet,  me meurtrit  de ses
étreintes,  et  suffoquée  par  les  sanglots,  presque  sans  connaissance,
invoquant Dieu, qui ne m'écoutait pas,  je poussai tout à coup un effroyable
cri de  douleur  et  de honte  ;  un  fer  brûlant, un fer rouge, le  fer du
bourreau, s'était imprimé sur mon épaule. "
     Felton poussa un rugissement.
     " Tenez, dit Milady,  en se levant alors avec une majesté de reine,  --
tenez, Felton, voyez  comment on a inventé un  nouveau martyre pour la jeune
fille pure et  cependant victime  de la brutalité d'un  scélérat. Apprenez à
connaître  le coeur  des  hommes, et  désormais faites-vous moins facilement
l'instrument de leurs injustes vengeances. "
     Milady  d'un  geste  rapide  ouvrit sa  robe,  déchira la  batiste  qui
couvrait  son  sein,  et,  rouge  d'une feinte colère  et d'une honte jouée,
montra au jeune homme l'empreinte  ineffaçable  qui déshonorait cette épaule
si belle.
     " Mais, s'écria Felton, c'est une fleur de lys que je vois là !
     -- Et voilà justement où est l'infamie, répondit Milady. La flétrissure
d'Angleterre !... il fallait prouver  quel tribunal me  l'avait imposée,  et
j'aurais fait un appel public à  tous  les  tribunaux du  royaume ;  mais la
flétrissure de France... oh ! par elle, j'étais bien réellement flétrie. "
     C'en était trop pour Felton.
     Pâle,  immobile, écrasé  par cette révélation effroyable, ébloui par la
beauté  surhumaine de cette  femme qui  se dévoilait à lui avec une impudeur
qu'il  trouva  sublime,  il  finit par  tomber  à genoux  devant  elle comme
faisaient les premiers chrétiens devant ces pures et saintes martyres que la
persécution des empereurs livrait dans le cirque à  la sanguinaire lubricité
des populaces. La flétrissure disparut, la beauté seule resta.
     " Pardon, pardon ! s'écria Felton, oh ! pardon ! "
     Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.
     " Pardon de quoi ? demanda-t-elle.
     -- Pardon de m'être joint à vos persécuteurs. "
     Milady lui tendit la main.
     "  Si belle, si jeune !  " s'écria Felton  en  couvrant  cette  main de
baisers.
     Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un esclave font un
roi.
     Felton  était  puritain  : il quitta la main de cette femme pour baiser
ses pieds.
     Il ne l'aimait déjà plus, il l'adorait.
     Quand cette  crise  fut passée, quand Milady parut avoir  recouvré  son
sang-froid, qu'elle n'avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se refermer
sous  le voile de la  chasteté ces trésors d'amour  qu'on ne  lui cachait si
bien que pour les lui faire désirer plus ardemment :
     " Ah ! maintenant, dit-il, je n'ai plus  qu'une  chose à vous demander,
c'est le nom de votre véritable bourreau ; car pour moi  il n'y en a qu'un ;
l'autre était l'instrument, voilà tout.
     --  Eh quoi, frère ! s'écria Milady, il faut encore que je te le nomme,
et tu ne l'as pas deviné ?
     --  Quoi  ! reprit  Felton, lui !... encore lui  !... toujours lui !...
Quoi ! le vrai coupable...
     -- Le  vrai coupable, dit Milady, c'est le ravageur de l'Angleterre, le
persécuteur des vrais croyants, le  lâche ravisseur de l'honneur  de tant de
femmes, celui qui pour un caprice de son coeur corrompu va faire verser tant
de sang à deux royaumes, qui  protège les protestants aujourd'hui et qui les
trahira demain...
     -- Buckingham ! c'est donc Buckingham ! " s'écria Felton exaspéré.
     Milady  cacha  son  visage  dans ses  mains,  comme  si  elle n'eût  pu
supporter la honte que lui rappelait ce nom.
     " Buckingham, le bourreau de cette angélique créature ! s'écria Felton.
Et tu  ne  l'as pas foudroyé, mon  Dieu  ! et tu l'as laissé noble,  honoré,
puissant pour notre perte à tous !
     -- Dieu abandonne qui s'abandonne lui-même, dit Milady.
     --  Mais  il veut  donc  attirer sur sa tête  le châtiment  réservé aux
maudits !  continua Felton avec une exaltation croissante, il  veut donc que
la vengeance humaine prévienne la justice céleste !
     -- Les hommes le craignent et l'épargnent.
     -- Oh ! moi, dit Felton, je ne le  crains pas et je ne l'épargnerai pas
!... "
     Milady sentit son âme baignée d'une joie infernale.
     " Mais  comment  Lord  de  Winter,  mon  protecteur, mon  père, demanda
Felton, se trouve-t-il mêlé à tout cela ?
     --  Ecoutez, Felton, reprit  Milady, car  à côté des hommes  lâches  et
méprisables,  il  est encore  des natures grandes et  généreuses. J'avais un
fiancé,  un homme  que j'aimais et  qui m'aimait ; un coeur comme le  vôtre,
Felton, un homme comme vous. Je vins à lui et je  lui racontai tout ;, il me
connaissait,  celui-là,  et  ne  douta  point un  instant. C'était un  grand
seigneur, c'était  un homme en tout point l'égal de  Buckingham. Il  ne  dit
rien, il ceignit seulement son épée, s'enveloppa de son manteau et se rendit
à Buckingham Palace.
     -- Oui,  oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes
ce ne soit pas l'épée qu'il faille employer, mais le poignard.
     -- Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme ambassadeur en
Espagne, où il allait demander la main de l'infante pour le roi Charles Ier,
qui n'était alors que prince de Galles. Mon fiancé revint.
     " -- Ecoutez,  me dit-il, cet  homme  est parti, et pour le moment, par
conséquent, il échappe à ma vengeance ; mais en attendant soyons unis, comme
nous devions  l'être, puis  rapportez-vous-en à Lord de Winter pour soutenir
son honneur et celui de sa femme. "
     -- Lord de Winter ! s'écria Felton.
     -- Oui, dit  Milady, Lord  de  Winter,  et  maintenant  vous devez tout
comprendre, n'est-ce pas ? Buckingham resta plus d'un an absent.  Huit jours
avant son arrivée, Lord de Winter  mourut  subitement, me laissant sa  seule
héritière.  D'où venait le coup ? Dieu,  qui sait tout, le sait sans  doute,
moi je n'accuse personne...
     -- Oh ! quel abîme, quel abîme ! s'écria Felton.
     -- Lord de  Winter était  mort sans rien dire  à son  frère. Le  secret
terrible devait être  caché à tous, jusqu'à ce qu'il éclatât comme la foudre
sur la tête du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage  de
son  frère  aîné avec  une  jeune  fille sans fortune.  Je  sentis que je ne
pouvais attendre d'un  homme  trompé  dans  ses  espérances d'héritage aucun
appui. Je passai en France résolue à y  demeurer pendant tout le reste de ma
vie.  Mais toute ma fortune  est en  Angleterre ; les communications fermées
par la guerre, tout me manqua : force  fut alors d'y  revenir ;  il y  a six
jours j'abordais à Portsmouth.
     -- Eh bien ? dit Felton.
     -- Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla à Lord
de Winter, déjà prévenu contre  moi, et lui dit que sa belle-soeur était une
prostituée, une femme flétrie. La voix  pure et noble  de mon  mari  n'était
plus  là pour me défendre.  Lord de Winter crut tout  ce qu'on lui dit, avec
d'autant  plus  de  facilité qu'il avait  intérêt à  le  croire.  Il  me fit
arrêter, me conduisit ici, me remit  sous votre garde. Vous savez le reste :
après-demain il me bannit, il me déporte ; après-demain  il me relègue parmi
les infâmes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot est habile et
mon  honneur n'y  survivra pas.  Vous  voyez bien qu'il faut  que je  meure,
Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau ! "
     Et à  ces mots, comme si toutes ses forces étaient  épuisées, Milady se
laissa  aller débile et languissante entre les bras du jeune officier,  qui,
ivre d'amour, de  colère et de voluptés inconnues, la  reçut avec transport,
la  serra contre son coeur, tout frissonnant à l'haleine de  cette bouche si
belle, tout éperdu au contact de ce sein si palpitant.
     "  Non,  non, dit-il  ; non, tu vivras  honorée et pure, tu vivras pour
triompher de tes ennemis. "
     Milady le repoussa lentement de la main en  l'attirant du regard ; mais
Felton, à son tour, s'empara d'elle, l'implorant comme une divinité.
     " Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses paupières,
oh !  la mort  plutôt que  la honte ; Felton, mon frère, mon  ami,  je  t'en
conjure !
     -- Non, s'écria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengée !
     -- Felton,  je  porte  malheur  à  tout  ce  qui  m'entoure  !  Felton,
abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !
     -- Eh bien,  nous mourrons donc  ensemble ! " s'écria-t-il en  appuyant
ses lèvres sur celles de la prisonnière.
     Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette fois, Milady le repoussa
réellement.
     " Ecoute, dit-elle, on nous a entendus,  on vient ! c'en est fait, nous
sommes perdus !
     -- Non,  dit Felton, c'est  la  sentinelle  qui me  prévient  seulement
qu'une ronde arrive.
     -- Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même. "
     Felton obéit ; cette femme était déjà toute sa pensée, toute son âme.
     Il  se  trouva  en  face  d'un sergent  commandant  une  patrouille  de
surveillance.
     " Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.
     -- Vous m'aviez  dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier au secours,
dit le soldat,  mais vous aviez  oublié de me laisser la clef  ; je  vous ai
entendu crier  sans comprendre ce que  vous  disiez,  j'ai  voulu  ouvrir la
porte, elle était fermée en dedans, alors j'ai appelé le sergent.
     -- Et me voilà " , dit le sergent.
     Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix.
     Milady comprit que c'était à elle de s'emparer  de  la  situation, elle
courut à la table et prit le couteau qu'y avait déposé Felton :
     " Et de quel droit voulez-vous m'empêcher de mourir ? dit-elle.
     -- Grand Dieu ! " s'écria Felton en voyant le couteau luire à sa main.
     En ce moment, un éclat de rire ironique retentit dans le corridor.
     Le  baron, attiré par  le bruit, en robe de chambre, son  épée sous  le
bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.
     " Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragédie ; vous le
voyez,  Felton, le drame  a suivi  toutes les phases que j'avais indiquées ;
mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas. "
     Milady comprit qu'elle était perdue si elle ne donnait pas à Felton une
preuve immédiate et terrible de son courage.
     " Vous  vous  trompez,  Milord,  le  sang  coulera, et puisse  ce  sang
retomber sur ceux qui le font couler ! "
     Felton jeta  un cri et se précipita vers elle ;  il  était  trop tard :
Milady s'était frappée. Mais  le couteau avait rencontré, heureusement, nous
devrions dire adroitement,  le  busc de  fer qui, à  cette époque, défendait
comme une cuirasse la poitrine des femmes ; il  avait glissé en déchirant la
robe, et avait pénétré de biais entre la chair et les côtes.
     La robe de Milady n'en fut pas moins tachée de sang en une seconde.
     Milady était tombée à la renverse et semblait évanouie.
     Felton arracha le couteau.
     " Voyez, Milord, dit-il d'un air sombre, voici une femme qui était sous
ma garde et qui s'est tuée !
     -- Soyez tranquille, Felton,  dit Lord de Winter, elle n'est pas morte,
les  démons  ne  meurent  pas  si  facilement,  soyez  tranquille  et  allez
m'attendre chez moi.
     -- Mais, Milord...
     -- Allez, je vous l'ordonne. "
     A cette injonction de son supérieur, Felton obéit  ; mais,  en sortant,
il mit le couteau dans sa poitrine.
     Quant  à  Lord de Winter, il se contenta d'appeler la femme qui servait
Milady et, lorsqu'elle fut venue,  lui recommandant  la prisonnière toujours
évanouie, il la laissa seule avec elle.
     Cependant, comme  à  tout prendre, malgré  ses  soupçons,  la  blessure
pouvait être grave, il envoya,  à l'instant même, un homme à cheval chercher
un médecin.




     Comme l'avait pensé Lord de Winter, la  blessure de Milady  n'était pas
dangereuse ;  aussi dès  qu'elle se trouva  seule avec la femme que le baron
avait  fait  appeler  et qui se hâtait  de la  déshabiller, rouvrit-elle les
yeux.
     Cependant, il  fallait jouer  la faiblesse et la douleur ; ce n'étaient
pas choses difficiles pour  une comédienne comme  Milady  ;  aussi la pauvre
femme  fut-elle si  complètement dupe de  sa  prisonnière, que,  malgré  ses
instances, elle s'obstina à la veiller toute la nuit.
     Mais la présence de cette femme n'empêchait pas Milady de songer.
     Il n'y avait plus de doute, Felton était convaincu, Felton était à elle
: un  ange apparût-il  au jeune homme  pour accuser Milady, il  le prendrait
certainement, dans la disposition d'esprit où il se trouvait, pour un envoyé
du démon.
     Milady souriait à cette pensée, car Felton,  c'était désormais sa seule
espérance, son seul moyen de salut.
     Mais Lord de  Winter  pouvait l'avoir soupçonné, mais Felton maintenant
pouvait être surveillé lui-même.
     Vers  les  quatre heures du matin,  le médecin arriva ; mais  depuis le
temps où Milady  s'était frappée,  la  blessure s'était déjà  refermée  : le
médecin ne put  donc en  mesurer  ni la  direction, ni  la  profondeur  ; il
reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n'était point grave.
     Le matin, Milady, sous prétexte qu'elle n'avait pas dormi de la nuit et
qu'elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait près d'elle.
     Elle  avait  une espérance, c'est  que  Felton arriverait à l'heure  du
déjeuner, mais Felton ne vint pas.
     Ses craintes s'étaient-elles  réalisées  ?  Felton,  soupçonné  par  le
baron, allait-il lui manquer au moment  décisif  ?  Elle n'avait  plus qu'un
jour :  Lord de Winter lui avait annoncé son embarquement pour le 23 et l'on
était arrivé au matin du 22.
     Néanmoins,  elle  attendit encore  assez patiemment jusqu'à l'heure  du
dîner.
     Quoiqu'elle  n'eût pas mangé le matin, le  dîner fut  apporté à l'heure
habituelle ; Milady  s'aperçut alors avec effroi que l'uniforme des  soldats
qui la gardaient était changé.
     Alors  elle  se hasarda à  demander ce qu'était devenu Felton.  On  lui
répondit  que Felton était  monté  à cheval il y avait  une heure, et  était
parti.
     Elle  s'informa si  le  baron  était  toujours au château  ;  le soldat
répondit  que  oui,  et  qu'il avait ordre de le prévenir si la  prisonnière
désirait lui parler.
     Milady répondit  qu'elle était  trop faible pour le moment, et  que son
seul désir était de demeurer seule.
     Le soldat sortit, laissant le dîner servi.
     Felton  était écarté, les  soldats de  marine  étaient  changés,  on se
défiait donc de Felton.
     C'était le dernier coup porté à la prisonnière.
     Restée seule, elle  se leva ; ce  lit où elle se tenait par prudence et
pour qu'on la crût  gravement blessée, la  brûlait  comme un brasier ardent.
Elle  jeta un coup  d'oeil sur  la porte : le baron avait  fait  clouer  une
planche sur le guichet ;  il craignait sans doute que, par cette  ouverture,
elle ne parvînt encore, par quelque moyen diabolique, à séduire les gardes.
     Milady  sourit de  joie ; elle pouvait  donc se livrer à ses transports
sans être observée  :  elle  parcourait la chambre avec  l'exaltation  d'une
folle furieuse ou d'une tigresse  enfermée  dans une cage de fer. Certes, si
le  couteau lui fût  resté, elle eût  songé, non plus  à se tuer  elle-même,
mais, cette fois, à tuer le baron.
     A six heures, Lord de Winter entra ; il était armé jusqu'aux dents. Cet
homme, dans  lequel,  jusque-là, Milady  n'avait  vu  qu'un  gentleman assez
niais, était devenu  un  admirable geôlier : il semblait tout prévoir,  tout
deviner, tout prévenir.
     Un seul  regard jeté sur Milady lui apprit  ce qui se passait dans  son
âme.
     "  Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd'hui ; vous
n'avez  plus d'armes,  et  d'ailleurs  je suis sur  mes  gardes.  Vous aviez
commencé  à pervertir mon pauvre Felton : il subissait  déjà votre infernale
influence,  mais je veux le sauver, il  ne  vous  verra plus, tout est fini.
Rassemblez vos  hardes, demain vous partirez. J'avais fixé l'embarquement au
24, mais j'ai pensé  que plus la chose  serait rapprochée, plus elle  serait
sûre. Demain à midi j'aurai l'ordre de votre exil, signé Buckingham. Si vous
dites un seul mot à  qui que ce soit avant d'être sur le navire, mon sergent
vous fera sauter la cervelle,  et il en a l'ordre ; si,  sur le navire, vous
dites un mot  à qui que ce soit avant que le capitaine vous le  permette, le
capitaine  vous fait jeter à la  mer, c'est convenu. Au revoir, voilà ce que
pour  aujourd'hui  j'avais à  vous  dire. Demain je vous  reverrai pour vous
faire mes adieux ! "
     Et sur ces paroles le baron sortit.
     Milady avait  écouté toute cette menaçante tirade  le sourire du dédain
sur les lèvres, mais la rage dans le coeur.
     On  servit le  souper ; Milady  sentit qu'elle  avait besoin de forces,
elle  ne  savait pas ce  qui  pouvait  se  passer  pendant  cette  nuit  qui
s'approchait menaçante, car de gros nuages roulaient au ciel, et des éclairs
lointains annonçaient un orage.
     L'orage  éclata vers  les  dix heures  du  soir  :  Milady sentait  une
consolation  à voir la nature partager le désordre de son coeur ;  la foudre
grondait dans l'air comme la  colère dans sa pensée ; il lui semblait que la
rafale, en passant, échevelait son front comme les arbres dont elle courbait
les branches et enlevait les feuilles ; elle hurlait comme l'ouragan, et  sa
voix se perdait dans la grande voix de la  nature, qui, elle aussi, semblait
gémir et se désespérer.
     Tout  à coup elle entendit frapper à une  vitre,  et, à la  lueur  d'un
éclair, elle vit le visage d'un homme apparaître derrière les barreaux.
     Elle courut à la fenêtre et l'ouvrit.
     " Felton ! s'écria-t-elle, je suis sauvée !
     --  Oui, dit Felton ! mais silence, silence !  il me  faut  le temps de
scier vos barreaux. Prenez garde  seulement  qu'ils  ne  vous voient  par le
guichet.
     -- Oh ! c'est une preuve  que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit
Milady, ils ont fermé le guichet avec une planche.
     -- C'est bien, Dieu les a rendus insensés ! dit Felton.
     -- Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady.
     -- Rien,  rien ;  refermez  la fenêtre seulement. Couchez-vous, ou,  du
moins, mettez-vous dans votre  lit tout habillée  ;  quand j'aurai fini,  je
frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre ?
     -- Oh ! oui.
     -- Votre blessure ?
     -- Me fait souffrir, mais ne m'empêche pas de marcher.
     -- Tenez-vous donc prête au premier signal. "
     Milady referma la  fenêtre,  éteignit la lampe, et alla, comme  le  lui
avait recommandé Felton, se blottir dans son lit. Au milieu  des plaintes de
l'orage, elle entendait le grincement de la lime contre les barreaux,  et, à
la lueur de chaque éclair, elle  apercevait l'ombre de  Felton  derrière les
vitres.
     Elle passa une heure sans respirer,  haletante,  la sueur sur le front,
et le coeur  serré par une épouvantable angoisse  à chaque mouvement qu'elle
entendait dans le corridor.
     Il y a des heures qui durent une année.
     Au bout d'une heure, Felton frappa de nouveau.
     Milady bondit hors  de  son lit  et alla ouvrir. Deux barreaux de moins
formaient une ouverture à passer un homme.
     " Etes-vous prête ? demanda Felton.
     -- Oui. Faut-il que j'emporte quelque chose ?
     -- De l'or, si vous en avez.
     -- Oui, heureusement on m'a laissé ce que j'en avais.
     -- Tant mieux, car j'ai usé tout le mien pour fréter une barque.
     -- Prenez " , dit  Milady en mettant  aux mains de  Felton un sac plein
d'or.
     Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.
     " Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?
     -- Me voici. "
     Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son  corps par la
fenêtre : elle vit le jeune officier suspendu au-dessus  de l'abîme par  une
échelle de corde.
     Pour  la  première fois, un  mouvement  de terreur lui  rappela qu'elle
était femme.
     Le vide l'épouvantait.
     " Je m'en étais douté, dit Felton.
     -- Ce  n'est rien, ce  n'est rien, dit Milady, je  descendrai les  yeux
fermés.
     -- Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.
     -- Vous le demandez ?
     -- Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c'est bien. "
     Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus  le
mouchoir, avec une corde.
     " Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise.
     -- Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.
     -- Mais je  vous ferai perdre  l'équilibre, et nous nous briserons tous
les deux.
     -- Soyez tranquille, je suis marin. "
     Il n'y  avait  pas une  seconde à perdre  ;  Milady passa ses deux bras
autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenêtre.
     Felton se mit à descendre les échelons lentement  et un à un. Malgré la
pesanteur des deux corps, le souffle de l'ouragan les balançait dans l'air.
     Tout à coup Felton s'arrêta.
     " Qu'y a-t-il ? demanda Milady.
     -- Silence, dit Felton, j'entends des pas.
     -- Nous sommes découverts ! "
     Il se fit un silence de quelques instants.
     " Non, dit Felton, ce n'est rien.
     -- Mais enfin quel est ce bruit ?
     -- Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.
     -- Où est le chemin de ronde ?
     -- Juste au-dessous de nous.
     -- Elle va nous découvrir.
     -- Non, s'il ne fait pas d'éclairs.
     -- Elle heurtera le bas de l'échelle.
     -- Heureusement elle est trop courte de six pieds.
     -- Les voilà, mon Dieu !
     -- Silence ! "
     Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle, à vingt pieds
du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous riant et causant.
     Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.
     La patrouille passa ; on  entendit le bruit des pas qui s'éloignait, et
le murmure des voix qui allait s'affaiblissant.
     " Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés. "
     Milady poussa un soupir et s'évanouit.
     Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l'échelle, et lorsqu'il
ne  sentit plus d'appui pour ses pieds, il  se  cramponna  avec ses  mains ;
enfin,  arrivé  au  dernier échelon, il se  laissa  pendre  à la  force  des
poignets et  toucha la terre.  Il se baissa, ramassa le sac d'or et  le prit
entre ses dents.
     Puis  il souleva  Milady  dans ses bras,  et s'éloigna vivement du côté
opposé à celui qu'avait pris la patrouille. Bientôt  il  quitta le chemin de
ronde,  descendit à travers les rochers,  et, arrivé au bord de la  mer, fit
entendre un coup de sifflet.
     Un  signal  pareil  lui  répondit,  et,  cinq  minutes  après,  il  vit
apparaître une barque montée par quatre hommes.
     La  barque  s'approcha  aussi près  qu'elle put du rivage, mais  il n'y
avait  pas assez de fond pour qu'elle pût toucher  le bord ; Felton se mit à
l'eau  jusqu'à la  ceinture, ne  voulant  confier  à  personne  son précieux
fardeau.
     Heureusement  la tempête  commençait à  se calmer, et cependant  la mer
était encore violente ; la petite barque bondissait sur les vagues comme une
coquille de noix.
     " Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. "
     Les quatre hommes se mirent à  la  rame ; mais la mer était trop grosse
pour que les avirons eussent grande prise dessus.
     Toutefois on  s'éloignait  du château  ;  c'était le principal. La nuit
était  profondément  ténébreuse,  et  il était  déjà  presque  impossible de
distinguer  le  rivage  de la  barque,  à plus forte raison n'eût-on  pas pu
distinguer la barque du rivage.
     Un point noir se balançait sur la mer.
     C'était le sloop.
     Pendant que la barque s'avançait de son côté  de toute la  force de ses
quatre rameurs,  Felton déliait  la  corde, puis  le mouchoir  qui liait les
mains de Milady.
     Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit  de l'eau  de la mer et
la lui jeta au visage.
     Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.
     " Où suis-je ? dit-elle.
     -- Sauvée, répondit le jeune officier.
     -- Oh ! sauvée ! sauvée ! s'écria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici  la
mer  ! Cet air que je respire,  c'est celui de  la  liberté.  Ah !... merci,
Felton, merci ! "
     Le jeune homme la pressa contre son coeur.
     "  Mais qu'ai-je donc aux  mains ?  demanda Milady ; il me semble qu'on
m'a brisé les poignets dans un étau. "
     En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets meurtris.
     " Hélas !  dit  Felton en regardant ces  belles  mains  et en  secouant
doucement la tête.
     -- Oh ! ce n'est  rien,  ce n'est rien ! s'écria Milady : maintenant je
me rappelle ! "
     Milady chercha des yeux autour d'elle.
     " Il est là " , dit Felton en poussant du pied le sac d'or.
     On s'approchait du sloop. Le marin de quart  héla la barque,  la barque
répondit.
     " Quel est ce bâtiment ? demanda Milady.
     -- Celui que j'ai frété pour vous.
     -- Où va-t-il me conduire ?
     -- Où vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez à Portsmouth.
     -- Qu'allez-vous faire à Portsmouth ? demanda Milady.
     --  Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit  Felton avec un  sombre
sourire.
     -- Quels ordres ? demanda Milady.
     -- Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton.
     -- Non ; expliquez-vous, je vous en prie.
     -- Comme il se défiait de  moi, il a voulu vous garder lui-même, et m'a
envoyé à sa place faire signer à Buckingham l'ordre de votre déportation.
     -- Mais s'il se défiait de vous, comment vous a-t-il confié cet ordre ?
     -- Etais-je censé savoir ce que je portais ?
     -- C'est juste. Et vous allez à Portsmouth ?
     -- Je  n'ai  pas de temps à perdre : c'est  demain le 23, et Buckingham
part demain avec la flotte.
     -- Il part demain, pour où part-il ?
     -- Pour La Rochelle.
     -- Il ne faut  pas qu'il parte  ! s'écria Milady, oubliant sa  présence
d'esprit accoutumée.
     -- Soyez tranquille, répondit Felton, il ne partira pas. "
     Milady tressaillit de joie ; elle  venait  de  lire  au plus profond du
coeur du  jeune  homme :  la mort  de  Buckingham  y était écrite  en toutes
lettres.
     " Felton... , dit-elle, vous êtes grand comme Judas Macchabée ! Si vous
mourez, je meurs avec vous : voilà tout ce que je puis vous dire.
     -- Silence ! dit Felton, nous sommes arrivés. "
     En effet, on touchait au sloop.
     Felton monta le premier à  l'échelle et donna  la main à Milady, tandis
que les matelots la soutenaient, car la mer était encore fort agitée.
     Un instant après ils étaient sur le pont.
     " Capitaine,  dit  Felton, voici  la personne dont je vous ai parlé, et
qu'il faut conduire saine et sauve en France.
     -- Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
     -- Je vous en ai donné cinq cents.
     -- C'est juste, dit le capitaine.
     -- Et voilà les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la main au
sac d'or.
     -- Non, dit le capitaine, je n'ai qu'une parole, et je l'ai donnée à ce
jeune  homme ; les cinq cents autres pistoles ne me sont dues qu'en arrivant
à Boulogne.
     -- Et nous y arriverons ?
     -- Sains et saufs, dit le capitaine,  aussi vrai que je m'appelle  Jack
Buttler.
     --  Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n'est  pas cinq
cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.
     -- Hurrah pour  vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et puisse
Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme Votre Seigneurie !
     -- En  attendant, dit Felton,  conduisez-nous  dans  la petite  baie de
Chichester, en avant  de  Portsmouth ; vous savez qu'il est convenu que vous
nous conduirez là. "
     Le capitaine répondit en  commandant  la manoeuvre nécessaire, et  vers
les  sept  heures  du matin le  petit bâtiment  jetait l'ancre dans  la baie
désignée.
     Pendant cette traversée, Felton avait tout  raconté à Milady : comment,
au  lieu d'aller  à Londres, il avait  frété le petit  bâtiment,  comment il
était revenu, comment il  avait  escaladé  la  muraille en plaçant dans  les
interstices des pierres, à  mesure qu'il montait, des crampons, pour assurer
ses  pieds,  et  comment  enfin,  arrivé  aux  barreaux,  il  avait  attaché
l'échelle, Milady savait le reste.
     De son côté,  Milady  essaya d'encourager Felton dans son projet ; mais
aux premiers mots qui sortirent  de sa bouche,  elle  vit bien que  le jeune
fanatique avait plutôt besoin d'être modéré que d'être affermi.
     Il fut  convenu que Milady attendrait Felton jusqu'à dix heures ;  si à
dix heures il n'était pas de retour, elle partirait.
     Alors, en  supposant qu'il fût libre,  il  la rejoindrait en France, au
couvent des Carmélites de Béthune.




     Felton  prit  congé  de Milady comme  un frère qui va faire une  simple
promenade prend congé de sa soeur en lui baisant la main.
     Toute  sa personne  paraissait dans  son  état  de  calme  ordinaire  :
seulement  une  lueur inaccoutumée  brillait dans ses  yeux, pareille  à  un
reflet  de fièvre ; son front était  plus pâle  encore que  de coutume ; ses
dents  étaient  serrées, et sa parole avait un  accent bref et  saccadé  qui
indiquait que quelque chose de sombre s'agitait en lui.
     Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait à terre, il demeura le
visage  tourné du  côté de Milady, qui,  debout sur le  pont, le suivait des
yeux. Tous deux étaient assez rassurés sur la crainte d'être poursuivis : on
n'entrait jamais dans la chambre de Milady avant neuf heures ; et il fallait
trois heures pour venir du château à Londres.
     Felton mit pied à terre, gravit la petite crête  qui conduisait au haut
de  la falaise, salua Milady une dernière  fois,  et prit sa  course vers la
ville.
     Au  bout  de  cent pas, comme  le terrain  allait en descendant,  il ne
pouvait plus voir que le mât du sloop.
     Il courut aussitôt  dans la direction de  Portsmouth, dont il voyait en
face  de lui, à un demi-mille à peu près, se dessiner dans la brume du matin
les tours et les maisons.
     Au-delà  de Portsmouth,  la mer  était couverte  de  vaisseaux dont  on
voyait les mâts, pareils à une forêt de peupliers dépouillés par l'hiver, se
balancer sous le souffle du vent.
     Felton,  dans  sa  marche  rapide,  repassait  ce  que  dix  années  de
méditations ascétiques et un long séjour au milieu des puritains lui avaient
fourni d'accusations vraies ou  fausses contre le favori de Jacques VI et de
Charles Ier.
     Lorsqu'il   comparait  les  crimes  publics  de   ce  ministre,  crimes
éclatants, crimes européens, si  on pouvait le dire, avec les  crimes privés
et inconnus dont l'avait chargé Milady, Felton trouvait que le plus coupable
des  deux  hommes que renfermait Buckingham était  celui dont  le public  ne
connaissait  pas  la vie.  C'est  que son amour si  étrange,  si nouveau, si
ardent, lui faisait voir les  accusations infâmes et imaginaires de  Lady de
Winter,  comme  on  voit  au  travers  d'un  verre  grossissant, à l'état de
monstres  effroyables,  des atomes  imperceptibles en  réalité  auprès d'une
fourmi.
     La rapidité  de  sa course  allumait encore  son  sang  ; l'idée  qu'il
laissait  derrière lui, exposée  à une vengeance effroyable, la  femme qu'il
aimait  ou  plutôt  qu'il  adorait  comme  une sainte, l'émotion  passée, sa
fatigue  présente,  tout  exaltait  encore son âme au-dessus  des sentiments
humains.
     Il  entra  à  Portsmouth  vers  les  huit  heures du matin  ; toute  la
population était sur pied ; le tambour battait dans les rues et  sur le port
; les troupes d'embarquement descendaient vers la mer.
     Felton  arriva  au  palais  de  l'Amirauté,  couvert  de  poussière  et
ruisselant  de  sueur ; son visage, ordinairement si  pâle, était pourpre de
chaleur et de colère. La sentinelle voulut le repousser ; mais Felton appela
le chef du poste, et tirant de sa poche la lettre dont il était porteur :
     " Message pressé de la part de Lord de Winter " , dit-il.
     Au  nom de Lord de  Winter, qu'on savait l'un  des plus  intimes de  Sa
Grâce, le  chef de  poste donna  l'ordre de laisser  passer Felton, qui,  du
reste, portait lui-même l'uniforme d'officier de marine.
     Felton s'élança dans le palais.
     Au  moment  où  il  entrait dans le vestibule  un homme entrait  aussi,
poudreux,  hors d'haleine,  laissant  à la  porte un cheval de poste  qui en
arrivant tomba sur les deux genoux.
     Felton  et  lui  s'adressèrent  en même temps à  Patrick,  le  valet de
chambre de confiance du duc.  Felton  nomma le baron de Winter, l'inconnu ne
voulut  nommer personne,  et prétendit que c'était au duc seul qu'il pouvait
se faire connaître. Tous deux insistaient pour passer l'un avant l'autre.
     Patrick, qui savait que Lord de  Winter était en affaires de service et
en relations d'amitié avec le duc, donna la préférence à celui qui venait en
son nom. L'autre fut forcé  d'attendre, et il fut facile de  voir combien il
maudissait ce retard.
     Le  valet  de chambre fit  traverser  à  Felton une  grande  salle dans
laquelle  attendaient les députés de  La Rochelle conduits  par le prince de
Soubise, et  l'introduisit  dans un cabinet où Buckingham,  sortant du bain,
achevait sa toilette, à laquelle,  cette fois comme  toujours,  il accordait
une attention extraordinaire.
     " Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de Winter.
     -- De la part de Lord de Winter ! répéta Buckingham, faites entrer. "
     Felton entra.  En ce moment Buckingham jetait sur  un canapé  une riche
robe de chambre brochée d'or,  pour  endosser  un pourpoint de  velours bleu
tout brodé de perles.
     " Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui-même ? demanda Buckingham, je
l'attendais ce matin.
     --  Il  m'a  chargé  de dire  à  Votre  Grâce,  répondit  Felton, qu'il
regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu'il en était empêché par
la garde qu'il est obligé de faire au château.
     -- Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonnière.
     -- C'est justement de cette  prisonnière  que je voulais parler à Votre
Grâce, reprit Felton.
     -- Eh bien, parlez.
     -- Ce que j'ai à vous dire ne peut être entendu que de vous, Milord.
     -- Laissez-nous, Patrick, dit  Buckingham, mais  tenez-vous à portée de
la sonnette ; je vous appellerai tout à l'heure. "
     Patrick sortit.
     " Nous sommes seuls, Monsieur, dit Buckingham, parlez.
     --  Milord, dit Felton,  le baron de Winter vous  a écrit  l'autre jour
pour vous prier de signer un  ordre d'embarquement relatif à une jeune femme
nommée Charlotte Backson.
     --  Oui, Monsieur, et je lui  ai répondu  de m'apporter ou de m'envoyer
cet ordre et que je le signerais.
     -- Le voici, Milord.
     -- Donnez " , dit le duc.
     Et,  le prenant  des mains de  Felton, il jeta  sur  le  papier un coup
d'oeil rapide.  Alors,  s'apercevant que  c'était bien  celui qui  lui était
annoncé, il le posa sur la table, prit une plume et s'apprêta à signer.
     "  Pardon,  Milord,  dit  Felton  arrêtant  le  duc,  mais Votre  Grâce
sait-elle que le nom  de Charlotte  Backson n'est  pas le véritable  nom  de
cette jeune femme ?
     -- Oui, Monsieur, je le sais, répondit le duc en trempant la plume dans
l'encrier.
     -- Alors, Votre Grâce connaît son véritable nom  ? demanda Felton d'une
voix brève.
     -- Je le connais. "
     Le duc approcha la plume du papier.
     " Et, connaissant ce véritable nom,  reprit Felton, Monseigneur signera
tout de même ?
     -- Sans doute, dit Buckingham, et plutôt deux fois qu'une.
     -- Je ne puis croire, continua  Felton  d'une voix qui devenait de plus
en  plus brève  et saccadée,  que  Sa Grâce sache  qu'il s'agit de  Lady  de
Winter...
     -- Je le sais parfaitement, quoique je sois étonné que vous le sachiez,
vous !
     -- Et Votre Grâce signera cet ordre sans remords ? "
     Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.
     " Ah çà, Monsieur, savez-vous bien, lui  dit-il,  que vous me faites là
d'étranges questions, et que je suis bien simple d'y répondre ?
     -- Répondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est plus grave que
vous ne le croyez peut-être. "
     Buckingham  pensa que le jeune  homme, venant de  la part  de  Lord  de
Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.
     " Sans remords  aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que Milady de
Winter est une grande coupable, et que c'est presque lui faire grâce que  de
borner sa peine à l'extradition. "
     Le duc posa sa plume sur le papier.
     " Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Felton en faisant un pas
vers le duc.
     -- Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi ?
     -- Parce que vous descendrez en vous-même,  et que vous rendrez justice
à Milady.
     --  On  lui  rendra justice  en  l'envoyant à Tyburn,  dit Buckingham ;
Milady est une infâme.
     --  Monseigneur,  Milady est  un ange,  vous  le savez bien, et je vous
demande sa liberté.
     -- Ah çà, dit Buckingham, êtes-vous fou de me parler ainsi ?
     -- Milord,  excusez-moi  !  je parle  comme  je puis ; je me  contiens.
Cependant,   Milord,  songez  à  ce  que  vous  allez  faire,   et  craignez
d'outrepasser la mesure !
     -- Plaît-il ?... Dieu  me pardonne ! s'écria Buckingham,  mais je crois
qu'il me menace !
     --  Non,  Milord, je prie encore,  et  je  vous dis : une goutte  d'eau
suffit pour faire déborder le vase plein, une faute  légère peut  attirer le
châtiment sur la tête épargnée malgré tant de crimes.
     -- Monsieur  Felton,  dit Buckingham,  vous allez sortir d'ici et  vous
rendre aux arrêts sur-le-champ.
     --  Vous allez m'écouter jusqu'au bout, Milord. Vous avez séduit  cette
jeune fille, vous l'avez  outragée,  souillée  ;  réparez vos  crimes envers
elle, laissez-la  partir librement, et je n'exigerai pas autre chose de vous
.
     --  Vous  n'exigerez  pas  ?  dit  Buckingham  regardant   Felton  avec
étonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois  mots qu'il venait
de prononcer.
     -- Milord, continua Felton  s'exaltant à  mesure qu'il parlait, Milord,
prenez garde, toute  l'Angleterre est lasse de vos iniquités  ; Milord, vous
avez abusé de la  puissance royale que vous avez presque  usurpée ;  Milord,
vous êtes en  horreur  aux  hommes et  à Dieu  ; Dieu vous punira plus tard,
mais, moi, je vous punirai aujourd'hui.
     -- Ah ! ceci est trop fort ! " cria Buckingham en faisant un  pas  vers
la porte.
     Felton lui barra le passage.
     " Je  vous le demande humblement, dit-il,  signez  l'ordre de  mise  en
liberté de  Lady  de Winter  ;  songez  que  c'est  la femme  que  vous avez
déshonorée.
     --  Retirez-vous, Monsieur,  dit  Buckingham, ou j'appelle et vous fais
mettre aux fers.
     -- Vous n'appellerez pas,  dit  Felton en  se jetant entre le duc et la
sonnette placée sur un guéridon incrusté  d'argent ;  prenez  garde, Milord,
vous voilà entre les mains de Dieu.
     -- Dans les mains du diable, vous voulez  dire,  s'écria  Buckingham en
élevant la voix pour attirer du monde, sans cependant appeler directement.
     -- Signez, Milord, signez la liberté  de Lady de Winter, dit  Felton en
poussant un papier vers le duc.
     -- De force ! vous moquez-vous ? holà, Patrick !
     -- Signez, Milord !
     -- Jamais !
     -- Jamais !
     -- A moi " , cria le duc, et en même temps il sauta sur son épée.
     Mais  Felton ne lui  donna pas  le temps  de la  tirer : il tenait tout
ouvert  et caché dans son pourpoint le couteau dont s'était frappée Milady ;
d'un bond il fut sur le duc.
     En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant :
     " Milord, une lettre de France !
     --  De France ! " s'écria  Buckingham, oubliant tout en pensant  de qui
lui venait cette lettre.
     Felton  profita  du  moment  et lui enfonça  dans le flanc  le  couteau
jusqu'au manche.
     " Ah ! traître ! cria Buckingham, tu m'as tué...
     -- Au meurtre ! " hurla Patrick.
     Felton  jeta les yeux autour de  lui  pour fuir, et,  voyant  la  porte
libre, s'élança  dans  la chambre  voisine, qui était celle  où attendaient,
comme nous  l'avons  dit,  les députés  de  La Rochelle, la traversa tout en
courant et se  précipita vers l'escalier ; mais, sur  la première marche, il
rencontra Lord de Winter, qui, le voyant pâle, égaré, livide, taché de  sang
à la main et à la figure, lui sauta au cou en s'écriant :
     " Je le savais, je l'avais deviné et j'arrive trop tard d'une  minute !
Oh ! malheureux que je suis ! "
     Felton ne fit aucune résistance ; Lord de Winter le remit aux mains des
gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres, sur une petite
terrasse dominant la mer, et il s'élança dans le cabinet de Buckingham.
     Au cri  poussé  par le duc, à l'appel de  Patrick,  l'homme que  Felton
avait rencontré dans l'antichambre se précipita dans le cabinet.
     Il trouva le duc couché sur un sofa, serrant sa  blessure dans  sa main
crispée.
     " La Porte, dit le duc d'une  voix mourante, La  Porte, viens-tu  de sa
part ?
     -- Oui,  Monseigneur, répondit le fidèle  serviteur d'Anne  d'Autriche,
mais trop tard peut-être.
     -- Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne  laissez
entrer personne : oh ! je ne saurai pas  ce qu'elle me fait dire ! mon Dieu,
je me meurs ! "
     Et le duc s'évanouit.
     Cependant, Lord de Winter, les députés, les chefs de  l'expédition, les
officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption dans sa chambre
; partout des cris de désespoir retentissaient. La  nouvelle qui  emplissait
le palais  de  plaintes et de gémissements en déborda  bientôt partout et se
répandit par la ville.
     Un  coup  de canon annonça qu'il venait  de  se passer quelque chose de
nouveau et d'inattendu.
     Lord de Winter s'arrachait les cheveux.
     " Trop  tard d'une minute ! s'écriait-il, trop tard d'une minute ! Oh !
mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! "
     En effet, on était venu lui dire à sept heures du  matin qu'une échelle
de corde flottait à une des fenêtres du château ;  il avait couru aussitôt à
la chambre de Milady, avait trouvé la  chambre vide et  la  fenêtre ouverte,
les barreaux sciés,  il s'était rappelé  la recommandation  verbale que  lui
avait fait transmettre d'Artagnan par son messager, il avait tremblé pour le
duc,  et,  courant  à l'écurie,  sans prendre le  temps de faire  seller son
cheval,  avait sauté sur le premier venu, était accouru ventre  à  terre, et
sautant  à bas dans la cour, avait monté précipitamment  l'escalier, et, sur
le premier degré, avait, comme nous l'avons dit, rencontré Felton.
     Cependant le duc n'était pas  mort : il revint à lui, rouvrit les yeux,
et l'espoir rentra dans tous les coeurs.
     " Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.
     " Ah ! c'est vous, de Winter ! vous m'avez envoyé ce matin un singulier
fou, voyez l'état dans lequel il m'a mis !
     -- Oh ! Milord ! s'écria le baron, je ne m'en consolerai jamais.
     -- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant
la main, je ne connais pas d'homme qui mérite d'être  regretté pendant toute
la vie d'un autre homme ; mais laisse-nous, je t'en prie. "
     Le baron sortit en sanglotant.
     Il ne resta dans le cabinet que le duc blessé, La Porte et Patrick.
     On cherchait un médecin, qu'on ne pouvait trouver.
     " Vous vivrez, Milord, vous vivrez,  répétait, à  genoux devant le sofa
du duc, le messager d'Anne d'Autriche.
     -- Que  m'écrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout  ruisselant de
sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait, d'atroces douleurs, que
m'écrivait-elle ? Lis-moi sa lettre.
     -- Oh ! Milord ! fit La Porte.
     -- Obéis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps à perdre ?
"
     La Porte rompit le cachet et plaça le parchemin sous les  yeux du duc ;
mais Buckingham essaya vainement de distinguer l'écriture.
     " Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus ; lis donc ! car bientôt
peut-  être je n'entendrai plus, et je  mourrai sans savoir  ce qu'elle  m'a
écrit. "
     La Porte ne fit plus de difficulté, et lut :
     " Milord,
     " Par ce que j'ai, depuis que  je  vous  connais, souffert par  vous et
pour vous, je vous conjure, si vous  avez souci  de mon repos, d'interrompre
les grands armements  que vous  faites contre la  France  et  de cesser  une
guerre dont on dit tout haut que la religion  est la cause  visible, et tout
bas que votre  amour  pour moi est la  cause  cachée. Cette  guerre peut non
seulement  amener  pour  la  France   et   pour   l'Angleterre   de  grandes
catastrophes,  mais  encore pour vous, Milord, des malheurs  dont  je  ne me
consolerais pas.
     " Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera chère du moment
où je ne serai pas obligée de voir en vous un ennemi.
     " Votre affectionnée,
     " ANNE "
     Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour écouter cette lecture
;  puis,  lorsqu'elle fut finie, comme s'il eût trouvé dans cette lettre  un
amer désappointement :
     " N'avez-vous donc pas autre chose à  me dire de vive  voix, La Porte ?
demanda-t-il.
     --  Si fait, Monseigneur  :  la  reine  m'avait chargé  de vous dire de
veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous assassiner.
     -- Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impatience.
     --  Elle  m'avait  encore  chargé  de  vous dire  qu'elle  vous  aimait
toujours.
     -- Ah ! fit Buckingham, Dieu soit loué ! ma mort ne sera donc pas  pour
elle la mort d'un étranger !... "
     La Porte fondit en larmes.
     " Patrick, dit le  duc,  apportez-moi le coffret où étaient les ferrets
de diamants. "
     Patrick apporta  l'objet demandé, que  La  Porte  reconnut  pour  avoir
appartenu à la reine.
     "  Maintenant  le sachet de  satin  blanc,  où son chiffre est brodé en
perles. "
     Patrick obéit encore.
     " Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les  seuls gages que j'eusse à
elle,  ce  coffret  d'argent, et ces deux lettres.  Vous  les rendrez  à  Sa
Majesté  ; et pour  dernier  souvenir... (il chercha autour de  lui  quelque
objet précieux)... vous y joindrez... "
     Il  chercha  encore  ;  mais  ses  regards  obscurcis  par  la  mort ne
rencontrèrent que le couteau tombé des  mains de Felton, et fumant encore du
sang vermeil étendu sur la lame.
     " Et vous y joindrez ce couteau " , dit le duc en serrant la main de La
Porte.
     Il  put encore mettre le sachet au fond  du coffret d'argent, y  laissa
tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu'il ne pouvait plus parler ;
puis, dans une dernière convulsion, que cette  fois il n'avait plus la force
de combattre, il glissa du sofa sur le parquet.
     Patrick poussa un grand cri.
     Buckingham voulut sourire une dernière  fois  ; mais la mort arrêta  sa
pensée, qui resta gravée sur son front comme un dernier baiser d'amour.
     En ce moment le médecin du duc arriva  tout effaré ;  il  était  déjà à
bord du vaisseau amiral, on avait été obligé d'aller le chercher là.
     Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne,
et la laissa retomber.
     " Tout est inutile, dit-il, il est mort.
     -- Mort, mort ! " s'écria Patrick.
     A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne  fut que
consternation et que tumulte.
     Aussitôt que Lord de Winter vit  Buckingham expiré, il courut à Felton,
que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais.
     " Misérable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort  de Buckingham,
avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l'abandonner ;
misérable ! qu'as-tu fait ?
     -- Je me suis vengé, dit-il.
     -- Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument à cette  femme
maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier crime.
     -- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et
j'ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j'ai tué M. de Buckingham parce
qu'il a refusé deux fois à vous-même de me  nommer capitaine : je l'ai  puni
de son injustice, voilà tout. "
     De Winter,  stupéfait,  regardait les gens  qui liaient Felton,  et  ne
savait que penser d'une pareille insensibilité.
     Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A
chaque bruit  qu'il entendait, le naïf puritain  croyait reconnaître les pas
et la voix de  Milady venant se  jeter  dans ses bras  pour s'accuser  et se
perdre avec lui.
     Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point  de la mer,
que de  la  terrasse  où il se trouvait on dominait tout  entière ; avec  ce
regard d'aigle du marin,  il avait reconnu, là où un autre n'aurait vu qu'un
goéland se balançant sur les flots, la voile du sloop qui se  dirigeait vers
les côtes de France.
     Il pâlit, porta  la main à son coeur, qui se  brisait, et comprit toute
la trahison.
     " Une dernière grâce, Milord ! dit-il au baron.
     -- Laquelle ? demanda celui-ci.
     -- Quelle heure est-il ? "
     Le baron tira sa montre.
     " Neuf heures moins dix minutes " , dit-il.
     Milady avait avancé son départ d'une heure et demie ; dès qu'elle avait
entendu le coup de canon qui annonçait le fatal  événement, elle avait donné
l'ordre de lever l'ancre.
     La barque voguait sous un ciel bleu à une grande distance de la côte.
     " Dieu l'a voulu " ,  dit Felton avec la résignation du fanatique, mais
cependant  sans pouvoir détacher les yeux  de  cet esquif  à bord  duquel il
croyait sans doute distinguer le  blanc fantôme de celle à qui sa vie allait
être sacrifiée.
     De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout.
     " Sois puni seul d'abord, misérable, dit Lord  de Winter à Felton,  qui
se laissait entraîner les yeux tournés vers la mer ; mais je te jure, sur la
mémoire de mon frère que j'aimais tant, que ta complice n'est pas sauvée. "
     Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe.
     Quant à de Winter, il descendit rapidement l'escalier  et se  rendit au
port.




     La première  crainte du roi  d'Angleterre,  Charles  Ier,  en apprenant
cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle  ne décourageât les Rochelois  ;
il  essaya, dit Richelieu dans ses  Mémoires,  de  la  leur  cacher le  plus
longtemps  possible,  faisant  fermer  les  ports par tout  son  royaume, et
prenant soigneusement  garde  qu'aucun  vaisseau ne  sortît  jusqu'à ce  que
l'armée  que  Buckingham  apprêtait fût partie,  se  chargeant, à défaut  de
Buckingham, de surveiller lui-même le départ.
     Il poussa même la  sévérité  de cet ordre jusqu'à retenir en Angleterre
l'ambassadeur de Danemark, qui  avait pris congé, et l'ambassadeur ordinaire
de Hollande, qui devait  ramener  dans le port de Flessingue les navires des
Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces- Unies.
     Mais comme il  ne songea  à  donner cet  ordre  que cinq  heures  après
l'événement,  c'est-à-dire  à  deux  heures  de l'après-midi,  deux  navires
étaient déjà sortis du port :  l'un emmenant, comme  nous le savons, Milady,
laquelle, se  doutant déjà  de l'événement, fut encore confirmée dans  cette
croyance en voyant le pavillon noir se déployer au mât du vaisseau amiral.
     Quant  au  second bâtiment, nous dirons plus  tard  qui  il portait  et
comment il partit.
     Pendant  ce temps, du  reste, rien de  nouveau au camp de La Rochelle ;
seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours, mais peut-être encore
un peu plus au camp qu'ailleurs, résolut d'aller incognito passer les  fêtes
de saint Louis à Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire préparer
une  escorte  de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que  l'ennui du
roi  gagnait quelquefois, accorda avec  grand plaisir  ce congé à son  royal
lieutenant, lequel promit d'être de retour vers le 15 septembre.
     M. de  Tréville,  prévenu par Son  Eminence, fit  son porte-manteau, et
comme, sans en  savoir la cause, il savait le vif  désir et même l'impérieux
besoin que ses amis  avaient de revenir  à Paris, il va sans dire qu'il  les
désigna pour faire partie de l'escorte.
     Les quatre jeunes gens surent la  nouvelle un quart d'heure après M. de
Tréville, car  ils furent les premiers à qui  il la communiqua. Ce fut alors
que d'Artagnan apprécia  la faveur que lui avait accordée le cardinal en  le
faisant enfin  passer aux mousquetaires ; sans cette circonstance, il  était
forcé de rester au camp tandis que ses compagnons partaient.
     On verra  plus tard que cette impatience  de  remonter vers Paris avait
pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en  se  rencontrant  au
couvent de  Béthune avec  Milady,  son  ennemie  mortelle. Aussi, comme nous
l'avons dit, Aramis avait  écrit immédiatement à Marie Michon, cette lingère
de Tours  qui avait de si belles connaissances, pour qu'elle  obtînt que  la
reine donnât  l'autorisation à Mme Bonacieux de sortir du couvent et  de  se
retirer soit  en Lorraine, soit en Belgique. La réponse  ne s'était pas fait
attendre, et, huit ou dix jours après, Aramis avait reçu cette lettre :
     " Mon cher cousin,
     " Voici l'autorisation de  ma soeur  à retirer notre petite servante du
couvent de Béthune, dont vous pensez  que l'air  est mauvais pour  elle.  Ma
soeur  vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort
cette petite fille, à laquelle elle se réserve d'être utile plus tard.
     " Je vous embrasse.
     " MARIE MICHON. "
     A cette lettre était jointe une autorisation ainsi conçue :
     " La supérieure du couvent de Béthune remettra aux mains de la personne
qui lui remettra ce billet la  novice qui était entrée dans son couvent sous
ma recommandation et sous mon patronage.
     " Au Louvre, le 10 août 1628.
     " ANNE. "
     On  comprend  combien  ces relations de  parenté  entre  Aramis et  une
lingère qui appelait  la  reine  sa soeur  avaient égayé la verve des jeunes
gens ; mais Aramis, après avoir rougi  deux ou trois fois jusqu'au blanc des
yeux aux grosses plaisanteries  de  Porthos, avait prié ses amis de ne  plus
revenir sur  ce sujet,  déclarant  que s'il  lui en était dit encore un seul
mot, il n'emploierait plus  sa cousine comme intermédiaire dans  ces  sortes
d'affaires.
     Il  ne fut  donc  plus  question  de  Marie  Michon  entre  les  quatre
mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient : l'ordre de tirer
Mme Bonacieux  du couvent  des carmélites de Béthune. Il  est vrai  que  cet
ordre ne leur servirait pas à grand-chose tant qu'ils seraient au camp de La
Rochelle, c'est-à-dire  à  l'autre  bout  de  la France ;  aussi  d'Artagnan
allait-il demander un congé à M. de Tréville, en lui confiant tout bonnement
l'importance de son  départ, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi
qu'à  ses trois  compagnons,  que le roi  allait partir  pour Paris avec une
escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient partie de l'escorte.
     La  joie fut grande. On  envoya les valets devant avec les  bagages, et
l'on partit le 16 au matin.
     Le cardinal reconduisit Sa Majesté  de Surgères à Mauzé, et  là, le roi
et son ministre prirent congé l'un de l'autre avec de grandes démonstrations
d'amitié.
     Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le
plus vite qu'il lui était possible, car il désirait être arrivé à Paris pour
le  23, s'arrêtait de temps en temps pour voler la pie,  passe-temps dont le
goût lui avait autrefois été  inspiré par de Luynes, et pour lequel il avait
toujours  conservé  une grande prédilection.  Sur  les  vingt mousquetaires,
seize, lorsque la  chose arrivait, se  réjouissaient fort  de ce bon temps ;
mais  quatre  maugréaient  de  leur  mieux.  D'Artagnan  surtout  avait  des
bourdonnements perpétuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi
:
     " Une très grande  dame m'a appris que cela veut dire que l'on parle de
vous quelque part. "
     Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M.
de Tréville, et lui permit de distribuer des  congés pour quatre jours, à la
condition que pas un des favorisés ne paraîtrait  dans  un lieu public, sous
peine de la Bastille.
     Les quatre premiers congés accordés,  comme on le pense bien,  furent à
nos  quatre amis. Il  y a plus,  Athos obtint de M. de Tréville six jours au
lieu de quatre et fit mettre dans ces  six jours deux nuits de plus, car ils
partirent le  24, à cinq heures du soir, et par  complaisance encore, M.  de
Tréville postdata le congé du 25 au matin.
     " Eh,  mon  Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le  sait, ne doutait
jamais de rien, il  me semble  que nous faisons bien de  l'embarras pour une
chose bien simple : en deux jours,  et en crevant deux ou trois chevaux (peu
m'importe : j'ai de l'argent), je suis à Béthune, je remets la lettre  de la
reine à la supérieure, et je ramène le cher trésor que je vais chercher, non
pas en Lorraine, non pas en Belgique,  mais à Paris, où il sera mieux caché,
surtout tant que M. le cardinal sera à La Rochelle. Puis, une fois de retour
de la  campagne, Eh bien, moitié par la protection de sa cousine, moitié  en
faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons
de la reine  ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous  épuisez  pas de
fatigue inutilement  ; moi  et Planchet, c'est tout ce  qu'il faut  pour une
expédition aussi simple. "
     A ceci Athos répondit tranquillement :
     " Nous aussi, nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore bu tout à
fait le reste du diamant,  et Porthos et Aramis  ne l'ont pas  tout  à  fait
mangé. Nous crèverons donc aussi  bien  quatre chevaux  qu'un. Mais  songez,
d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson
au jeune homme, songez  que  Béthune est une ville  où le cardinal  a  donné
rendez-vous à une femme qui, partout où elle va, mène le malheur après elle.
Si vous  n'aviez  affaire qu'à quatre hommes, d'Artagnan, je vous laisserais
aller seul ; vous  avez affaire à cette  femme, allons-y quatre, et plaise à
Dieu qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant !
     --  Vous  m'épouvantez, Athos,  s'écria d'Artagnan ; que  craignez-vous
donc, mon Dieu ?
     -- Tout ! " répondit Athos.
     D'Artagnan  examina  les  visages de  ses compagnons, qui, comme  celui
d'Athos,  portaient l'empreinte d'une inquiétude profonde, et  l'on continua
la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole.
     Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras,  et comme d'Artagnan venait
de  mettre pied à terre à l'auberge de la Herse d'Or  pour boire un verre de
vin, un  cavalier sortit de la  cour de la  poste, où il venait  de relayer,
prenant  au grand  galop, et avec un cheval frais, le  chemin  de Paris.  Au
moment où  il passait de la grande porte  dans la rue, le vent entrouvrit le
manteau dont il était enveloppé, quoiqu'on fût au mois d'août, et enleva son
chapeau,  que le  voyageur retint de sa main, au  moment  où  il  avait déjà
quitté sa tête, et l'enfonça vivement sur ses yeux.
     D'Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet homme, devint fort pâle et
laissa tomber son verre.
     "  Qu'avez-vous,  Monsieur  ?  dit  Planchet...  Oh  !   là,  accourez,
Messieurs, voilà mon maître qui se trouve mal ! "
     Les trois amis accoururent et trouvèrent d'Artagnan qui, au  lieu de se
trouver mal,  courait  à son  cheval.  Ils l'arrêtèrent sur le  seuil  de la
porte.
     " Eh bien, où diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos.
     -- C'est lui  !  s'écria d'Artagnan, pâle de colère et  la sueur sur le
front, c'est lui ! laissez-moi le rejoindre !
     -- Mais qui, lui ? demanda Athos.
     -- Lui, cet homme !
     -- Quel homme ?
     -- Cet homme  maudit, mon mauvais  génie, que j'ai toujours vu  lorsque
j'étais menacé de quelque malheur : celui qui accompagnait  l'horrible femme
lorsque je la rencontrai pour la première fois, celui que je cherchais quand
j'ai provoqué Athos, celui que  j'ai vu le matin  du jour où Mme Bonacieux a
été enlevée  ! l'homme de Meung enfin  ! je  l'ai  vu, c'est  lui !  Je l'ai
reconnu quand le vent a entrouvert son manteau.
     -- Diable ! dit Athos rêveur.
     --  En  selle,  Messieurs,  en  selle  ;  poursuivons-le,  et  nous  le
rattraperons.
     -- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du côté opposé à celui où nous
allons  ; qu'il a un cheval frais et que nos chevaux sont fatigués ; que par
conséquent nous crèverons  nos chevaux  sans  même  avoir  la chance  de  le
rejoindre. Laissons l'homme, d'Artagnan, sauvons la femme.
     --  Eh ! Monsieur ! s'écria un garçon d'écurie courant après l'inconnu,
eh ! Monsieur, voilà  un papier qui s'est échappé  de  votre  chapeau ! Eh !
Monsieur ! eh !
     -- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier !
     -- Ma foi, Monsieur, avec grand plaisir ! Le voici ! "
     Le  garçon  d'écurie, enchanté de la bonne journée qu'il  avait  faite,
rentra dans la cour de l'hôtel : d'Artagnan déplia le papier.
     " Eh bien ? demandèrent ses amis en l'entourant.
     -- Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan.
     -- Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village.
     -- " Armentières " , lut Porthos. Armentières, je ne connais pas cela !
     -- Et ce nom de ville  ou de village  est  écrit de sa main  !  s'écria
Athos.
     -- Allons,  allons, gardons soigneusement  ce papier,  dit  d'Artagnan,
peut-être n'ai-je pas  perdu  ma  dernière  pistole. A  cheval, mes amis,  à
cheval ! "
     Et les quatre compagnons s'élancèrent au galop sur la route de Béthune.




     Les grands  criminels portent avec eux une espèce de prédestination qui
leur fait  surmonter tous  les obstacles, qui les  fait échapper à tous  les
dangers, jusqu'au moment que la Providence, lassée, a  marqué  pour l'écueil
de leur fortune impie.
     Il en était ainsi de Milady  : elle passa au travers  des croiseurs des
deux nations, et arriva à Boulogne sans aucun accident.
     En  débarquant  à  Portsmouth,  Milady   était  une  Anglaise  que  les
persécutions de la France chassaient de La Rochelle  ; débarquée à Boulogne,
après deux jours de traversée, elle se fit passer pour une Française que les
Anglais  inquiétaient  à Portsmouth,  dans  la  haine qu'ils  avaient conçue
contre la France.
     Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa beauté, sa
grande  mine  et la générosité avec  laquelle elle  répandait les  pistoles.
Affranchie  des formalités  d'usage par  le sourire  affable et les manières
galantes d'un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta
à Boulogne que le temps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue :
     "  A Son  Eminence Monseigneur le cardinal  de  Richelieu,  en son camp
devant La Rochelle.
     " Monseigneur,  que  Votre  Eminence se rassure ;  Sa  Grâce le  duc de
Buckingham ne partira point pour la France.
     " Boulogne, 25 au soir.
     " MILADY DE ***.
     " P.--S. Selon les désirs de Votre Eminence, je me rends au couvent des
carmélites de Béthune où j'attendrai ses ordres. "
     Effectivement, le même soir, Milady se mit en route ; la nuit la prit :
elle s'arrêta et coucha dans une auberge ; puis, le lendemain, à cinq heures
du matin, elle partit, et trois heures après, elle entra à Béthune.
     Elle se fit indiquer le couvent des carmélites, et y entra aussitôt.
     La supérieure vint  au-devant d'elle  ;  Milady lui  montra  l'ordre du
cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir à déjeuner.
     Tout  le passé s'était  déjà effacé  aux yeux  de  cette  femme, et, le
regard  fixé  vers  l'avenir,  elle ne voyait que la haute fortune  que  lui
réservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement servi, sans que son nom
fût  mêlé en rien à  toute  cette sanglante  affaire. Les passions  toujours
nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie  l'apparence  de  ces nuages
qui volent  dans le ciel,  reflétant tantôt l'azur, tantôt le feu, tantôt le
noir opaque de la tempête, et  qui ne laissent  d'autres traces sur la terre
que la dévastation et la mort.
     Après le déjeuner, l'abbesse vint lui faire sa visite  ;  il y a peu de
distraction  au  cloître,  et  la  bonne  supérieure  avait  hâte  de  faire
connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.
     Milady  voulait plaire  à l'abbesse ; or, c'était chose facile à  cette
femme  si réellement  supérieure ; elle  essaya  d'être  aimable : elle  fut
charmante et séduisit la bonne  supérieure par sa conversation si  variée et
par les grâces répandues dans toute sa personne.
     L'abbesse,  qui  était  une  fille  de  noblesse,  aimait  surtout  les
histoires  de cour,  qui  parviennent  si  rarement jusqu'aux extrémités  du
royaume et qui, surtout, ont tant de peine à franchir les murs des couvents,
au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde.
     Milady, au contraire,  était fort au courant  de toutes  les  intrigues
aristocratiques, au milieu desquelles, depuis  cinq ou six  ans, elle  avait
constamment  vécu,  elle se  mit  donc  à  entretenir la bonne  abbesse  des
pratiques  mondaines de la cour de France, mêlées aux  dévotions  outrées du
roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs  et des dames de la
cour, que l'abbesse connaissait  parfaitement  de nom, toucha légèrement les
amours de la reine  et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on parlât  un
peu.
     Mais  l'abbesse  se contenta  d'écouter  et  de sourire,  le  tout sans
répondre. Cependant,  comme Milady vit que ce genre de récit l'amusait fort,
elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal.
     Mais elle était fort  embarrassée  ; elle  ignorait si  l'abbesse était
royaliste ou cardinaliste  : elle se  tint  dans un  milieu prudent  ;  mais
l'abbesse, de son  côté,  se tint  dans une réserve plus prudente encore, se
contentant de faire une profonde inclination de tête toutes les  fois que la
voyageuse prononçait le nom de Son Eminence.
     Milady  commença à croire qu'elle  s'ennuierait fort  dans le couvent ;
elle résolut donc de risquer quelque chose  pour savoir de suite à quoi s'en
tenir.  Voulant  voir jusqu'où  irait la discrétion de cette  bonne abbesse,
elle se mit à  dire  un mal, très dissimulé d'abord, puis très circonstancié
du cardinal, racontant les amours du  ministre  avec  Mme d'Aiguillon,  avec
Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.
     L'abbesse écouta plus attentivement, s'anima peu à peu et sourit.
     "  Bon, dit  Milady,  elle  prend  goût  à mon  discours ;  si elle est
cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins. "
     Alors  elle passa  aux persécutions exercées  par  le cardinal  sur ses
ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni désapprouver.
     Cela confirma  Milady dans son opinion que  la religieuse était  plutôt
royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchérissant de plus en plus.
     "  Je  suis  fort  ignorante  de  toutes  ces  matières-là,  dit  enfin
l'abbesse,  mais tout éloignées que nous  sommes  de la cour, tout en dehors
des intérêts du monde où nous nous trouvons placées, nous avons des exemples
fort tristes de ce que vous nous racontez là ; et l'une de nos pensionnaires
a bien souffert des vengeances et des persécutions de M. le cardinal.
     -- Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme,
je la plains alors.
     -- Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre : prison, menaces,
mauvais  traitements,  elle  a  tout  souffert.  Mais,  après  tout,  reprit
l'abbesse,  M. le  cardinal  avait peut-être des motifs plausibles pour agir
ainsi, et quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il ne faut pas toujours juger les
gens sur la mine. "
     " Bon ! dit Milady à elle-même, qui sait !  je vais peut-être découvrir
quelque chose ici, je suis en veine. "
     Et elle  s'appliqua à donner à  son visage  une expression  de  candeur
parfaite.
     "  Hélas !  dit Milady, je le  sais  ; on  dit cela, qu'il ne  faut pas
croire aux physionomies  ; mais à quoi croira-t-on cependant, si ce n'est au
plus bel  ouvrage du Seigneur  ? Quant à moi, je serai trompée  toute ma vie
peut-être  ;  mais je  me fierai  toujours  à une personne  dont  le  visage
m'inspirera de la sympathie.
     -- Vous  seriez donc tentée de  croire,  dit l'abbesse, que cette jeune
femme est innocente ?
     -- M.  le cardinal ne  punit pas  que les crimes,  dit-elle ;  il  y  a
certaines vertus qu'il poursuit plus sévèrement que certains forfaits.
     -- Permettez-moi, Madame, de vous exprimer ma surprise, dit l'abbesse.
     -- Et sur quoi ? demanda Milady avec naïveté.
     -- Mais sur le langage que vous tenez.
     --  Que trouvez-vous  d'étonnant  à  ce langage ?  demanda  en souriant
Milady.
     -- Vous  êtes  l'amie  du  cardinal,  puisqu'il  vous  envoie  ici,  et
cependant...
     -- Et cependant j'en dis du mal, reprit  Milady, achevant la  pensée de
la supérieure.
     -- Au moins n'en dites-vous pas de bien.
     -- C'est que  je ne suis  pas son amie, dit-elle en soupirant,  mais sa
victime.
     -- Mais cependant cette lettre  par  laquelle il  vous recommande à moi
?...
     -- Est un ordre à moi de me tenir dans  une espèce de prison dont il me
fera tirer par quelques-uns de ses satellites.
     -- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ?
     -- Où irais-je ? Croyez-vous qu'il y  ait un  endroit de la terre où ne
puisse atteindre le cardinal, s'il veut se donner la peine de tendre la main
? Si j'étais un homme, à la rigueur cela  serait possible encore  ; mais une
femme,  que voulez-vous que  fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire  que
vous avez ici a-t-elle essayé de fuir, elle ?
     -- Non, c'est vrai ; mais elle, c'est autre chose, je  la crois retenue
en France par quelque amour.
     -- Alors,  dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas tout
à fait malheureuse.
     -- Ainsi,  dit l'abbesse en regardant Milady avec un intérêt croissant,
c'est encore une pauvre persécutée que je vois ?
     -- Hélas, oui " , dit Milady.
     L'abbesse  regarda  un  instant Milady  avec  inquiétude, comme si  une
nouvelle pensée surgissait dans son esprit.
     " Vous n'êtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant.
     -- Moi, s'écria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j'atteste  le Dieu
qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.
     -- Alors, Madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous  ; la maison
où vous êtes ne sera pas une  prison bien dure, et nous ferons tout ce qu'il
faudra pour vous faire chérir la  captivité. Il y a plus, vous trouverez ici
cette jeune  femme persécutée  sans doute par  suite  de quelque intrigue de
cour. Elle est aimable, gracieuse.
     -- Comment la nommez-vous ?
     -- Elle m'a été recommandée par quelqu'un  de  très haut placé, sous le
nom de Ketty. Je n'ai pas cherché à savoir son autre nom.
     -- Ketty ! s'écria Milady ; quoi ! vous êtes sûre ?...
     -- Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui, Madame, la connaîtriez-vous ? "
     Milady  sourit  à elle-même et  à l'idée qui  lui était venue que cette
jeune femme pouvait être son ancienne camérière. Il se mêlait au souvenir de
cette jeune  fille  un  souvenir de colère, et  un désir de vengeance  avait
bouleversé  les traits  de Milady, qui  reprirent au reste  presque aussitôt
l'expression  calme et  bienveillante que cette femme aux  cent visages leur
avait momentanément fait perdre.
     "  Et  quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens
déjà une si grande sympathie ? demanda Milady.
     --  Mais,  ce  soir,  dit  l'abbesse, dans  la journée  même. Mais vous
voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit vous-même ; ce matin  vous vous
êtes  levée à cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et
dormez, à l'heure du dîner nous vous réveillerons. "
     Quoique Milady eût très bien pu  se passer de sommeil, soutenue qu'elle
était par toutes les excitations qu'une aventure nouvelle faisait éprouver à
son  coeur  avide d'intrigues, elle  n'en accepta pas moins  l'offre  de  la
supérieure  :  depuis  douze  ou  quinze jours  elle avait  passé  par  tant
d'émotions  diverses que,  si  son corps  de fer pouvait encore soutenir  la
fatigue, son âme avait besoin de repos.
     Elle prit donc congé de  l'abbesse et se  coucha,  doucement bercée par
les  idées de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement ramenée le nom
de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque  illimitée que  lui avait
faite  le cardinal, si elle  réussissait  dans son  entreprise.  Elle  avait
réussi, elle pourrait donc se venger de d'Artagnan.
     Une seule chose épouvantait Milady, c'était le souvenir de son mari, le
comte de  La Fère,  qu'elle avait cru mort  ou du moins expatrié, et qu'elle
retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d'Artagnan.
     Mais  aussi, s'il  était l'ami  de d'Artagnan,  il avait  dû lui prêter
assistance  dans toutes les menées à l'aide desquelles la reine avait déjoué
les projets  de Son Eminence  ; s'il  était  l'ami de d'Artagnan,  il  était
l'ennemi du cardinal ;  et sans doute elle parviendrait à  l'envelopper dans
la  vengeance  aux  replis  de  laquelle  elle comptait  étouffer  le  jeune
mousquetaire.
     Toutes ces espérances  étaient  de douces pensées pour  Milady ; aussi,
bercée par elles, s'endormit-elle bientôt.
     Elle fut réveillée par une voix douce  qui retentit au pied de son lit.
Elle ouvrit  les yeux, et vit  l'abbesse  accompagnée d'une  jeune femme aux
cheveux blonds, au teint  délicat, qui fixait sur elle un regard plein d'une
bienveillante curiosité.
     La figure de cette jeune femme lui était complètement inconnue ; toutes
deux  s'examinèrent  avec une scrupuleuse attention, tout en échangeant  les
compliments d'usage : toutes deux  étaient fort belles, mais de beautés tout
à  fait  différentes.  Cependant  Milady  sourit  en  reconnaissant  qu'elle
l'emportait de  beaucoup sur  la  jeune  femme  en  grand air et  en  façons
aristocratiques.  Il  est  vrai que l'habit de novice  que portait la  jeune
femme n'était pas très avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.
     L'abbesse les présenta l'une à l'autre  ; puis, lorsque cette formalité
fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient à l'église, elle laissa les deux
jeunes femmes seules.
     La  novice, voyant Milady couchée,  voulait suivre  la supérieure, mais
Milady la retint.
     "  Comment,  Madame,  lui dit-elle, à  peine vous ai-je aperçue et vous
voulez déjà me priver de  votre présence, sur laquelle je comptais cependant
un peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai à passer ici ?
     -- Non, Madame, répondit la novice, seulement je  craignais d'avoir mal
choisi mon temps : vous dormiez, vous êtes fatiguée.
     -- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui  dorment ? un
bon réveil. Ce réveil,  vous me l'avez donné ; laissez-moi  en jouir tout  à
mon aise. "
     Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui était près de
son lit.
     La novice s'assit.
     "  Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilà six mois que je
suis ici, sans  l'ombre d'une  distraction,  vous  arrivez,  votre  présence
allait  être pour  moi  une  compagnie charmante, et voilà  que, selon toute
probabilité, d'un moment à l'autre je vais quitter le couvent !
     -- Comment ! dit Milady, vous sortez bientôt ?
     -- Du moins je  l'espère, dit la novice  avec  une  expression  de joie
qu'elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser.
     -- Je  crois  avoir  appris  que  vous  aviez  souffert  de la part  du
cardinal, continua Milady ; c'eût été un motif de  plus  de  sympathie entre
nous.
     --  Ce que m'a dit notre bonne mère est donc la vérité,  que vous étiez
aussi une victime de ce méchant cardinal ?
     -- Chut ! dit Milady, même ici ne parlons  pas ainsi  de lui ; tous mes
malheurs viennent d'avoir  dit à peu près ce que vous venez  de dire, devant
une femme que  je croyais mon amie et qui  m'a trahie.  Et vous êtes  aussi,
vous, la victime d'une trahison ?
     -- Non, dit la novice, mais de mon dévouement à une femme que j'aimais,
pour qui j'eusse donné ma vie, pour qui je la donnerais encore.
     -- Et qui vous a abandonnée, c'est cela !
     -- J'ai  été assez  injuste pour le  croire, mais depuis deux ou  trois
jours  j'ai acquis  la  preuve  du  contraire, et j'en  remercie Dieu  ;  il
m'aurait  coûté  de  croire  qu'elle m'avait  oubliée.  Mais  vous,  Madame,
continua la novice, il me semble que vous êtes libre, et que si vous vouliez
fuir, il ne tiendrait qu'à vous.
     -- Où voulez-vous que  j'aille, sans amis, sans argent, dans une partie
de la France que je ne connais pas, où je ne suis jamais venue ?...
     --  Oh ! s'écria la novice, quant à des amis, vous en aurez partout  où
vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous êtes si belle !
     -- Cela n'empêche  pas, reprit  Milady  en adoucissant  son  sourire de
manière  à  lui  donner  une  expression  angélique, que je  suis  seule  et
persécutée.
     --  Ecoutez, dit  la novice,  il faut avoir bon espoir  dans  le  Ciel,
voyez- vous ; il vient toujours  un moment où le bien que l'on a fait plaide
votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-être est-ce un  bonheur  pour vous,
tout humble et sans pouvoir que je suis,  que vous m'ayez rencontrée  : car,
si je  sors  d'ici,  Eh  bien, j'aurai  quelques amis puissants, qui,  après
s'être mis en  campagne  pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour
vous.
     -- Oh  ! quand j'ai  dit  que j'étais seule, dit Milady, espérant faire
parler  la novice en parlant  d'elle-même, ce n'est pas faute  d'avoir aussi
quelques connaissances haut  placées  ;  mais  ces  connaissances  tremblent
elles-mêmes devant  le  cardinal  : la  reine elle-même  n'ose  pas soutenir
contre le  terrible ministre ; j'ai  la preuve que  Sa  Majesté,  malgré son
excellent coeur, a plus d'une fois été  obligée d'abandonner à la colère  de
Son Eminence les personnes qui l'avaient servie.
     -- Croyez-moi, Madame, la reine peut  avoir l'air d'avoir abandonné ces
personnes-là ; mais il  ne faut pas en  croire l'apparence : plus elles sont
persécutées,  plus elle pense à elles, et  souvent,  au  moment  où  elles y
pensent le moins, elles ont la preuve d'un bon souvenir.
     -- Hélas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne.
     -- Oh  ! vous la connaissez donc,  cette belle et noble reine, que vous
parlez d'elle ainsi ! s'écria la novice avec enthousiasme.
     --  C'est-à-dire,  reprit  Milady,  poussée  dans  ses  retranchements,
qu'elle,  personnellement,  je n'ai pas l'honneur de la  connaître ; mais je
connais bon nombre de ses amis les plus intimes : je connais M. de Putange ;
j'ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de Tréville .
     -- M. de Tréville ! s'écria la novice, vous connaissez M. de Tréville ?
     -- Oui, parfaitement, beaucoup même.
     -- Le capitaine des mousquetaires du roi ?
     -- Le capitaine des mousquetaires du roi.
     -- Oh !  mais vous allez voir, s'écria  la  novice, que tout à  l'heure
nous allons  être  des connaissances  achevées, presque des amies ; si  vous
connaissez M. de Tréville, vous avez dû aller chez lui ?
     -- Souvent ! dit Milady,  qui, entrée  dans cette voie, et s'apercevant
que le mensonge réussissait, voulait le pousser jusqu'au bout.
     -- Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de ses mousquetaires ?
     -- Tous  ceux  qu'il  reçoit  habituellement  !  répondit  Milady, pour
laquelle cette conversation commençait à prendre un intérêt réel.
     -- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez,  et vous verrez
qu'ils seront de mes amis.
     --  Mais,  dit Milady  embarrassée,  je connais M. de  Louvigny,  M. de
Courtivron, M. de Férussac. "
     La novice la laissa dire ; puis, voyant qu'elle s'arrêtait :
     " Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé Athos ? "
     Milady devint  aussi  pâle  que les  draps  dans  lesquels  elle  était
couchée,  et,  si maîtresse qu'elle fût  d'elle-même,  ne  put s'empêcher de
pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dévorant
du regard.
     "  Quoi !  qu'avez-vous  ? Oh ! mon Dieu  ! demanda cette pauvre femme,
ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée ?
     -- Non, mais ce nom  m'a frappée,  parce que, moi  aussi, j'ai connu ce
gentilhomme,  et qu'il  me  paraît  étrange  de  trouver  quelqu'un  qui  le
connaisse beaucoup.
     -- Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup !  non seulement lui, mais encore ses
amis : MM. Porthos et Aramis !
     -- En vérité ! eux aussi je les connais ! s'écria Milady, qui sentit le
froid pénétrer jusqu'à son coeur.
     -- Eh bien, si vous les  connaissez, vous devez savoir qu'ils sont bons
et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous à eux, si vous  avez besoin
d'appui ?
     -- C'est-à-dire, balbutia Milady, je ne suis liée réellement avec aucun
d'eux ; je les connais pour en avoir beaucoup entendu parler par un de leurs
amis, M. d'Artagnan.
     -- Vous connaissez  M. d'Artagnan ! "  s'écria la novice à son tour, en
saisissant la main de Milady et en la dévorant des yeux.
     Puis, remarquant l'étrange expression du regard de Milady :
     " Pardon, Madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre ?
     -- Mais, reprit Milady embarrassée, mais à titre d'ami.
     -- Vous me trompez, Madame, dit la novice ; vous avez été sa maîtresse.
     -- C'est vous qui l'avez été, Madame, s'écria Milady à son tour.
     -- Moi ! dit la novice.
     -- Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous êtes Madame Bonacieux.
"
     La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.
     " Oh ! ne niez pas ! répondez, reprit Milady.
     -- Eh  bien, oui, Madame ! je l'aime, dit la novice sommes-nous rivales
? "
     La figure de Milady  s'illumina  d'un  feu tellement sauvage que,  dans
toute autre circonstance,  Mme Bonacieux se  fût enfuie d'épouvante  ;  mais
elle était toute à sa jalousie.
     " Voyons,  dites, Madame, reprit Mme Bonacieux avec une énergie dont on
l'eût crue incapable, avez-vous été ou êtes-vous sa maîtresse ?
     -- Oh !  non ! s'écria  Milady avec un  accent  qui n'admettait pas  le
doute sur sa vérité, jamais ! jamais !
     -- Je  vous  crois, dit Mme Bonacieux ;  mais pourquoi donc  alors vous
êtes-vous écriée ainsi ?
     --  Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui  était déjà remise
de son trouble, et qui avait retrouvé toute sa présence d'esprit.
     -- Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.
     -- Vous  ne comprenez pas que M. d'Artagnan étant mon  ami, il  m'avait
prise pour confidente ?
     -- Vraiment !
     --  Vous ne comprenez  pas  que je  sais tout,  votre enlèvement de  la
petite  maison  de Saint-Germain,  son désespoir, celui  de ses amis,  leurs
recherches inutiles depuis ce  moment ! Et comment ne voulez-vous pas que je
m'en étonne, quand, sans m'en douter, je me trouve en face de vous,  de vous
dont nous avons parlé si souvent ensemble,  de vous  qu'il aime de toute  la
force de son  âme, de vous  qu'il m'avait fait aimer avant que je vous eusse
vue ? Ah ! chère Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin ! "
     Et  Milady tendit ses  bras à  Mme  Bonacieux,  qui,  convaincue par ce
qu'elle  venait  de  lui dire,  ne vit plus  dans cette femme, qu'un instant
auparavant elle avait crue sa rivale, qu'une amie sincère et dévouée.
     "  Oh ! pardonnez-moi !  pardonnez-moi  ! s'écria-t-elle en se laissant
aller sur son épaule, je l'aime tant ! "
     Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si les forces
de Milady eussent été à la hauteur de sa  haine, Mme Bonacieux ne fût sortie
que morte  de cet embrassement.  Mais, ne pouvant pas  l'étouffer,  elle lui
sourit.
     " O chère belle ! chère bonne petite ! dit Milady, que je suis heureuse
de vous voir  !  Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots,  elle la
dévorait effectivement  du regard.  Oui,  c'est bien  vous. Ah ! d'après  ce
qu'il  m'a  dit,  je  vous  reconnais  à  cette  heure,  je  vous  reconnais
parfaitement. "
     La  pauvre  jeune  femme  ne  pouvait se douter de  ce qui  se  passait
d'affreusement cruel derrière le rempart  de ce front pur, derrière ces yeux
si brillants où elle ne lisait que de l'intérêt et de la compassion.
     " Alors vous  savez ce que j'ai souffert,  dit Mme Bonacieux, puisqu'il
vous a dit ce qu'il souffrait ; mais souffrir pour lui, c'est du bonheur. "
     Milady reprit machinalement :
     " Oui, c'est du bonheur. "
     Elle pensait à autre chose.
     " Et  puis, continua Mme Bonacieux,  mon supplice touche à son  terme ;
demain, ce  soir  peut-être, je  le reverrai, et alors  le  passé n'existera
plus.
     --  Ce soir  ?  demain  ? s'écria  Milady  tirée de sa rêverie  par ces
paroles, que voulez-vous dire ? Attendez-vous quelque nouvelle de lui ?
     -- Je l'attends lui-même.
     -- Lui-même ; d'Artagnan, ici !
     -- Lui-même.
     --  Mais, c'est impossible  !  il est  au siège de  La Rochelle avec le
cardinal ; il ne reviendra à Paris qu'après la prise de la ville.
     --  Vous  le  croyez  ainsi,  mais  est-ce  qu'il  y  a  quelque  chose
d'impossible à mon d'Artagnan, le noble et loyal gentilhomme !
     -- Oh ! je ne puis vous croire !
     -- Eh bien, lisez donc ! " dit, dans  l'excès  de son orgueil et  de sa
joie, la malheureuse jeune femme en présentant une lettre à Milady.
     "  L'écriture de  Mme de  Chevreuse ! se dit  en elle-même Milady. Ah !
j'étais bien sûre qu'ils avaient des intelligences de ce côté-là ! "
     Et elle lut avidement ces quelques lignes :
     "  Ma chère enfant, tenez-vous prête ; notre ami vous verra bientôt, et
il  ne  vous  verra que pour  vous arracher de  la  prison  où  votre sûreté
exigeait  que vous  fussiez  cachée  : préparez-vous  donc au départ  et  ne
désespérez jamais de nous.
     " Notre  charmant Gascon vient de  se  montrer  brave  et  fidèle comme
toujours, dites-lui qu'on lui est bien  reconnaissant quelque part de l'avis
qu'il a donné. "
     " Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est précise. Savez-vous quel est
cet avis ?
     -- Non. Je me doute seulement qu'il  aura prévenu la  reine de  quelque
nouvelle machination du cardinal.
     -- Oui, c'est cela sans doute ! " dit Milady en rendant la lettre à Mme
Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive sur sa poitrine.
     En ce moment on entendit le galop d'un cheval.
     " Oh ! s'écria Mme Bonacieux en s'élançant à la fenêtre, serait-ce déjà
lui ? "
     Milady  était restée dans son lit, pétrifiée  par la surprise ; tant de
choses inattendues  lui arrivaient tout à coup, que pour la première fois la
tête lui manquait.
     " Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? "
     Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
     " Hélas, non ! dit Mme Bonacieux, c'est un homme que je ne connais pas,
et  qui cependant  a  l'air  de venir ici ;  oui, il ralentit  sa course, il
s'arrête à la porte, il sonne. "
     Milady sauta hors de son lit.
     " Vous êtes bien sûre que ce n'est pas lui ? dit-elle.
     -- Oh ! oui, bien sûre !
     -- Vous avez peut-être mal vu.
     -- Oh ! je verrais la plume de son feutre,  le bout de son manteau, que
je le reconnaîtrais, lui ! "
     Milady s'habillait toujours.
     " N'importe ! cet homme vient ici, dites-vous ?
     -- Oui, il est entré.
     -- C'est ou pour vous ou pour moi.
     -- Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitée !
     --  Oui, je l'avoue, je n'ai pas  votre  confiance, je  crains  tout du
cardinal.
     -- Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! "
     Effectivement, la porte s'ouvrit, et la supérieure entra.
     " Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle à Milady.
     --  Oui,  c'est moi,  répondit celle-ci, et, tâchant  de ressaisir  son
sang- froid, qui me demande ?
     -- Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part  du
cardinal.
     -- Et qui veut me parler ? demanda Milady.
     -- Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.
     -- Alors faites entrer, Madame, je vous prie.
     --  Oh  ! mon  Dieu ! mon Dieu ! dit  Mme Bonacieux,  serait-ce quelque
mauvaise nouvelle ?
     -- J'en ai peur.
     -- Je vous  laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ, si vous
le permettez, je reviendrai.
     -- Comment donc ! je vous en prie. "
     La supérieure et Mme Bonacieux sortirent.
     Milady resta  seule, les yeux fixés sur la porte ; un instant  après on
entendit le bruit  d'éperons  qui retentissaient sur les escaliers, puis les
pas se rapprochèrent, puis la porte s'ouvrit, et un homme parut.
     Milady jeta un cri de joie  : cet  homme c'était le comte de Rochefort,
l'âme damnée de Son Eminence.




     " Ah ! s'écrièrent ensemble Rochefort et Milady, c'est vous !
     -- Oui, c'est moi.
     -- Et vous arrivez... ? demanda Milady.
     -- De La Rochelle, et vous ?
     -- D'Angleterre.
     -- Buckingham ?
     -- Mort ou blessé dangereusement ;  comme je partais sans avoir rien pu
obtenir de lui, un fanatique venait de l'assassiner.
     -- Ah  ! fit Rochefort avec un sourire, voilà un  hasard bien heureux !
et qui satisfera Son Eminence ! L'avez-vous prévenue ?
     -- Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment êtes-vous ici ?
     -- Son Eminence, inquiète, m'a envoyé à votre recherche.
     -- Je suis arrivée d'hier seulement.
     -- Et qu'avez-vous fait depuis hier ?
     -- Je n'ai pas perdu mon temps.
     -- Oh ! je m'en doute bien !
     -- Savez-vous qui j'ai rencontré ici ?
     -- Non.
     -- Devinez.
     -- Comment voulez-vous ?...
     -- Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.
     -- La maîtresse du petit d'Artagnan ?
     -- Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
     --  Eh  bien, dit Rochefort, voilà encore  un hasard qui  peut aller de
pair avec l'autre ; M. le cardinal est en vérité un homme privilégié.
     --  Comprenez-vous mon étonnement,  continua Milady, quand je  me  suis
trouvée face à face avec cette femme ?
     -- Vous connaît-elle ?
     -- Non.
     -- Alors elle vous regarde comme une étrangère ? "
     Milady sourit.
     " Je suis sa meilleure amie !
     -- Sur  mon  honneur,  dit  Rochefort,  il  n'y  a que vous,  ma  chère
Comtesse, pour faire de ces miracles-là.
     -- Et bien m'en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce qui se
passe ?
     -- Non.
     --  On va la venir chercher  demain ou après-demain avec un ordre de la
reine.
     -- Vraiment ? et qui cela ?
     -- D'Artagnan et ses amis.
     -- En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de les envoyer
à la Bastille.
     -- Pourquoi n'est-ce point déjà fait ?
     -- Que voulez-vous !  parce que M. le cardinal  a  pour  ces hommes une
faiblesse que je ne comprends pas.
     -- Vraiment ?
     -- Oui.
     --  Eh  bien,   dites-lui  ceci,  Rochefort  :   dites-lui   que  notre
conversation à l'auberge  du Colombier-Rouge a été  entendue  par ces quatre
hommes  ; dites-lui qu'après son départ l'un d'eux est monté  et m'a arraché
par violence le sauf-conduit qu'il m'avait donné ; dites-lui qu'ils  avaient
fait prévenir  Lord de Winter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois
encore, ils ont failli faire échouer ma mission, comme  ils ont fait échouer
celle  des  ferrets ; dites-lui que parmi ces quatre  hommes, deux seulement
sont  à craindre, d'Artagnan et Athos  ; dites-lui que le troisième, Aramis,
est l'amant  de  Mme de Chevreuse :  il faut laisser vivre celui-là, on sait
son secret, il peut être utile ;  quant au quatrième, Porthos, c'est un sot,
un fat et un niais, qu'il ne s'en occupe même pas.
     -- Mais ces  quatre  hommes doivent être à  cette heure au siège  de La
Rochelle.
     -- Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bonacieux a reçue
de  Mme  de  Chevreuse, et  qu'elle a  eu l'imprudence de me communiquer, me
porte à croire que ces  quatre hommes au contraire sont en campagne pour  la
venir enlever.
     -- Diable ! comment faire ?
     -- Que vous a dit le cardinal à mon égard ?
     -- De  prendre vos  dépêches écrites  ou verbales, de revenir en poste,
et,  quand  il saura ce que  vous avez fait, il avisera à  ce que vous devez
faire.
     -- Je dois donc rester ici ? demanda Milady.
     -- Ici ou dans les environs.
     -- Vous ne pouvez m'emmener avec vous ?
     -- Non, l'ordre est formel :  aux  environs du camp, vous pourriez être
reconnue, et votre présence, vous le comprenez, compromettrait Son Eminence,
surtout  après  ce qui  vient  de  se passer  là-bas.  Seulement,  dites-moi
d'avance où vous  attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache toujours
où vous retrouver.
     -- Ecoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
     -- Pourquoi ?
     -- Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un moment à l'autre.
     --  C'est  vrai  ;  mais  alors  cette petite femme  va échapper à  Son
Eminence ?
     -- Bah ! dit Milady avec  un sourire  qui n'appartenait qu'à elle, vous
oubliez que je suis sa meilleure amie.
     --  Ah  !  c'est vrai ! je puis donc  dire au cardinal,  à l'endroit de
cette femme...
     -- Qu'il soit tranquille.
     -- Voilà tout ?
     -- Il saura ce que cela veut dire.
     -- Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ?
     -- Repartir à l'instant même ; il me semble  que les nouvelles que vous
reportez valent bien la peine que l'on fasse diligence.
     -- Ma chaise s'est cassée en entrant à Lillers.
     -- A merveille !
     -- Comment, à merveille ?
     -- Oui, j'ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.
     -- Et comment partirai-je, alors ?
     -- A franc étrier.
     -- Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts lieues.
     -- Qu'est-ce que cela ?
     -- On les fera. Après ?
     -- Après : en passant à Lillers, vous me renvoyez la chaise avec  ordre
à votre domestique de se mettre à ma disposition.
     -- Bien.
     -- Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ?
     -- J'ai mon plein pouvoir.
     --  Vous  le  montrez  à  l'abbesse,  et vous  dites qu'on  viendra  me
chercher, soit aujourd'hui, soit demain, et que j'aurai à suivre la personne
qui se présentera en votre nom.
     -- Très bien !
     -- N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi à l'abbesse.
     -- A quoi bon ?
     --  Je suis une  victime  du cardinal. Il faut bien que j'inspire de la
confiance à cette pauvre petite Mme Bonacieux.
     -- C'est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport  de tout  ce
qui est arrivé ?
     --  Mais  je  vous ai raconté  les événements, vous avez bonne mémoire,
répétez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd.
     --  Vous avez raison ; seulement que je sache où vous retrouver, que je
n'aille pas courir inutilement dans les environs.
     -- C'est juste, attendez.
     -- Voulez-vous une carte ?
     -- Oh ! je connais ce pays à merveille.
     -- Vous ? quand donc y êtes-vous venue ?
     -- J'y ai été élevée.
     -- Vraiment ?
     --  C'est bon à quelque chose, vous le  voyez, que  d'avoir  été élevée
quelque part.
     -- Vous m'attendrez donc... ?
     -- Laissez-moi réfléchir un instant ; eh ! tenez, à Armentières.
     -- Qu'est-ce que cela, Armentières ?
     -- Une petite ville sur la Lys  ! je n'aurai  qu'à traverser la rivière
et je suis en pays étranger.
     -- A merveille ! mais il est bien entendu que vous  ne  traverserez  la
rivière qu'en cas de danger.
     -- C'est bien entendu.
     -- Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes ?
     -- Vous n'avez pas besoin de votre laquais ?
     -- Non.
     -- C'est un homme sûr ?
     -- A l'épreuve.
     -- Donnez-le-moi ; personne ne le connaît, je le laisse à l'endroit que
je quitte, et il vous conduit où je suis.
     -- Et vous dites que vous m'attendez à Argentières ?
     -- A Armentières, répondit Milady.
     --  Ecrivez-moi  ce  nom-là sur un  morceau  de papier, de  peur que je
l'oublie ; ce n'est pas compromettant, un nom de ville, n'est-ce pas ?
     -- Eh,  qui  sait ?  N'importe, dit  Milady en écrivant le nom  sur une
demi- feuille de papier, je me compromets.
     -- Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier, qu'il
plia  et qu'il  enfonça  dans  la coiffe  de son feutre ; d'ailleurs,  soyez
tranquille, je vais  faire comme les enfants, et, dans le cas où je perdrais
ce papier, répéter le nom tout le long de la route. Maintenant est-ce tout ?
     -- Je le crois.
     -- Cherchons  bien  :  Buckingham mort ou  grièvement  blessé  ;  votre
entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires ; Lord de Winter
prévenu de votre  arrivée à Portsmouth ; d'Artagnan et Athos à la Bastille ;
Aramis  l'amant  de  Mme  de Chevreuse  ;  Porthos  un fat  ;  Mme Bonacieux
retrouvée ; vous envoyer la chaise le plus tôt possible ; mettre mon laquais
à votre disposition  ;  faire de  vous  une  victime  du cardinal,  pour que
l'abbesse ne prenne aucun  soupçon ;  Armentières  sur les bords de la  Lys.
Est-ce cela ?
     -- En vérité, mon cher  chevalier, vous  êtes un miracle  de mémoire. A
propos, ajoutez une chose...
     -- Laquelle ?
     -- J'ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent,
dites qu'il m'est permis  de me promener dans ces bois ;  qui sait ? j'aurai
peut-être besoin de sortir par une porte de derrière.
     -- Vous pensez à tout.
     -- Et vous, vous oubliez une chose...
     -- Laquelle ?
     -- C'est de me demander si j'ai besoin d'argent.
     -- C'est juste, combien voulez-vous ?
     -- Tout ce que vous aurez d'or.
     -- J'ai cinq cents pistoles à peu près.
     -- J'en ai autant : avec mille pistoles on fait face à tout ; videz vos
poches.
     -- Voilà, Comtesse.
     -- Bien, mon cher Comte ! et vous partez... ?
     -- Dans  une heure  ; le temps  de manger  un  morceau, pendant  lequel
j'enverrai chercher un cheval de poste.
     -- A merveille ! Adieu, Chevalier !
     -- Adieu, Comtesse.
     -- Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.
     -- Recommandez-moi à Satan " , répliqua Rochefort.
     Milady et Rochefort échangèrent un sourire et se séparèrent.
     Une  heure après,  Rochefort partit au grand galop de son cheval ; cinq
heures après il passait à Arras.
     Nos lecteurs  savent déjà comment il avait été  reconnu par d'Artagnan,
et  comment  cette  reconnaissance,  en  inspirant  des craintes aux  quatre
mousquetaires, avait donné une nouvelle activité à leur voyage.




     A  peine Rochefort  fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle trouva
Milady le visage riant.
     " Eh bien, dit la  jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivé ;
ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ?
     -- Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady.
     -- Je l'ai entendu de la bouche même du messager.
     -- Venez vous asseoir ici près de moi, dit Milady.
     -- Me voici.
     -- Attendez que je m'assure si personne ne nous écoute.
     -- Pourquoi toutes ces précautions ?
     -- Vous allez le savoir. "
     Milady  se leva et alla à la porte, l'ouvrit, regarda dans le corridor,
et revint se rasseoir près de Mme Bonacieux.
     " Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.
     -- Qui cela ?
     -- Celui qui s'est présenté à l'abbesse comme l'envoyé du cardinal.
     -- C'était donc un rôle qu'il jouait ?
     -- Oui, mon enfant.
     -- Cet homme n'est donc pas...
     -- Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c'est mon frère.
     -- Votre frère ! s'écria Mme Bonacieux.
     --  Eh bien, il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant  ;  si
vous le  confiez à qui que  ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi
peut-être.
     -- Oh ! mon Dieu !
     -- Ecoutez, voici ce qui se passe : mon frère, qui venait à mon secours
pour m'enlever ici  de force, s'il le fallait,  a  rencontré l'émissaire  du
cardinal  qui  venait  me chercher  ; il l'a suivi. Arrivé à  un endroit  du
chemin solitaire et écarté, il a mis l'épée à la main en sommant le messager
de lui remettre les papiers  dont il était porteur ;  le messager a voulu se
défendre, mon frère l'a tué.
     -- Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.
     --  C'était  le seul  moyen,  songez-y. Alors  mon  frère a  résolu  de
substituer la ruse à la force : il a pris les papiers, il s'est présenté ici
comme l'émissaire  du  cardinal lui-même,  et dans  une heure  ou deux,  une
voiture doit venir me prendre de la part de Son Eminence.
     -- Je comprends ; cette voiture, c'est votre frère qui vous l'envoie.
     -- Justement ;  mais ce n'est pas  tout  : cette  lettre que  vous avez
reçue, et que vous croyez de Mme Chevreuse...
     -- Eh bien ?
     -- Elle est fausse.
     -- Comment cela ?
     -- Oui,  fausse  :  c'est  un  piège pour  que vous  ne fassiez pas  de
résistance quand on viendra vous chercher.
     -- Mais c'est d'Artagnan qui viendra.
     --  Détrompez-vous, d'Artagnan  et ses amis sont retenus au siège de La
Rochelle.
     -- Comment savez-vous cela ?
     --  Mon  frère  a  rencontré  des  émissaires du cardinal en  habits de
mousquetaires. On  vous aurait appelée  à la porte,  vous  auriez cru  avoir
affaire à des amis, on vous enlevait et on vous ramenait à Paris.
     -- Oh  ! mon Dieu ! ma tête se  perd au milieu de ce chaos d'iniquités.
Je sens que si cela  durait, continua Mme  Bonacieux en portant ses  mains à
son front, je deviendrais folle !
     -- Attendez...
     -- Quoi ?
     -- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon  frère qui repart ;
je veux lui dire un dernier adieu, venez. "
     Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à Mme Bonacieux de l'y rejoindre.
La jeune femme y alla.
     Rochefort passait au galop.
     " Adieu, frère " , s'écria Milady.
     Le  chevalier  leva  la tête, vit  les  deux  jeunes  femmes, et,  tout
courant, fit à Milady un signe amical de la main.
     "  Ce bon  Georges  ! "  dit-elle  en  refermant  la fenêtre  avec  une
expression de visage pleine d'affection et de mélancolie.
     Et elle revint s'asseoir à sa place, comme si elle eût été plongée dans
des réflexions toutes personnelles.
     " Chère dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre ! mais que
me conseillez-vous de faire ? mon  Dieu  !  Vous  avez plus d'expérience que
moi, parlez, je vous écoute.
     -- D'abord,  dit Milady, il se  peut que je me trompe et que d'Artagnan
et ses amis viennent véritablement à votre secours.
     -- Oh ! c'eût été trop beau ! s'écria Mme Bonacieux, et tant de bonheur
n'est pas fait pour moi !
     --  Alors, vous comprenez  ; ce serait tout  simplement une question de
temps, une  espèce de course à qui arrivera le premier. Si ce sont vos  amis
qui l'emportent en rapidité, vous êtes sauvée ; si ce sont les satellites du
cardinal, vous êtes perdue.
     -- Oh ! oui,  oui, perdue sans miséricorde ! Que faire donc ? que faire
?
     -- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
     -- Lequel, dites ?
     -- Ce  serait  d'attendre, cachée  dans  les environs, et  de s'assurer
ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
     -- Mais où attendre ?
     -- Oh ! ceci n'est point  une  question : moi-même je m'arrête et je me
cache à quelques lieues d'ici en attendant que mon frère vienne me rejoindre
; Eh bien, je  vous emmène  avec  moi, nous nous  cachons  et nous attendons
ensemble.
     -- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonnière.
     -- Comme on croit  que  je pars  sur un ordre du cardinal,  on  ne vous
croira pas très pressée de me suivre.
     -- Eh bien ?
     -- Eh bien, la voiture est à la porte, vous me dites adieu, vous montez
sur  le marchepied  pour  me  serrer  dans vos  bras une dernière fois ;  le
domestique de mon  frère  qui vient me prendre est prévenu, il fait un signe
au postillon, et nous partons au galop.
     -- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient ?
     -- Ne le saurons-nous pas ?
     -- Comment ?
     -- Rien de plus  facile. Nous renvoyons à Béthune  ce domestique de mon
frère,  à  qui, je vous  l'ai dit,  nous  pouvons  nous fier ;  il prend  un
déguisement et se loge en  face  du  couvent : si ce sont  les émissaires du
cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis,
il les amène où nous sommes.
     -- Il les connaît donc ?
     -- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi !
     -- Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour
le mieux ; mais ne nous éloignons pas d'ici.
     --  A sept  ou  huit  lieues  tout au  plus, nous nous  tenons  sur  la
frontière par exemple, et à la première alerte, nous sortons de France.
     -- Et d'ici là, que faire ?
     -- Attendre.
     -- Mais s'ils arrivent ?
     -- La voiture de mon frère arrivera avant eux.
     -- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; à dîner ou à
souper, par exemple ?
     -- Faites une chose.
     -- Laquelle ?
     -- Dites  à votre  bonne  supérieure que,  pour nous  quitter le  moins
possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.
     -- Le permettra-t-elle ?
     -- Quel inconvénient y a-t-il à cela ?
     --  Oh  !  très bien, de cette  façon  nous ne nous  quitterons  pas un
instant !
     --  Eh  bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! Je  me
sens la tête lourde, je vais faire un tour au jardin.
     -- Allez, et où vous retrouverai-je ?
     -- Ici, dans une heure.
     -- Ici, dans une heure ; oh ! vous êtes bonne et je vous remercie.
     -- Comment ne  m'intéresserais-je pas à vous ? Quand vous ne seriez pas
belle et charmante, n'êtes-vous pas l'amie d'un de mes meilleurs amis !
     -- Cher d'Artagnan, oh ! comme il vous remerciera !
     -- Je l'espère bien. Allons ! tout est convenu, descendons.
     -- Vous allez au jardin ?
     -- Oui.
     -- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
     -- A merveille ! merci. "
     Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un charmant sourire.
     Milady avait dit la vérité, elle avait la tête lourde ; car ses projets
mal classés  s'y heurtaient comme dans un chaos.  Elle  avait  besoin d'être
seule pour mettre  un  peu d'ordre dans ses  pensées. Elle voyait  vaguement
dans l'avenir ; mais il lui fallait un peu  de  silence et de  quiétude pour
donner  à  toutes ses idées, encore  confuses, une forme distincte, un  plan
arrêté.
     Ce qu'il y avait de plus pressé, c'était d'enlever Mme Bonacieux, de la
mettre en  lieu  de sûreté,  et là, le cas échéant,  de s'en faire un otage.
Milady commençait à  redouter l'issue  de ce  duel terrible, où ses  ennemis
mettaient autant de persévérance qu'elle mettait, elle, d'acharnement.
     D'ailleurs elle sentait,  comme on sent venir un orage, que cette issue
était proche et ne pouvait manquer d'être terrible.
     Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, était donc de tenir Mme
Bonacieux  entre ses mains. Mme  Bonacieux, c'était la vie  de  d'Artagnan ;
c'était plus que sa vie, c'était celle de la  femme  qu'il aimait ; c'était,
en cas  de mauvaise  fortune,  un moyen de traiter et d'obtenir sûrement  de
bonnes conditions.
     Or, ce point était arrêté : Mme Bonacieux, sans défiance, la suivait  ;
une fois cachée avec elle à Armentières, il était facile de lui faire croire
que  d'Artagnan  n'était  pas  venu à Béthune.  Dans  quinze jours au  plus,
Rochefort  serait de  retour ; pendant  ces quinze  jours, d'ailleurs,  elle
aviserait  à ce qu'elle aurait à faire pour  se venger des quatre amis. Elle
ne s'ennuierait pas, Dieu merci,  car elle aurait le plus  doux  passe-temps
que les événements pussent accorder à une femme de son caractère : une bonne
vengeance à perfectionner.
     Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait dans  sa
tête  la  topographie  du  jardin. Milady  était  comme un bon  général, qui
prévoit tout ensemble la victoire et la défaite, et qui est tout prêt, selon
les chances de la bataille, à marcher en avant ou à battre en retraite.
     Au  bout  d'une  heure, elle  entendit une douce  voix qui l'appelait ;
c'était  celle  de  Mme  Bonacieux.  La  bonne  abbesse avait  naturellement
consenti à tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble.
     En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture  qui
s'arrêtait à la porte.
     " Entendez-vous ? dit-elle.
     -- Oui, le roulement d'une voiture.
     -- C'est celle que mon frère nous envoie.
     -- Oh ! mon Dieu !
     -- Voyons, du courage ! "
     On sonna à la porte du couvent, Milady ne s'était pas trompée.
     "  Montez  dans votre chambre, dit-elle à Mme Bonacieux, vous avez bien
quelques bijoux que vous désirez emporter.
     -- J'ai ses lettres, dit-elle.
     --  Eh bien,  allez les chercher et venez  me rejoindre  chez moi, nous
souperons à la  hâte  ; peut-être voyagerons-nous  une partie de la nuit, il
faut prendre des forces.
     --  Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux  en mettant la main sur sa poitrine,
le coeur m'étouffe, je ne puis marcher.
     -- Du courage, allons,  du courage  ! pensez que dans un quart  d'heure
vous êtes sauvée, et songez  que ce que vous allez faire, c'est pour lui que
vous le faites.
     -- Oh  ! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un  seul
mot ; allez, je vous rejoins. "
     Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort,
et lui donna ses instructions.
     Il  devait  attendre à  la porte  ;  si  par hasard  les  mousquetaires
paraissaient, la voiture partait  au galop, faisait le tour du  couvent,  et
allait attendre Milady à un petit village qui était situé de l'autre côté du
bois. Dans ce cas, Milady traversait le  jardin et gagnait le village à pied
; nous l'avons dit  déjà, Milady connaissait à merveille cette partie  de la
France.
     Si les mousquetaires ne  paraissaient pas, les choses allaient comme il
était convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture  sous prétexte  de lui
dire adieu, et Milady enlevait Mme Bonacieux.
     Mme Bonacieux entra, et pour lui ôter tout soupçon,  si elle en  avait,
Milady  répéta  devant  elle  au laquais toute  la dernière  partie  de  ses
instructions.
     Milady  fit quelques  questions sur  la  voiture :  c'était  une chaise
attelée de  trois  chevaux,  conduite  par  un  postillon  ;  le laquais  de
Rochefort devait la précéder en courrier.
     C'était  à  tort  que  Milady  craignait  que Mme Bonacieux  n'eût  des
soupçons : la pauvre jeune femme était  trop  pure pour soupçonner  dans une
autre femme une telle perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de Winter,
qu'elle  avait  entendu  prononcer  par  l'abbesse,  lui  était parfaitement
inconnu, et elle ignorait même  qu'une femme eût eu une part si grande et si
fatale aux malheurs de sa vie.
     "  Vous  le  voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti,  tout est
prêt. L'abbesse ne se doute de rien et croit  qu'on me vient chercher de  la
part  du  cardinal.  Cet homme  va donner les  derniers ordres  ; prenez  la
moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
     -- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. "
     Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit verre
de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet.
     "  Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui
vient ; au point du jour nous serons arrivées dans notre retraite, et nul ne
pourra se douter où nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. "
     Mme  Bonacieux mangea  machinalement  quelques  bouchées et  trempa ses
lèvres dans son verre.
     "  Allons  donc, allons donc, dit  Milady portant le sien à ses lèvres,
faites comme moi. "
     Mais  au  moment  où elle  l'approchait  de  sa  bouche, sa main  resta
suspendue : elle venait d'entendre sur la route  comme le roulement lointain
d'un galop qui allait s'approchant  ;  puis, presque en  même temps, il  lui
sembla entendre des hennissements de chevaux.
     Ce bruit la tira de sa joie comme un  bruit d'orage  réveille au milieu
d'un  beau  rêve  ;  elle  pâlit et  courut  à  la fenêtre,  tandis  que Mme
Bonacieux, se levant  toute tremblante,  s'appuyait sur  sa chaise  pour  ne
point tomber.
     On ne voyait rien  encore, seulement on entendait  le galop  qui allait
toujours se rapprochant.
     -- " Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit ?
     -- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang- froid
terrible ; restez où vous êtes, je vais vous le dire. "
     Mme  Bonacieux  demeura  debout,  muette,  immobile  et pâle  comme une
statue.
     Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas être à plus de
cent  cinquante pas  ; si on ne les  apercevait point  encore, c'est que  la
route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait  si distinct, qu'on eût
pu compter les chevaux par le bruit saccadé de leurs fers.
     Milady regardait de toute la puissance  de  son attention ;  il faisait
juste assez clair pour qu'elle pût reconnaître ceux qui venaient.
     Tout  à  coup, au détour  du  chemin,  elle  vit  reluire des  chapeaux
galonnés  et flotter  des  plumes ; elle compta  deux, puis  cinq, puis huit
cavaliers  ;  l'un d'eux  précédait  tous les  autres de  deux longueurs  de
cheval.
     Milady poussa  un rugissement  étouffé. Dans  celui  qui tenait la tête
elle reconnut d'Artagnan.
     " Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Mme Bonacieux, qu'y a-t-il donc ?
     -- C'est l'uniforme des gardes  de  M. le cardinal  ; pas  un instant à
perdre ! s'écria Milady. Fuyons, fuyons !
     -- Oui, oui, fuyons " , répéta  Mme Bonacieux, mais sans  pouvoir faire
un pas, clouée qu'elle était à sa place par la terreur.
     On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.
     "  Venez  donc  !  mais venez  donc !  s'écriait Milady en  essayant de
traîner la  jeune femme par le  bras.  Grâce au  jardin,  nous  pouvons fuir
encore, j'ai la clef, mais  hâtons-nous,  dans cinq  minutes il  serait trop
tard. "
     Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux.
     Milady  essaya de la  soulever et  de l'emporter,  mais elle ne put  en
venir à bout.
     En ce moment on entendit le roulement de la voiture,  qui  à la vue des
mousquetaires  partait  au  galop.  Puis,  trois  ou  quatre  coups  de  feu
retentirent.
     " Une dernière fois, voulez-vous venir ? s'écria Milady.
     --  Oh !  mon  Dieu !  mon Dieu ! vous  voyez bien  que les  forces  me
manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule.
     -- Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais " , s'écria Milady.
     Tout à coup, un éclair  livide jaillit de ses yeux, d'un bond, éperdue,
elle courut à la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d'un
chaton de bague qu'elle ouvrit avec une promptitude singulière.
     C'était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt.
     Puis, prenant le verre d'une main ferme :
     " Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. "
     Et  elle  approcha  le  verre  des  lèvres de la jeune  femme,  qui but
machinalement.
     "  Ah  !  ce  n'est  pas ainsi que je voulais me venger,  dit Milady en
reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais,  ma foi  ! on
fait ce qu'on peut. "
     Et elle s'élança hors de l'appartement.
     Mme Bonacieux  la  regarda fuir, sans pouvoir la suivre  ;  elle  était
comme ces  gens qui rêvent qu'on les poursuit et qui  essayent  vainement de
marcher.
     Quelques minutes se passèrent, un bruit affreux retentissait à la porte
;  à chaque instant  Mme Bonacieux s'attendait à voir reparaître Milady, qui
ne reparaissait pas.
     Plusieurs  fois, de  terreur sans  doute, la sueur monta  froide à  son
front brûlant.
     Enfin elle  entendit le  grincement des grilles qu'on ouvrait, le bruit
des  bottes  et  des éperons retentit par les  escaliers ; il  se faisait un
grand  murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu  desquelles
il lui semblait entendre prononcer son nom.
     Tout à coup elle jeta un grand  cri de joie et s'élança  vers la porte,
elle avait reconnu la voix de d'Artagnan.
     " D'Artagnan  ! d'Artagnan ! s'écria-t-elle, est-ce vous ? Par ici, par
ici.
     -- Constance ! Constance ! répondit le jeune homme, où  êtes-vous ? mon
Dieu ! "
     Au même moment, la porte de la cellule  céda au choc plutôt qu'elle  ne
s'ouvrit ; plusieurs hommes se précipitèrent dans la chambre ; Mme Bonacieux
était tombée dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement.
     D'Artagnan jeta un  pistolet encore  fumant qu'il tenait à la  main, et
tomba à  genoux devant sa maîtresse, Athos repassa le sien  à sa ceinture  ;
Porthos et Aramis, qui tenaient leurs épées nues, les remirent au fourreau.
     " Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimé d'Artagnan ! tu viens donc enfin,  tu
ne m'avais pas trompée, c'est bien toi !
     -- Oui, oui, Constance ! réunis !
     --  Oh !  elle  avait beau  dire  que  tu ne viendrais  pas, j'espérais
sourdement ; je  n'ai pas voulu fuir ; oh !  comme j'ai bien fait, comme  je
suis heureuse ! "
     A ce mot elle , Athos, qui s'était assis tranquillement, se leva tout à
coup.
     " Elle ! qui elle ? demanda d'Artagnan.
     -- Mais  ma compagne  ;  celle qui,  par  amitié  pour moi, voulait  me
soustraire à mes persécuteurs ; celle qui, vous  prenant pour  des gardes du
cardinal, vient de s'enfuir.
     -- Votre compagne, s'écria d'Artagnan, devenant plus pâle que  le voile
blanc de sa maîtresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler ?
     --  De celle dont la  voiture était à la porte, d'une femme qui  se dit
votre amie, d'Artagnan ; d'une femme à qui vous avez tout raconté.
     -- Son  nom, son nom  ! s'écria d'Artagnan ;  mon Dieu !  ne savez-vous
donc pas son nom ?
     -- Si  fait,  on  l'a prononcé devant  moi  ;,  attendez...  mais c'est
étrange... oh ! mon Dieu ! ma tête se trouble, je n'y vois plus.
     -- A moi, mes amis, à moi ! ses mains sont glacées, s'écria d'Artagnan,
elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connaissance ! "
     Tandis  que Porthos appelait au  secours  de toute la  puissance  de sa
voix, Aramis courut à  la  table pour  prendre  un  verre d'eau  ;  mais  il
s'arrêta  en  voyant l'horrible altération  du visage d'Athos,  qui,  debout
devant la table, les cheveux hérissés, les yeux glacés de stupeur, regardait
l'un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible.
     " Oh ! disait  Athos, oh ! non, c'est impossible ! Dieu  ne permettrait
pas un pareil crime.
     -- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau !
     " pauvre femme, pauvre femme ! " murmurait Athos d'une voix brisée.
     Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan.
     " Elle revient à elle ! s'écria le jeune homme. Oh ! mon Dieu, mon Dieu
! je te remercie !
     -- Madame, dit Athos, Madame, au nom du Ciel ! à qui ce verre vide ?
     -- A moi, Monsieur... , répondit la jeune femme d'une voix mourante.
     -- Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce verre ?
     -- Elle.
     -- Mais, qui donc elle ?
     Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter... "
     Les  quatre amis poussèrent un seul  et  même  cri,  mais celui d'Athos
domina tous les autres.
     En  ce  moment, le visage  de Mme Bonacieux  devint livide, une douleur
sourde  la terrassa,  elle  tomba haletante dans  les  bras  de  Porthos  et
d'Aramis.
     D'Artagnan  saisit  les mains  d'Athos avec  une angoisse  difficile  à
décrire.
     " Et quoi ! dit-il, tu crois... "
     Sa voix s'éteignit dans un sanglot.
     " Je crois tout, dit Athos en se mordant les lèvres jusqu'au sang.
     -- D'Artagnan,  d'Artagnan ! s'écria Mme  Bonacieux,  où es-tu  ? ne me
quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. "
     D'Artagnan lâcha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre ses mains
crispées, et courut à elle.
     Son visage si beau était  tout bouleversé,  ses  yeux vitreux n'avaient
déjà  plus de regard, un tremblement convulsif agitait son  corps, la  sueur
coulait sur son front.
     "  Au  nom du  Ciel !  courez  appeler ; Porthos,  Aramis, demandez  du
secours !
     -- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a pas de
contrepoison.
     --  Oui,  oui,  du  secours, du secours  ! murmura Mme Bonacieux  ;  du
secours ! "
     Puis, rassemblant toutes  ses forces, elle prit la  tête du jeune homme
entre  ses deux  mains, le regarda un  instant comme si toute son âme  était
passée dans son regard,  et, avec un cri sanglotant,  elle appuya ses lèvres
sur les siennes.
     " Constance ! Constance ! " s'écria d'Artagnan.
     Un soupir s'échappa de  la bouche de Mme Bonacieux, effleurant celle de
d'Artagnan  ;  ce soupir,  c'était  cette âme si  chaste et  si aimante  qui
remontait au ciel.
     D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras.
     Le  jeune homme poussa un cri et tomba près de sa maîtresse, aussi pâle
et aussi glacé qu'elle.
     Porthos pleura,  Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe  de
la croix.
     En ce moment un homme parut sur  la porte, presque aussi pâle que  ceux
qui  étaient  dans  la  chambre,  et regarda  tout  autour de  lui, vit  Mme
Bonacieux morte et d'Artagnan évanoui.
     Il  apparaissait juste à cet instant de  stupeur  qui suit les  grandes
catastrophes.
     "  Je ne m'étais pas trompé,  dit-il, voilà M. d'Artagnan, et vous êtes
ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. "
     Ceux  dont les  noms venaient d'être  prononcés  regardaient l'étranger
avec étonnement, il leur semblait à tous trois le reconnaître.
     " Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes comme moi à la recherche
d'une femme qui, ajouta-t-il  avec un sourire terrible, a dû passer par ici,
car j'y vois un cadavre ! "
     Les trois amis restèrent muets ; seulement la voix comme le visage leur
rappelait  un homme qu'ils avaient déjà  vu ; cependant, ils ne pouvaient se
souvenir dans quelles circonstances.
     "  Messieurs,  continua   l'étranger,  puisque  vous   ne  voulez   pas
reconnaître  un homme qui probablement vous doit la vie  deux  fois, il faut
bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le beau-frère de cette femme.
"
     Les trois amis jetèrent un cri de surprise.
     Athos se leva et lui tendit la main.
     " Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous êtes des nôtres.
     -- Je  suis  parti  cinq heures après  elle de Portsmouth, dit Lord  de
Winter ; je suis  arrivé trois heures après elle à Boulogne, je l'ai manquée
de  vingt minutes à Saint-Omer ; enfin, à  Lillers,  j'ai  perdu  sa  trace.
J'allais au hasard, m'informant à tout le monde, quand je vous ai vus passer
au  galop ; j'ai reconnu M. d'Artagnan. Je vous ai  appelés, vous  ne m'avez
pas répondu ; j'ai voulu vous suivre,  mais mon cheval  était  trop  fatigué
pour aller du  même train que les vôtres. Et  cependant il paraît que malgré
la diligence que vous avez faite, vous êtes encore arrivés trop tard !
     -- Vous voyez, dit Athos  en  montrant à  Lord de Winter  Mme Bonacieux
morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de rappeler à la vie.
     -- Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lord de Winter.
     -- Non, heureusement, répondit Athos, M. d'Artagnan n'est qu'évanoui.
     -- Ah ! tant mieux ! " dit Lord de Winter.
     En effet, en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux.
     Il  s'arracha  des  bras de  Porthos et d'Aramis  et se  jeta  comme un
insensé sur le corps de sa maîtresse.
     Athos se  leva,  marcha  vers  son  ami  d'un  pas  lent  et  solennel,
l'embrassa  tendrement, et,  comme il éclatait en sanglots, il lui dit de sa
voix si noble et si persuasive :
     " Ami,  sois homme : les  femmes pleurent les  morts,  les  hommes  les
vengent !
     -- Oh !  oui, dit d'Artagnan, oui  !  si c'est pour la venger, je  suis
prêt à te suivre ! "
     Athos  profita de  ce  moment de force  que  l'espoir  de  la vengeance
rendait à son malheureux  ami pour faire signe à Porthos et à Aramis d'aller
chercher la supérieure.
     Les  deux amis la rencontrèrent dans le corridor, encore toute troublée
et tout  éperdue de tant d'événements  ; elle  appela  quelques religieuses,
qui, contre  toutes les  habitudes monastiques, se trouvèrent en présence de
cinq hommes.
     " Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous le sien, nous
abandonnons à vos soins pieux le corps de cette malheureuse femme. Ce fut un
ange sur la terre avant d'être un ange au ciel. Traitez- la comme une de vos
soeurs ; nous reviendrons un jour prier sur sa tombe. "
     D'Artagnan cacha  sa figure  dans  la  poitrine  d'Athos et  éclata  en
sanglots.
     " Pleure, dit Athos, pleure, coeur plein d'amour, de jeunesse et de vie
! Hélas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi ! "
     Et  il entraîna son ami, affectueux comme  un père, consolant comme  un
prêtre, grand comme l'homme qui a beaucoup souffert.
     Tous cinq, suivis de leurs  valets,  tenant leurs chevaux par la bride,
s'avancèrent  vers la ville  de Béthune, dont on  apercevait le faubourg, et
ils s'arrêtèrent devant la première auberge qu'ils rencontrèrent.
     " Mais, dit d'Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme ?
     -- Plus tard, dit Athos, j'ai des mesures à prendre.
     --  Elle  nous échappera, reprit  le jeune  homme, elle nous échappera,
Athos, et ce sera ta faute.
     -- Je réponds d'elle " , dit Athos.
     D'Artagnan avait une telle confiance dans  la parole  de son ami, qu'il
baissa la tête et entra dans l'auberge sans rien répondre.
     Porthos  et Aramis  se regardaient,  ne comprenant  rien à  l'assurance
d'Athos.
     Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la douleur de
d'Artagnan.
     "  Maintenant,  Messieurs, dit  Athos lorsqu'il se fut  assuré qu'il  y
avait cinq chambres de libres dans l'hôtel, retirons-nous chacun chez  soi ;
d'Artagnan  a besoin d'être  seul  pour pleurer  et vous pour dormir. Je  me
charge de tout, soyez tranquilles.
     --  Il me semble cependant, dit  Lord de Winter,  que s'il y  a quelque
mesure  à  prendre contre  la comtesse,  cela me regarde :  c'est  ma belle-
soeur.
     -- Et moi, dit Athos, c'est ma femme. "
     D'Artagnan  tressaillit,  car  il comprit  qu'Athos  était  sûr  de  sa
vengeance, puisqu'il  révélait  un pareil  secret ;  Porthos  et  Aramis  se
regardèrent en pâlissant. Lord de Winter pensa qu'Athos était fou.
     "  Retirez-vous donc, dit  Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien
qu'en ma qualité de mari cela me  regarde. Seulement, d'Artagnan, si vous ne
l'avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui s'est échappé du chapeau de cet
homme et sur lequel est écrit le nom de la ville...
     -- Ah ! dit d'Artagnan, je comprends, ce nom écrit de sa main...
     -- Tu vois bien, dit Athos, qu'il y a un Dieu dans le ciel !




     Le désespoir d'Athos  avait fait place  à  une douleur  concentrée, qui
rendait plus lucides encore les brillantes facultés d'esprit de cet homme.
     Tout entier à une seule pensée, celle de  la promesse qu'il avait faite
et de  la responsabilité qu'il avait  prise, il se retira le dernier dans sa
chambre,  pria  l'hôte de lui procurer une carte  de la province, se  courba
dessus,  interrogea  les  lignes  tracées,  reconnut   que   quatre  chemins
différents se rendaient de Béthune à Armentières, et fit appeler les valets.
     Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se  présentèrent et reçurent les
ordres clairs, ponctuels et graves d'Athos.
     Ils devaient partir au point  du jour, le  lendemain,  et se  rendre  à
Armentières,  chacun par une route différente. Planchet, le plus intelligent
des  quatre, devait suivre  celle par laquelle avait disparu la  voiture sur
laquelle les quatre  amis avaient tiré,  et qui était accompagnée, on se  le
rappelle, du domestique de Rochefort.
     Athos mit les valets en campagne  d'abord, parce  que, depuis  que  ces
hommes étaient à son  service et à  celui de ses amis, il  avait reconnu  en
chacun d'eux des qualités différentes et essentielles.
     Puis,  des valets  qui  interrogent  inspirent  aux  passants  moins de
défiance que leurs maîtres, et trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels
ils s'adressent.
     Enfin, Milady connaissait  les maîtres, tandis qu'elle  ne  connaissait
pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient parfaitement Milady.
     Tous quatre  devaient se trouver  réunis le lendemain,  à onze heures à
l'endroit indiqué ; s'ils avaient  découvert la  retraite de  Milady,  trois
resteraient à  la garder, le quatrième  reviendrait à  Béthune pour prévenir
Athos et servir de guide aux quatre amis.
     Ces dispositions prises, les valets se retirèrent à leur tour.
     Athos alors  se  leva de sa chaise, ceignit son épée,  s'enveloppa dans
son manteau et  sortit de l'hôtel ; il  était dix  heures à  peu près. A dix
heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu fréquentées. Athos
cependant  cherchait  visiblement  quelqu'un  à  qui  il  pût  adresser  une
question. Enfin il rencontra un passant attardé, s'approcha de  lui, lui dit
quelques  paroles  ;  l'homme  auquel il  s'adressait  recula  avec terreur,
cependant il répondit aux paroles du mousquetaire  par une indication. Athos
offrit à cet homme une demi-pistole pour l'accompagner, mais l'homme refusa.
     Athos s'enfonça dans la  rue que l'indicateur avait désignée du doigt ;
mais, arrivé à un carrefour, il s'arrêta de nouveau, visiblement embarrassé.
Cependant,  comme,  plus qu'aucun  autre  lieu,  le carrefour lui offrait la
chance de  rencontrer  quelqu'un,  il  s'y  arrêta.  En  effet, au bout d'un
instant, un veilleur de nuit passa. Athos lui répéta  la même question qu'il
avait déjà faite à la première personne qu'il  avait rencontrée, le veilleur
de nuit  laissa apercevoir la  même terreur, refusa à son tour d'accompagner
Athos, et lui montra de la main le chemin qu'il devait suivre.
     Athos marcha dans la direction indiquée et  atteignit le faubourg situé
à l'extrémité de la ville opposée à celle par laquelle lui et ses compagnons
étaient entrés. Là il parut de  nouveau  inquiet et embarrassé,  et s'arrêta
pour la troisième fois.
     Heureusement  un  mendiant  passa,  qui  s'approcha  d'Athos  pour  lui
demander l'aumône. Athos lui proposa un écu pour l'accompagner où il allait.
Le  mendiant  hésita  un  instant,  mais à la  vue  de la pièce d'argent qui
brillait dans l'obscurité, il se décida et marcha devant Athos.
     Arrivé à l'angle  d'une rue,  il lui montra de loin  une  petite maison
isolée, solitaire, triste ; Athos s'en approcha, tandis que le mendiant, qui
avait reçu son salaire, s'en éloignait à toutes jambes.
     Athos en  fit le tour,  avant  de distinguer la  porte  au milieu de la
couleur  rougeâtre  dont  cette  maison  était  peinte  ;  aucune lumière ne
paraissait à travers  les gerçures des  contrevents, aucun bruit  ne pouvait
faire  supposer qu'elle fût habitée,  elle était  sombre et  muette comme un
tombeau.
     Trois  fois Athos frappa  sans  qu'on lui répondît.  Au  troisième coup
cependant   des  pas  intérieurs  se   rapprochèrent   ;  enfin   la   porte
s'entrebâilla, et un homme de haute taille, au teint  pâle, aux cheveux et à
la barbe noire, parut.
     Athos  et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis l'homme à la
haute taille fit signe au mousquetaire qu'il pouvait entrer. Athos profita à
l'instant même de la permission, et la porte se referma derrière lui.
     L'homme qu'Athos était venu chercher si loin et qu'il avait trouvé avec
tant  de peine,  le fit  entrer dans  son laboratoire, où  il était occupé à
retenir  avec des fils de  fer  les  os cliquetants d'un squelette.  Tout le
corps était déjà rajusté : la tête seule était posée sur une table.
     Tout  le reste de l'ameublement indiquait que  celui chez lequel  on se
trouvait s'occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux pleins de
serpents,  étiquetés selon  les espèces  ; des lézards desséchés reluisaient
comme des émeraudes taillées dans de grands cadres de bois noir ; enfin, des
bottes  d'herbes  sauvages,  odoriférantes  et  sans doute douées de  vertus
inconnues  au  vulgaire   des  hommes,   étaient  attachées  au  plafond  et
descendaient dans les angles de l'appartement.
     Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l'homme à la haute taille
habitait seul cette maison.
     Athos jeta un coup  d'oeil froid et indifférent sur tous les objets que
nous venons de décrire, et, sur l'invitation de celui qu'il venait chercher,
il s'assit près de lui.
     Alors  il lui expliqua  la  cause de  sa  visite et  le  service  qu'il
réclamait de lui ; mais à peine eut-il exposé sa demande, que l'inconnu, qui
était resté debout  devant le mousquetaire,  recula  de terreur  et  refusa.
Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel étaient écrites deux
lignes accompagnées d'une signature et d'un  sceau, et  le présenta  à celui
qui donnait trop prématurément ces signes de répugnance. L'homme à la grande
taille eut à peine  lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le sceau,
qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait  plus  aucune  objection à  faire, et
qu'il était prêt à obéir.
     Athos n'en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, reprit en
s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour  venir, rentra dans  l'hôtel et
s'enferma chez lui.
     Au point du jour, d'Artagnan entra  dans sa chambre et demanda ce qu'il
fallait faire.
     " Attendre " , répondit Athos.
     Quelques  instants après, la  supérieure du  couvent fit  prévenir  les
mousquetaires que  l'enterrement de la victime de Milady aurait lieu à midi.
Quant à  l'empoisonneuse, on n'en avait pas eu de nouvelles ; seulement elle
avait dû fuir par le jardin, sur le  sable duquel on avait reconnu  la trace
de ses pas et dont on avait retrouvé la porte fermée  ; quant à la clé, elle
avait disparu.
     A l'heure indiquée, Lord de Winter  et les quatre amis se rendirent  au
couvent : les cloches sonnaient à toute volée, la chapelle était ouverte, la
grille du choeur était fermée. Au milieu du choeur,  le corps de la victime,
revêtue de  ses habits de novice, était exposé. De  chaque côté du choeur et
derrière  des grilles s'ouvrant sur le couvent était toute la communauté des
carmélites, qui écoutait de là le service divin et mêlait son chant au chant
des prêtres, sans voir les profanes et sans être vue d'eux.
     A la porte de la chapelle, d'Artagnan sentit son courage qui  fuyait de
nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu.
     Fidèle à sa mission de vengeance, Athos s'était fait conduire au jardin
; et là,  sur  le sable, suivant  les pas  légers de cette femme  qui  avait
laissé une trace sanglante partout où elle avait passé, il  s'avança jusqu'à
la porte  qui donnait sur le  bois, se la  fit ouvrir,  et s'enfonça dans la
forêt.
     Alors tous ses doutes se confirmèrent : le chemin par lequel la voiture
avait disparu contournait la forêt. Athos suivit le chemin quelque temps les
yeux fixés sur  le sol  ; de  légères taches  de sang, qui provenaient d'une
blessure faite ou  à l'homme qui  accompagnait la  voiture en courrier, ou à
l'un des chevaux,  piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue à
peu près,  à  cinquante  pas de Festubert, une  tache  de  sang  plus  large
apparaissait ; le sol  était piétiné par  les chevaux. Entre la forêt et cet
endroit dénonciateur, un  peu en arrière de la terre écorchée, on retrouvait
la même trace de petits pas que dans le jardin ; la voiture s'était arrêtée.
     En  cet endroit, Milady était sortie du  bois et était  montée  dans la
voiture.
     Satisfait  de cette découverte qui confirmait tous ses soupçons,  Athos
revint à l'hôtel et trouva Planchet qui l'attendait avec impatience.
     Tout était comme l'avait prévu Athos.
     Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarqué les taches de
sang,  comme  Athos  il avait  reconnu  l'endroit  où les chevaux  s'étaient
arrêtés ; mais il avait poussé plus loin qu'Athos, de sorte qu'au village de
Festubert, en buvant  dans une  auberge, il avait, sans  avoir eu  besoin de
questionner, appris que la veille, à huit heures et demie  du soir, un homme
blessé, qui  accompagnait une dame qui voyageait dans  une chaise  de poste,
avait été obligé  de s'arrêter, ne pouvant aller plus loin. L'accident avait
été mis sur le compte de voleurs qui auraient arrêté la chaise dans le bois.
L'homme  était resté dans le village, la  femme avait relayé et continué son
chemin.
     Planchet se mit en quête du  postillon qui avait  conduit la chaise, et
le retrouva. Il avait conduit  la  dame jusqu'à  Fromelles, et de  Fromelles
elle  était  partie pour  Armentières. Planchet prit la traverse,  et à sept
heures du matin il était à Armentières.
     Il n'y avait qu'un seul  hôtel, celui de  la  Poste. Planchet  alla s'y
présenter  comme un  laquais sans place  qui  cherchait  une  condition.  Il
n'avait  pas  causé  dix minutes  avec les gens  de l'auberge, qu'il  savait
qu'une  femme  seule  était  arrivée  à  onze heures du soir, avait pris une
chambre, avait  fait  venir  le  maître  d'hôtel  et  lui avait  dit qu'elle
désirerait demeurer quelque temps dans les environs.
     Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au rendez-
vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste, les plaça en sentinelles
à  toutes  les issues  de  l'hôtel, et vint  trouver Athos, qui achevait  de
recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrèrent.
     Tous  les  visages  étaient  sombres et  crispés,  même  le doux visage
d'Aramis.
     " Que faut-il faire ? demanda d'Artagnan.
     -- Attendre " , répondit Athos.
     Chacun se retira chez soi.
     A huit  heures  du  soir, Athos donna l'ordre de seller les chevaux, et
fit  prévenir Lord  de Winter  et ses amis qu'ils eussent à se préparer pour
l'expédition.
     En un  instant tous cinq  furent prêts. Chacun visita ses armes  et les
mit en état. Athos descendit le premier et  trouva d'Artagnan  déjà à cheval
et s'impatientant.
     " Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu'un. "
     Les quatre cavaliers regardèrent autour d'eux avec étonnement,  car ils
cherchaient inutilement dans leur esprit quel était ce quelqu'un qui pouvait
leur manquer.
     En  ce moment  Planchet amena le cheval d'Athos, le mousquetaire  sauta
légèrement en selle.
     " Attendez-moi, dit-il, je reviens. "
     Et il partit au galop.
     Un quart d'heure après, il  revint effectivement accompagné d'un  homme
masqué et enveloppé d'un grand manteau rouge.
     Lord de Winter et les  trois mousquetaires s'interrogèrent  du  regard.
Nul  d'entre  eux  ne put  renseigner  les  autres, car  tous ignoraient  ce
qu'était  cet homme. Cependant  ils  pensèrent  que cela devait  être ainsi,
puisque la chose se faisait par l'ordre d'Athos.
     A neuf heures,  guidée  par Planchet,  la  petite cavalcade  se  mit en
route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture.
     C'était  un  triste  aspect que  celui  de  ces six  hommes  courant en
silence, plongés chacun dans sa  pensée, mornes comme  le désespoir, sombres
comme le châtiment.




     C'était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au  ciel,
voilant la clarté des étoiles ; la lune ne devait se lever qu'à minuit.
     Parfois, à la lueur d'un éclair qui brillait à l'horizon, on apercevait
la route qui se déroulait blanche et solitaire ; puis, l'éclair éteint, tout
rentrait dans l'obscurité.
     A chaque  instant, Athos invitait d'Artagnan, toujours à la  tête de la
petite troupe, à reprendre son rang qu'au  bout d'un instant  il abandonnait
de  nouveau ;  il  n'avait qu'une pensée,  c'était  d'aller  en avant, et il
allait.
     On traversa  en  silence  le  village de Festubert,  où était resté  le
domestique blessé, puis on longea le bois de Richebourg ; arrivés à Herlies,
Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit à gauche.
     Plusieurs  fois,  Lord  de Winter, soit Porthos,  soit  Aramis, avaient
essayé d'adresser  la parole  à  l'homme au manteau rouge  ;  mais  à chaque
interrogation qui lui avait été faite, il s'était incliné sans répondre. Les
voyageurs  avaient alors  compris  qu'il  y  avait  quelque raison  pour que
l'inconnu gardât le silence, et ils avaient cessé de lui adresser la parole.
     D'ailleurs, l'orage grossissait, les éclairs se succédaient rapidement,
le  tonnerre  commençait à gronder,  et  le  vent, précurseur  de l'ouragan,
sifflait dans la plaine, agitant les plumes des cavaliers.
     La cavalcade prit le grand trot.
     Un peu au-delà de Fromelles, l'orage éclata ; on déploya les manteaux ;
il  restait encore trois  lieues à faire  : on les  fit sous des torrents de
pluie.
     D'Artagnan avait ôté  son feutre et  n'avait pas mis son  manteau  ; il
trouvait plaisir  à laisser ruisseler l'eau sur son front brûlant et sur son
corps agité de frissons fiévreux.
     Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal  et allait arriver à
la poste, un homme, abrité sous un arbre, se détacha du tronc avec lequel il
était resté  confondu dans l'obscurité, et  s'avança  jusqu'au milieu de  la
route, mettant son doigt sur ses lèvres.
     Athos reconnut Grimaud.
     " Qu'y a-t-il donc ? s'écria d'Artagnan, aurait-elle quitté Armentières
? "
     Grimaud  fit  de sa  tête un  signe  affirmatif. D'Artagnan  grinça des
dents.
     "  Silence,  d'Artagnan  !  dit Athos, c'est moi qui  me suis chargé de
tout, c'est donc à moi d'interroger Grimaud.
     -- Où est-elle ? " demanda Athos.
     Grimaud étendit la main dans la direction de la Lys.
     " Loin d'ici ? " demanda Athos.
     Grimaud présenta à son maître son index plié.
     " Seule ? " demanda Athos.
     Grimaud fit signe que oui.
     " Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue d'ici,  dans la
direction de la rivière.
     -- C'est bien, dit d'Artagnan, conduis-nous, Grimaud. "
     Grimaud prit à travers champs, et servit de guide à la cavalcade.
     Au bout de cinq cents pas  à peu près, on trouva un ruisseau,  que l'on
traversa à gué.
     A la lueur d'un éclair, on aperçut le village d'Erquinghem.
     " Est-ce là ? " demanda d'Artagnan.
     Grimaud secoua la tête en signe de négation.
     " Silence donc ! " dit Athos.
     Et la troupe continua son chemin.
     Un  autre éclair  brilla  ;  Grimaud  étendit le bras,  et à  la  lueur
bleuâtre du serpent de feu on distingua une petite maison isolée, au bord de
la rivière, à cent pas d'un bac. Une fenêtre était éclairée.
     " Nous y sommes " , dit Athos.
     En ce moment, un homme couché dans le fossé se leva, c'était Mousqueton
; il montra du doigt la fenêtre éclairée.
     " Elle est là, dit-il.
     -- Et Bazin ? demanda Athos.
     -- Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.
     -- Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles serviteurs. " Athos sauta
à bas  de  son  cheval,  dont il  remit  la bride aux mains  de  Grimaud, et
s'avança vers la fenêtre après avoir fait signe au  reste  de  la  troupe de
tourner du côté de la porte.
     La petite maison était entourée d'une haie vive, de deux ou trois pieds
de  haut.  Athos franchit la haie, parvint  jusqu'à  la  fenêtre  privée  de
contrevents, mais dont les demi-rideaux étaient exactement tirés.
     Il  monta sur le rebord de  pierre, afin que  son  oeil pût dépasser la
hauteur des rideaux.
     A la lueur  d'une lampe, il vit  une  femme enveloppée  d'une mante  de
couleur sombre, assise sur un escabeau, près  d'un feu mourant :  ses coudes
étaient posés sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tête dans ses deux
mains blanches comme l'ivoire.
     On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur
les  lèvres d'Athos, il  n'y avait pas  à s'y tromper ;  c'était  bien celle
qu'il cherchait.
     En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tête,  vit, collé à la
vitre, le visage pâle d'Athos, et poussa un cri.
     Athos comprit qu'il était  reconnu, poussa la fenêtre du genou et de la
main, la fenêtre céda, les carreaux se rompirent.
     Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre.
     Milady courut à  la  porte  et  l'ouvrit ; plus pâle et  plus  menaçant
encore qu'Athos, d'Artagnan était sur le seuil.
     Milady recula  en  poussant un  cri.  D'Artagnan, croyant qu'elle avait
quelque moyen  de fuir  et  craignant qu'elle  ne  leur  échappât,  tira  un
pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la main.
     " Remets  cette  arme à sa place, d'Artagnan,  dit-il,  il importe  que
cette femme  soit  jugée  et  non assassinée.  Attends  encore  un  instant,
d'Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, Messieurs. "
     D'Artagnan  obéit, car  Athos  avait la  voix  solennelle  et le  geste
puissant  d'un  juge  envoyé  par  le  Seigneur  lui-même.  Aussi,  derrière
d'Artagnan, entrèrent  Porthos, Aramis, Lord de Winter et l'homme au manteau
rouge.
     Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.
     Milady  était tombée  sur  sa  chaise  les  mains  étendues, comme pour
conjurer cette terrible apparition ; en apercevant son beau-frère, elle jeta
un cri terrible.
     " Que demandez-vous ? s'écria Milady.
     --  Nous demandons,  dit Athos,  Charlotte  Backson,  qui s'est appelée
d'abord la comtesse de La Fère, puis Lady de Winter, baronne de Sheffield.
     --  C'est moi, c'est moi  ! murmura-t-elle au comble de la terreur, que
me voulez-vous ?
     --  Nous  voulons vous  juger selon vos crimes, dit Athos  : vous serez
libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur  d'Artagnan,
à vous d'accuser le premier. "
     D'Artagnan s'avança.
     "  Devant Dieu  et devant  les  hommes,  dit-il, j'accuse  cette  femme
d'avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hier soir. "
     Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
     " Nous attestons " , dirent d'un seul mouvement les deux mousquetaires.
     D'Artagnan continua.
     " Devant Dieu et  devant les hommes, j'accuse cette femme d'avoir voulu
m'empoisonner moi-même, dans du vin qu'elle m'avait envoyé de Villeroi, avec
une fausse lettre,  comme si le vin  venait de  mes amis  ; Dieu m'a sauvé ;
mais un homme est mort à ma place, qui s'appelait Brisemont.
     -- Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et Aramis.
     --  Devant  Dieu et devant  les hommes, j'accuse cette femme de m'avoir
poussé au meurtre du baron  de Wardes ; et,  comme  personne  n'est là  pour
attester la vérité de cette accusation, je l'atteste, moi.
     " J'ai dit. "
     Et  d'Artagnan passa  de  l'autre côté  de la chambre  avec  Porthos et
Aramis.
     " A vous, Milord ! " dit Athos.
     Le baron s'approcha à son tour.
     " Devant  Dieu  et  devant les hommes,  dit-il,  j'accuse  cette  femme
d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham.
     -- Le duc de Buckingham assassiné ? s'écrièrent d'un seul cri tous  les
assistants.
     -- Oui, dit le baron, assassiné ! Sur la lettre d'avis que vous m'aviez
écrite, j'avais fait arrêter cette femme, et je l'avais donnée en garde à un
loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans
la main,  elle lui  a fait tuer le  duc,  et dans ce moment peut-être Felton
paie de sa tête le crime de cette furie. "
     Un  frémissement  courut parmi les juges  à la révélation de ces crimes
encore inconnus.
     " Ce n'est pas tout, reprit Lord de Winter ; mon frère, qui vous  avait
faite son  héritière, est mort en trois  heures  d'une étrange  maladie  qui
laisse  des  taches livides sur tout le corps. Ma soeur, comment votre  mari
est-il mort ?
     -- Horreur ! s'écrièrent Porthos et Aramis.
     -- Assassin de Buckingham, assassin de Felton,  assassin de  mon frère,
je demande justice contre vous, et je déclare que si  on ne me la fait  pas,
je me la ferai. "
     Et Lord de Winter alla se  ranger près de d'Artagnan, laissant la place
libre à un autre accusateur.
     Milady  laissa  tomber  son  front  dans ses deux  mains  et essaya  de
rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.
     "  A mon tour, dit Athos,  tremblant  lui-même  comme le lion tremble à
l'aspect  du  serpent, à mon tour. J'épousai  cette femme quand  elle  était
jeune fille, je l'épousai malgré toute ma famille ; je  lui donnai mon bien,
je lui  donnai mon  nom  ; et  un jour  je  m'aperçus que cette femme  était
flétrie : cette femme était marquée d'une fleur de lys sur l'épaule gauche.
     -- Oh ! dit Milady en se levant,  je défie de retrouver le tribunal qui
a  prononcé sur moi  cette sentence infâme. Je défie de retrouver  celui qui
l'a exécutée.
     -- Silence, dit une voix.
     -- A ceci, c'est à moi de répondre ! "
     Et l'homme au manteau rouge s'approcha à son tour.
     " Quel est cet homme, quel est cet homme ?  " s'écria  Milady suffoquée
par la terreur et dont  les cheveux  se dénouèrent et se dressèrent  sur  sa
tête livide comme s'ils eussent été vivants.
     Tous les yeux se tournèrent sur cet homme, car à tous, excepté à Athos,
il était inconnu.
     Encore  Athos  le regardait-il  avec  autant de  stupéfaction  que  les
autres, car il  ignorait comment il pouvait se trouver mêlé en quelque chose
à l'horrible drame qui se dénouait en ce moment.
     Après s'être approché  de Milady, d'un pas lent et solennel, de manière
que la table seule le séparât d'elle, l'inconnu ôta son masque.
     Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage pâle
encadré de cheveux et de favoris noirs,  dont la seule  expression était une
impassibilité glacée, puis tout à coup :
     " Oh  ! non, non,  dit-elle en se levant  et en reculant jusqu'au mur ;
non, non, c'est une apparition infernale ! ce n'est pas lui ! A moi  ! à moi
!  " s'écria-t-elle d'une voix  rauque en se  retournant  vers la  muraille,
comme si elle eût pu s'y ouvrir un passage avec ses mains.
     "  Mais  qui  êtes-vous donc ? s'écrièrent  tous  les témoins de  cette
scène.
     -- Demandez-le à cette femme, dit  l'homme au manteau rouge,  car  vous
voyez bien qu'elle m'a reconnu, elle.
     --  Le bourreau de  Lille, le bourreau de Lille  ! "  s'écria Milady en
proie à une terreur  insensée et se cramponnant des mains à la muraille pour
ne pas tomber.
     Tout le  monde s'écarta,  et l'homme au manteau rouge resta seul debout
au milieu de la salle.
     " Oh  ! grâce ! grâce ! pardon  ! " s'écria la  misérable  en tombant à
genoux.
     L'inconnu laissa le silence se rétablir.
     " Je vous  le disais bien  qu'elle m'avait reconnu ! reprit-il. Oui, je
suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire. "
     Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendait les paroles
avec une avide anxiété.
     " Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi belle qu'elle
est belle aujourd'hui.  Elle était religieuse au couvent des bénédictines de
Templemar. Un jeune prêtre au coeur simple et croyant desservait l'église de
ce couvent ; elle entreprit  de le  séduire et y réussit, elle eût séduit un
saint.
     " Leurs voeux à tous  deux étaient sacrés, irrévocables  ; leur liaison
ne  pouvait durer longtemps  sans les perdre tous  deux. Elle obtint de  lui
qu'ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble,
pour gagner une autre partie de la France, où  ils pussent vivre tranquilles
parce qu'ils seraient inconnus, il fallait de l'argent ; ni  l'un ni l'autre
n'en  avait. Le prêtre vola les  vases sacrés, les vendit  ; mais  comme ils
s'apprêtaient à partir ensemble, ils furent arrêtés tous deux.
     " Huit  jours après, elle avait séduit  le fils du geôlier  et  s'était
sauvée. Le jeune prêtre fut  condamné à dix ans de fers et à la flétrissure.
J'étais  le bourreau  de  la ville  de Lille, comme dit cette femme. Je  fus
obligé de marquer le coupable, et  le coupable, Messieurs, c'était mon frère
!
     " Je jurai alors que cette femme qui l'avait  perdu, qui était plus que
sa complice,  puisqu'elle l'avait poussé au crime,  partagerait au  moins le
châtiment.  Je me doutai du lieu où elle était cachée, je  la poursuivis, je
l'atteignis, je la garrottai et lui imprimai la même flétrissure que j'avais
imprimée à mon frère.
     " Le lendemain de  mon retour à Lille, mon frère parvint à s'échapper à
son tour, on m'accusa de complicité, et l'on me condamna  à rester en prison
à  sa place tant qu'il ne  se  serait pas constitué  prisonnier.  Mon pauvre
frère ignorait ce  jugement ; il avait rejoint cette  femme, ils avaient fui
ensemble dans le Berry ; et là, il avait obtenu une petite cure. Cette femme
passait pour sa soeur.
     " Le seigneur  de la  terre sur laquelle était située l'église  du curé
vit cette prétendue soeur et en devint amoureux, amoureux au point qu'il lui
proposa de l'épouser. Alors elle quitta celui qu'elle avait perdu pour celui
qu'elle devait perdre, et devint la comtesse de La Fère... "
     Tous  les yeux se tournèrent vers Athos, dont c'était le véritable nom,
et qui fit signe de la tête que tout ce qu'avait dit le bourreau était vrai.
     " Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarrasser d'une
existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur et bonheur, mon  pauvre
frère revint à Lille, et apprenant l'arrêt qui m'avait condamné à  sa place,
se  constitua  prisonnier et  se pendit  le même soir  au  soupirail  de son
cachot.
     " Au  reste,  c'est  une  justice  à  leur rendre,  ceux qui  m'avaient
condamné me tinrent parole. A peine l'identité du cadavre fut-elle constatée
qu'on me rendit ma liberté.
     " Voilà le crime dont je l'accuse, voilà la cause pour laquelle je l'ai
marquée.
     --  Monsieur  d'Artagnan, dit  Athos,  quelle est  la  peine  que  vous
réclamez contre cette femme ?
     -- La peine de mort, répondit d'Artagnan.
     -- Milord  de  Winter, continua Athos, quelle  est la  peine  que  vous
réclamez contre cette femme ?
     -- La peine de mort, reprit Lord de Winter.
     -- Messieurs  Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes ses juges,
quelle est la peine que vous portez contre cette femme ?
     --  La  peine  de  mort  " ,  répondirent d'une  voix sourde  les  deux
mousquetaires.
     Milady poussa un hurlement  affreux, et fit quelques pas vers ses juges
en se traînant sur ses genoux.
     Athos étendit la main vers elle.
     " Anne de  Breuil, comtesse  de La Fère,  Milady de Winter, dit-il, vos
crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez
quelque prière, dites-la, car vous êtes condamnée et vous allez mourir. "
     A ces paroles, qui ne lui  laissaient aucun espoir, Milady se releva de
toute  sa hauteur  et voulut parler, mais  les  forces lui manquèrent ; elle
sentit qu'une main puissante et  implacable la saisissait par les cheveux et
l'entraînait aussi irrévocablement que  la fatalité  entraîne l'homme : elle
ne tenta donc pas même de faire résistance et sortit de la chaumière.
     Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derrière
elle. Les valets suivirent leurs maîtres et la chambre resta  solitaire avec
sa  fenêtre  brisée,  sa  porte ouverte et  sa  lampe  fumeuse  qui  brûlait
tristement sur la table.




     Il était minuit à peu près ;  la lune, échancrée par sa décroissance et
ensanglantée  par  les  dernières traces de  l'orage, se levait  derrière la
petite  ville  d'Armentières,  qui  détachait  sur  sa  lueur   blafarde  la
silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher découpé
à jour.  En face, la Lys  roulait ses eaux pareilles à  une  rivière d'étain
fondu ; tandis que sur l'autre rive on  voyait la  masse noire des arbres se
profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés qui faisaient
une espèce de  crépuscule au milieu de la nuit.  A gauche s'élevait un vieux
moulin abandonné, aux ailes immobiles,  dans les ruines duquel  une chouette
faisait  entendre son cri aigu, périodique  et monotone. Çà et  là  dans  la
plaine, à  droite  et à  gauche  du  chemin que  suivait le lugubre cortège,
apparaissaient  quelques  arbres  bas et trapus,  qui  semblaient  des nains
difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure sinistre.
     De temps en temps  un  large éclair ouvrait  l'horizon  dans  toute  sa
largeur, serpentait  au-dessus de  la masse noire des arbres et venait comme
un  effrayant  cimeterre  couper le ciel  et  l'eau en deux parties. Pas  un
souffle de vent ne passait dans l'atmosphère alourdie.  Un  silence de  mort
écrasait toute la nature ; le sol était humide et glissant  de la  pluie qui
venait  de tomber, et les  herbes ranimées  jetaient leur  parfum  avec plus
d'énergie.
     Deux valets traînaient Milady, qu'ils tenaient  chacun par un bras ; le
bourreau marchait derrière, et Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et
Aramis marchaient derrière le bourreau.
     Planchet et Bazin venaient les derniers.
     Les deux  valets conduisaient Milady du  côté de la  rivière. Sa bouche
était muette ; mais  ses  yeux  parlaient avec leur inexprimable  éloquence,
suppliant tour à tour chacun de ceux qu'elle regardait.
     Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets :
     "  Mille pistoles à chacun  de vous si vous protégez ma fuite ; mais si
vous me livrez à vos maîtres, j'ai ici  près  des  vengeurs qui vous  feront
payer cher ma mort. "
     Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.
     Athos, qui avait entendu la voix de  Milady,  s'approcha vivement, Lord
de Winter en fit autant.
     " Renvoyez ces  valets,  dit-il, elle  leur a parlé, ils  ne  sont plus
sûrs. "
     On appela  Planchet et  Bazin,  qui prirent  la place de Grimaud et  de
Mousqueton.
     Arrivés  au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de  Milady et lui lia
les pieds et les mains.
     Alors elle rompit le silence pour s'écrier :
     "  Vous êtes des lâches, vous êtes  des misérables assassins, vous vous
mettez à dix pour égorger une  femme  ;  prenez garde,  si je ne suis  point
secourue, je serai vengée.
     -- Vous n'êtes pas une femme,  dit froidement  Athos, vous n'appartenez
pas à l'espèce humaine, vous êtes  un démon  échappé  de l'enfer et que nous
allons y faire rentrer.
     -- Ah ! Messieurs les hommes vertueux !  dit Milady,  faites  attention
que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son tour un assassin.
     -- Le bourreau peut tuer, sans  être pour cela un assassin, Madame, dit
l'homme  au manteau rouge en frappant sur  sa large épée ;  c'est le dernier
juge, voilà tout : Nachrichter , comme disent nos voisins les Allemands. "
     Et,  comme il la  liait  en  disant ces  paroles, Milady poussa deux ou
trois  cris sauvages, qui  firent un effet  sombre  et étrange en s'envolant
dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois.
     "  Mais  si  je  suis  coupable,  si j'ai  commis les  crimes dont vous
m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous n'êtes pas
des juges, vous, pour me condamner.
     -- Je  vous avais proposé Tyburn, dit Lord de  Winter, pourquoi n'avez-
vous pas voulu ?
     -- Parce  que  je ne veux  pas mourir ! s'écria Milady en se débattant,
parce que je suis trop jeune pour mourir !
     -- La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore
que vous, Madame, et cependant elle est morte, dit d'Artagnan.
     -- J'entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit Milady.
     -- Vous étiez dans  un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes sortie
pour perdre mon frère. "
     Milady poussa un cri d'effroi, et tomba sur ses genoux.
     Le  bourreau la  souleva  sous les bras, et  voulut l'emporter  vers le
bateau.
     " Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous donc me noyer !
"
     Ces cris avaient  quelque chose de si  déchirant, que  d'Artagnan,  qui
d'abord était le plus acharné à la poursuite  de Milady, se laissa aller sur
une souche, et pencha la tête,  se bouchant les  oreilles avec les paumes de
ses  mains  ; et cependant,  malgré  cela, il l'entendait encore menacer  et
crier.
     D'Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le coeur lui manqua.
     "  Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir  à
ce que cette femme meure ainsi ! "
     Milady avait entendu ces quelques mots, et elle  s'était reprise  à une
lueur d'espérance.
     " D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que  je t'ai aimé
! "
     Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
     Mais Athos, brusquement, tira son épée, se mit sur son chemin.
     " Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous croiserons le
fer ensemble. "
     D'Artagnan tomba à genoux et pria.
     " Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
     -- Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis
bon catholique, je crois fermement  être juste en  accomplissant ma fonction
sur cette femme.
     -- C'est bien. "
     Athos fit un pas vers Milady.
     "  Je vous  pardonne, dit-il,  le mal  que vous  m'avez fait ; je  vous
pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon amour souillé et mon salut
à jamais compromis par le désespoir où vous m'avez jeté. Mourez en paix. "
     Lord de Winter s'avança à son tour.
     " Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frère, l'assassinat
de Sa Grâce Lord Buckingham ;  je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je
vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix.
     --  Et moi,  dit  d'Artagnan, pardonnez-moi, Madame,  d'avoir, par  une
fourberie indigne d'un gentilhomme, provoqué votre colère  ; et, en échange,
je vous pardonne  le  meurtre  de ma pauvre amie et vos  vengeances cruelles
pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.
     -- I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. "
     Alors elle  se releva d'elle-même,  jeta tout  autour  d'elle un de ces
regards clairs qui semblaient jaillir d'un oeil de flamme.
     Elle ne vit rien.
     Elle écouta et n'entendit rien.
     Elle n'avait autour d'elle que des ennemis.
     " Où vais-je mourir ? dit-elle.
     -- Sur l'autre rive " , répondit le bourreau.
     Alors il la fit entrer dans la barque,  et, comme il allait y mettre le
pied, Athos lui remit une somme d'argent.
     " Tenez, dit-il, voici le prix de l'exécution ; que  l'on voie bien que
nous agissons en juges.
     -- C'est bien, dit le bourreau ; et  que maintenant,  à son tour, cette
femme sache que je n'accomplis pas mon métier, mais mon devoir. "
     Et il jeta l'argent dans la rivière.
     Le bateau  s'éloigna  vers la rive  gauche  de  la  Lys,  emportant  la
coupable et l'exécuteur ; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où
ils étaient tombés à genoux.
     Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet
d'un nuage pâle qui surplombait l'eau en ce moment.
     On le vit aborder sur l'autre rive ; les personnages se dessinaient  en
noir sur l'horizon rougeâtre.
     Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la corde qui liait
ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit
la fuite.
     Mais le sol était humide ; en arrivant au haut du talus, elle glissa et
tomba sur ses genoux.
     Une idée superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit que le Ciel
lui refusait  son  secours et resta  dans l'attitude où elle se trouvait, la
tête inclinée et les mains jointes.
     Alors  on vit, de l'autre rive,  le bourreau  lever lentement  ses deux
bras, un rayon de lune se refléta sur  la  lame de  sa large épée,  les deux
bras  retombèrent ;  on entendit le sifflement du cimeterre et le  cri de la
victime, puis une masse tronquée s'affaissa sous le coup.
     Alors  le  bourreau  détacha son  manteau rouge, l'étendit  à terre,  y
coucha  le  corps, y jeta la tête, le  noua par les quatre coins, le chargea
sur son épaule et remonta dans le bateau.
     Arrivé  au  milieu de  la  Lys, il arrêta la barque,  et suspendant son
fardeau au-dessus de la rivière :
     " Laissez passer la justice de Dieu ! " cria-t-il à haute voix.
     Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma
sur lui.
     Trois jours après, les quatre  mousquetaires rentraient  à  Paris ; ils
étaient restés dans les limites de leur congé,  et le même soir ils allèrent
faire leur visite accoutumée à M. de Tréville.
     " Eh bien, Messieurs,  leur demanda le brave capitaine,  vous êtes-vous
bien amusés dans votre excursion ?
     -- Prodigieusement " , répondit Athos, les dents serrées.




     Le  6 du mois suivant,  le roi, tenant la promesse qu'il avait faite au
cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle,  sortit de sa capitale
tout étourdi encore de la nouvelle qui venait de s'y répandre que Buckingham
venait d'être assassiné.
     Quoique prévenue que l'homme qu'elle avait tant aimé courait un danger,
la reine, lorsqu'on lui annonça cette mort, ne voulut pas la croire ; il lui
arriva même de s'écrier imprudemment :
     " C'est faux ! il vient de m'écrire. "
     Mais le  lendemain il lui fallut bien croire à cette  fatale nouvelle ;
La Porte,  retenu comme tout le monde en  Angleterre par  les ordres  du roi
Charles Ier,  arriva  porteur  du dernier  et funèbre présent que Buckingham
envoyait à la reine.
     La joie du roi avait été très vive ; il ne se donna  pas la peine de la
dissimuler  et  la fit  même éclater avec affectation devant la reine. Louis
XIII, comme tous les coeurs faibles, manquait de générosité.
     Mais  bientôt le roi redevint sombre et mal portant : son front n'était
pas de ceux qui s'éclaircissent pour longtemps ; il sentait qu'en retournant
au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.
     Le cardinal était  pour  lui le  serpent fascinateur et  il était, lui,
l'oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui échapper.
     Aussi  le  retour vers  La Rochelle  était-il profondément triste.  Nos
quatre  amis  surtout  faisaient  l'étonnement  de  leurs  camarades  ;  ils
voyageaient  ensemble, côte à côte, l'oeil sombre  et la tête baissée. Athos
relevait  seul de temps en temps son large  front ;  un éclair brillait dans
ses yeux,  un  sourire amer passait  sur ses  lèvres,  puis,  pareil  à  ses
camarades, il se laissait de nouveau aller à ses rêveries.
     Aussitôt  l'arrivée de l'escorte  dans une ville,  dès  qu'ils  avaient
conduit  le roi  à son logis, les quatre amis se retiraient  ou chez eux  ou
dans quelque  cabaret écarté, où ils  ne jouaient ni ne buvaient ; seulement
ils  parlaient à  voix  basse  en regardant avec  attention  si nul  ne  les
écoutait.
     Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler  la pie, et
que  les  quatre  amis,  selon leur  habitude,  au lieu de suivre la chasse,
s'étaient arrêtés dans un cabaret sur la  grande route, un homme, qui venait
de La Rochelle  à franc étrier, s'arrêta à la  porte pour  boire un verre de
vin,  et  plongea son  regard  dans l'intérieur  de la  chambre  où  étaient
attablés les quatre mousquetaires.
     " Holà ! Monsieur d'Artagnan ! dit-il, n'est-ce point vous  que je vois
là-bas ? "
     D'Artagnan leva  la tête et  poussa  un  cri de joie. Cet  homme  qu'il
appelait son fantôme, c'était son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs
et d'Arras.
     D'Artagnan tira son épée et s'élança vers la porte.
     Mais  cette fois,  au  lieu  de fuir, l'inconnu  s'élança à bas  de son
cheval, et s'avança à la rencontre de d'Artagnan.
     " Ah ! Monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette
fois vous ne m'échapperez pas.
     --  Ce n'est pas  mon intention  non plus, Monsieur, car cette  fois je
vous  cherchais  ; au nom du roi,  je vous  arrête et dis que vous ayez à me
rendre votre épée, Monsieur,  et cela sans résistance ; il y  va de la tête,
je vous en avertis.
     -- Qui êtes-vous  donc  ? demanda d'Artagnan en baissant son épée, mais
sans la rendre encore.
     -- Je suis le chevalier  de Rochefort,  répondit l'inconnu, l'écuyer de
M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de vous ramener à Son Eminence.
     -- Nous retournons  auprès de  Son Eminence, Monsieur le chevalier, dit
Athos en s'avançant, et vous accepterez  bien  la  parole  de M. d'Artagnan,
qu'il va se rendre en droite ligne à La Rochelle.
     -- Je dois le remettre entre les mains des gardes  qui le ramèneront au
camp.
     -- Nous lui en servirons, Monsieur, sur notre parole de gentilshommes ;
mais sur notre parole de gentilshommes  aussi, ajouta Athos  en  fronçant le
sourcil, M. d'Artagnan ne nous quittera pas. "
     Le  chevalier  de Rochefort jeta un coup d'oeil  en  arrière et vit que
Porthos et Aramis s'étaient placés  entre lui et la porte ; il comprit qu'il
était complètement à la merci de ces quatre hommes.
     " Messieurs, dit-il,  si  M. d'Artagnan  veut  me  rendre son épée,  et
joindre sa  parole  à la  votre,  je  me contenterai  de  votre  promesse de
conduire M. d'Artagnan au quartier de Monseigneur le cardinal.
     -- Vous avez ma parole, Monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon épée.
     --  Cela me va  d'autant  mieux,  ajouta  Rochefort, qu'il faut que  je
continue mon voyage.
     -- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est inutile,
vous ne la retrouverez pas.
     -- Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.
     -- Revenez au camp et vous le saurez. "
     Rochefort demeura un instant pensif, puis,  comme  on n'était plus qu'à
une journée de Surgères, jusqu'où le cardinal devait venir au-devant du roi,
il résolut de suivre le conseil d'Athos et de revenir avec eux.
     D'ailleurs ce retour lui  offrait un  avantage,  c'était de  surveiller
lui-même son prisonnier.
     On se remit en route.
     Le lendemain, à trois heures  de l'après-midi, on arriva à Surgères. Le
cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et  le roi y échangèrent  force
caresses, se félicitèrent de l'heureux hasard qui débarrassait  la France de
l'ennemi acharné qui ameutait l'Europe contre elle. Après quoi, le cardinal,
qui  avait été prévenu  par  Rochefort que  d'Artagnan  était arrêté, et qui
avait  hâte de le voir, prit  congé du roi en  l'invitant  à  venir  voir le
lendemain les travaux de la digue qui étaient achevés.
     En revenant le soir  à son  quartier du  pont de La Pierre, le cardinal
trouva debout, devant la porte de  la maison qu'il habitait, d'Artagnan sans
épée et les trois mousquetaires armés.
     Cette  fois, comme il était en force, il les regarda sévèrement, et fit
signe de l'oeil et de la main à d'Artagnan de le suivre.
     D'Artagnan obéit.
     " Nous t'attendrons,  d'Artagnan " ,  dit Athos assez haut pour  que le
cardinal l'entendît.
     Son Eminence fronça le  sourcil, s'arrêta un instant, puis continua son
chemin sans prononcer une seule parole.
     D'Artagnan entra derrière le cardinal, et Rochefort derrière d'Artagnan
; la porte fut gardée.
     Son  Eminence  se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et
fit signe à Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire.
     Rochefort obéit et se retira.
     D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'était sa seconde entrevue
avec Richelieu, et il avoua  depuis  qu'il  avait été bien convaincu  que ce
serait la dernière.
     Richelieu resta  debout, appuyé  contre  la  cheminée, une table  était
dressée entre lui et d'Artagnan.
     " Monsieur, dit le cardinal, vous avez été arrêté par mes ordres.
     -- On me l'a dit, Monseigneur.
     -- Savez-vous pourquoi ?
     -- Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais être
arrêté est encore inconnue de Son Eminence. "
     Richelieu regarda fixement le jeune homme.
     " Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ?
     -- Si Monseigneur  veut m'apprendre d'abord  les crimes qu'on m'impute,
je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis.
     --  On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes  plus hautes
que la vôtre, Monsieur ! dit le cardinal.
     -- Lesquels, Monseigneur ? demanda d'Artagnan avec  un calme qui étonna
le cardinal lui-même.
     -- On vous  impute d'avoir correspondu avec les  ennemis du royaume, on
vous  impute d'avoir surpris  les secrets  de l'Etat, on vous impute d'avoir
essayé de faire avorter les plans de votre général.
     -- Et qui m'impute  cela, Monseigneur ?  dit d'Artagnan, qui se doutait
que l'accusation  venait  de  Milady : une femme flétrie par la  justice  du
pays,  une femme qui a épousé un homme en France  et un autre en Angleterre,
une femme  qui a empoisonné son second mari et qui  a tenté de m'empoisonner
moi-même !
     -- Que dites-vous donc là ? Monsieur, s'écria le cardinal étonné, et de
quelle femme parlez-vous ainsi ?
     -- De Milady de Winter, répondit d'Artagnan ; oui, de Milady de Winter,
dont, sans doute, Votre Eminence  ignorait  tous les  crimes lorsqu'elle l'a
honorée de sa confiance.
     -- Monsieur, dit le cardinal,  si  Milady de Winter a commis les crimes
que vous dites, elle sera punie.
     -- Elle l'est, Monseigneur.
     -- Et qui l'a punie ?
     -- Nous.
     -- Elle est en prison ?
     -- Elle est morte.
     -- Morte !  répéta le cardinal,  qui  ne  pouvait  croire  à  ce  qu'il
entendait : morte ! N'avez-vous pas dit qu'elle était morte ?
     -- Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je lui avais pardonné ;,
mais elle a tué la  femme que j'aimais. Alors, mes amis et moi, nous l'avons
prise, jugée et condamnée. "
     D'Artagnan  alors  raconta l'empoisonnement de  Mme  Bonacieux  dans le
couvent  des Carmélites  de  Béthune,  le  jugement dans  la  maison isolée,
l'exécution sur les bords de la Lys.
     Un  frisson  courut par  tout le  corps du cardinal,  qui cependant  ne
frissonnait pas facilement.
     Mais tout  à coup, comme  subissant l'influence d'une pensée muette, la
physionomie du cardinal, sombre jusqu'alors, s'éclaircit peu à peu et arriva
à la plus parfaite sérénité.
     "  Ainsi,  dit-il avec  une voix dont  la  douceur contrastait  avec la
sévérité de ses  paroles,  vous  vous êtes constitués juges, sans penser que
ceux qui n'ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins !
     -- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un  instant l'intention
de défendre ma tête  contre vous. Je subirai le châtiment que Votre Eminence
voudra  bien  m'infliger.  Je ne tiens pas  assez à la vie  pour craindre la
mort.
     --  Oui,  je le  sais,  vous  êtes un homme  de coeur, Monsieur, dit le
cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous dire d'avance
que vous serez jugé, condamné même.
     -- Un autre pourrait répondre à Votre Eminence qu'il a sa grâce dans sa
poche  ; moi je me contenterai  de vous dire :  "  Ordonnez, Monseigneur, je
suis prêt. "
     -- Votre grâce ? dit Richelieu surpris.
     -- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan.
     -- Et signée de qui ? du roi ? "
     Et  le  cardinal prononça ces  mots  avec une  singulière expression de
mépris.
     " Non, de Votre Eminence.
     -- De moi ? vous êtes fou, Monsieur ?
     -- Monseigneur reconnaîtra sans doute son écriture. "
     Et  d'Artagnan présenta au  cardinal  le précieux papier qu'Athos avait
arraché à Milady, et  qu'il  avait  donné  à  d'Artagnan pour lui servir  de
sauvegarde.
     Son Eminence  prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant sur
chaque syllabe :
     "  C'est par  mon ordre et  pour le bien de  l'Etat  que le porteur  du
présent a fait ce qu'il a fait. "
     "Au camp devant La Rochelle, ce 5 août 1628. "
     " RICHELIEU "
     Le  cardinal, après avoir lu  ces deux lignes, tomba  dans une  rêverie
profonde, mais il ne rendit pas le papier à d'Artagnan.
     " Il médite de quel genre de supplice il  me fera mourir,  se dit  tout
bas d'Artagnan ; Eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un gentilhomme. "
     Le jeune  mousquetaire était  en excellente disposition  pour trépasser
héroïquement.
     Richelieu pensait  toujours,  roulait et  déroulait  le papier dans ses
mains. Enfin il leva la tête, fixa son regard d'aigle sur  cette physionomie
loyale, ouverte, intelligente, lut  sur  ce visage sillonné de larmes toutes
les souffrances  qu'il avait  endurées depuis  un mois,  et  songea pour  la
troisième  ou quatrième fois  combien cet  enfant de vingt  et un ans  avait
d'avenir,  et quelles ressources son activité,  son  courage et  son  esprit
pouvaient offrir à un bon maître.
     D'un autre côté, les crimes, la puissance,  le génie infernal de Milady
l'avaient  plus d'une  fois  épouvanté. Il sentait  comme  une joie  secrète
d'être à jamais débarrassé de ce complice dangereux.
     Il   déchira  lentement   le  papier  que  d'Artagnan  lui   avait   si
généreusement remis.
     " Je suis perdu ! " , dit en lui-même d'Artagnan.
     Et  il s'inclina profondément  devant le cardinal en homme qui  dit : "
Seigneur, que votre volonté soit faite ! "
     Le  cardinal  s'approcha  de  la table,  et,  sans  s'asseoir,  écrivit
quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaient déjà remplis et
y apposa son sceau .
     " Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan ; il m'épargne l'ennui de la
Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort aimable à lui. "
     " Tenez,  Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je  vous ai pris un
blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet : vous
l'écrirez vous-même. "
     D'Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux dessus.
     C'était une lieutenance dans les mousquetaires.
     D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
     " Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous ; disposez-en désormais ; mais
cette faveur que vous m'accordez, je ne la mérite pas : j'ai  trois amis qui
sont plus méritants et plus dignes...
     -- Vous êtes  un brave garçon,  d'Artagnan, interrompit le  cardinal en
lui frappant  familièrement sur l'épaule, charmé  qu'il était d'avoir vaincu
cette nature rebelle. Faites de ce  brevet ce qu'il vous  plaira.  Seulement
rappelez-vous  que,  quoique le  nom soit en  blanc, c'est à vous que  je le
donne.
     -- Je ne l'oublierai jamais, répondit d'Artagnan, . Votre Eminence peut
en être certaine. "
     Le cardinal se retourna et dit à haute voix :
     " Rochefort ! "
     Le chevalier, qui sans doute était derrière la porte, entra aussitôt.
     " Rochefort, dit le cardinal, vous  voyez M. d'Artagnan ;  je le reçois
au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on s'embrasse et que l'on soit sage
si l'on tient à conserver sa tête. "
     Rochefort  et d'Artagnan s'embrassèrent du  bout des lèvres  ; mais  le
cardinal était là, qui les observait de son oeil vigilant.
     Ils sortirent de la chambre en même temps.
     " Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, Monsieur ?
     -- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan.
     -- L'occasion viendra, répondit Rochefort.
     -- Hein ? " fit Richelieu en ouvrant la porte.
     Les  deux  hommes se sourirent, se  serrèrent la main et saluèrent  Son
Eminence.
     " Nous commencions à nous impatienter, dit Athos.
     -- Me voilà,  mes amis ! répondit d'Artagnan, non seulement libre, mais
en faveur.
     -- Vous nous conterez cela ?
     -- Dès ce soir. "
     En effet, dès le soir même d'Artagnan se rendit au logis d'Athos, qu'il
trouva en  train  de vider sa bouteille  de  vin d'Espagne, occupation qu'il
accomplissait religieusement tous les soirs.
     Il lui raconta ce qui s'était passé entre le cardinal et lui, et tirant
le brevet de sa poche :
     "  Tenez,  mon  cher  Athos,  voilà,  dit-il,  qui  vous  revient  tout
naturellement. "
     Athos sourit de son doux et charmant sourire.
     " Amis, dit-il, pour Athos c'est trop ; pour le comte de La Fère, c'est
trop  peu.  Gardez ce  brevet, il est à vous ; hélas, mon Dieu ! vous l'avez
acheté assez cher. "
     D'Artagnan  sortit  de  la  chambre  d'Athos,  et  entra dans celle  de
Porthos.
     Il  le  trouva  vêtu  d'un  magnifique  habit,   couvert  de  broderies
splendides, et se mirant dans une glace.
     "  Ah ! ah ! dit  Porthos,  c'est vous, cher ami ! comment trouvez-vous
que ce vêtement me va ?
     --  A merveille,  dit d'Artagnan, mais je  viens vous proposer un habit
qui vous ira mieux encore.
     -- Lequel ? demanda Porthos.
     -- Celui de lieutenant aux mousquetaires. "
     D'Artagnan raconta à Porthos  son entrevue avec  le cardinal, et tirant
le brevet de sa poche :
     " Tenez,  mon  cher, dit-il, écrivez votre nom  là-dessus, et soyez bon
chef pour moi. "
     Porthos  jeta les  yeux  sur le brevet, et le  rendit à  d'Artagnan, au
grand étonnement du jeune homme.
     " Oui, dit-il, cela me  flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas assez
longtemps à jouir de  cette faveur. Pendant notre expédition de  Béthune, le
mari  de ma duchesse est mort ; de sorte que, mon cher, le coffre du  défunt
me tendant les bras, j'épouse la veuve. Tenez,  j'essayais mon habit de noce
; gardez la lieutenance, mon cher, gardez. "
     Et il rendit le brevet à d'Artagnan.
     Le jeune homme entra chez Aramis.
     Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu, le front appuyé contre son
livre d'heures ouvert.
     Il  lui  raconta  son  entrevue  avec  le  cardinal, et  tirant pour la
troisième fois son brevet de sa poche :
     " Vous, notre ami, notre lumière,  notre protecteur invisible,  dit-il,
acceptez ce brevet ; vous l'avez mérité plus que personne, par votre sagesse
et vos conseils toujours suivis de si heureux résultats.
     -- Hélas, cher ami ! dit Aramis, nos dernières aventures m'ont  dégoûté
tout à  fait de  la  vie d'homme  d'épée.  Cette fois,  mon parti  est  pris
irrévocablement,  après  le  siège j'entre  chez les  Lazaristes.  Gardez ce
brevet, d'Artagnan, le  métier des armes vous  convient, vous serez un brave
et aventureux capitaine. "
     D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint
à Athos, qu'il trouva toujours attablé et mirant son dernier verre de malaga
à la lueur de la lampe.
     " Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusé.
     -- C'est que personne, cher ami, n'en était plus digne que vous. "
     Il prit une  plume, écrivit sur le brevet le nom  de d'Artagnan,  et le
lui remit.
     " Je n'aurai donc plus d'amis, dit  le jeune homme, hélas  ! plus rien,
que d'amers souvenirs... "
     Et il  laissa tomber sa  tête entre ses  deux  mains,  tandis que  deux
larmes roulaient le long de ses joues.
     " Vous  êtes jeune, vous, répondit Athos, et vos souvenirs amers ont le
temps de se changer en doux souvenirs ! "

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